Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 18

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 103-107).

CHAPITRE XVIII.

Ce n’est qu’après la mort qu’on peut apprécier si durant la vie
on a été heureux ou malheureux.

Ce n’est qu’après notre mort, qu’on peut dire si nous avons été heureux ou non ; incertitude et instabilité des choses humaines. — « Il ne faut jamais perdre de vue le dernier jour de l’homme, et ne déclarer personne heureux, qu’il ne soit mort et réduit en cendres (Ovide). » — Les enfants connaissent sur ce sujet l’histoire du roi Crésus : Crésus, fait prisonnier par Cyrus, était condamné à mort ; aux approches du supplice, il s’écria : «  Selon ! Solon ! » Cette exclamation rapportée à Cyrus, celui-ci s’enquit de sa signification, et Crésus lui apprit qu’à son grand détriment, il confirmait la vérité d’une maxime qu’autrefois Solon lui avait exprimée : « Que les hommes, quelles que soient les faveurs dont la Fortune les comble, ne peuvent être réputés heureux, tant qu’on n’a pas vu s’achever le dernier jour de leur vie » ; et cela, en raison de l’incertitude et de l’instabilité des choses humaines, qu’un rien suffit à changer du tout au tout. — Dans ce même ordre d’idées, Agésilas répondait à quelqu’un qui trouvait un roi de Perse heureux d’être, fort jeune, maître d’un si puissant État : « Oui, mais Priam, à son âge, n’avait pas encore été atteint par le malheur. » — N’a-t-on pas vu des rois de Macédoine, successeurs d’Alexandre le Grand, aller finir à Rome, comme menuisiers et comme greffiers ; des tyrans de Sicile devenir maîtres d’école à Corinthe ; un conquérant de la moitié du monde, chef suprême de tant d’armées, en être réduit à ce degré d’humiliation, de devoir supplier des hommes de rien, officiers du roi d’Égypte ! c’est pourtant ce que coûtèrent au grand Pompée les cinq ou six derniers mois de sa vie. — Du temps de nos pères, on a vu Ludovic Sforza, dixième duc de Milan, qui avait si longtemps agité toute l’Italie, mourir captif à Loches ; et ce qui a été le pire de son malheur, après y avoir été détenu pendant dix ans. — La plus belle des reines, veuve du plus grand roi de la Chrétienté, ne vient-elle pas, indigne et barbare cruauté ! de mourir par la main du bourreau ? — Ces exemples existent par milliers ; car, de même que les orages et les tempêtes s’acharnent jalousement contre ceux de nos plus beaux édifices, se distinguant par leur élévation, il semble qu’il y ait aussi là haut des esprits envieux des grandeurs d’ici-bas : « Tant il est vrai qu’une force secrète renverse les choses humaines et se fait un jeu de fouler aux pieds l’orgueil des faisceaux et briser les haches consulaires (Lucrèce) ! » On dirait que quelquefois la Fortune guette, à point nommé, le dernier jour de notre vie, pour nous faire sentir le pouvoir qu’elle a de renverser en un moment ce qu’elle a mis de longues années à édifier, et nous amener à crier avec Laberius : « Ah ! ce jour ! c’est un jour en trop de ce que j’aurais dû vivre (Macrobe) ! »

En quoi consiste le bonheur en ce monde. — Aussi peut-on admettre avec raison la maxime si juste de Solon ; mais, comme c’est un philosophe pour lequel les faveurs et les disgrâces de la Fortune ne comptent ni comme chose heureuse, ni comme chose malheureuse, qu’il tient la grandeur et la puissance comme des accidents à peu près sans importance dans notre vie, il est vraisemblable qu’il voyait plus loin encore, et qu’il a voulu dire par là que ce bonheur de notre existence, qui dépend de la tranquillité et du contentement d’un esprit juste, de la résolution et de la fermeté d’une âme maîtresse d’elle-même, ne doit jamais être considéré comme acquis à l’homme, qu’on ne lui ait vu jouer le dernier acte, indubitablement le plus difficile, de la comédie qu’est notre existence en ce monde.

Le jour de notre mort est le seul qui permette d’émettre un jugement sur tous les autres jours de notre vie. — Pour tout le reste, nous pouvons dissimuler ; tenir, en philosophes, de beaux discours de pure forme ; avoir la possibilité de conserver la sérénité de nos traits en présence d’accidents qui nous atteignent, sans nous frapper au cœur ; mais à cette dernière scène entre la mort et nous, il n’y a plus à feindre, il faut s’expliquer nettement en bon français, et montrer ce qu’il y a de réel et de bon au fond de nous-mêmes. « Alors la nécessité nous arrache des paroles sincères, alors le masque tombe, et l’homme reste (Lucrèce). » Voilà pourquoi, à ce dernier moment, se rapportent tous les autres actes de notre vie, dont il est la pierre de touche ; c’est le maître jour, celui duquel relèvent tous les autres ; en ce jour, dit un ancien, se jugera tout mon passé. Je remets à la mort de prononcer sur ce qu’ont été mes actions ; par elle, on verra si mes discours partent de la bouche ou du cœur.

Il en est qui terminent par une mort honorable des existences passées dans le mal. — Combien ont dû à la mort, la réputation d’avoir bien ou mal vécu ! — Scipion, beau-père de Pompée, releva par une belle mort la mauvaise opinion qu’il avait donnée de lui, sa vie durant. — Epaminondas, auquel on demandait qui des trois il estimait le plus, de Chabrias, d’Iphicrates ou de lui-même, répondit : « Pour se prononcer, il faut d’abord voir ce que sera notre mort » ; et, quant à lui, ce serait lui faire grand tort, que de le juger sans tenir compte de sa mort si honorable et si pleine de grandeur. — Dieu en agit comme il lui plaît ; mais de mon temps, trois personnes des plus exécrables que j’ai connues, dont la vie n’avait été qu’une suite d’abominations et d’infamies, ont eu des morts convenables ; telles sous tous rapports, qu’en aucune circonstance on ne peut désirer mieux. Il est des fins glorieuses, on peut même dire heureuses : j’ai vu la mort interrompre, à la fleur de l’âge, une existence appelée aux plus brillantes destinées et qui y marchait à grands pas ; cette existence a pris fin dans des conditions telles, qu’à mon avis, la réalisation même des desseins que son ambition et son courage pouvaient légitimement lui faire concevoir, ne pouvait la porter aussi haut qu’elle l’a été du fait même de sa mort. Elle l’éleva, sans qu’il le réalisât, au but qu’il avait convoité, et cela plus glorieusement qu’il ne pouvait le désirer et l’espérer ; il dépassa en mourant le haut rang et l’illustration qui avaient été l’objet de toutes ses aspirations. — Quand il s’agit de porter un jugement sur la vie d’autrui, je regarde toujours comment elle s’est terminée ; quant à la mienne, je me suis surtout appliqué à ce qu’elle s’achève bien, c’est-à-dire tranquillement et sans éclat.