Essais/édition Michaud, 1907/Livre II/Chapitre 14



Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 14
Texte 1595
Texte 1907
Comme nostre esprit s’empesche soy-mesmes.


CHAPITRE XIIII.

Comme nostre esprit s’empesche soy-mesmes.


C’est vne plaisante imagination, de conceuoir vn esprit balancé enuyes, car il qu’il ne prendra iamais party : d’autant que l’application et le choix porte inequalité de prix : et qui nous logeroit entre la bouteille et le iambon, auec egal appetit de boire et de manger, il n’y auroit sans doute remede, que de mourir de soif et de faim. Pour pouruoir à cet inconuenient, les Stoïciens, quand on leur demande d’où vient en nostre ame l’election de deux choses indifferentes (et qui fait que d’vn grand nombre d’escus nous en prenions plustost I’vn que l’autre, n’y ayant aucune raison qui nous incline à la preference) respondent, que ce mouuement de l’ame est extraordinaire et desreglé, venant en nous d’vne impulsion estrangere, accidentale, et fortuite. Il se pourroit dire, ce me semble, plustost, que aucune chose ne se presente à nous, où il n’y ait quelque difference, pour legere qu’elle soit : et que ou à la veuë, ou à l’attouchement, il y a tousiours quelque choix, qui nous tente et attire, quoy que ce soit imperceptiblement. Pareillement qui presupposera vne fisselle egallement forte par tout, il est impossible de toute impossibilité qu’elle rompe, car par où voulez vous que la faucée commence ? et de rompre par tout ensemble, il n’est pas en nature. Qui ioindroit encore à cecy les propositions geometriques, qui concluent par la certitude de leurs demonstrations, le contenu plus grand que le contenant, le centre aussi grand que sa circonference : et qui trouuent deux lignes s’approchans sans cesse l’vne de l’autre, et ne se pouuans iamais ioindre : et la pierre philosophale, et quadrature du cercle, où la raison et l’effect sont si opposites en tireroit à l’aduenture quelque argument pour secourir ce mot hardy de Pline, solum certum nihil esse certi, et homine nihil miserius aut superbius.

CHAPITRE XIV.

Comment notre esprit se crée à lui-même des difficultés.

Notre choix entre deux choses de même valeur est déterminé par si peu, qu’on est en droit d’en conclure que tout ici-bas est doute et incertitude. — C’est une plaisante idée que de concevoir l’esprit en suspens entre deux choses dont, exactement et au même degré, il souhaite la réalisation ; il est indubitable que, dans de telles conditions, il ne se décidera jamais, puisque s’il inclinait vers l’une d’elles et la choisissait, cela impliquerait une inégalité dans le prix qu’il y attache. Si, avec un égal besoin de boire et de manger, nous étions placés entre une bouteille et un jambon, nous n’aurions vraisemblablement d’autre ressource que de mourir de soif et de faim. — Pour parer à cette difficulté, quand on leur demande ce qui, en notre âme, détermine son choix entre deux choses indifférentes et fait que, dans un gros sac d’écus, nous prenons l’un plutôt que l’autre, alors[1] qu’étant tous pareils, nous n’avons pas de raison qui motive une préférence, les Stoïciens répondent que c’est l’effet d’un mouvement inconscient de l’âme qui ne peut s’expliquer, produit en nous par une impulsion étrangère, accidentelle et toute fortuite. — On pourrait plutôt dire, ce me semble, que rien ne se présente à nous sans quelque différence, si légère qu’elle soit ; et que, soit à la vue, soit au toucher, il y a toujours quelque chose qui nous tente, nous attire et détermine notre choix, bien que nous ne nous en rendions pas compte. Supposons, par exemple, qu’une ficelle soit également résistante sur toute sa longueur, il devint impossible qu’elle se rompe ; car en lequel de ses points voulez-vous qu’elle cède ; et d’autre part, il n’est pas possible que tous cèdent à la fois ? — Si à cela on joint ces propositions de la géométrie, par lesquelles on arrive à prouver par d’irréfutables démonstrations que le contenu est plus grand que le contenant, le centre d’une circonférence aussi grand que la circonférence elle-même, que deux lignes se rapprochant sans cesse l’une de l’autre n’arrivent jamais à se joindre, et aussi ces problèmes de la pierre philosophale, de la quadrature du cercle, toutes questions où la raison et ce qui est sont en opposition absolue, on y trouvera peut-être quelque argument à l’appui de cette assertion si hardie de Pline : « Il n’y a rien de certain que l’incertitude, ni rien de plus misérable et de plus fier que l’homme. »

  1. *