Essais/édition Michaud, 1907/Livre II/Chapitre 19



Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 19
Texte 1595
Texte 1907
De la liberté de conscience.


CHAPITRE XIX.

De la liberté de conscience.


Il est ordinaire, de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans moderation, pousser les hommes à des effects tres-vitieux. En ce desbat, par lequel la France est à present agitée de guerres ciuiles, le meilleur et le plus sain party, est sans double celuy, qui maintient et la religion et la police ancienne du pays. Entre les gens de bien toutesfois, qui le suyuent (car ie ne parle point de ceux, qui s’en seruent de pretexte, pour, ou exercer leurs vengeances particulieres, ou fournir à leur auarice, ou suiure la faueur des Princes : mais de ceux qui le font par vray zele enuers leur religion, et saincte affection, à maintenir la paix et l’estat de leur patrie) de ceux-cy, dis-ie, il s’en voit plusieurs, que la passion pousse hors les bornes de la raison, et leur faict par fois prendre des conseils iniustes, violents, et encore temeraires.Il est certain, qu’en ces premiers temps, que nostre religion commença de gaigner authorité auec les loix, le zele en arma plusieurs contre toute sorte de liures payens ; dequoy les gens de lettre souffrent vne merueilleuse perte. l’estime que ce desordre ait plus porté de nuysance aux lettres, que tous les feux des barbares. Cornelius Tacitus en est vn bon tesmoing car quoy que l’Empereur Tacitus son parent, en eust peuplé par ordonnances expresses toutes les librairies du monde : toutes-fois vn seul exemplaire entier n’a peu eschapper la curieuse recherche de ceux qui desiroyent l’abolir, pour cinq ou six vaines clauses, contraires à nostre creance.Ils ont aussi eu cecy, de prester aisément des louanges fauces, à tous les Empereurs, qui faisoyent pour nous, et condamner vniuersellement toutes les actions de ceux, qui nous estoyent aduersaires, comme il est aisé à voir en l’Empereur Iulian, surnommé l’Apostat. C’estoit à la verité vn tres-grand homme et rare ; comme celuy, qui auoit son ame viuement tainte des discours de la philosophie, ausquels il faisoit profession de regler toutes ses actions : et de vray il n’est aucune sorte de vertu, dequoy il n’ait laissé de tres-notables exemples. En chasteté, de laquelle le cours de sa vie donne bien clair tesmoignage, on lit de luy vn pareil traict, à celuy d’Alexandre et de Scipion, que de plusieurs tresbelles captiues, il n’en voulut pas seulement voir vne, estant en la fleur de son aage : car il fut tué par les Parthes aagé de trente vn an seulement. Quant à la iustice, il prenoit luy-mesme la peine d’ouyr les parties et encore que par curiosité il s’informast à ceux qui se presentoient à luy, de quelle religion ils estoient : toutes-fois l’inimitié qu’il portoit à la nostre, ne donnoit aucun contrepoix à la balance. Il fit luy mesme plusieurs bonnes loix, et retrancha vne grande partie des subsides et impositions, que leuoyent ses predecesseurs.Nous auons deux bons historiens tesmoings oculaires de ses actions : l’vn desquels, Marcellinus, reprend aigrement en diuers lieux de son histoire, cette sienne ordonnance, par laquelle il deffendit l’escole, et interdit l’enseigner à tous les rhetoriciens et grammairiens Chrestiens, et dit, qu’il souhaiteroit cette sienne action estre enseuelie soubs le silence. Il est vray-semblable, s’il eust faict quelque chose de plus aigre contre nous, qu’il ne l’eust pas oublié, estant bien affectionné à nostre party. Il nous estoit aspre à la verité, mais non pourtant cruel ennemy. Car noz gens mesmes recitent de luy cette histoire, que se promenant vn iour autour de la ville de Chalcedoine, Maris Euesque du lieu, osa bien l’appeller meschant, traistre à Christ, et qu’il n’en fit autre chose, sauf luy respondre : Va miserable, pleure la perte de tes yeux : à quoy l’Euesque encore repliqua : Ie rends graces à Iesus Christ, de m’auoir osté la veuë, pour ne voir ton visage impudent : affectant en cela, disent-ils, vne patience philosophique. Tant y a que ce faict là, ne se peut pas bien rapporter aux cruautez qu’on le dit auoir exercées contre nous. Il estoit, dit Eutropius mon autre tesmoing, ennemy de la Chrestienté, mais sans toucher au sang.Et pour reuenir à sa iustice, il n’est rien qu’on y puisse accuser, que les rigueurs, dequoy il vsa au commencement de son empire, contre ceux qui auoyent suiuy le party de Constantius son predecesseur. Quant à sa sobrieté, il viuoit tousiours vn viure soldatesque : et se nourrissoit en pleine paix, comme celuy qui se preparoit et accoustumoit à l’austerité de la guerre. La vigilance estoit telle en luy, qu’il departoit la nuict à trois ou à quatre parties, dont la moindre estoit celle qu’il donnoit au sommeil : le reste, il l’employoit à visiter luy mesme en personne, l’estat de son armée et ses gardes, ou à estudier car entre autres siennes rares qualitez, il estoit tres-excellent en toute sorte de literature. On dit d’Alexandre le grand, qu’estant couché, de peur que le sommeil ne le desbauchast de ses pensemens, et de ses estudes, il faisoit mettre vn bassin ioignant son lict, et tenoit l’vne de ses mains au dehors, auec vne boulette de cuiure : affin que le dormir le surprenant, et relaschant les prises de ses doigts, cette boullette par le bruit de sa cheutte dans le bassin, le reueillast. Cettuy-cy auoit l’ame si tendue à ce qu’il vouloit, et si peu empeschée de fumées, par sa singuliere abstinence, qu’il se passoit bien de cet artifice. Quant à la suffisance militaire, il fut admirable en toutes les parties d’vn grand Capitaine : aussi fut-il quasi toute sa vie en continuel exercice de guerre : et la pluspart, auec nous, en France contre les Allemans et Francons. Nous n’auons guere memoire d’homme, qui ait veu plus de hazards, ny qui ait plus souuent faict preuue de sa personne.Sa mort a quelque chose de pareil à celle d’Epaminondas : car il fut frappé d’vn traict, et essaya de l’arracher, et l’eust fait, sans ce que le traict estant tranchant, il se couppa et affoiblit la main. Il demandoit incessamment qu’on le repportast en ce mesme estat, en la meslée, pour y encourager ses soldats ; lesquels contesterent cette battaille sans luy, trescourageusement, iusques à ce que la nuict separa les armées. Il deuoit à la philosophie, vn singulier mespris, en quoy il auoit sa vie, et les choses humaines. Il auoit ferme creance de l’eternité des ames.En matiere de religion, il estoit vicieux par tout ; on l’a surnommé l’Apostat, pour auoir abandonné la nostre : toutesfois cette opinion me semble plus vray-semblable, qu’il ne l’auoit iamais eue à cœur, mais que pour l’obeïssance des loix il s’estoit feint iusques à ce qu’il tinst l’empire en sa main. Il fut si superstitieux en la sienne, que ceux mesmes qui en estoyent de son temps, s’en mocquoient : et disoit-on, s’il eust gaigné la victoire contre les Parthes, qu’il cust fait tarir la race des bœufs au monde, pour satisfaire à ses sacrifices. Il estoit aussi embabouyné de la science diuinatrice, et donnoit authorité à toute façon de prognostics. Il dit entre autres choses, en mourant, qu’il sçauoit bon gré aux Dieux et les remercioit, dequoy ils ne l’auoyent pas voulu luer par surprise, l’ayant de long temps aduerty du lieu et heure de sa fin, ny d’vne mort molle ou lasche, mieux conuenable aux personnes oysiues et delicates, ny languissante, longue et douloureuse : et qu’ils l’auoyent trouué digne de mourir de cette noble façon, sur le cours de ses victoires, et en la fleur de sa gloire. Il auoit eu vne pareille vision à celle de Marcus Brutus, qui premierement le menassa en Gaule, et depuis se representa à luy en Perse, sur le point de sa mort. Ce langage qu’on luy fait tenir, quand il se sentit frappé : Tu as veincu, Nazareen : ou, comme d’autres, Contente toy, Nazareen ; à peine eust il esté oublié, s’il eust esté creu par mes tesmoings : qui estants presens en l’armée ont remarqué iusques aux moindres mouuements et parolles de sa fin : non plus que certains autres miracles, qu’on y attache.Et pour venir au propos de mon theme : il couuoit, dit Marcellinus, de long temps en son cœur, le paganisme ; mais par ce que toute son armée estoit de Chrestiens, il ne l’osoit descouurir. En fin, quand il se vil assez fort pour oser publier sa volonté, il fil ouurir les temples des Dieux, et s’essaya par tous moyens de mettre sus l’idolatrie. Pour paruenir à son effect, ayant rencontré en Constantinople, le peuple descousu, auec les prelats de l’Eglise Chrestienne diuisez, les ayant faict venir à luy au palais, les admonesta instamment d’assoupir ces dissentions ciuiles, et que chacun sans empeschement et sans crainte seruist à la religion. Ce qu’il sollicitoit auec grand soing, pour l’esperance que cette licence augmenteroit les parts et les brigues de la diuision, et empescheroit le peuple de se reünir, et de se fortifier par consequent, contre luy, par leur concorde, et vnanime intelligence : ayant essayé par la cruauté d’aucuns Chrestiens, qu’il n’y a point de beste au monde tant à craindre à l’homme, que l’homme.Voyla ses mots à peu pres : en quoy cela est digne de consideration, que l’Empereur Iulian se sert pour attiser le trouble de la dissention ciuile, de celle mesme recepte de liberté de conscience, que noz Roys viennent d’employer pour l’estaindre. On peut dire d’vn costé, que de lascher la bride aux pars d’entretenir leur opinion, c’est espandre et semer la diuision, c’est prester quasi la main à l’augmenter, n’y ayant aucune barriere ny coërction des loix, qui bride et empesche sa course. Mais d’autre costé, on diroit aussi, que de lascher la bride aux pars d’entretenir leur opinion, c’est les ámollir et relascher par la facilité, et par l’aisance, et que c’est esmousser l’eguillon qui s’affine par la rareté, la nouuelleté, et la difficulté. Et. si croy mieux, pour l’honneur de la deuotion de noz Roys ; c’est, que n’ayans peu ce qu’ils vouloient, ils ont fait semblant de vouloir ce qu’ils pouuoient.

CHAPITRE XIX.

De la liberté de conscience.

Le zèle religieux est souvent excessif et conséquemment dangereux. — Il est fréquent de voir les bonnes intentions, lorsqu’elles sont menées sans modération, aboutir aux pires résultats. Dans ce conflit qui fait que la France est, à l’heure présente, en proie à la guerre civile, le parti le meilleur, le plus sain, est, sans nul doute, celui qui a en vue le maintien de la religion et du gouvernement tels qu’ils existaient avant ces troubles. Et cependant, entre les gens de bien qui le suivent (je ne parle pas de ceux qui n’y voient que l’occasion, soit d’exercer leurs vengeances personnelles, soit de satisfaire leur avarice, ou encore de se concilier la faveur des princes ; mais uniquement de ceux qui ne sont mus que par leur zèle pour la religion et le désir si respectable de voir maintenir dans leur patrie la paix et l’état de choses existant), parmi ceux-ci, dis-je, il s’en voit que la passion entraîne au delà des bornes de la raison, et leur fait prendre parfois des résolutions injustes, violentes et même téméraires.

Au zèle outré des premiers chrétiens est due la perte d’un grand nombre d’ouvrages de l’antiquité. — Il est certain que dans les premiers temps, lorsque notre religion commença à être admise par les lois, le zèle de ses prosélytes en amena quelques-uns à se porter contre les livres païens, de quelque nature qu’ils fussent, à des excès qui amenèrent des pertes irréparables que déplorent les gens de lettres, et qui causèrent à la littérature plus de préjudice que tous les incendies allumés par les Barbares. Cornélius Tacite en est un exemple probant ; car bien que l’empereur Tacite, son parent, eût, par des ordonnances spéciales, répandu son ouvrage dans toutes les bibliothèques du monde, pas un seul exemplaire n’a pu cependant échapper entier aux recherches acharnées qu’en firent ceux qui, pour cinq ou six passages contraires à nos croyances, en ont poursuivi la destruction.

Leur intérêt les a aussi portés à louer de très mauvais empereurs favorables au christianisme et à en calomnier de bons qui leur étaient contraires. Du nombre de ces derniers est Julien surnommé l’Apostat ; sa continence et sa justice. — À cette même époque, on fut aussi très porté à exalter outre mesure les empereurs favorables au christianisme, et à condamner, de parti pris, tous les actes de ceux qui lui étaient contraires, ainsi que cela se peut aisément constater à l’égard de l’empereur Julien, surnommé l’Apostat. — Ce prince fut véritablement un très grand homme comme on en voit peu, ainsi qu’il arrive de ceux dont l’âme est profondément imbue des principes de la philosophie, d’après lesquels il s’était fait une loi de régler toutes ses actions ; et la vérité, c’est qu’il n’y a pas de vertu dont il n’ait donné de remarquables exemples. Sous le rapport de la chasteté, qu’il n’a cessé d’observer ainsi qu’en témoigne d’une manière irréfutable tout le cours de sa vie, on lit de lui un trait semblable à ceux attribués à Alexandre et à Scipion : plusieurs belles captives lui ayant été amenées, il ne voulut pas seulement en voir une, et il était alors à la fleur de l’âge, puisque lorsqu’il fut tué par les Parthes, il n’avait que trente et un ans. Pour ce qui est de sa justice, il prenait lui-même la peine d’entendre les parties ; et bien que, par curiosité, il s’informât auprès de ceux qui se présentaient à lui, de quelle religion ils étaient, jamais cependant l’inimitié qu’il portait à la nôtre ne fit pencher la balance à leur préjudice. Lui-même fit plusieurs bonnes lois, et il réduisit dans de notables proportions les subsides et les impositions que levaient ses prédécesseurs.

Nous avons deux historiens dignes de foi qui furent témoins oculaires de ses actes. L’un d’eux, Ammien Marcellin, critique sévèrement en divers passages de son ouvrage l’édit de ce prince, par lequel il défendait à tous les rhétoriciens et grammairiens chrétiens de tenir école et d’enseigner ; cet historien ajoute qu’il serait à souhaiter que cette action put être ensevelie dans le silence. Il est probable que si Julien avait commis quelque acte de plus grande gravité contre nous, Ammien Marcellin, qui était très affectionné à notre parti, n’eut pas oublié de le relater. A la vérité, il fut dur, mais non cruel ; les nôtres racontent eux-mêmes de lui le fait suivant. Se promenant un jour dans la banlieue de Chalcédoine, Maris, évêque de cette ville, osa l’appeler « méchant, traitre au Christ » ; Julien se borna à lui répondre : « Va-t’en, malheureux, pleure la perte de tes yeux. » A quoi, l’évêque répliqua : « Je rends grâce à Jésus-Christ de m’avoir ôté la vue, ce qui me permet de ne pas voir ton visage impudent. » L’empereur, en cette circonstance, ajoutent ceux qui rapportent le fait, fit preuve d’une patience toute philosophique. Toujours est-il que cela ne cadre guère avec les cruautés qu’on l’accuse d’avoir commises contre nous. — Eutrope, mon second témoin, dit qu’il était ennemi du christianisme, mais qu’il ne répandit pas de sang.

Sa sobriété, son application au travail, son habileté dans l’art militaire. — Pour en revenir à sa justice, il n’est rien qu’on puisse lui reprocher en dehors des rigueurs dont il usa, au commencement de son règne, contre ceux qui avaient suivi le parti de Constance, son prédécesseur. — Quant à sa sobriété, sa nourriture était constamment celle du soldat ; il vivait en pleine paix, comme quelqu’un se préparant et voulant s’habituer aux austérités de la guerre. — Sa vigilance était telle, qu’il faisait de la nuit trois ou quatre parts : il donnait la moins longue au sommeil et employait le reste à se rendre compte par lui-même de l’état de son armée, à visiter ses postes ou à étudier ; car parmi les autres qualités qui le distinguaient entre tous, il excellait dans tous les genres de littérature. — On dit d’Alexandre le Grand que, lorsqu’il était couché, de peur que le sommeil ne l’emportât sur ses méditations ou ses études, il faisait placer près de son lit un bassin, et dans l’une de ses mains qu’il laissait en dehors, tenait une petite boule de cuivre, de telle sorte que si le sommeil venait à le gagner, ses doigts se desserrant, le bruit que faisait la boule en tombant dans le bassin le réveillait. Julien était tellement à ce qu’il voulait et avait la tête si dégagée en raison de l’abstinence qu’il observait à si haut degré, qu’il n’avait pas besoin de recourir à ce moyen. — Pour ce qui est de ses qualités militaires, il fut admirable dans tout ce qui est du ressort d’un grand capitaine ; aussi fut-il, pendant presque toute sa vie, occupé à guerroyer, particulièrement avec nous, en Gaule, contre les Allemands et les Francs de la Franconie. Nous n’avons guère d’hommes, dont la mémoire ait été conservée, qui aient couru plus de dangers, et payé plus souvent de leur personne.

Sa mort a quelque similitude avec celle d’Épaminondas. — Sa mort a quelque similitude avec celle d’Épaminondas : comme lui, il fut frappé d’un javelot qu’il essaya d’arracher de sa blessure ; il l’eût fait, si les arêtes n’en avaient été tranchantes, ce qui fit qu’il se coupa et ne put se servir de sa main. En cet état, il ne cessa de demander qu’on le ramenât au combat, pour pouvoir encourager ses soldats qui, du reste, bien que hors de sa présence, disputèrent avec opiniâtreté la victoire, si bien que la nuit vint qui sépara les deux armées. Il devait à la philosophie le singulier mépris qu’il avait pour la vie et tout ce qui touche à l’humanité ; il croyait fermement à l’immortalité de l’âme.

On l’a surnommé l’Apostat ; c’est un surnom qu’il ne mérite pas, n’ayant vraisemblablement jamais été chrétien par le cœur. Il était excessivement superstitieux. — En matière de religion, il était absolument dévoyé ; on l’a surnommé l’Apostat, pour avoir abandonné le christianisme. Je crois plus vraisemblable qu’il n’y avait jamais été attaché, mais que, pour obéir aux lois, il a dissimulé jusqu’à ce qu’il ait eu l’empire en main. — Il était d’une telle superstition que ceux mêmes de son époque, qui partageaient ses croyances, s’en moquaient, et, disait-on, s’il avait été victorieux des Parthes, il eut multiplié les sacrifices au point que c’en était fait de la race des bœufs en ce monde. Il avait aussi une confiance outrée dans la science des devins et croyait aux pronostics de tous genres. Entre autres choses, à son lit de mort, il dit savoir gré aux dieux, et les en remercier, de ce qu’ils ne l’avaient pas frappé par surprise, l’ayant depuis longtemps déjà averti du lieu et de l’heure de sa fin ; et de ce qu’ils ne lui avaient pas infligé une mort molle ou lâche, telle que celle qui semble devoir être réservée aux gens oisifs et délicats, non plus qu’une mort languissante, longue et douloureuse ; et de ce qu’ils l’avaient jugé digne de mourir si honorablement, au cours de ses victoires et dans tout l’éclat de sa gloire. A deux reprises différentes, il avait eu une vision semblable à celle de Marcus Brutus : une première fois en Gaule, qui l’avait averti d’un danger qui le menaçait ; une seconde fois en Perse, un peu avant sa mort. — Quant à ces paroles qu’on lui prête, quand il se sentit frappé : « Tu as vaincu, Nazaréen ! » ou selon d’autres a Sois satisfait, Nazaréen ! » les relations de mes deux historiens ne les eussent vraisemblablement pas omises, non plus que certains autres miracles qui se seraient produits et qu’on y rattache, s’ils y eussent ajouté foi, eux qui présents à l’armée, ont noté jusqu’aux moindres accidents et propos de cette fin.

Il voulait rétablir le paganisme et détruire les chrétiens en entretenant leurs divisions par une tolérance générale. — Pour achever ce que je veux en dire : Suivant Ammien Marcellin, l’empereur Julien méditait depuis longtemps, en son cœur, de restaurer le paganisme ; mais son armée était entièrement composée de chrétiens, et il n’osa dévoiler ses projets que lorsque enfin il se vit assez fort pour oser rendre publique sa volonté ; il fit alors rouvrir les temples des dieux et essaya par tous les moyens de remettre sur pied l’idolâtrie. Pour y parvenir, trouvant à Constantinople le peuple désuni, du fait même des divisions des prélats de l’Église chrétienne, il manda ceux-ci près de lui, à son palais, et les invita instamment à assoupir ces dissensions intestines, de telle sorte que chacun put, sans obstacle et sans crainte, pratiquer[1] sa religion comme il l’entendrait. Il s’y employa avec grand soin, dans l’espérance que cette liberté augmenterait le nombre des factions et des cabales religieuses et par là empêcherait le peuple de s’unir et de tourner contre lui la force que lui auraient donnée la concorde et une entente unanime. Il avait éprouvé, par les cruautés commises par quelques chrétiens « qu’il n’y a pas de bête féroce au monde qui soit tant à redouter pour l’homme que l’homme lui-même » ; ce sont là à peu près ses propres expressions.

Nos rois, probablement par impuissance, suivent ce même système à l’égard des catholiques et des protestants. — Cette tactique de l’empereur Julien est à remarquer en ce que, pour attiser les troubles occasionnés par la discorde qui régnait dans les esprits, il mit en œuvre ce même moyen de liberté de conscience dont usent nos rois pour les apaiser. Ce qui conduit à dire que, si, d’une part, donner toute liberté d’opinions aux partis, c’est développer et semer la division, prêter la main pour ainsi dire à l’accroître en faisant tomber toute barrière, toute restriction du fait des lois qui la contiennent et l’arrêtent dans sa course ; d’un autre côté, lâcher la bride et permettre à tous les partis de manifester leurs opinions, c’est aussi les affaiblir par la facilité et la latitude qu’on leur donne, c’est émousser l’aiguillon qui les pousse et qu’affinent la rareté, la nouveauté et la difficulté. Pour l’honneur de nos rois, je préfère croire que n’ayant pu ce qu’ils auraient voulu, ils ont fait semblant de vouloir ce qu’ils pouvaient.

  1. *