Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 27

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 297-319).

CHAPITRE XXVII.

De l’amitié.

Le discours de La Boétie sur la servitude volontaire a été le point de départ de l’amitié qui l’unit si étroitement à Montaigne. — Contemplant le travail d’un peintre que j’employais chez moi, il me prit envie de regarder comment il procédait. Il fit d’abord choix du plus bel endroit, au centre de chaque paroi de mur, pour y peindre un sujet avec toute l’habileté dont il était capable ; puis il remplit les vides d’alentour d’arabesques, peintures toutes fantaisistes qui ne plaisent que par leur variété et leur singularité. Il en est de même ici : mon livre ne se compose que de sujets bizarres, en dehors de ce qu’on voit d’ordinaire, formés de morceaux rapportés, sans caractère défini, sans ordre, sans suite, ne s’adaptant que par hasard les uns aux autres : « C’est le corps d’une belle femme, avec une queue de poisson (Horace). » Sur le second point, j’ai donc fait comme mon peintre ; mais sur l’autre partie du travail, la meilleure, je demeure court ; mon talent ne peut me permettre d’oser entreprendre un tableau riche, élégant, confectionné dans toutes les règles de l’art ; c’est pourquoi je me suis avisé d’en emprunter un d’Étienne de La Boétie, qui fera à mon ouvrage plus d’honneur que tout le reste. — C’est un discours qu’il a nommé « La Servitude volontaire », mais que d’autres, qui ignoraient ce titre, ont depuis, avec juste raison, baptisé à nouveau : « Le Contre un ». La Boétie l’écrivit pour s’essayer, dans sa première jeunesse, en l’honneur de la liberté et contre la tyrannie. Depuis longtemps déjà ce discours circule parmi les gens sérieux, chez lesquels il est en grande réputation très justement méritée, car il est plein de noblesse et d’une argumentation aussi serrée que possible. Ce n’est pas que l’auteur n’eût pu faire mieux encore ; et si, à l’âge plus avancé où j’ai lié connaissance avec lui, il eût, comme moi, conçu le dessein d’écrire ses pensées, il nous eût laissé des choses bien remarquables, qui eussent approché de bien près celles dont l’antiquité s’honore le plus ; car, sous ce rapport en particulier, il était doué au point que je ne connais personne qui puisse lui être comparé. Ce discours, qu’il n’a jamais revu, je crois, depuis qu’il l’a composé, est la seule chose qui demeure de lui, encore est-ce par le fait du hasard, avec quelques mémoires sur cet édit de janvier si fameux dans l’histoire de nos guerres civiles, mémoires qui trouveront peut-être leur place ailleurs. C’est tout ce qu’en dehors du catalogue des ouvrages qu’il possédait et que j’ai publié, j’ai pu recueillir de ce qu’il a laissé, moi à qui, par une si affectueuse attention, sur le point de rendre le dernier soupir, il a légué sa bibliothèque et ses papiers ; aussi je tiens particulièrement à cette pièce, d’autant qu’elle a été le point de départ de nos relations. Elle m’avait été communiquée longtemps avant que j’en aie vu l’auteur, et pour la première fois me fit connaître son nom, préparant ainsi l’amitié qui nous a unis et qui a duré autant que Dieu l’a permis, entière et complète, au point que certainement il y en a eu peu de semblables dans les temps passés et qu’il n’y en a pas trace de pareille parmi les hommes de notre époque. Tant de circonstances sont nécessaires pour que ce sentiment en arrive à ce degré, que c’est beaucoup si, en trois siècles, cela se produit seulement une fois.

L’amitié vraie est le sentiment le plus élevé de la société ; il est essentiellement différent des affections qui s’y rencontrent d’une façon courante et en ont l’apparence. — La nature semble s’être tout particulièrement appliquée à implanter en nous le besoin de société, et Aristote prétend que les bons législateurs se sont encore plus préoccupés de l’amitié que de la justice. Il est de fait que l’amitié marque, dans la société, le plus haut degré de perfection. D’une façon générale, toutes les affections auxquelles nous donnons ce nom, nées de la satisfaction de nos plaisirs, des avantages que nous en retirons, ou d’associations formées en vue de nos intérêts publics ou privés, sont moins belles, moins généreuses et tiennent d’autant moins de l’amitié, qu’elles ont d’autres causes, d’autres buts, et tendent à des résultats autres que celle-ci. Ces affections qu’on classait jadis en quatre catégories, suivant qu’elles étaient dictées par la nature, la société, l’hospitalité ou le besoin des sens, ni dans leur ensemble, ni prises isolément, ne réalisent cet idéal.

Toute contrainte exclut l’amitié ; c’est pourquoi les rapports entre les pères et les enfants revêtent un autre caractère. De même entre frères que divisent souvent des questions d’intérêt. — Dans les rapports des enfants avec leurs pères, c’est plutôt le respect qui domine. L’amitié a besoin d’un échange continu de pensées qui ne peut régner entre eux, en raison de la trop grande différence qui existe à tous égards ; cet échange pourrait parfois choquer les devoirs réciproques que la nature leur a imposés, car toutes les pensées intimes des pères ne se peuvent communiquer aux enfants, il pourrait en résulter des familiarités déplacées ; davantage, les enfants ne peuvent ni donner des avis ni reprendre leurs pères, ce qui est des premières obligations de l’amitié. Chez certaines nations, il était d’usage que les enfants tuent leurs pères ; chez d’autres, c’étaient les pères qui tuaient leurs enfants, pour éviter, ainsi qu’il arrive quelquefois, qu’ils ne se fassent réciproquement obstacle ; du reste, du fait même de la nature, la mort de l’un n’est-elle pas la complète émancipation de l’autre ? — Il s’est trouvé des philosophes qui ont affecté de ne tenir aucun compte des liens du sang : Aristippe, par exemple, à qui l’on pariait de l’affection qu’il devait à ses enfants, issus de lui, se mit à cracher en disant que cela aussi était issu de lui ; le même disait encore que, si nous engendrons nos enfants, nous engendrons aussi des poux et des vers ; un autre, que Plutarque cherchait à mettre d’accord avec son frère, lui répondait : « Ce n’est pas parce qu’il est sorti du même trou que moi, que j’en fais plus grand cas. » — Je conviens que c’est un beau nom, témoignage d’une grande affection, que celui de « frère » ; et c’est pour cela que La Boétie et moi en fîmes usage, l’un à l’égard de l’autre, quand nous fûmes liés ; mais, dans la réalité, la communauté des intérêts, les partages de bien, la pauvreté de l’un conséquence de la richesse de l’autre, détrempent considérablement l’union fraternelle ; des frères devant, pour faire leur chemin en ce monde, suivre la même voie, marcher du même pas, il est inévitable qu’ils se heurtent et se choquent souvent. Bien plus, c’est la conformité de goûts et de relations qui engendre ces véritables et parfaites amitiés, or il n’y a pas de raison pour qu’elle se rencontre ici ; père et fils peuvent être de goûts absolument différents, des frères également : c’est mon fils, c’est mon parent, ce n’en est pas moins un homme peu sociable, un méchant, un sot. Dans les amitiés dues à la loi, à des obligations naturelles, notre volonté ne s’est pas exercée librement ; elles ne résultent pas d’un choix de notre part ; et, de tout ce qui naît de notre libre arbitre, rien n’en dépend plus exclusivement que l’affection et l’amitié. Ce n’est pas que je n’aie été à même, sous ce rapport, de juger tout ce qui peut en être, car mon père a été le meilleur des pères qui fut jamais, le plus indulgent et est demeuré tel jusque dans son extrême vieillesse ; notre famille était réputée par l’excellence des rapports qui ont toujours existé entre père et fils, et la concorde entre frères y était exemplaire : « Connu moi-même pour mon affection paternelle pour mes frères (Horace). »

Entre hommes et femmes, dans le mariage comme en dehors, un autre sentiment prédomine et l’amitié ne saurait trouver place. — Notre affection pour les femmes, bien qu’issue de notre choix, ne saurait être comparée à l’amitié ni en tenir la place. Dans ses élans, je le confesse : « Car je ne suis pas inconnu à la déesse qui mêle une douce amertume aux peines de l’amour (Catulle) », elle est plus active, plus aiguë, plus âpre ; mais c’est un feu téméraire et volage, ondoyant et varié ; feu de fièvre qui a ses accès. qui tombe, et ne nous tient que dans une partie de nous-mêmes. La chaleur de l’amitié s’étend à tout notre être, elle est universelle mais tempérée et toujours égale ; c’est une chaleur constante et paisible, souverainement douce et délicate, qui n’a rien d’âpre, rien d’excessif. L’amour, c’est par-dessus tout un désir violent de ce qui nous fuit : « Tel le chasseur poursuivant un lièvre par la chaleur et par le froid, à travers montagnes et vallées ; il le désire tant qu’il fuit ; l’a-t-il atteint, il le dédaigne (l’Arioste). » Quand l’amour revêt les formes de l’amitié, ce qui se produit lorsque l’accord des volontés s’est établi, il faiblit et tombe en langueur ; la jouissance l’éteint parce que son but est charnel et que la satiété l’apaise. L’amitié, au contraire, s’accentue avec le désir qu’on en a ; elle s’élève, se développe et s’accroît par la jouissance, parce qu’elle est d’essence spirituelle et que l’usage affine l’âme. Concurremment avec cette parfaite amitié, j’ai autrefois connu ces affections passagères, sur lesquelles je n’insisterai pas pour la raison que dépeignent trop bien les vers que je viens de citer ; ces deux passions je les ai éprouvées, simultanément, à la connaissance l’une de l’autre, mais sans jamais qu’elles entrent en parallèle : la première pleine de noblesse, se maintenant toujours dans les régions élevées, dédaigneuse de l’autre qui passait presque inaperçue loin, bien loin au-dessous d’elle.

Quant au mariage, outre que c’est un marché dont l’entrée seule est libre et dépendante de notre volonté, tandis que sa durée indéfinie nous est imposée, il se conclut généralement en vue de fins tout autres et mille incidents étrangers, qui éclatent à l’improviste, s’y mêlent et suffisent pour y troubler le cours de la plus vive affection et rompre le fil auquel elle tient ; tandis que lorsqu’il s’agit d’amitié, rien autre n’intervient, il n’est question que d’elle, d’elle seule. À quoi s’ajoute que les femmes ne sont vraiment pas, d’ordinaire, à même de prendre part aux discussions et échanges d’idées, pour ainsi dire nécessaires à l’entretien de ces relations d’ordre si élevé que crée l’amitié ; leur âme semble manquer de la fermeté indispensable pour soutenir l’étreinte de ce sentiment dont la durée est sans limite et qui nous unit si fort. Sans cela, s’il pouvait se former avec une femme, librement et de notre plein gré, une semblable liaison dans laquelle non seulement l’âme éprouverait cette pleine jouissance mais où le corps trouverait lui aussi satisfaction, où chacun serait de la sorte engagé tout entier, corps et âme, il est certain que l’amitié y aurait au plus haut degré son plein effet ; mais il n’est pas d’exemple que la femme soit capable d’en arriver là ; et,[1] d’un commun accord, toutes les écoles philosophiques de l’antiquité ont conclu que cela ne se pouvait pas.

Les unions contre nature, admises chez les Grecs, y tendaient parfois. — Cet autre genre de débauche contre nature qui était admis chez les Grecs, mais que nos mœurs réprouvent avec juste raison, nécessitant chez ceux qui s’y livraient une certaine différence d’âge et des rôles différents, ne répondait pas davantage par cela même à l’entente parfaite et à la conformité de sentiments que réclame l’amitié : « Qu’est-ce, en effet, que cet amour dans l’amitié ? d’où vient qu’il ne s’attache ni à un jeune homme laid, ni à un beau vieillard (Cicéron) ? » — Ici, les philosophes de l’Académie ne me désavoueront pas, car je leur emprunte la description même qu’ils en ont faite : Ce délire, disaient-ils, inspiré par le fils de Vénus qui, de prime abord, s’empare de l’amant et fait qu’il se livre, sur la fleur de jeunesse à laquelle il s’est attaché, aux actes les plus extravagants et les plus passionnés auxquels peut entraîner une ardeur immodérée, était simplement provoqué par la beauté des formes extérieures et une fausse similitude avec l’acte de génération ; ce n’était pas par son esprit que l’adolescent, objet de cette passion, pouvait l’inspirer ; il n’était pas à même d’en montrer, étant encore trop jeune et en voie de développement. Si ces transports s’adressaient à un être de sentiments vulgaires, l’argent, les cadeaux, les dignités et toutes faveurs autres aussi peu recommandables et que condamnaient du reste ces philosophes, étaient les moyens mis en œuvre pour vaincre sa résistance et se l’attacher. Si le sujet était d’un caractère plus relevé, les moyens étaient eux-mêmes plus honorables ; c’était alors par des enseignements philosophiques, en prônant le respect de la religion, l’obéissance aux lois, le dévouement au pays pouvant aller jusqu’au sacrifice de la vie, en lui donnant l’exemple de la vaillance, de la prudence, de la justice, par les grâces de son esprit, l’élévation de son âme compensant sa beauté physique déjà étiolée, que l’amant s’appliquait à se faire accepter de celui auquel il proposait une sorte d’association mentale, espérant que le marché en serait plus sérieux et plus durable. La liaison une fois contractée, il arrivait un moment où l’esprit s’éveillait en l’être aimé sous l’influence des qualités morales qui se révélaient chez l’amant. Ce résultat n’était pas immédiat ; car si nos philosophes n’imposaient à celui-ci aucune limite de temps et lui laissaient toute latitude pour en arriver à ses fins, ils admettaient que ces mêmes conditions avaient bien davantage encore leur raison d’être chez l’objet de son affection, d’autant que découvrir chez celui avec lequel il était lié ces qualités qui lui constituaient une beauté que rien ne révélait à l’extérieur et arriver à en être captivé, était pour lui chose longue et difficile. C’était là pour ces philosophes le point capital de ces liaisons, que sous l’influence de cette beauté spirituelle qu’il constatait chez son amant, naquît en l’aimé le désir de participer à cette supériorité intellectuelle et morale, sans tenir compte chez son conjoint de la beauté du corps, chose en lui accidentelle et toute secondaire ; chez l’amant, c’était tout le contraire qui se produisait, et c’est pourquoi ces philosophes donnaient la préférence au rôle de l’aimé et s’évertuaient à prouver que les dieux pensaient de même. C’est cette façon de voir qui leur faisait faire si grand reproche au poète Eschyle d’avoir, dans les amours d’Achille et de Patrocle, interverti les rôles, en donnant celui d’amant à Achille qui, imberbe et dans la première floraison de la jeunesse, était le plus beau des Grecs. — Cette mise en commun de tout leur être, au moral comme au physique, complètement réalisée, l’affection qui en naissait et en était l’élément essentiel et avouable produisait, disaient-ils, par son action et la prédominance qu’elle acquérait, des résultats des plus profitables pour les intéressés et pour le bien public ; elle concourait au premier chef à la force du pays où cela était admis, exerçant parfois une influence décisive dans la défense de la justice et de la liberté, témoin les amours d’Harmodius et d’Aristogiton, qui servirent si bien cette cause. Aussi vont-ils jusqu’à la qualifier de sacrée et de divine et estiment-ils qu’elle n’a eu contre elle que la violence des tyrans et la lâcheté des peuples. — Tout ce qu’on peut alléguer pour excuser de la part de l’Académie un plaidoyer semblable, c’est que c’était là un amour qui finissait par devenir de l’amitié, ce qui est assez en rapport avec la définition que les Stoïciens donnent de l’amour lui-même : « L’amour est l’envie d’obtenir l’amitié d’une personne qui nous attire par sa beauté (Cicéron). »

Caractère essentiel de l’amitié parfaite ; elle ne se raisonne pas et deux âmes unies par ce sentiment n’en forment qu’une. — J’en reviens à ma thèse qui a trait à une amitié plus dans la nature et plus estimable : « L’amitié a son plein rayonnement dans la maturité de l’âge et de l’esprit (Cicéron). » En somme, ce que nous appelons d’ordinaire amis et amitiés, ne sont que des liaisons familières, amenées par l’occasion ou l’intérêt, et par lesquelles nos âmes entrent en communication et s’y maintiennent. Dans l’amitié qui régnait entre La Boétie et moi, elles se mêlaient et se confondaient en une seule, tellement unies sous tous rapports qu’on ne les distinguait plus l’une de l’autre ; la ligne de démarcation n’existait plus. Si on me pressait, me demandant pourquoi j’avais pour lui une si profonde amitié, je sens que je serais hors d’état de le dire, je ne pourrais que répondre : « Il en était ainsi, parce que c’était lui et parce que c’était moi. » Plus que les raisons que j’en pourrais donner, d’une façon générale et dans ce cas particulier, il intervient dans les liaisons de cette nature une force inexplicable et fatale que je ne saurais définir. Nous nous recherchions avant de nous être vus, en raison de ce que nous entendions dire l’un de l’autre, qui faisait naître en nous une affection hors de proportion avec ce qui avait amené nos rapports ; je crois vraiment que c’était là le fait de quelque décret de la Providence. Sans nous connaître, nos noms nous étaient déjà chers ; et dès la première fois que nous nous rencontrâmes, ce qui eut lieu à Bordeaux, par hasard, dans une grande fête publique et en nombreuse compagnie, nous nous trouvâmes si attirés l’un vers l’autre, si connus l’un de l’autre, si liés l’un à l’autre que, dès lors, rien ne nous fut si proche que nous le fûmes l’un pour l’autre. La Boétie a écrit en latin une satire qui a été publiée, dans laquelle il justifie et explique comment notre amitié si soudaine en est arrivée si promptement à ce degré de perfection. Elle devait durer si peu, s’était formée si tard (nous étions tous deux des hommes faits, et il avait quelques années de plus que moi), qu’il n’y avait pas de temps à perdre et qu’elle n’avait pas à prendre modèle sur ces amitiés banales, contractées dans les conditions ordinaires que, par précaution, on fait précéder de fréquentations plus ou moins longues. Dans notre cas, rien de semblable ; il est unique en son genre ; ce n’est pas en raison d’un fait d’ordre particulier, de deux, de trois, de quatre ou de mille ; nous y avons été entraînés par je ne sais quelle attraction résultant d’un ensemble qui, s’emparant de nos volontés, les a amenées par un élan simultané et irrésistible à se perdre l’une dans l’autre et à se confondre en une seule ; je dis se perdre, parce qu’en vérité cette association de nos âmes s’etfectua sans réserve aucune ; nous n’avions plus rien qui nous appartint en propre, rien qui fût soit à lui, soit à moi.

Quand, après la condamnation de Tibérius Gracchus, Lélius, en présence des consuls romains qui intentaient des poursuites contre tous ceux qui avaient suivi son parti, en vint à demander à Caius Blosius, qui était son plus intime ami, à quel point il eût accédé à ce que Gracchus lui eût demandé, Blosius lui répondit : « À tout. » — « Comment à tout ? reprit Lélius ; et pourtant, s’il t’avait commandé de mettre le feu à nos temples ? » — « Jamais, il ne l’eût commandé. » — « Mais s’il l’eût fait ? » — « J’aurais obéi. » — Ami de Gracchus dans toute la force du terme, comme nous le dépeint l’histoire, il n’avait pas crainte d’offenser les consuls par cette déclaration si pleine de hardiesse et ne devait pas donner à penser qu’il n’était pas absolument sûr de la volonté de son ami. Ceux qui tiennent cette réponse pour séditieuse, ne comprennent pas la puissance qu’il exerçait sur cette volonté, la connaissance qu’il en avait, sa certitude de ce qu’elle pouvait être. Un tel mystère, ils n’arrivent pas à le saisir ; Gracchus et lui étaient amis, plus qu’ils n’étaient citoyens, plus qu’ils n’étaient amis ou ennemis de leur pays ; leur ambition, leurs projets séditieux ne venaient qu’après leur amitié ; s’étant entièrement donnés l’un à l’autre, leurs deux volontés marchaient d’un parfait accord ; supposez-les dirigées par la vertu et la raison, et il ne saurait en être autrement, sans cela cet accord ne se maintiendrait pas, et vous reconnaîtrez que la réponse de Blosius a été telle qu’elle devait être. Si leurs actions avaient différé, ils n’eussent pas été amis l’un de l’autre comme je le comprends, ni amis d’eux-mêmes. Au surplus, cette réponse ne signifie pas plus que si, à quelqu’un qui me poserait cette question : « S’il vous venait la volonté de tuer votre fille, le feriez-vous ? » je venais à répondre affirmativement. Cela ne donnerait pas à croire que pareil dessein est dans mes intentions ; parce que je ne suppose pas un seul instant que je ne sois pas maître de ma volonté, pas plus que je n’ai en doute celle d’un ami tel que La Boétie. Tous les raisonnements du monde ne m’ôteront pas la certitude que j’ai de ses intentions et de sa manière de penser ; aucune de ses actions ne saurait m’être présentée, de quelque façon que ce soit, sans qu’immédiatement je n’en saisisse le mobile. Nos âmes ont cheminé si complètement unies, elles étaient éprises l’une pour l’autre d’une si ardente affection, de cette affection qui pénètre et lit jusqu’au plus profond de nous-mêmes, que non seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais que j’aurais eu certainement, dans les questions m’intéressant personnellement, plus confiance en lui qu’en moi-même.

Dans les amitiés communes, il faut user de prudence et de circonspection. — Qu’on n’aille pas mettre sur ce même rang les amitiés qui se forment communément ; je les connais autant que qui que ce soit, j’en connais même des plus parfaites en leur genre. Mais ce serait se tromper que de confondre les règles de conduite applicables en l’un et l’autre cas. Dans ces amitiés autres, il faut toujours avoir la bride en main et marcher avec prudence et précaution ; le nœud d’assemblage n’est pas d’une solidité telle qu’on ne doive s’en défier. « Aimez-le, disait Chilon, comme si vous deviez un jour le haïr ; haïssez-le, comme si vous deviez un jour en arriver à l’aimer. » Ce principe si abominable dans le cas d’une amitié exclusive et nous possédant tout entier, est salutaire quand il s’agit de ces amitiés qui se contractent dans le courant habituel de la vie et auxquelles s’applique ce mot qui était familier à Aristote : « Ô mes amis ! un ami est une chose qui n’existe pas ! »

Entre amis véritables, tout est commun ; et si l’un est assez heureux, pour pouvoir donner à son ami, c’est celui qui donne qui est l’obligé. — Entre amis, unis par ce noble sentiment, les services et les bienfaits, éléments essentiels qui entretiennent les amitiés autres, n’entrent même pas en ligne de compte ; et cela, parce que leurs volontés intimement confondues sont une. De même, en effet, que l’affection que je me porte ne s’accroît pas d’un service qu’au besoin je me rends, bien que les Stoïciens prétendent le contraire ; de même que je ne me sais aucun gré de ce service rendu à moi-même par moi-même ; de même aussi l’union de tels amis atteint une si réelle perfection, qu’elle leur fait perdre le sentiment qu’ils puissent, en pareil cas, se devoir quelque chose, et les amène à haïr et repousser tous ces mots de bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciements et autres semblables qui tendent à marquer une division ou une différence entre eux. Et de fait, tout leur étant commun : volonté, pensée, manière de voir, biens, femmes, enfants, honneur et jusqu’à la vie, ce qu’ils recherchent étant de n’être qu’une âme en deux corps, suivant l’expression très juste d’Aristote, ils ne peuvent ni rien se prêter, ni rien se donner. Voilà pourquoi les législateurs, dans le but d’honorer le mariage par un vague air de ressemblance avec cette liaison d’essence divine, interdisent les donations entre mari et femme, voulant par là qu’on soit amené à comprendre que tout ce qui est à chacun doit être aux deux ; qu’ils n’ont rien leur appartenant qui se puisse diviser, ni attribuer en propre à l’un plutôt qu’à l’autre.

Si, dans cette amitié dont je parle, l’un pouvait donner à l’autre, ce serait le bienfaiteur qui serait l’obligé ; tous deux plaçant au-dessus de tout le bonheur d’obliger l’autre, celui qui en procure sujet et occasion à son ami est celui qui se montre le plus généreux, par cela qu’il lui donne la satisfaction de faire ce qui lui tient le plus au cœur. — Quand Diogène le philosophe avait besoin d’argent, il disait qu’il allait en réclamer à ses amis, et non pas qu’il allait leur en demander. — Pour traduire par un fait cet état d’âme, je vais en tirer un singulier exemple, tiré des anciens : Le corinthien Eudamidas avait deux amis, Charixène de Sicyone et Aréthée de Corinthe ; il était pauvre, ses amis étaient riches. Près de mourir, il rédigea ainsi son testament : « Je lègue à Aréthée de recueillir ma mère et de l’entretenir sa vieillesse durant, à Charixène de marier ma fille et de lui constituer une dot aussi élevée qu’il le pourra ; dans le cas où l’un des deux viendrait à manquer, j’attribue sa part à celui qui survivra. » Les premiers qui virent ce testament, s’en moquèrent ; mais les héritiers, prévenus, l’acceptèrent avec une satisfaction qui étonna. L’un d’eux, Charixène, étant mort cinq jours après, Aréthée, substitué à lui dans la part qui lui était échue, pourvut soigneusement a l’entretien de la mère ; son patrimoine s’élevait à cinq talents : il en donna deux et demi à sa propre fille qui était fille unique, et deux et demi en dot à la fille d’Eudamidas, et les maria toutes deux le même jour.

Aussi, dans l’amitié véritable, les deux amis ne s’appartenant plus, ce sentiment est exclusif et ils ne sauraient l’étendre à une tierce personne. — Cet exemple est on ne peut mieux approprié ; si une objection peut être faite, c’est le nombre des amis, parce qu’un sentiment, arrivé au degré de perfection que j’indique, ne se peut diviser. Chacun se donne si entièrement à son ami, qu’il ne reste rien en lui dont il puisse disposer pour d’autres ; au contraire, il est au regret de n’être pas double, triple, quadruple de lui-même, de n’avoir pas plusieurs âmes et plusieurs volontés, pour les mettre pareillement à son entière disposition. Les amitiés ordinaires se peuvent partager ; on peut aimer chez celui-ci sa beauté, chez cet autre son heureux caractère ; chez l’un sa libéralité, chez un autre la manière dont il s’acquitte de ses devoirs de père, chez celui-là son affection fraternelle, etc. ; mais cette amitié qui emplit notre âme et y règne en maître, il est impossible qu’elle se subdivise. Si nous avons deux amis, que tous deux réclament immédiatement notre secours, auquel courir ? S’ils nous demandent des services allant à l’encontre l’un de l’autre, lequel primera l’autre ? Si l’un nous recommande de garder le silence sur quelque chose qu’il importe à l’autre de connaître, quel parti prendre ? Avec un ami unique, qui occupe dans notre vie une place prépondérante, vous êtes délié de toutes autres obligations ; le secret que j’ai juré de ne communiquer à[2] nul autre, je puis sans parjure le communiquer à qui n’est pas un autre, qui est moi-même. C’est déjà un assez grand miracle de se doubler ainsi ; ceux qui parient de se tripler, n’en connaissent pas la grandeur. Rien de ce qui a son pareil, n’est extrême ; celui qui suppose qu’ayant deux amis, j’aime autant l’un que l’autre, qu’ils s’aiment entre eux et m’aiment autant que je les aime, ne croit à rien moins qu’à la possibilité de multiplier, pour en constituer des confréries, cette chose une et unie dont il est déjà si rare de trouver des exemples en ce monde. L’histoire d’Eudamidas confirme bien ce que j’en dis : il emploie ses amis suivant le besoin qu’il en a, et en cela il leur octroie une faveur qui témoigne de ses bonnes grâces à leur égard ; il leur lègue généreusement les moyens de lui faire du bien, et l’affection qu’il leur témoigne ainsi est bien plus grande encore que celle dont fit preuve Aréthée. — En somme, ce sont là des sensations incompréhensibles pour qui ne les a pas ressenties et qui font que j’estime si fort cette réponse de ce jeune soldat à Cyrus, lui demandant quel prix il voudrait d’un cheval avec lequel il venait de gagner une course et s’il consentirait à l’échanger pour un royaume : « Assurément non, Sire ! pourtant je le laisserais volontiers, si cela pouvait me procurer l’amitié d’un homme que je reconnaîtrais digne d’être mon ami. » Cette forme dubitative est bien celle qui convient ; car si on trouve aisément des hommes qui se prêtent facilement à des relations superficielles, il n’en est pas de même quand l’intimité que l’on recherche doit être sans réserve et nous pénétrer au plus profond de nous-mêmes ; il faut alors que tout ce qui s’y rattache soit clair et nous offre une sécurité absolue.

Dans les autres relations que l’on peut avoir, peu importent d’ordinaire le caractère, la religion, les mœurs des personnes avec lesquelles on est en rapport ; il n’en est pas de même en amitié. — Aux associations qui ne se tiennent que par un point, il suffit de pourvoir à ce qui est susceptible de compromettre particulièrement la solidité de ce point. Que m’importe la religion à laquelle appartiennent mon médecin et mon avocat ? cela n’a rien de commun avec les services que j’attends d’eux. J’en use de même dans mes rapports avec mon personnel domestique : s’agit-il d’un laquais, je ne m’enquiers pas de sa chasteté, je m’informe surtout s’il est diligent ; s’il me faut un muletier, je ne redoute pas tant de tomber sur un joueur que sur un imbécile ; que mon cuisinier jure, peu m’importe, pourvu qu’il sache son métier. Du reste, je ne me mêle pas d’enseigner au monde ce qu’il faut faire, assez d’autres s’en chargent ; j’expose simplement ce que je fais : « C’est ainsi que j’en use ; quant à vous, faites comme vous l’entendrez (Térence). »

À table, pour m’égayer, je convie plus volontiers quelqu’un qui fait et dit des plaisanteries, que quelqu’un qui se distingue par son discernement ; au lit, je recherche la beauté plus que la bonté ; chez ceux avec lesquels je cause de choses sérieuses, je préfère qu’ils possèdent leur sujet, lors même que la noblesse de sentiments ferait défaut, et ainsi du reste. À l’exemple de celui qui, rencontré à califourchon sur un bâton jouant avec ses enfants, priait l’homme qui l’avait ainsi surpris de n’en rien dire avant que lui-même fût père, dans la pensée que les sentiments que cette qualité ferait naître en lui le rendraient plus apte à apprécier comme il convenait semblable enfantillage, je voudrais ne m’adresser ici qu’à des gens ayant ce dont je parle ; mais n’ignorant pas qu’une telle amitié est bien loin d’être d’usage commun, sachant combien elle est rare, je ne m’attends pas à rencontrer quelqu’un qui soit bon juge. Les ouvrages que l’antiquité elle-même nous a laissés sur ce sujet, me semblent bien pâles, comparés au sentiment que j’en éprouve et dont les effets outrepassent même les préceptes des philosophes : « Tant que j’aurai ma raison, je ne trouverai rien de comparable à un tendre ami (Horace). »

Regrets profonds qu’a laissés à Montaigne jusqu’à la fin de ses jours la perte de son ami. — Dans les temps anciens, Ménandre disait que celui-là pouvait s’estimer heureux, auquel avait seulement été donné de rencontrer l’ombre d’un ami ; et il était dans le vrai, même s’il avait goûté ce bonheur. Si, en effet, je compare le reste de ma vie qui, grâce à Dieu, m’a été douce, facile, exempte d’afflictions trop pénibles si j’en excepte la perte de mon ami, pleine de tranquillité d’esprit, m’étant contenté des avantages que je devais à la nature et à ma naissance sans en rechercher d’autres ; si je compare, dis-je, ma vie entière aux quatre années durant lesquelles il m’a été donné de jouir de la compagnie si douce de La Boétie et de sa société, elle n’est que fumée ; c’est une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour où je l’ai perdu, « Jour malheureux, mais que j’honorerai toujours, puisque telle a été la volonté des dieux (Virgile) », je ne fais que me traîner languissant ; les plaisirs mêmes qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, redoublent le regret que j’ai de sa perte, car nous étions de moitié en tout, et il semble aujourd’hui que je lui dérobe sa part : « Aussi, ai-je décidé de ne plus participer à aucun plaisir, maintenant que je n’ai plus celui avec lequel je partageais tout (Térence). »

J’étais déjà si fait, si accoutumé à nous trouver deux partout, qu’il me semble n’être plus qu’à demi : « Puisqu’une mort prématurée m’a ravi cette meilleure partie de mon âme, qu’ai-je à faire de l’autre ? Un même jour a causé notre perte commune (Horace). » Je ne fais rien, je n’ai pas une seule pensée, que je ne trouve qu’il m’y fait défaut, comme certainement il eût, en pareil cas, trouvé lui-même que je lui eusse manqué ; car, s’il me surpassait à l’infini en mérites de tous genres et en vertu, il me distançait de même, quand il était question des devoirs de l’amitié : « Pourquoi avoir honte ? Pourquoi cesser de pleurer une tête si chère (Horace) » ? — « Ô mon frère, que je suis malheureux de t’avoir perdu ! Avec toi, ont péri d’un coup toutes nos joies et ce charme que ta douce amitié répandait sur ma vie. En mourant, frère, tu as brisé tout mon bonheur ; mon âme est descendue au tombeau avec la tienne. Depuis que tu n’es plus, j’ai dit adieu à l’étude et à toutes les choses de l’intelligence (Catulle). » — « Ne pourrai-je donc plus ni te parler, ni t’entendre ? Jamais je ne te verrai donc plus, ô frère, qui m’étais plus cher que la vie ! Ah ! du moins je t’aimerai toujours (Catulle) ! »

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