Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre I/Chapitre 14

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre Ip. 87-89).

CHAPITRE XIV.

On est punissable, quand on s’opiniâtre à défendre une place au delà de ce qui est raisonnable.

La vaillance a ses limites ; et qui s’obstine à défendre à outrance une place trop faible, est punissable. — La vaillance a ses limites, comme toute autre vertu ; ces limites outrepassées, on peut être entraîné jusqu’au crime. Cela peut devenir de la témérité, de l’obstination, de la folie, chez qui en ignore les bornes, fort malaisées, en vérité, à définir quand on approche de la limite. C’est de cette considération qu’est née, à la guerre, la coutume de punir, même de mort, ceux qui s’opiniâtrent à défendre une place qui, d’après les règles de l’art militaire, ne peut plus être défendue. Autrement, comptant sur l’impunité, il n’y a pas de bicoque qui n’arrêterait une armée.

M. le connétable de Montmorency, au siège de Pavie, ayant reçu mission de passer le Tessin et de s’établir dans le faubourg Saint-Antoine, s’en trouva empêché par une tour, située à l’extrémité du pont, à la défense de laquelle la garnison s’opiniâtra au point qu’il fallut l’enlever d’assaut ; le connétable fit pendre tous ceux qui y furent pris. — Plus tard, accompagnant M. le Dauphin en campagne par delà les monts, et s’étant emparé de vive force du château de Villane, tout ce qui était dedans fut tué par les soldats exaspérés, hormis le capitaine et l’enseigne, que pour punir de la résistance qu’ils lui avaient opposée, il fit étrangler et pendre tous deux. — Le capitaine Martin du Bellay en agit de même à l’égard du capitaine de St-Bony, gouverneur de Turin, dont tous les gens avaient été massacrés, au moment même de la prise de la place.

L’appréciation du degré de résistance et de faiblesse d’une place est difficile ; et l’assiégeant qui s’en rend maître, est souvent disposé à trouver que la défense a été trop prolongée. — L’appréciation du degré de résistance ou de faiblesse d’une place résulte des forces de l’assaillant et de la comparaison de ses moyens d’action ; tel en effet, qui s’opiniâtre avec juste raison à résister contre deux couleuvrines, serait insensé de prétendre lutter contre trente canons ; il y a aussi à considérer la grandeur que donnent à un prince, que l’on a pour adversaire, les conquêtes qu’il a déjà faites, sa réputation, le respect qu’on lui doit. Mais il y a danger à tenir par trop compte de ces dernières considérations qui, en ces mêmes termes, peuvent être de valeur bien différente ; car il en est qui ont une si grande opinion d’eux-mêmes et des moyens dont ils disposent, qu’ils n’admettent pas qu’on ait la folie de leur tenir tête ; et, autant que la fortune leur est favorable, ils égorgent tout ce qui leur fait résistance. Cela apparaît notamment dans les expressions en lesquelles sont conçues les sommations et défis des anciens princes de l’Orient et même de leurs successeurs ; dans leur langage fier et hautain, se répètent encore aujourd’hui les injonctions les plus barbares. — Dans la région par laquelle les Portugais entamèrent la conquête des Indes, ils trouvèrent des peuples chez lesquels c’est une loi générale, d’application constante, que tout ennemi vaincu par le roi en personne, ou par son lieutenant, n’est ni admis à payer rançon, ni reçu à merci ; autrement dit, est toujours mis à mort.

Comme conclusion : qui en a la possibilité, doit surtout se garder de tomber entre les mains d’un ennemi en armes, qui est victorieux et a pouvoir de décider de votre sort.