Essais/édition Michaud, 1907/Livre II/Chapitre 9



Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 9
Texte 1595
Texte 1907
Des armes des Parthes.


CHAPITRE IX.

Des armes des Parthes.


C’est vne façon vitieuse de la noblesse de nostre temps, et pleine de mollesse, de ne prendre les armes que sur le point d’vne extreme necessité : et s’en descharger aussi tost qu’il y a tant soit peu d’apparence, que le danger soit esloigné. D’où il suruient plusieurs desordres : car chacun criant et courant à ses armes, sur le point de la charge, les vns sont à lacer encore leur cuirasse, que leurs compaignons sont desia rompus. Nos peres donnoient leur salade, leur lance, et leurs gantelets à porter, et n’abandonnoient le reste de leur equippage, tant que la couruée duroit. Nos trouppes sont à cette heure toutes troublées et difformes, par la confusion du bagage et des valets qui ne peuuent esloigner leurs maistres, à cause de leurs armes. Tite Liue parlant des nostres, Intolerantissima laboris corpora vix arma humeris gerebant.Plusieurs nations vont encore et alloient anciennement à la guerre sans se couurir : ou se couuroient d’inutiles defences.

Tegmina queis capitum raptus de subere cortex.

Alexandre le plus hazardeux Capitaine qui fut iamais, s’armoit fort rarement. Et ceux d’entre nous qui les mesprisent n’empirent pour cela de guere leur marché. S’il se voit quelqu’vn tué par le defaut d’vn harnois, il n’en est guere moindre nombre, que l’empeschement des armes a faict perdre, engagés sous leur pesanteur, ou froissez et rompus, ou par vn contre-coup, ou autrement. Car il semble, à la verité, à voir le poix des nostres et leur espesseur, que nous ne cherchons qu’à nous deffendre, et en sommes plus chargez que couuers. Nous auons assez à faire à en soustenir le faix, entranez et contraints, comme si nous n’auions à combattre que du choq de nos armes et comme si nous n’auions pareille obligation à les deffendre, qu’elles ont à nous. Tacitus peint plaisamment des gens de guerre de nos anciens Gaulois, ainsin armez pour se maintenir seulement, n’ayans moyen ny d’offencer ny d’estre offencez, ny de se releuer abbatus. Lucullus voyant certains hommes d’armes Medois, qui faisoient front en l’armée de Tigranes, poisamment et malaisément armez, comme dans vne prison de fer, print de là opinion de les deffaire aisément, et par eux commença sa charge et sa victoire. Et à présent que nos mousquetaires sont en credit, ie croy qu’on trouuera quelque inuention de nous emmurer pour nous en garentir, et nous faire trainer à la guerre enfermez dans des bastions, comme ceux que les anciens faisoient porter à leurs elephans. Cette humeur est bien esloignée de celle du ieune Scipion, lequel accusa aigrement ses soldats, de ce qu’ils auoyent semé des chausse-trapes soubs l’eau à l’endroit du fossé, par où ceux d’vne ville qu’il assiegeoit, pouuoient faire des sorties sur luy disant que ceux qui assailloient, deuoient penser à entreprendre, non pas à craindre. Et craignoit auec raison que cette prouision endormist leur vigilance à se garder. Il dict aussi à vn ieune homme, qui luy faisoit montre de son beau bouclier : Il est vrayement beau, mon fils, mais vn soldat Romain doit auoir plus de fiance en sa main dextre, qu’en la gauche.Or il n’est que la coustume, qui nous rende insupportable la charge de nos armes.

L’husbergo in dosso haueano, et l’elmo in testa,
Duo di quelli guerrier d’i quali io canto.
Ne notte o di doppo ch’entraro in questa
Stanza, gl’haueano mai mesi da canto,
Che facile à portar comme la vesta
Era lor, perchè in vso l’hauean tanto.

L’Empereur Caracalla alloit par païs à pied armé de toutes pieces, conduisant son armée. Les pietons Romains portoient non seulement le morion, l’espée, et l’escu : car quant aux armes, dit Cicero, ils estoient si accoustumez à les auoir sur le dos, qu’elles ne les empeschoient non plus que leurs membres : arma enim, membra militis esse dicunt : mais quant et quant encore, ce qu’il leur falloit de viures, pour quinze iours, et certaine quantité de paux pour faire leurs rempars, iusques à soixante liures de poix. Et les soldats de Marius ainsi chargez, marchant en bataille, estoient duits à faire cinq lieuës en cinq heures, et six s’il y auoit haste. Leur discipline militaire estoit beaucoup plus rude que la nostre : aussi produisoit elle de bien autres effects. Le ieune Scipion reformant son armée en Espaigne, ordonna à ses soldats de ne manger que debout, et rien de cuit. Ce traict est merueilleux à ce propos, qu’il fut reproché à vn soldat Lacedemonien, qu’estant à l’expedition d’vne guerre, on l’auoit veu soubs le couuert d’vne maison : ils estoient si durcis à la peine, que c’estoit honte d’estre veu soubs vn autre toict que celuy du ciel, quelque temps qu’il fist. Nous ne menerions guere loing nos gens à ce prix là.Au demeurant Marcellinus, homme nourry aux guerres Romaines, remerque curieusement la façon que les Parthes auoyent de s’armer, et la remerque d’autant qu’elle estoit esloignée de la Romaine. Ils auoyent, dit-il, des armes tissues en maniere de petites plumes, qui n’empeschoient pas le mouuement de leur corps : et si estoient si fortes que nos dards reiallissoient venans à les hurter : ce sont les escailles, dequoy nos ancestres auoient fort accoustumé de se seruir. Et en vn autre lieu : Ils auoient, dit-il, leurs cheuaux fors et roides, couuerts de gros cuir, et cux estoient armez de cap à pied, de grosses lames de fer, rengées de tel artifice, qu’à l’endroit des iointures des membres elles prestoient au mouuement. On eust dict que c’estoient des hommes de fer : car ils auoient des accoustremens de teste si proprement assis, et representans au naturel la forme et parties du visage, qu’il n’y auoit moyen de les assener que par des petits trous ronds, qui respondoient à leurs yeux, leur donnant vn peu de lumiere, et par des fentes, qui estoient à l’endroict des naseaux, par où ils prenoyent assez malaisément haleine,

Flexilis inductis animatur lamina membris,
Horribilis visu ; credas simulacra moueri
Ferrea, cognatoque viros spirare metallo.
Par vestitus equis : ferrata fronte minantur,
Ferratosque mouent, securi vulneris, armos.

Voila vne description, qui retire bien fort à l’equippage d’vn homme d’armes François, à tout ses bardes. Plutarque dit que Demetrius fit faire pour luy, et pour Alcinus, le premier homme de guerre qui fust pres de luy, à chacun vn harnois complet du poids de six vingts liures, là où les communs harnois n’en pesoient que soixante.

CHAPITRE IX.

Des armes des Parthes.

Mauvaise habitude de la noblesse de nos jours de ne s’armer, aux armées, qu’au dernier moment. — C’est un tort de la noblesse de notre époque qui dénote de la mollesse, qu’au contact de l’ennemi, elle ne prenne les armes qu’au dernier moment, alors qu’il y a urgence, et de s’en défaire aussitôt, à la moindre apparence que le danger s’est éloigné ; il en résulte bien de la confusion : chacun va criant, courant après ses armes, alors qu’il faudrait charger l’ennemi, et il en est qui en sont encore à lacer leurs cuirasses que déjà leurs compagnons sont en déroute. Nos pères donnaient à porter leur casque, leur lance et leurs gantelets, et conservaient le reste de leur équipement tant que l’expédition durait. Actuellement nos troupes sont en grand trouble et en grand désordre par le pêle-mêle des bagages et des valets, qui ne peuvent marcher à part de leurs maîtres dont ils portent les armes. Parlant de nos ancêtres, Tite-Live disait déjà : « Incapables de souffrir la fatigue, ils avaient peine à porter leurs armes. »

Nos armes actuelles sont plus incommodes par leur poids qu’elles ne sont propres à la défense. — Il est au contraire des nations qui, dans l’antiquité et encore de nos jours, vont à la guerre sans se couvrir ou n’usent que d’armes défensives dont ils ne tirent aucune protection efficace : « N’ayant pour se couvrir la tête que des casques de liège (Virgile). » Alexandre, celui de tous les hommes de guerre qui se confiait le plus au hasard, ne revêtait que rarement son armure. Ceux d’entre nous qui n’en font pas cas, n’augmentent pas beaucoup pour cela les risques qu’ils courent ; s’il arrive qu’il y en ait qui soient tués faute de ne pas l’avoir, le nombre n’est pas moindre de ceux qui ont été perdus parce que leurs armes gênaient leurs mouvements, que dans une chute leur poids les immobilisait, ou qu’ils avaient quelques membres froissés ou fracturés, soit par le contre-coup, soit autrement. — À voir le poids et l’épaisseur de celles dont nous faisons usage, on dirait en vérité que nous ne cherchons qu’à nous défendre ; elles nous chargent plus qu’elles ne nous garantissent. Nous avons un tel effort à faire pour les porter, elles nous entravent et nous gênent à tel point, qu’il semble que combattre consiste uniquement dans le choc des unes contre les autres et que nous n’avons pas l’obligation de les défendre tout autant qu’elles celle de nous protéger. Tacite peint assez plaisamment les gens de guerre de l’ancienne Gaule, armés de telle sorte qu’ils avaient déjà grand’peine à se tenir debout et étaient dans l’impossibilité aussi bien d’attaquer que d’être attaqués, et qui, une fois à terre, ne pouvaient se relever. — Lucullus, voyant sur un point de la ligne de bataille de l’armée de Tigrane des guerriers mèdes pesamment et fort incommodément armés, semblant comme dans une prison de fer, pensa qu’il en aurait facilement raison et commença par eux son attaque, ce qui fut le prélude de sa victoire. À présent que les mousquetaires ont pris place dans nos armées, on va peut-être inventer quelque muraille derrière laquelle nous serons à l’abri de leurs coups, et nous irons à la guerre, enfermés dans des bastions mobiles dans lesquels on nous traînera comme ceux que les anciens faisaient porter à leurs éléphants.

On est plus vigilant quand on se sent moins protégé. — Cette manière de voir est bien éloignée de celle de Scipion Emilien, qui reprochait amèrement à ses soldats d’avoir semé de chausse-trapes le fond du fossé garni d’eau d’une ville dont il faisait le siège, en un endroit où les assiégés pouvaient exécuter des sorties, disant que lorsqu’on assaillait une place, il fallait songer à attaquer et non à se défendre ; il craignait avec raison que cette mesure de précaution ne les portât à se garder avec moins de vigilance. C’est aussi lui qui disait à un jeune homme qui lui montrait un beau bouclier : « Il est, en effet, bien beau ; mais, mon fils, un soldat romain doit plus se confier à sa main droite qu’à sa main gauche. »

C’est le défaut d’habitude qui nous fait paraître nos armes si pesantes. — Seul le défaut d’habitude nous rend pénible le port de nos armes : « Deux des guerriers que je chante ici, avaient la cuirasse sur le dos et le casque en téte ; ni jour, ni nuit, depuis qu’ils étaient entrés dans ce château, ils n’avaient quitté cette armure qu’ils portaient aussi aisément que leurs habits, tant ils y étaient accoutumés (Arioste). » — L’empereur Caracalla marchait à pied, armé de toutes pièces, à la tête de ses troupes. — Les fantassins romains portaient non seulement le morion, l’épée et le bouclier, et leur habitude d’avoir constamment leurs armes sur le dos était telle, qu’ils ne s’en trouvaient pas plus gênés que de leurs propres membres, écrit Cicéron : « Ils disent que les armes du soldat sont comme ses membres » ; ils avaient en outre les vivres nécessaires pour quinze jours, plus un certain nombre de pieux pour palissader leur camp, le tout représentant un poids qui atteignait jusqu’à soixante livres. Avec ce chargement, les soldats de Marius, allant au combat, faisaient d’habitude cinq lieues en cinq heures, et même six quand il y avait urgence. — Leur discipline était beaucoup plus stricte que la nôtre, aussi en obtenait-on bien d’autres résultats ; Scipion Emilien, ayant à la rétablir dans son armée, en Espagne, défendit à ses soldats de manger autrement que debout et de faire cuire leurs aliments. — À ce propos, voici un trait vraiment étonnant, c’est le reproche adressé à un soldat lacédémonien, se trouvant en expédition, de s’être abrité dans une maison ; ils étaient si endurcis aux privations, que c’était une honte d’être vu sous un autre abri que la voûte céleste, quelque temps qu’il fit : à ce compte, nous n’irions guère loin aujourd’hui avec nos gens.

Ressemblance des armes des Parthes avec celles dont nous faisons nous-mêmes usage aujourd’hui. — Sur ce même chapitre, Ammien Marcellin, si au fait des guerres des Romains, donne des détails intéressants sur la manière dont les Parthes étaient armés ; il y insiste d’autant plus qu’elle diffère notablement de celle des Romains « Ils avaient, dit-il, des armures qu’on eût dit formées d’un tissu de petites plumes (probablement d’écailles métalliques s’imbriquant les unes dans les autres, qui étaient si fort en usage chez nos ancêtres), qui ne gênaient pas les mouvements du corps et étaient si résistantes que nos traits ne les pénétraient pas et rebondissaient quand ils venaient à les frapper. » Dans un autre passage, on lit : « Ils avaient des chevaux vigoureux et calmes, caparaçonnés de cuir épais ; eux-mêmes étaient armés des pieds à la tête de grosses lamelles de fer agencées de telle façon, qu’aux jointures des membres, elles prêtaient aux mouvements. Ils semblaient des hommes de fer. La partie afférente à la tête, affectait la forme des divers contours du visage et était si bien ajustée, qu’il n’y avait pas possibilité d’atteindre la figure autrement que par de petits trous ronds qui correspondaient aux yeux et laissaient passer un peu de lumière, ou par des fentes correspondant aux narines et permettant à grand peine de respirer. « Le métal flexible semble animé par les membres qu’il recouvre. C’est horrible à voir ; on dirait des statues de fer qui marchent, le métal incorporé au guerrier qui le porte. De même des coursiers, leur front est bardé de fer ; sous le fer, leurs flancs sont à l’abri des blessures (Claudien). » Cette description ne rappelle-t-elle pas l’équipement d’un de nos hommes d’armes, avec son armure complète ? — Plutarque rapporte que Démétrius fit fabriquer pour lui et pour Alcinus, celui de ses guerriers appelé à marcher constamment à ses côtés, deux armures pesant chacune cent vingt livres, alors que celles dont on faisait d’ordinaire usage n’en pesaient que soixante.