Essais/édition Michaud, 1907/Livre III/Chapitre 11



Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 11
Texte 1595
Texte 1907
Des boyteux.


CHAPITRE XI.

Des boyteux.


Il y a deux ou trois ans, qu’on accoursit l’an de dix iours en France. Combien de changemens doiuent suyure cette reformation ! Ce fut proprement remuer le ciel et la terre à la fois. Ce neantmoins, il n’est rien qui bouge de sa place. Mes voisins trouuent l’heure de leurs semences, de leur recolte, l’opportunité de leurs negoces, les iours nuisibles et propices, au mesme poinct iustement, où ils les auoyent assignez de tout temps. Ny l’erreur ne se sentoit en nostre vsage, ny l’amendement ne s’y sent. Tant il y a d’incertitude par tout : tant nostre apperceuance est grossiere, obscure et obtuse. On dit, que ce reglement se pouuoit conduire d’vne façon moins incommode : soustraiant à l’exemple d’Auguste, pour quelques années, le iour du bissexte : qui ainsi comme ainsin, est vn iour d’empeschement et de trouble : iusques à ce qu’on fust arriué à satisfaire exactement ce debte. Ce que mesme on n’a pas faict, par cette correction et demeurons encores en arrerages de quelques iours. Et si par mesme moyen, on pouuoit prouuoir à l’aduenir, ordonnant qu’apres la reuolution de tel ou tel nombre d’années, ce iour extraordinaire seroit tousiours eclipsé si que nostre mesconte ne pourroit d’ores-enauant exceder vingt et quatre heures. Nous n’auons autre comte du temps, que les ans. Il y a tant de siecles que le monde s’en sert et si c’est vne mesure que nous n’auons encore acheué d’arrester. Et telle, que nous doubtons tous les iours, quelle forme les autres nations luy ont diuersement donné et quel en estoit I’vsage. Quoy ce que disent aucuns, que les cieux se compriment vers nous en vieillissant, et nous iettent en incertitude des heures mesme et des iours ? Et des moys, ce que dit Plutarque qu’encore de son temps l’astrologie n’auoit sçeu borner le monuement de la lune ? Nous voyla bien accommodez, pour tenir registre des choses passées.Ie resuassois presentement, comme ie fais souuent, sur ce, combien l’humaine raison est vn instrument libre et vague. Ie vois ordinairement, que les hommes, aux faicts qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en chercher la raison, qu’à en chercher la verité. Ils passent par dessus les presuppositions, mais ils examinent curieusement les consequences. Ils laissent les choses, et courent aux causes. Plaisans causeurs. La cognoissance des causes touche seulement celuy, qui a la conduitte des choses : non à nous, qui n’en auons que la souffrance. Et qui en auons l’vsage parfaictement plein et accompli, selon nostre besoing, sans en penetrer l’origine et l’essence. Ny le vin n’en est plus plaisant à celuy qui en sçait les facultez premieres. Au contraire et le corps et l’ame, interrompent et alterent le droit qu’ils ont de l’vsage du monde, et de soy-mesmes, y meslant l’opinion de science. Les effectz nous touchent, mais les moyens, nullement. Le determiner et le distribuer, appartient à la maistrise, et à la regence : comme à la subiection et apprentissage, l’accepter. Reprenons nostre coustume. Ils commencent ordinairement ainsi : Comment est-ce que cela se fait ? mais, se fait-il ? faudroit il dire. Nostre discours est capable d’estoffer cent autres mondes, et d’en trouuer les principes et la contexture. Il ne luy faut ny matiere ny baze. Laissez le courre il bastit aussi bien sur le vuide que sur le plain, et de l’inanité que de matiere,

Dare pondus idonea fumo.

Ie trouue quasi par tout, qu’il faudroit dire : Il n’en est rien. Et employerois soument cette responce : mais ie n’ose : car ils crient, que c’est vne deffaicte produicte de foiblesse d’esprit et d’ignorance. Et me faut ordinairement basteler par compaignie, à traicter des subiects, et contes friuoles, que ie mescrois entierement. Ioinet qu’à la verité, il est vn peu rude et quereleux, de nier tout sec, vne proposition de faict. Et peu de gens faillent : notamment aux choses malaysées à persuader, d’affermer qu’ils l’ont veu : ou d’alleguer des tesmoins, desquels l’authorité arreste notre contradiction. Suyuant cet vsage, nous sçauons les fondemens, et les moyens, de mille choses qui ne furent onques. Et s’escarmouche le monde, en mille questions, desquelles, et le pour et le contre, est faux. Ita finitima sunt falsa veris, vt in præcipitem locum non debeat se sapiens committere.La verité et le mensonge ont leurs visages conformes, le port, le goust, et les alleures pareilles nous les regardons de mesme ceil. Ie troue que nous ne sommes pas seulement lasches à nous defendre de la piperie : mais que nous cherchons, et conuions à nous y enferrer. Nous aymons à nous embrouiller en la vanité, comme conforme à nostre estre.I’ay veu la naissance de plusieurs miracles de mon temps. Encore qu’ils s’estouffent en naissant, nous ne laissons pas de preuoir le train qu’ils eussent pris, s’ils eussent vescu leur aage. Car il n’est que de trouuer le bout du fil, on en desuide tant qu’on veut. Et y a plus loing, de rien, à la plus petite chose du monde, qu’il n’y a de celle là, iusques à la plus grande. Or les premiers qui sont abbreuuez de ce commencement d’estrangeté, venans à semer leur histoire, sentent par les oppositions qu’on leur fait, ou loge la difficulté de la persuasion, et vont calfeutrant cet endroict de quelque piece fauce. Outre ce que, insita hominibus libidine alendi de industria rumores, nous faisons naturellement conscience, de rendre ce qu’on nous a presté, sans quelque vsure, et accession de nostre creu. L’erreur particuliere, fait premierement l’erreur publique et à son tour apres, l’erreur publique fait l’erreur particuliere. Ainsi va tout ce bastiment, s’estoffant et formant, de main en main : de maniere que le plus eslongné tesmoin, en est mieux instruict que le plus voisin et le dernier informé, mieux persuadé que le premier. C’est vn progrez naturel. Car quiconque croit quelque chose, estime que c’est ouurage de charité, de la persuader à vn autre. Et pour ce faire, ne craint point d’adiouster de son inuention, autant qu’il voit estre necessaire en son compte, pour suppleer à la resistance et au deffaut qu’il pense estre en la conception d’autruy. Moy-mesme, qui fais singuliere conscience de mentir : et qui ne me soucie guere de donner creance et authorité à ce que ie dis, m’appercoy toutesfois, aux propos que i’ay en main, qu’estant eschauffé ou par la resistance d’vn autre, ou par la propre chaleur de ma narration, ie grossis et enfle mon subiect, par voix, mouuemens, vigueur et force de parolles et encore par extention et amplification : non sans interest de la verité nayfue. Mais ie le fais en condition pourtant, qu’au premier qui me rameine, et qui me demande la verité nué et crue : ie quitte soudain mon effort, et la luy donne, sans exaggeration, sans emphase, et remplissage. La parole viue et bruyante, comme est la mienne ordinaire, s’emporte volontiers à T’hyperbole. Il n’est rien à quoy communement les hommes soyent plus tendus, qu’à donner voye à leurs opinions. Où le moyen ordinaire nous faut, nous y adioustons, le commandement, la force, le fer, et le feu. Il y a du malheur, d’en estre là, que la meilleure touche de la verité, ce soit la multitude des croyans, en vne presse où les fols surpassent de tant, les sages, en nombre. Quasi verò quidquam sit tam valdè, quam nil sapere vulgare. Sanitatis patrocinium est, insanientium turba. C’est chose difficile de resouldre son iugement contre les opinions communes. La premiere persuasion prinse du subiect mesme, saisit les simples de là elle s’espand aux habiles, soubs l’authorité du nombre et ancienneté des tesmoignages. Pour moy, de ce que ie n’en croirois pas vn, ie n’en croirois pas cent vns. Et ne iuge pas les opinions, par les ans.Il y a peu de temps, que l’vn de nos Princes, en qui la goute auoit perdu vn beau naturel, et vne allegre composition se laissa si fort persuader, au rapport qu’on faisoit des merueilleuses operations d’vn prestre, qui par la voye des parolles et des gestes, guerissoit toutes maladies qu’il fit vn long voyage pour l’aller trouuer et par la force de son apprehension, persuada, et endormit ses iambes pour quelques heures, si qu’il en tira du seruice, qu’elles auoyent desapris luy faire, il y auoit long temps. Si la Fortune eust laissé emmonceler cinq ou six telles aduantures, elles estoient capables de mettre ce miracle en nature. On trouua depuis, tant de simplesse, et si peu d’art, en l’architecte de tels ouurages, qu’on le iugea indigne d’aucun chastiement. Comme si feroit on, de la plus part de telles choses, qui les recognoistroit en leur giste. Miramur ex interuallo fallentia. Nostre veuë represente ainsi souuent de loing, des images estranges, qui s’esuanouyssent en s’approchant. Nunquam ad liquidum fama perducitur.C’est merueille, de combien vains commencemens, et friuoles causes, naissent ordinairement si fameuses impressions. Cela mesmes en empesche l’information. Car pendant qu’on cherche des causes, et des fins fortes, et poisantes, et dignes d’vn si grand nom, on pert les vrayes. Elles eschapent de nostre veuë par leur petitesse. Et à la verité, il est requis vn bien prudent, attentif, et subtil inquisiteur, en telles recherches indifferent, et non preoccupé. lusques à cette heure, tous ces miracles, et euenemens estranges, se cachent deuant moy. le n’ay veu monstre et miracle au monde, plus expres, que moymesine. On s’appriuoise à toute estrangeté par l’vsage et le temps : mais plus ie me hante et me cognois, plus ma difformité m’estonne moins ie m’entens en moy.Le principal droict d’auancer et produire tels accidens, est reserué à la Fortune. Passant auant hier dans vn village, à deux lieues de ma maison, ie trouuay la place encore toute chaude, d’vn miracle qui venoit d’y faillir : par lequel le voisinage auoit esté amusé plusieurs mois, et commencoient les prouinces voisines, de s’en esmouuoir, et y accourir à grosses troupes, de toutes qualitez. Vn ieune homme du lieu, s’estoit ioüé à contrefaire vne nuict en sa maison, la voix d’vn esprit, sans penser à autre finesse, qu’à ioüir d’vn badinage present : cela luy ayant vn peu mieux succedé qu’il n’esperoit, pour estendre sa farce à plus de ressorts, il y associa vne fille de village, du tout stupide, et niaise et furent trois en fin, de mesme aage et pareille suffisance : et de presches domestiques en firent des presches publics, se cachans soubs l’autel de l’Église, ne parlans que de nuict, et deffendans d’y apporter aucune lumiere. De paroles, qui tendoient à la conuersion du monde, et menace du iour du iugement (car ce sont subiects soubs l’authorité et reuerence desquels, l’imposture se tapit plus aisément) ils vindrent à quelques visions et mouuements, si niais, et si ridicules qu’à peine y a-il rien si grossier au ieu des petits enfans. Si toutesfois la Fortune y cust voulu prester vn peu de faueur, qui sçait, iusques où se fust accreu ce battelage ? Ces pauures diables sont à cette heure en prison ; et porteront volontiers la peine de la sottise commune et ne sçay quelque iuge se vengera sur eux, de la sienne. On voit clair en cettecy, qui est descouuerte mais en plusieurs choses de pareille qualité, surpassant nostre cognoissance ie suis d’aduis, que nous soustenions nostre iugement, aussi bien à reieter, qu’à receuoir.Il s’engendre beaucoup d’abus au monde ou pour dire plus hardiment, tous les abus du monde s’engendrent, de ce, qu’on nous apprend à craindre de faire profession de nostre ignorance ; et sommes tenus d’accepter, tout ce que nous ne pouuons refuter. Nous parlons de toutes choses par preceptes et resolution. Le stile à Rome portoit, que cela mesme, qu’vn tesmoin deposoit, pour l’auoir veu de ses yeux, et ce qu’vn iuge ordonnoit de sa plus certaine science, estoit conceu en cette forme de parler : Il me semble. On me faict hair les choses vray-semblables, quand on me les ³ plante pour infaillibles. I’aime ces mots, qui amollissent et moderent la temerité de nos propositions : à l’auanture, aucunement, quelque, on dit, ie pense, et semblables. Et si i’eusse eu à dresser des enfans, ie leur eusse tant mis en la bouche, cette façon de respondre enquestente, non resolutiue : Qu’est-ce à dire ? ie ne l’entens pas ; il pourroit estre est-il vray ? qu’ils eussent plustost gardé la forme d’apprentis à soixante ans, que de representer les docteurs à dix ans : comme ils font. Qui veut guerir de l’ignorance, il faut la confesser.Iris est fille de Thaumantis. L’admiration est fondement de toute philosophie : l’inquisition, le progrez : l’ignorance, le bout. Voire dea, il y a quelque ignorance forte et genereuse, qui ne doit rien en honneur et en courage à la science, Ignorance pour laquelle conceuoir, il n’y a pas moins de science, qu’à conceuoir la science. Je vy en mon enfance, vn procez que Corras conseiller de Thoulouze fit imprimer, d’vn accident estrange ; de deux hommes, qui se presentoient l’vn pour l’autre : il me souvient, et ne me souvient aussi d’autre chose, qu’il me sembla auoir rendu l’imposture de celuy qu’il iugea coulpable, si merueilleuse et excedant de si loing nostre cognoissance, et la sienne, qui estoit iuge, que ie trouuay beaucoup de hardiesse en l’arrest qui l’auoit condamné à estre pendu. Receuons quelque forme d’arrest qui die La Cour n’y entend rien ; plus librement et ingenuement, que ne firent les Areopagites : lesquels se trouuans pressez d’vne cause, qu’ils ne pouuoient desuelopper, ordonnerent que les parties en viendroient à cent ans.Les sorcieres de mon voisinage, courent hazard de leur vie, sur l’aduis de chasque nouuel autheur, qui vient donner corps à leurs songes. Pour accommoder les exemples que la diuine parolle nous offre de telles choses ; tres-certains et irrefragables exemples ; et les attacher à nos euenemens modernes : puisque nous n’en voyons, ny les causes, ny les moyens : il y faut autre engin que le nostre. Il appartient à l’auanture, à ce seul tres-puissant tesmoignage, de nous dire : Cettuy-cy en est, et cellelà : et non cet autre. Dieu en doit estre creu : c’est vrayement bien raison. Mais non pourtant vn d’entre nous, qui s’estonne de sa propre narration (et necessairement il s’en estonne, s’il n’est hors du sens) soit qu’il l’employe au faiet d’autruy : soit qu’il l’employe contre soy-mesme.Ie suis lourd, et me tiens vn peu au massif, et au vray-semblable : cuitant les reproches anciens. Maiorem fidem homines adhibent ijs que non intelligunt. Cupidine humani ingenij libentius obscura creduntur. Ie vois bien qu’on se courrouce : et me deffend-on d’en doubter, sur peine d’iniures execrables. Nouuelle façon de persuader. Pour Dieu mercy. Ma creance ne se manie pas à coups de poing. Qu’ils gourmandent ceux qui accusent de fauceté leur opinion : ie ne l’accuse que de difficulté et de hardiesse. El condamne l’affirmation opposite, egallement auec eux : sinon si imperieusement. Qui establit son discours par brauerie et commandement, montre que la raison y est foible. Pour vne altercation verbale et scholastique, qu’ils ayent autant d’apparence que leurs contradicteurs. Videantur sanè, non affirmentur modo. Mais en la consequence effectuelle qu’ils en tirent, ceux-cy ont bien de l’auanlage.À tuer les gens : il faut vne clairté lumineuse et nette. Et est nostre vie trop réelle et essentielle, pour garantir ces accidens, supernaturels et fantastiques. Quant aux drogues et poisons, ie les mets hors de mon conte ce sont homicides, et de la pire espece. Toutesfois en cela mesme, on dit qu’il ne faut pas tousiours s’arrester à la propre confession de ces gens icy. Car on leur a veu par fois s’accuser d’auoir tué des personnes, qu’on trouuoit saines et viuantes. En ces autres accusations extrauagantes, ie dirois volontiers ; que c’est bien assez ; qu’vn homme, quelque recommendation qu’il aye, soit creu de ce qui est humain. De ce qui est hors de sa conception, et d’vn effect supernaturel : il en doit estre creu, lors seulement, qu’vne approbation supernaturelle l’a authorisé. Ce priuilege qu’il a pleu à Dieu, donner à aucuns de nos tesmoignages, ne doit pas estre auily, et communiqué legerement. I’ay les oreilles battues de mille tels contes. Trois le virent vn tel iour, en leuant trois le virent lendemain, en occident à telle heure, tel lieu, ainsi vestu : certes ie ne m’en croirois pas moy-mesme. Com— bien trouué-ie plus naturel, et plus vray-semblable, que deux hommes mentent que ie ne fay qu’vn homme en douze heures, passe, quant et les vents, d’orient en occident ? Combien plus naturel que nostre entendement soit emporté de sa place, par la volubilité de notre esprit detraqué ; que cela, qu’vn de nous soit enuolé sur vn balay, au long du tuiau de sa cheminée, en chair et en os, par vn esprit estranger ? Ne cherchons pas des illusions du dehors, et incognenes nous qui sommes perpetuellement agitez d’illusions domestiques et nostres. Il me semble qu’on est pardonnable, de mescroire vne merueille, autant au moins qu’on peut en destourner et elider la verification, par voye non merueilleuse. Et suis l’aduis de S. Augustin : qu’il vaut mieux pancher vers le doute, que vers l’asseurance, és choses de difficile preuue, et dangereuse creance.Il y a quelques années, que ie passay par les terres d’vn Prince souuerain lequel en ma faueur, et pour rabattre mon incredulité, me fit cette grace, de me faire voir en sa presence, en lieu particulier, dix ou douze prisonniers de ce genre ; et vne vieille entre autres, vrayment bien sorciere en laideur et deformité, tresfameuse de longue main en cette profession. Ie vis et preuues, et libres confessions, et ie ne sçay quelle marque insensible sur cette miserable vieille et m’enquis, et parlay tout mon saoul, y apportant la plus saine attention que ie peusse et ne suis pas homme qui me laisse guere garroter le iugement par preoccupation. En fin et en conscience, ie leur eusse plustost ordonné de l’ellebore que de la cigue. Captisque res magis mentibus, quam consceleratis similis visa. La iustice a ses propres corrections pour telles maladies. Quant aux oppositions et arguments, que des honnestes hommes m’ont faict, et là, et souuent ailleurs ie n’en ay point senty, qui m’attachent et qui ne souffrent solution tousiours plus vray-semblable, que leurs conclusions. Bien est vray que les preuues et raisons qui se fondent sur l’experience et sur le faict : celles-là, ie ne les desnoue point ; aussi n’ont elles point de bout : ie les tranche souuent, comme Alexandre son nœud. Apres tout c’est mettre ses coniectures à bien haut prix, que d’en faire cuire vn homme tout vif.On recite par diuers exemples (et Prestantius de son pere) qu’assoupy et endormy bien plus lourdement, que d’vn parfaict sommeil il fantasia estre iument, et seruir de sommier à des soldats : ct, ce qu’il fantasioit, il l’estoit. Si les sorciers songent ainsi materiellement si les songes par fois se peuuent ainsin incorporer en effects : encore ne croy-ie pas, que nostre volonté en fust tenue à la iustice. Ce que ie dis, comme celuy qui n’est pas iuge ny conseiller des Roys ; ny s’en estime de bien loing digne ains homme. du commun nay et voüé à l’obeïssance de la raison publique, et en ses faicts, et en ses dicts. Qui mettroit mes resueries en conte, au preiudice de la plus chetiuc loy de son village, ou opinion, ou coustume, il se feroit grand tort, et encores autant à moy. Car en ce que ie dy, ie ne pleuuis autre certitude, sinon que c’est ce, que lors i’en auoy en la pensée. Pensée tumultuaire et vacillante. C’est par maniere de deuis, que ie parle de tout, et de rien par maniere d’aduis. Nec me pudet, vt istos, fateri nescire quod nesciam. Ie ne serois pas si hardy à parler, s’il m’appartenoit d’en estre creu. Et fut, ce que ie respondis à vn grand, qui se plaignoit de l’aspreté et contention de mes enhortemens. Vous sentant bandé et preparé d’vne part, ie vous propose l’autre, de tout le soing que ie puis : pour esclarcir vostre iugement, non pour l’obliger. Dieu tient vos courages, et vous fournira de choix. Ie ne suis pas si presomptueux, de desirer seulement, que mes opinions donnassent pente, à chose de telle importance. Ma fortune, ne les a pas dressées à si puissantes et si esleuées conclusions. Certes, i’ay non seulement des complexions en grand nombre : mais aussi des opinions assez, desquelles ie dégouterois volontiers mon fils, si i’en auois. Quoy ? si les plus vrayes ne sont pas tousiours les plus commodes à l’homme ; tant il est de sauuage composition.À propos, ou hors de propos, il n’importe. On dit en Italie en commun prouerbe, que celuy-là ne cognoist pas Venus en sa parfaicte douceur, qui n’a couché auec la boiteuse. La fortune, ou quelque particulier accident, ont mis il y a long temps ce mot en la bouche du peuple ; et se dict des masles comme des femelles. Car la Royne des Amazones, respondit au Scythe qui la conuioit à l’amour, ἄριστα χωλὸς οιφεἶ, le boiteux le faict le mieux. En cette republique feminine, pour fuir la domination des masles, elles les stropioient dés l’enfance, bras, iambes, et autres membres qui leur donnoient auantage sur elles, et se seruoient d’eux, à ce seulement, à quoy nous nous seruons d’elles par deçà. l’eusse dit, que le mouuement detraqué de la boiteuse, apportast quelque nouueau plaisir à la besoigne, et quelque poincte de douceur, à ceux qui l’essayent : mais ie viens d’apprendre, que mesme la philosophie ancienne en a decidé. Elle dict, que les iambes et cuisses des boiteuses, ne receuans à cause de leur imperfection, l’aliment qui leur est deu, il en aduient que les parties genitales, qui sont au dessus, sont plus plaines, plus nourries, et vigoureuses. Ou bien que ce defaut empeschant l’exercice, ceux qui en sont entachez, dissipent moins leurs forces, et en viennent plus entiers aux ieux de Venus. Qui est aussi la raison, pourquoy les Grecs descrioient les tisserandes, d’estre plus chaudes, que les autres femmes à cause du mestier sedentaire qu’elles font, sans grand exercice du corps. Dequoy ne pouuons nous raisonner à ce prix-là ? De celles icy, ie pourrois aussi dire ; que ce tremoussement que leur ouurage leur donne ainsin assises, les esueille et sollicite : comme faict les dames, le croulement et tremblement de leurs coches.Ces exemples, seruent-ils pas à ce que ie disois au commencement Que nos raisons anticipent souuent l’effect, et ont l’estendue de leur iurisdiction si infinie, qu’elles iugent et s’exercent en l’inanité mesme, et au non estre ? Outre la flexibilité de nostre inuention, à forger des raisons à toutes sortes de songes ; nostre imagination se trouue parcillement facile, à receuoir des impressions de la fauceté, par bien friuoles apparences. Car par la seule authorité de l’vsage ancien, et publique de ce mot : ie me suis autresfois faict accroire, auoir receu plus de plaisir d’vne femme, de ce qu’elle n’estoit pas droicte, et mis cela au compte de ses graces.Torquato Tasso, en la comparaison qu’il faict de la France à l’Italie ; dit auoir remarqué cela, que nous auons les iambes plus gresles, que les Gentils-hommes Italiens ; et en attribue la cause, à ce que nous sommes continuellement à cheual. Qui est celle-mêmes de laquelle Suetone tire vne toute contraire conclusion. Car il dit au rebours, que Germanicus auoit grossi les siennes, par continuation de ce mesme exercice. Il n’est rien si soupple et erratique, que nostre entendement. C’est le soulier de Theramenez, bon à tous pieds. Et il est double et diuers, et les matieres doubles, et diuerses. Donne moy vne dragme d’argent, disoit vn philosophe Cynique à Antigonus. Ce n’est pas present de Roy, respondit-il. Donne moy donc vn talent.Ce n’est pas present pour Cynique.

Seu plures calor ille vias, et cæca relaxat
Spiramenta, nouas veniat qua succus in herbas :
Seu durat magis, et venas astringit hiantes,
Ne tenues pluuiæ, rapidiue potentia solis
Acrior, aut Boreæ penetrabile frigus adural.

Ogni medaglia ha il suo riuerso. Voila pourquoy Clitomachus disoit anciennement, que Carneades auoit surmonté les labeurs d’Hercules ; pour auoir arraché des hommes le consentement : c’est à dire, l’opinion, et la temerité de iuger. Cette fantasie de Carneades, si vigoureuse, nasquit à mon aduis anciennement, de l’impudence de ceux qui font profession de sçauoir, et de leur outre-cuidance desmesurée. On mit Æsope en vente, auec deux autres esclaues : l’acheteur s’enquit du premier ce qu’il sçauoit faire, celuyla pour se faire valoir, respondit monts et merueilles, qu’il sçauoit et cecy et cela : le deuxiesme en respondit de soy autant ou plus : quand ce fut à Æsope, et qu’on luy eust aussi demandé ce qu’il sçauoit faire Rien, dit-il, car ceux cy ont tout preoccupé : ils sçauent tout. Ainsin est-il aduenu en l’escole de la philosophie. La fierté, de ceux qui attribuoient à l’esprit humain la capacité de toutes choses, causa en d’autres, par despit et par emulation, cette opinion, qu’il n’est capable d’aucune chose. Les vns tiennent en l’ignorance, celte mesme extremité, que les autres tiennent en la science. Afin qu’on ne puisse nier, que l’homme ne soit immoderé par tout et qu’il n’a point d’arrest, que celuy de la necessité, et impuissance d’aller outre.

CHAPITRE XI.

Des boiteux.

Critique du changement opéré dans le calendrier par la réforme grégorienne. — Il y a deux ou trois ans, qu’en France, l’année a été réduite de dix jours. Que de changements devaient résulter de cette réforme ; c’était au fond remuer à la fois le ciel et la terre ! Et cependant tout est demeuré en place : mes voisins font à leur heure leurs semailles, leurs récoltes, leurs transactions commerciales ; les jours propices et les jours néfastes existent, et tout cela exactement comme de tous temps. Nos habitudes ne se ressentaient pas de l’erreur, pas plus qu’elles ne se ressentent de la correction intervenue, tant il y a partout d’incertitude, tant notre compréhension des choses est grossière, obscure et obtuse ! On dit que la question pouvait se régler d’une façon moins incommode, en retranchant comme l’a fait Auguste, pendant quelques années, aux années bissextiles, aussi longtemps qu’il eût été nécessaire pour arriver à la concordance voulue, le jour qu’elles ont en plus et qui, maintenant comme avant, est une gêne et cause du trouble. De ce qu’on n’a pas procédé ainsi, nous sommes encore de quelques jours en avance ; toutefois ce moyen demeure pour pourvoir à l’avenir aux corrections à faire, en fixant qu’après une période de tant et tant d’années, ce jour supplémentaire sera toujours supprimé, de telle sorte que l’erreur ne pourra dorénavant excéder vingt-quatre heures. — Nous n’avons d’autre mesure du temps que les années, et il y a bien des siècles que le monde en use ; cependant c’est une mesure que nous n’avons pas encore achevé de déterminer, et nous sommes encore dans le doute sur les formes diverses que les autres nations lui donnent et les raisons qui les leur ont fait adopter. Il est des gens qui disent qu’en vieillissant les cieux s’abaissent sur nous et empêchent ainsi la détermination exacte des jours et même des heures ! Plutarque va jusqu’à dire des mois, il est vrai que de son temps l’astronomie n’était pas encore arrivée à déterminer le mouvement de la lune ! Ce sont là, n’est-ce pas, de bonnes conditions pour l’enregistrement des événements du passé ?

Vanité des recherches de l’esprit humain ; on veut souvent découvrir les causes d’un fait, avant d’être assuré que ce fait est bien certain. — Je rêvassais tout à l’heure, comme je le fais souvent, combien la raison humaine est un instrument vague et mal réglé. C’est ainsi qu’on voit ordinairement les ::② hommes auxquels on cite des faits, s’amuser plus volontiers à en rechercher les causes qu’à en vérifier la réalité. Ils passent par— dessus toute investigation préliminaire, mais en examinent avec soin les conséquences, ou encore, sans s’inquiéter de la chose, s’enquièrent immédiatement des causes. Plaisants chercheurs de causes ! Cette connaissance n’intéresse que celui qui a la direction et non nous, qui n’avons qu’à prendre les choses telles qu’elles sont et qui en avons l’usage entier et absolu suivant ce qui convient à nos besoins, sans qu’il nous soit nécessaire d’en pénétrer ni l’origine, ni le principe ; le vin en est-il plus agréable à qui sait comment il se fabrique et d’où il provient ? Au contraire, le corps et l’âme entravent et altèrent le droit qu’ils ont d’user de ce qui est et d’eux-mêmes, quand ils y mêlent ce que la science en pense ; les effets nous touchent, les moyens pas du tout. Fixer et répartir est du domaine de qui est maître ou gouverne, comme accepter est le fait du sujet et de l’apprenti. — Reprenons ce que nous disions de cette habitude. À l’annonce d’une chose, on commence d’ordinaire par dire : « Comment cela se fait-il ? » Il faudrait dire « Mais, d’abord, cela est-il ? » Notre raisonnement est capable de reconstituer cent mondes comme le nôtre et d’en trouver les principes et l’organisation ; il ne faut pour cela ni base, ni matériaux ; laissez-le aller ; « habile à donner du corps à la fumée (Perse) », il construit aussi bien sur le vide que sur le plein, avec rien qu’avec quelque chose. Je trouve que de presque tout, il faudrait dire : « Cela n’est pas. » C’est une réponse que j’emploierais souvent si j’osais ; mais on crie aussitôt que parler ainsi dénonce de l’ignorance et de la faiblesse d’esprit, et il me faut la plupart du temps faire le bateleur de compagnie avec ceux qui m’entourent et deviser sur des sujets et des contes frivoles auxquels je n’ajoute aucune foi ; sans compter que c’est en vérité un peu rude et bien empreint de l’esprit de contradiction, que de nier catégoriquement un fait qu’on vous énonce ; d’autant que peu de gens manquent, surtout quand la chose est difficile à croire, d’affirmer qu’ils l’ont vue et de produire des témoins dont l’autorité nous empêche de contredire. Il en résulte qu’avec cette manière de faire, nous connaissons les causes et effets de mille choses qui n’ont jamais existé, et que le monde discute sur mille sujets dont le pour et le contre sont aussi faux l’un que l’autre : « Le faux approche si fort du vrai, que le sage ne doit pas s’engager dans un défilé si dangereux (Cicéron). »

La vérité et le mensonge ont même physionomie ; le port, le goût, les allures sont pareils nous les regardons du même ceil. Non seulement nous sommes lâches par le peu de défense que nous imposons à la tromperie, mais nous cherchons et nous nous convions encore à nous y enferrer ; par vanité nous aimons à nous embrouiller, cela semble faire partie intégrante de notre être.

Comment s’accréditent de prétendus miracles. Autorité que prend sur nous toute croyance qui a de nombreux adeptes et est éclose depuis un certain temps déjà ; que ne va-t-on au fond des choses ? — J’ai vu, de mon temps, naître plusieurs miracles. Bien qu’ils se soient étouffés dès l’origine, nous pouvons prévoir quels développements ils auraient pris si, arrivés à maturité, ils eussent vécu ; car il ne faut que trouver le bout du fil, on en dévide alors autant qu’on veut. Il y a en effet beaucoup plus loin de rien à la plus petite chose du monde, que de cette petite chose à la plus grande. Or les premiers qui sont mêlés aux commencements d’une chose extraordinaire, s’apercevant, par l’incrédulité qu’ils rencontrent lorsqu’ils se mettent à conter leur histoire, où git la difficulté de persuader, vont étayant ce point faible de quelque preuve fausse, d’autant, qu’en outre de ce que « les hommes ont tendance à donner cours à des bruits incertains (Tite Live) », nous nous faisons naturellement conscience de rendre avec usure ce qu’on nous a prêté, en y ajoutant quelque peu de notre cru. L’erreur que nous commettons personnellement, donne d’abord naissance à celle qui se propage dans le public ; et celle-ci, à son tour, confirme l’erreur individuelle première. Ainsi la chose se forme, allant s’affermissant par son passage de main en main, si bien que chaque témoin nouveau est mieux informé que celui dont il tient la nouvelle, et que celui qui vient en dernier lieu est plus convaincu que le premier. C’est une progression naturelle : quiconque croit quelque chose, estime que c’est faire œuvre de charité que de convaincre quelque autre ; et, pour ce faire, il ne craint pas d’ajouter de sa propre invention, à ce qu’il raconte, autant qu’il juge nécessaire pour triompher de la résistance et du manque de conviction qu’il croit exister chez autrui. — Moi-même, qui me fais un scrupule excessif de mentir et qui ne me soucie guère d’imposer ce que je dis, ou qu’on y croie, je constate cependant que lorsque je parle sur une question, si je suis échauffé soit par la résistance de mon auditoire, soit par la chaleur même de ma narration, en dehors de ce que j’ai à en dire je grossis, j’enfle le sujet par mon ton de voix, mes gestes, l’accent et la force de mes expressions, et même par les amplifications et extensions que je me permets non sans dommage pour la vérité initiale. Je ne le fais cependant qu’avec cette restriction que, dès que quelqu’un me rappelle à moi-même et me demande la vérité dans toute sa nudité et sa crudité, c’en est fait aussitôt de toute exagération, je la lui donne sans emphase ni commentaires. Un langage vif et bruyant, comme d’ordinaire est le mien, se laisse volontiers aller à l’hyperbole. — Il n’est rien à quoi les hommes soient plus généralement disposés qu’à chercher à propager leurs opinions ; quand, à cet effet, les moyens habituels nous font défaut, nous y ajoutons le commandement, la force, le fer et le feu. C’est un malheur d’en être arrivé à ce que la meilleure preuve de la vérité d’une chose, soit la multitude des gens qui y croient, alors que cette foule comprend tant de fous et si peu de sages, « comme s’il n’y avait rien de plus commun que de ne pas avoir de bon sens (Cicéron). Belle autorité pour la sagesse, qu’une multitude de fous (S. Augustin) ». Il est difficile de se former un jugement ferme, qui soit à l’encontre d’opinions généralement admises. Ce sont les simples d’esprit qui, sur le seul exposé des faits, croient tout d’abord ; puis, par l’autorité du nombre et des témoignages que l’on fait remonter aussi haut que possible, cela gagne ceux qui ont l’esprit le plus ouvert. Pour moi, quand je ne crois pas quelqu’un m’affirmant une chose, je n’y croirais pas davantage fussent-ils cent à me circonvenir, et ce n’est pas par le temps depuis lequel elle règne que je juge une idée.

Il y a peu de temps, un de nos princes, en proie à la goutte qui avait altéré son bon sens naturel et sa vigoureuse santé, se laissa si fortement persuader par ce qu’on disait des cures merveilleuses opérées par un prêtre qui, à l’aide de paroles et de gestes, guérissait toutes les maladies, qu’il fit un long voyage pour aller le trouver. Celui-ci, par un puissant effet de suggestion, parvint à lui endormir son mal pour quelques heures, si bien que ses jambes, pendant ce court Intervalle, lui fournirent le service auquel elles ne satisfaisaient plus depuis longtemps. Si le hasard eût voulu que cinq ou six aventures de ce genre se produisissent, cela eût suffi pour accréditer un miracle de cette nature. On reconnut depuis que celui qui obtenait ce résultat, y mettait tant de simplicité et si peu d’artifice, qu’on ne jugea pas qu’il y eût lieu de le poursuivre judiciairement. C’est à cela qu’on arriverait dans la plupart des cas semblables, si on les examinait à fond. « Nous admirons les choses qui trompent par leur éloignement (Sénèque) » ; notre vue nous fait ainsi souvent apercevoir au loin des images qui nous semblent étranges et qui se réduisent à rien, quand on en approche : « Jamais la renommée ne s’en tient à la vérité (Quinte-Curce). »

La plupart d’entre eux reposent sur des riens et on se perd à leur chercher des causes sérieuses ; le seul miracle que Montaigne ait constaté, c’est lui-même. — C’est merveilleux comme certaines légendes des plus répandues tiennent à des causes frivoles et ont des origines insignifiantes. C’est même là ce qui empêche les informations d’aboutir : tandis qu’on s’évertue à rechercher des causes et des fins sérieuses et importantes comme il convient pour des choses de si grand renom, on perd trace des vraies qui nous échappent pas leur petitesse ; pour aboutir dans ces investigations, il est certain qu’il faut un inquisiteur bien prudent, attentif et subtil, qui n’ait ni parti pris, ni préoccupation. — Jusqu’à présent, miracles et événements étranges se cachent de moi et, en fait de monstres et de miracles bien caractérisés, je n’ai vu que moi-même. Avec l’usage et le temps, on se familiarise avec tout ce qui est étrange ; malgré cela, plus je me tâte et me connais, plus ma difformité m’étonne et moins je me comprends.

Histoire d’un miracle bien près d’être accrédité, qui ne reposait que sur de simples plaisanteries. — C’est surtout le hasard qui produit et fait accepter de tels accidents. — Passant avant-hier dans un village, à deux lieues de ma maison, je trouvai la place encore toute chaude d’un miracle qui venait d’avorter ; depuis plusieurs mois il amusait le voisinage, et, des provinces voisines, qui commençaient à s’en émouvoir, accouraient par grosses troupes des gens de toutes conditions. Un jeune homme de la localité s’était, pour se jouer, mis à contrefaire une nuit, chez lui, la voix d’un esprit, sans penser à autre malice qu’à badiner un moment. Cela lui ayant réussi mieux qu’il n’espérait, afin de donner plus de sel à sa farce, il y associa une fille du village, tout à fait stupide et niaise, puis finalement un troisième individu, tous trois de même âge et aussi simples d’esprit ; puis, transformant leur prêche à domicile en prêche public, ils se cachèrent sous l’autel de l’église, ne se révélant que la nuit et défendant qu’on apportât de la lumière. Des paroles qui tendaient à la conversion du monde et menaçaient du jour du jugement (sujets qui, par l’autorité qui s’y attache et le respect qu’ils commandent, se prêtent le plus à l’imposture), ils en vinrent à produire quelques visions et apparitions, mais si naïves et absurdes, qu’à peine y a-t-il rien de si grossier dans les jeux des petits enfants. Qui sait cependant à quel degré cette mauvaise plaisanterie eût trouvé créance, si le hasard s’y fut un peu prêté ? Ces pauvres diables sont à cette heure en prison et porteront probablement la peine de la sottise commune ; je ne sais si quelque juge ne se vengera pas sur eux de la sienne. Ici, la supercherie ayant été découverte, on y voit clair ; mais dans nombre de cas analogues, sur lesquels nous ne sommes pas suffisamment édifiés, je suis d’avis que nous réservions notre jugement, aussi bien pour que contre.

Tous les préjugés de ce monde viennent de ce que nous ne voulons ni douter, ni avouer notre ignorance. — Il s’engendre beaucoup d’abus en ce monde ou, pour être plus catégorique, tous les abus de ce monde s’engendrent de ce qu’on nous apprend à craindre de manifester notre ignorance, et que nous somines tenus d’accepter tout ce que nous ne pouvons réfuter ; nous parlons de toutes choses, comme si c’étaient des préceptes indéniables que nous émettons. L’usage, à Rome, voulait que ce dont un témoin déposait pour l’avoir vu de ses yeux et ce qu’un juge prescrivait avec toute la certitude que lui donnait sa science, fussent énoncés sous cette forme : « Il me semble ». On me porte à haïr les choses les plus vraisemblables, quand on me les impose comme infaillibles ; j’aime ces expressions Peut-être, — En quelque sorte, — On dit, — Je pense, et autres semblables qui atténuent et modèrent la témérité de nos propos ; et, si j’avais eu à élever des enfants, je leur eusse si bien inculqué cette façon de répondre dubitative et non tranchante : Qu’est-ce ? — Je ne saisis pas, Il se pourrait, — Est-il vrai ? qu’ils auraient semblé plutôt des apprentis à soixante ans, que des docteurs à dix, comme cela est aujourd’hui. Qui veut guérir de son ignorance, doit l’avouer.

Iris est fille de Thaumantis ; l’admiration est la base de toute philosophie ; l’investigation est la source du progrès, l’ignorance l’arrête net. Et cependant, il y a une certaine ignorance forte et généreuse qui, sous le rapport de l’honneur et du courage, ne le cède en rien à la science ; ignorance qui, pour se produire, n’exige pas moins de savoir que pour faire montre de science. J’ai vu, dans mon enfance, le compte rendu d’un procès que Corras, conseiller au parlement de Toulouse, fit imprimer et qui portait sur ce fait étrange de deux hommes qui se donnaient tous deux pour un même individu. Il me souvient (et je ne me souviens que de cela) qu’il me parut avoir démontré que l’imposture de celui qu’il déclarait coupable était si étonnante, dépassait tant ce que pouvait en démêler notre entendement et aussi le sien, à lui qui était juge, que je trouvais bien hardi l’arrêt par lequel il fut condamné à être pendu. Nous devrions admettre des arrêts rendus en cette forme : « La cour n’y comprend rien » ; ils témoigneraient encore plus de liberté et de bon sens que les juges de l’Aréopage qui, ayant à prononcer dans une cause qu’ils ne parvenaient pas à approfondir, ordonnèrent que les parties se représenteraient dans cent ans.

De ce que les livres saints nous relatent des miracles, il n’en faut pas conclure qu’il doive s’en opérer de nouveaux de notre temps. — Les sorcières dans mon pays courent risque de la vie, chaque fois que les dénonce quelqu’un qui vient attester que ce qu’elles ont rêvé s’est réalisé. — Nos livres sacrés, qui reproduisent la parole divine, renferment eux aussi des prédictions semblables (celles-ci certaines et irrécusables) ; pour en faire application aux événements modernes, comme nous n’en distinguons pas les causes et ne savons par quels moyens ils se réaliseront, il faut une autre intelligence que la nôtre, et il n’appartient peut-être qu’à ce seul et omnipotent témoignage de nous éclairer et de nous dire « C’est à celui-ci, à celui-là, et non à tel autre que ceci s’applique. » Dieu doit assurément être cru ; mais non le premier venu qui s’étonne de son propre récit (et nécessairement il s’en étonne, quand le fait dépasse la portée de nos sens), soit qu’il parle de faits imputés à autrui, soit qu’il s’accuse lui-même.

Montaigne n’admet pas qu’on maltraite personne parce qu’il a des opinions contraires aux nôtres. — Je suis lourd d’esprit et m’en tiens un peu à ce qui a corps et est vraisemblable, évitant sur ce point le défaut déjà signalé par les anciens : « Les hommes sont portés à ajouter foi à ce qu’ils ne comprennent pas ; — l’esprit humain est disposé à croire plus aisément ce qui est obscur (Tacite). » Je vois bien qu’on se courrouce et qu’on m’interdit le doute sous peine des pires injures, c’est là un nouveau procédé de persuasion. Mais, Dieu merci, ce n’est pas à coups de poing qu’on peut imprimer une direction à ma manière de voir. J’admets que ceux auxquels on vient à reprocher qu’une opinion qu’ils émettent est entachée de fausseté se révoltent contre une semblable appréciation ; pour moi, quand je ne partage pas une opinion, je me borne à la trouver hardie et difficile à admettre. Comme tout le monde, je condamne les affirmations contraires aux miennes, mais sur un ton qui n’a rien d’impérieux. Celui qui pour prouver ce qu’il soutient, se montre arrogant et autoritaire, montre que chez lui la raison ne tient pas grande place. Tant qu’il ne s’agit que d’une simple discussion sur les mots, telle qu’il s’en produit dans les écoles, les arguments des uns peuvent présenter autant d’apparence de vérité que ceux des autres « pourvu qu’ils discutent la vraisemblance et n’affirment pas (Cicéron) » ; mais lorsqu’on en vient à traiter des effets qui en sont la conséquence, ceux qui conservent leur calme ont bien de l’avantage.

Pourquoi ôter la vie aux sorciers pour se défendre contre de prétendus actes surnaturels ? la plupart du temps les accusations portées contre eux sont sans fondement. — Pour en arriver à tuer les gens accusés de sorcellerie, il faut avoir une clarté bien vive et bien nette des griefs qui leur sont inputés ; la vie humaine est une réalité trop incontestable, pour être prise en garantie des faits surnaturels et fantastiques qu’on leur prête. Il n’est pas ici question de ceux qui font emploi de drogues et de poisons, ce sont des homicides de la pire espèce ; et cependant, même dans ce cas, il ne faut pas, dit-on, toujours croire à leurs aveux : on en a vu s’accuser parfois d’avoir tué des personnes qu’on retrouvait vivantes et bien portantes. — Quant à ces autres accusations extravagantes qu’on voit se produire contre ces prétendus sorciers, je dirai volontiers que c’est déjà bien assez qu’un homme, si recommandable qu’il soit, soit cru quand ce qu’il dit est naturel ; et que, lorsqu’il s’agit de choses surnaturelles, au-dessus de ce que nous pouvons comprendre, il ne doit l’être, qu’autant qu’il a reçu du ciel qualité à cet effet. Ce privilège qu’il a plu à Dieu d’attacher à certains de nos témoignages, ne doit pas être avili en en usant à la légère. J’ai eu les oreilles rebattues de mille contes tels que ceux-ci : « Trois personnes l’ont vu tel jour au levant ; trois autres l’ont vu le lendemain à l’occident ; à telle heure, en tel lieu, il était habillé de telle sorte » ; si bien que j’arriverais à ne pas m’en croire moi-même. Combien je trouve plus naturel et plus vraisemblable que deux hommes mentent, que le fait d’un autre qui, en douze heures de temps, porté par les vents, serait passé d’orient en occident ; il est bien plus naturel que notre entendement soit déplacé, emporté par le tourbillon d’idées de notre esprit détraqué, plutôt que l’un de nous, en chair et en os, ne s’envole sur un balai, le long du tuyau de sa cheminée, parce qu’un esprit étranger s’est emparé de lui ! Ne cherchons pas des illusions venant du dehors et qui nous soient inconnues, alors que perpétuellement nous sommes agités par d’autres qui nous sont propres et existent en nous. Il me semble qu’on est excusable de ne pas croire un miracle, au moins quand il est possible de le démasquer et de l’expliquer par des raisons plausibles, et je suis de l’avis de saint Augustin : « qu’il vaut mieux incliner vers le doute que vers l’assurance, dans ce qui est difficile à prouver et dangereux de croire ».

Il est très porté à penser que ces gens ont l’imagination malade et sont fous plutôt que criminels. — Il y a quelques années, je passais sur le territoire d’un prince souverain qui, pour rabattre mon incrédulité, me fit la faveur de me montrer, en sa présence, enfermés dans un local spécial, dix ou douze prisonniers de ce genre, parmi lesquels une vieille femme, vraie sorcière par sa laideur et sa difformité et très fameuse, depuis longtemps, en ce métier. Je vis des preuves, des aveux qu’elle avait faits spontanément, et je ne sais trop quel stigmate indélébile sur cette malheureuse. Je m’enquis, je questionnai tout à mon aise, y apportant toute l’attention que je pouvais, car je ne suis pas homme dont le jugement se laisse beaucoup influencer par des préventions. Finalement, je leur eusse en conscience administré de l’ellébore plutôt que de la ciguë, « leur cas me paraissant plus voisin de la folie que du crime (Tite Live) ». Pour traiter ces maladies, la justice a des moyens qui lui sont propres. Quant aux objections et arguments que les gens de bonne foi m’ont présentés là et souvent ailleurs, je n’en ai pas trouvé de concluants et qui n’eussent comporté des solutions autres, chaque fois plus vraisemblables que les leurs. Il est vrai que les preuves et les raisonnements basés sur les faits et l’expérience, je ne les dénoue pas ; du reste ils n’ont pas de bout : je les tranche souvent comme Alexandre fit du nœud gordien. Après tout, c’est mettre ses conjectures à bien haut prix, que d’y trouver raison de faire brûler un homme tout vif.

Prestantius dit de son père (et on cite d’autres exemples), qu’assoupi et endormi plus lourdement que par l’effet d’un profond sommeil, il s’imagina être une jument et servir de bête de somme à des soldats ; et ce qu’il s’imaginait être, il l’était réellement. Si les sorciers peuvent avoir des songes qui sont des réalités, et si parfois les songes peuvent se manifester par des effets, je ne crois cependant pas que notre volonté en soit responsable devant la justice. — J’en parle comme quelqu’un qui n’est pas juge, ne siège pas dans les conseils des rois et s’estime bien loin d’en être digne, mais en homme du peuple, dressé et voué à s’en rapporter au sens commun dans ses actes et ses paroles. Qui tiendrait compte de mes rêveries pour se mettre en opposition avec la moindre loi de son village, avec une opinion, une coutume existantes, se ferait grand tort, et m’en ferait un non moins considérable ; car de ce que je dis, je ne garantis rien, sinon que c’est ce que j’avais en tête, sous une forme confuse et incertaine, quand je l’ai écrit. C’est ici comme une sorte de conversation où je parle de tout, et ce ne sont nullement des avis que j’émets : « Je n’ai pas, comme tant d’autres, honte d’avouer que j’ignore ce que je ne sais pas (Cicéron) » ; je ne serais pas si hardi dans mes propos si j’étais de ceux que l’on doit croire, et c’est ce que j’ai répondu une fois à un grand personnage qui se plaignait de l’âpreté et de l’insistance de mes conseils : « Je vois que vous êtes tout disposé à prendre parti dans un sens, je vous soumets l’autre de mon mieux pour éclairer votre jugement, mais non pour le contraindre ; Dieu qui dispense le courage, vous mettra à même de choisir. » Je ne suis pas présomptueux au point de seulement désirer que ce que j’en pense, puisse faire pencher d’un côté plutôt que d’un autre dans des questions de cette importance ; ma situation ne m’a pas habitué à aboutir à de si hauts et si considérables résultats. Je reconnais avoir nombre de travers d’esprit et aussi de manières de voir, dont volontiers je chercherais à dégoûter mon fils si j’en avais un ; et de fait, ce qui est vrai n’est pas toujours chez l’homme ce dont il s’accommode le mieux, tant il est de bizarre composition.

Réflexions sur un proverbe italien qui attribue aux boiteux des deux sexes plus d’ardeur aux plaisirs de l’amour. — À ce propos, et cela ne s’y rattacherait-il pas, peu importe, un proverbe très répandu en Italie dit que celui qui n’a pas couché avec une boiteuse, ne connaît pas Vénus dans ce qu’elle a de plus doux. Le hasard ou quelque fait particulier a, il y a bien longtemps, introduit ce dicton dans le peuple ; il s’applique aux hommes comme aux femmes, car la reine des Amazones répondit à un Scythe qui la conviait à l’amour : « Ce sont les boiteux qui le font le mieux (Théocrite). » Dans cette république féminine, pour éviter que les mâles ne s’emparassent du pouvoir, on leur estropiait dès l’enfance les bras, les jambes et autres membres qui leur donnaient avantage sur la femme, qui ne se servait d’eux que pour le surplus dont nous usons d’elle. J’eusse émis comme raison de cette supériorité, que le mouvement détraqué d’une boiteuse peut procurer un plaisir nouveau dans les rapports sexuels que l’on a avec elle et accentuer la jouissance chez ceux qui en essayent ; mais je viens de trouver que les philosophes anciens ont déjà élucidé la question et posent que chez une boiteuse, les jambes et les cuisses ne se nourrissant pas, par suite de son infirmité, comme cela devrait être, il en résulte que les parties génitales placées plus haut sont mieux nourries, se développent davantage et deviennent plus vigoureuses ; ou encore que ce défaut empêchant de prendre de l’exercice, ceux qui en sont atteints dépensent moins leur force et en sont mieux disposés pour les jeux de Vénus. C’est cette même raison qui faisait que les Grecs reprochaient aux tisserandes d’être plus ardentes que les autres femmes, parce que le métier qu’elles font les empêche, elles aussi, de prendre un exercice suffisant. S’il en est ainsi, de tels raisonnements peuvent nous mener loin, et je pourrais ajouter au sujet de ces dernières que le trémoussement continu que leur occasionne leur travail quand elles sont assises, les éveille et les sollicite, comme il arrive aux dames par suite de l’ébranlement et de l’agitation de leurs carrosses.

L’esprit humain admet comme raisons les choses les plus chimériques ; souvent on explique un même effet par des causes opposées. — Ces exemples ne confirment-ils pas ce que je disais au commencement de ce chapitre que la recherche de la cause devance souvent en nous la constatation de l’effet, et cela s’étend tellement loin, que nous arrivons à juger non ce qui est, mais ce qui n’existe même pas ? Outre cette facilité à trouver des interprétations à tout songe quel qu’il soit, notre imagination est encore tout aussi portée à recevoir aisément de fausses impressions sur les plus frivoles apparences. Par la seule autorité de ce dicton ancien très connu, je me suis autrefois laissé aller à croire que j’avais éprouvé plus de plaisir avec une femme parce qu’elle était mal bâtie et à considérer cette infirmité comme ajoutant à ses grâces.

Le Tasse, dans la comparaison qu’il établit entre la France et l’Italie, dit avoir remarqué que nous avons les jambes plus grêles que les gentilshommes italiens, et l’attribue à ce que nous sommes continuellement à cheval. De cette cause, Suétone tire une conclusion tout opposée ; car, dit-il, celles de Germanicus étaient devenues plus fortes par la pratique continue de ce même exercice. Rien n’est si souple, si déréglé que notre entendement. Il est comme le soulier de Théramène, qui s’adaptait à tous les pieds ; il est double et divers, et donne également à ce à quoi il s’applique des formes multiples et variées : « Fais-moi don d’une drachmne d’argent, » disait un philosophe de l’école des Cyniques à Antigone. « Ce n’est pas là un présent digne d’un roi, » répondit celui-ci. « Donne-moi alors un talent, » reprit le philosophe. « Ce n’est pas un présent qui convienne à un Cynique, » repartit Antigone. — « Souvent il est bon de mettre le feu dans un champ stérile et de brûler les restes de paille, soit que cette chaleur prépare les voies et ouvre les pores secrets par lesquels la sève monte dans les herbes nouvelles, soit qu’elle rende la terre plus rude et resserre ses veines ouvertes aux pluies fines, à un soleil trop ardent ou aux froids pénétrants de Borée (Virgile). »

C’est ce qui a amené les Académiciens à poser en principe de douter de tout, ne tenant rien pour absolument vrai non plus que pour absolument faux. — « Toute médaille a son revers » ; c’est pourquoi Clitomaque disait jadis que Carnéade, en entreprenant de déraciner chez l’homme la manie de tout analyser, c’est-à-dire l’envie et la témérité de juger tout ce qui s’offre à lui, avait entrepris plus que les travaux d’Hercule. Cette pensée si osée de Carnéade lui était née, à mon avis, de l’impudence qu’étalaient anciennement ceux qui faisaient profession de savoir et de leur outrecuidance démesurée. — Ésope était exposé en vente avec deux autres esclaves. Un acheteur s’enquit auprès de l’un d’eux de ce qu’il savait faire ; celui-ci, pour se faire valoir, dit monts et merveilles il savait ceci, il savait cela, etc. L’autre en dit autant et plus de lui-même. Quand vint le tour d’Ésope et qu’on lui demanda à lui aussi ce qu’il savait faire : « Rien, répondit-il, ces deux-ci ont tout pris, ils savent tout. » — La même chose s’est produite dans les écoles de philosophie. L’audace de ceux qui attribuaient à l’esprit humain l’aptitude à tout savoir, en a amené d’autres à émettre, par dépit et contradiction, qu’il n’est capable de rien ; ceux-ci portent cette ignorance à l’extrême, comme ceux-là font de la science ; de telle sorte qu’on ne peut nier que l’homme ne soit immodéré en toutes choses, et qu’il ne s’arrête que lorsqu’il y est contraint par l’impuissance où il se trouve de passer outre.