Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 33

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 385-389).

CHAPITRE XXXIII.

La fortune marche souvent de pair avec la raison.

La fortune agit dans les conditions les plus diverses, parfois elle se substitue à la justice. — L’inconstance de la fortune au pas mal assuré, fait qu’elle se présente nécessairement à nous dans les conditions les plus diverses.

Y a-t-il quelque chose de plus conforme à la justice que le fait suivant ? Le duc de Valentinois, méditant d’empoisonner Adrien, cardinal de Comète, chez qui son père, le pape Alexandre VI, et lui devaient souper au Vatican, envoya, avant de s’y rendre lui-même, une bouteille de vin empoisonné, recommandant au sommelier de la conserver avec grand soin. Le pape arriva avant son fils et demanda à boire ; le sommelier, pensant qu’on ne lui avait tant fait de recommandations sur ce vin que parce qu’il était particulièrement bon, en servit au pape. Le duc survint au moment de la collation et, convaincu que ce n’était pas à sa bouteille qu’il avait été touché, en prit à son tour. Le père succomba immédiatement ; quant au fils, il en fut très gravement et très longtemps malade, mais il était réservé à une fin plus malheureuse.

Elle détermine les événements les plus bizarres, qui vont jusqu’à tenir du miracle. — La fortune se joue quelquefois de nous à point nommé. — Quoique de partis opposés, ainsi que cela arrive entre voisins d’un côté et de l’autre de la frontière, le seigneur d’Estrées, alors guidon de M. de Vendôme, et le seigneur de Liques, lieutenant de la compagnie du duc d’Ascot, étaient tous deux prétendants à la main de la sœur du sieur de Foungueselles ; le sieur de Liques l’emporta. Le jour même de ses noces et, qui pis est, avant le coucher, il prit fantaisie au marié de rompre une lance en l’honneur de sa nouvelle épouse, et il vint escarmoucher près de S.-Omer ; le seigneur d’Estrées se trouva être le plus fort et le fit prisonnier. Ce qui ajouta à son avantage, c’est que le vainqueur ne relâcha son prisonnier qu’à la requête que la demoiselle, « contrainte de renoncer aux embrassements de son nouvel époux, avant que les longues nuits d’un ou deux hivers eussent rassasié l’avidité de leur amour (Catulle) », lui en fit en s’adressant à sa courtoisie, la noblesse de France ne refusant jamais rien aux dames.

Ne semble-t-il pas qu’elle fasse parfois les choses en artiste ? Un Constantin fils d’Hélène fonde l’empire de Constantinople qui, bien des siècles après, prend fin avec un autre Constantin également fils d’une Hélène. — Quelquefois elle se complaît à renchérir sur nos miracles. On rapporte que le roi Clovis faisant le siège d’Angoulême, les murailles, par faveur divine, s’écroulèrent d’elles-mêmes. — Bouchot relate d’après un auteur que le roi Robert, assiégeant une ville, s’en éloigna pour aller à Orléans prendre part aux solennités de la fête de S. Aignan. Pendant qu’il était en dévotion, à un certain moment de la messe, les remparts de la ville assiégée tombèrent, sans avoir été l’objet d’aucune tentative de destruction. — Dans nos guerres dans le Milanais, même prodige de sa part, mais à notre préjudice : Le capitaine Rense, assiégeant pour notre compte la ville d’Arone, fit placer une mine sous un grand pan de mur qui fut brusquement soulevé de terre mais retomba tout d’une pièce et verticalement sur sa base, si bien que les assiégés s’en trouvèrent aussi bien protégés après comme avant.

Elle opère des cures inespérées ; produit dans les arts, dans nos affaires les effets les plus inattendus. — La fortune encore se fait médecin. Jason de Phères, souffrant d’un abcès dans la poitrine, était abandonné de la corporation ; résolu à se délivrer de son mal, fût-ce par la mort, il se jeta à corps perdu dans un combat, au plus fort de la mêlée. Transpercé d’un coup de lance, le coup fut si heureux qu’il ouvrit l’abcès et que Jason guérit. — Ne se montra-t-elle pas, avec le peintre Protogènes, d’un talent supérieur au sien dans la pratique même de son art ? Protogènes avait peint et parfaitement réussi un chien harassé et rendu de fatigue ; il était satisfait de son œuvre en tous points, sauf qu’il n’arrivait pas à représenter à son gré l’écume et la bave ; dépité de son insuccès, il saisit son éponge qui était imprégnée de diverses couleurs et la lança contre son tableau, voulant tout effacer. La fortune dirigea si bien le coup, qu’il porta sur la gueule du chien et fit ce que l’artiste n’avait pu obtenir. — On la voit rectifier parfois et corriger les desseins que nous avons formés. La reine d’Angleterre, Isabelle, venant de Zélande, rentrait dans son royaume, conduisant une armée au secours de son fils et contre son mari. Elle était perdue si elle entrait dans le port qu’elle projetait d’atteindre, parce que ses ennemis l’y attendaient. La fortune, contre sa volonté, la rejeta sur un autre point de la côte, où elle débarqua en sûreté. — Ce personnage de l’antiquité qui, lançant une pierre à un chien, atteignit sa belle-mère et la tua, n’était-il pas dans le vrai quand, après l’accident, il disait : « La fortune est plus avisée que nous (Ménandre) » ?

Icetès avait suborné deux soldats pour assassiner Timoléon, durant un séjour à Adrane, en Sicile. Les conjurés convinrent d’agir pendant un sacrifice que leur victime devait offrir. Ils étaient mêlés à la foule et se faisaient réciproquement signe que le moment était propice à leur mauvais coup, quand voilà un troisième individu qui assène un grand coup d’épée sur la tête de l’un d’eux, l’étend mort par terre et s’enfuit. Son compagnon, se croyant découvert et perdu, court à l’autel et, le tenant embrassé, promet de tout révéler, si on lui accorde son pardon. Et voilà que, tandis qu’il dévoile la conjuration, le meurtrier qui avait été arrêté, traîné par le peuple qui le houspille, est amené à travers la foule à Timoléon et aux personnages de marque de l’assemblée. Là, il crie merci, disant que c’est à bon droit qu’il a tué l’assassin de son père. Séance tenante, il est prouvé par des témoins que sa bonne fortune fait se trouver là à propos, qu’en effet son père avait été assassiné dans la ville des Léontins par celui dont il venait de tirer vengeance ; et, en récompense de ce qu’en vengeant la mort de son père il a eu l’heureuse chance de sauver celui que les Siciliens appelaient le « Père du peuple », on lui octroie une somme de dix mines attiques. Ce coup du sort ne dépasse-t-il pas toutes les prévisions humaines ?

Je terminerai par un fait qui nous montre la fortune se prêtant à un acte dénotant de sa part une faveur toute particulière, une bonté et une piété singulières. À Rome, Ignatius et son fils, proscrits par les triumvirs, par une détermination témoignant leur grandeur d’âme, se résolurent, pour échapper à la cruauté des tyrans, de se donner réciproquement la mort. L’épée à la main, ils se précipitent l’un sur l’autre, et la fortune dirige si bien leurs coups, que tous deux sont mortellement atteints. Bien plus, pour l’honneur d’une si belle amitié, elle permet que le père et le fils aient encore la force de retirer les fers des blessures qu’ils viennent de porter, et de se jeter tout sanglants dans les bras l’un de l’autre ; et ils meurent, se tenant si étroitement embrassés, que les bourreaux leur coupent la tête laissant les corps en cette noble étreinte, leurs plaies béantes collées l’une à l’autre, humant amoureusement l’une et l’autre le sang et les restes de vie de chacun.