Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 29

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 345-353).

CHAPITRE XXIX.

De la modération.

Il faut de la modération, même dans l’exercice de la vertu. — Comme si nous avions le toucher infectieux, il nous arrive de corrompre, en les maniant, des choses qui par elles-mêmes sont belles et bonnes. La vertu peut devenir vice, si nous y apportons un désir par trop âpre et par trop violent. Ceux-là jouent sur les mots, qui disent qu’il n’y a jamais excès dans la vertu, parce qu’il n’y a plus vertu là où il y a excès : « Le sage n’est plus sage, le juste n’est plus juste, si son amour pour la vertu va trop loin (Horace). » — C’est là une subtilité de la philosophie ; on peut avoir un amour immodéré pour la vertu et être excessif dans une cause juste ; l’apôtre préconise à cet égard un juste milieu : « Ne soyez pas plus sage qu’il ne faut, mais apportez de la sobriété dans la sagesse (S. Paul). » J’ai vu un grand de ce monde porter atteinte à la religion, en se livrant à des pratiques religieuses outrepassant ce qui convient à un homme de son rang. J’aime les natures tempérées et se tenant dans un moyen terme ; dépasser la mesure, même dans le bien, s’il ne me blesse, m’étonne, et je ne sais quel nom lui donner. Je trouve plus étrange que juste la conduite de la mère de Pausanias qui, la première, le dénonça et apporta la première pierre pour sa mise à mort. Je n’approuve pas davantage le dictateur Posthumius faisant mourir son fils qui, dans l’ardeur de la jeunesse, sortant des rangs, avait poussé à l’ennemi et s’en était tiré à son honneur ; je ne suis porté ni à conseiller, ni à suivre une vertu si sauvage et qui coûte si cher. L’archer qui dépasse le but, manque son coup, tout comme celui qui n’y arrive pas ; ma vue se trouble et je n’y vois pas davantage lorsque, tout d’un coup, je suis en pleine lumière ou que je tombe dans l’obscurité.

La philosophie aussi, poussée à l’extrême, comme toutes autres choses, est préjudiciable. — Platon fait dire à Callidès que la philosophie poussée à l’extrême est préjudiciable, et il conseille de ne pas s’y adonner au delà de ce qu’elle est profitable. Pratiquée avec modération, elle est agréable et commode ; mais si on en outrepasse les limites, elle finit par rendre l’homme sauvage et vicieux, dédaigneux de la religion et des lois qui nous régissent, ennemi de la bonne société, des voluptés permises, incapable de toute fonction publique, de secourir autrui, de se secourir soi-même, dans le cas d’être souffleté par n’importe qui. Calliclès dit vrai ; portée à l’excès, la philosophie asservit notre franchise naturelle et, par une subtilité hors de propos, nous fait dévoyer de cette belle voie plane que la nature nous trace.

Dans tous les plaisirs permis, entre autres dans ceux du mariage, la modération est nécessaire. — L’amitié que nous portons à nos femmes est très légitime ; la théologie ne laisse pourtant pas de la contenir et de la restreindre. Il me semble avoir lu autrefois dans saint Thomas un passage où, entre autres raisons de prohibition du mariage entre parents à des degrés rapprochés, il donne celle-ci : qu’il y aurait à craindre que l’amitié portée à une femme dans ces conditions soit immodérée ; parce que si l’affection entre mari et femme existe entre eux pleine et entière, ainsi que cela doit être, et qu’on y ajoute encore celle résultant de la parenté, il n’y a pas de doute que ce surcroît n’entraîne le mari au delà des bornes de la raison.

Les sciences qui régissent les mœurs, telles que la théologie et la philosophie, se mêlent de tout ; il n’est pas un acte privé et secret dont elles ne connaissent et qui échappe à leur juridiction. Bien mal avisés sont ceux qui censurent cette ingérence de leur part ; en cela, ils ressemblent aux femmes, disposées à se prêter autant qu’on veut à toutes les fantaisies dont on peut user avec elles, et qui, par pudeur, ne veulent pas se découvrir quand la médecine a à intervenir. Que les maris, s’il y en a encore qui soient trop acharnés dans ces rapports, sachent donc que ces sciences posent en règle que le plaisir même qu’ils éprouvent avec leurs femmes est réprouvé, s’ils n’y apportent de la modération, et qu’on peut, en pareil cas, pécher par sa licence et ses débordements, comme dans le cas de relations illégitimes. Les caresses éhontées auxquelles, à ce jeu, la passion peut entraîner dans le premier feu de nos transports, sont non seulement indécentes, mais employées avec nos femmes sont très dommageables. Qu’au moins ce ne soit pas par nous qu’elles apprennent l’impudeur ; pour notre besoin, elles sont toujours assez éveillées. Je n’en ai jamais agi, quant à moi, que de la façon la plus naturelle et la plus simple.

Le mariage est une liaison consacrée par la religion et la piété ; voilà pourquoi le plaisir qu’on en tire, doit être un plaisir retenu, sérieux, empreint de quelque sévérité ; ce doit être un acte de volupté particulièrement prudent et consciencieux. Son but essentiel étant la génération, il y en a qui doutent, lorsque nous n’avons pas espérance de ce résultat, comme dans le cas où la femme est hors d’âge ou enceinte, qu’il soit permis d’en rechercher l’embrassement ; c’est, d’après Platon, commettre un homicide. Chez certaines nations, notamment chez les Musulmans, avoir des rapports sexuels avec une femme enceinte, est une abomination ; il en est qui réprouvent de même tout rapprochement avec une femme aux époques où, périodiquement, le sang la travaille. — Zénobie n’acceptait pas de relations avec son mari, au delà de ce qui était nécessaire pour donner satisfaction à ses aspirations à la maternité ; cela fait, elle le laissait libre de se distraire avec d’autres, pendant tout le temps de sa grossesse, lui faisant seulement une obligation de revenir à elle quand elle était en état de recommencer ; c’est là un brave et généreux exemple dans le mariage. — Il est probable que c’est à quelque poète sevré et affamé de ces jouissances, que Platon emprunte cette narration : Jupiter, un jour, était en un tel état de surexcitation auprès de sa femme que, n’ayant pas la patience d’attendre qu’elle eût gagné sa couche, il la renversa sur le plancher et, dans la violence du plaisir, oublia les grandes et importantes résolutions qu’il venait, en sa cour céleste, de prendre de concert avec les autres dieux ; et se vantait que ce rapprochement lui avait procuré des sensations aussi agréables que celles qu’il avait ressenties lorsque, la première fois, il lui avait, en cachette de leurs parents, pris sa virginité.

Les rois de Perse admettaient leurs femmes à leur tenir compagnie à leurs festins ; mais quand le vin commençait visiblement à échauffer les têtes, qu’ils ne pouvaient plus contenir leurs désirs voluptueux, ils les renvoyaient dans leurs appartements privés, pour qu’elles ne participassent pas à leurs appétits immodérés, et faisaient venir à leur place des courtisanes vis-à-vis desquelles ils n’étaient pas tenus à avoir le même respect. Certaines gens ne peuvent convenablement se permettre tous les plaisirs et recevoir toutes les satisfactions quelle qu’en soit la nature : Épaminondas avait fait incarcérer un jeune débauché ; Pélopidas lui demanda de le mettre en liberté en sa faveur. Épaminondas refusa et l’accorda à sa maîtresse qui, elle aussi, l’en avait prié, disant que « c’était une satisfaction due à une amie et non à un capitaine ». — Sophocle étant préteur avec Périclès pour collègue, lui fit en voyant par hasard passer un beau garçon : « Oh, le beau garçon que voilà ! » — « Une telle exclamation serait permise, dit Périclès, à tout autre qu’à un préteur qui doit être chaste, non seulement dans ses actions, mais aussi dans ses regards. » — L’empereur Ælius Verus répondit à sa femme qui se plaignait de ce qu’il la délaissait pour aller faire l’amour avec d’autres femmes, que « c’était par conscience, le mariage étant un acte honorable et digne et non de folâtre et lascive concupiscence ». — Notre histoire ecclésiastique a conservé et honoré la mémoire de cette femme qui répudia son mari, ne voulant ni se prêter à ses attouchements trop irrespectueux et immoraux, ni les souffrir. En somme, il n’y a si légitime volupté dont l’excès et l’intempérance ne soient blâmables ; mais à parler sans feinte, l’homme n’est-il pas un être bien malheureux ? C’est à peine s’il existe un plaisir, un seul dont la nature lui concède la jouissance pleine et entière, et sa raison lui commande de n’en user qu’avec modération. Il n’est pas assez misérable, il faut encore que l’art et l’étude viennent accroître sa misère : « Nous avons travaillé nous-mêmes à aggraver la misère de notre condition (Properce). »

Par des privations et des souffrances on croit guérir ou calmer les passions, c’est là donner dans des excès d’autre nature. — La sagesse humaine s’ingénie bien sottement à restreindre le nombre et la douceur des voluptés que nous pouvons goûter, tandis qu’elle agit d’une façon heureuse et judicieuse en usant d’artifice pour nous dissimuler, nous enguirlander les maux de l’existence et atténuer ce que nous en pouvons ressentir. Si j’avais été chef de secte, j’eusse suivi sur le premier point une voie plus naturelle, qui est aussi plus vraie, plus commode et plus parfaite, et peut-être aurais-je réussi à la contenir, quoique nos médecins, ceux de l’esprit aussi bien que ceux du corps, comme s’ils s’étaient entendus, ne considèrent comme pouvant procurer la guérison et soulager nos maladies morales et physiques, que les tourments, la douleur et la peine. C’est pour cela qu’ont été inventés les veilles, les jeûnes, les cilices, les exils lointains et volontaires, la prison perpétuelle, les verges et autres afflictions, sous condition que ce soient de réelles afflictions, qu’il en résulte de pénibles mortifications et non comme ce qui en advint à un certain Gallio qui, exilé dans l’île de Lesbos, y menait joyeuse vie. On fut averti à Rome que ce qu’on lui avait imposé pour le punir, tournait ainsi à sa commodité ; on se ravisa alors et on le rappela auprès de sa femme et de sa famille, lui ordonnant de s’y tenir, réglant ainsi la nature de sa punition sur l’effet qu’il en pouvait éprouver. Et, en vérité, ce ne serait plus un régime salutaire que le jeûne, pour celui dont la santé et l’allégresse n’en deviendraient que plus vives ; ou que le poisson, pour celui qui le préférerait à la viande ; de même que dans l’autre genre de médecine les drogues sont sans effet pour qui les prend avec goût et plaisir, l’amertume et la difficulté à les prendre aident au résultat qu’elles produisent. La rhubarbe perdrait son efficacité vis-à-vis d’un tempérament qui l’accepterait trop facilement ; il faut pour qu’il opère que le remède excite l’estomac ; la règle qui veut que chaque chose soit guérie par son contraire est ici en défaut, c’est le mal qui guérit le mal.

C’est à ce sentiment qu’il faut rattacher les sacrifices humains généralement pratiqués dans les temps passés et qui subsistaient également en Amérique lors de sa découverte. — Ce sentiment a quelque rapport avec cet autre qui remonte si haut et qui était universellement pratiqué dans toutes les religions, par suite duquel on s’imaginait se concilier le ciel et la nature par des sacrifices humains. — Non loin de nous, du temps de nos pères, Amurat, lors de la prise de l’isthme de Corinthe, immola six cents jeunes gens grecs à l’âme de son père, afin que ce sang servît de sacrifice expiatoire pour racheter les fautes du trépassé. — Dans ces contrées nouvelles, découvertes à notre époque, encore pures et vierges comparées aux nôtres, il est de coutume partout que toutes les idoles soient abreuvées de sang humain, parfois avec des raffinements horribles de cruauté. Les victimes sont brûlées vives, et, lorsqu’elles sont à moitié rôties, on les retire du brasier pour leur arracher le cœur et les entrailles ; ailleurs, on les écorche vives et de leur peau sanglante on en revêt ou on en masque d’autres, et on en agit ainsi même quand les victimes se trouvent être des femmes. Cela donne lieu parfois à de remarquables exemples de constance et de résolution ; ces malheureux, vieillards, femmes, enfants, destinés à être immolés, vont, quelques jours avant, quêtant eux-mêmes les aumônes pour l’offrande qui doit accompagner leur sacrifice et se présentent à la boucherie, chantant, dansant de concert avec les assistants.

Les ambassadeurs du roi de Mexico, voulant donner à Fernand Cortez une haute idée de la puissance de leur maître, après lui avoir dit qu’il avait trente vassaux, que chacun pouvait réunir cent mille guerriers et que lui-même résidait dans la ville la plus belle et la plus forte qui existât au monde, ajoutèrent qu’il était tenu envers les dieux à leur sacrifier cinquante mille hommes par an. Ils dirent même qu’il se maintenait en état de guerre avec certains grands peuples voisins, non seulement pour exercer la jeunesse de son empire, mais surtout pour pouvoir fournir à ces sacrifices avec des prisonniers de guerre. — Ailleurs, dans un bourg, à l’occasion de la venue de ce même Fernand Cortez, on sacrifia d’une seule fois cinquante hommes en son honneur. — Encore un fait : quelques-uns de ces peuples vaincus par lui, lui envoyèrent une députation pour reconnaître son autorité et rechercher son amitié ; ces messagers lui offrirent des présents de trois sortes, en lui disant : « Seigneur, voilà cinq esclaves : si tu es un dieu fier, qui se nourrisse de chair et de sang, mange-les, nous ne t’en aimerons que davantage ; si tu es un dieu débonnaire, voilà de l’encens et des plumes ; si tu es un homme, prends les oiseaux et les fruits que voici. »