Essais/édition Michaud, 1907/Livre II/Chapitre 11



Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 11
Texte 1595
Texte 1907
De la cruauté.


CHAPITRE XI.

De la cruauté.


Il me semble que la vertu est chose autre, et plus noble, que les inclinations à la bonté, qui naissent en nous. Les ames reglées d’elles mesmes et bien nées, elles suyuent mesme train, et representent en leurs actions, mesme visage que les vertueuses. Mais la vertu sonne ie ne sçay quoy de plus grand et de plus actif, que de se laisser par vne heureuse complexion, doucement et paisiblement conduire à la suite de la raison. Celuy qui d’vne douceur et facilité naturelle, mespriseroit les offences receuës, feroit chose tresbelle et digne de loüange : mais celuy qui picqué et outré iusques au vif d’vne offence, s’armeroit des armes de la raison contre ce furieux appetit de vengeance, et apres vn grand conflict, s’en rendroit en fin maistre, feroit sans doubte beaucoup plus. Celuy-là fcroit bien, et cestuy-cy vertueusement : l’vne action se pourroit dire bonté, l’autre vertu. Car il semble que le nom de la vertu presuppose de la difficulté et du contraste, et qu’elle ne peut s’exercer sans partie. C’est à l’auenture pourquoy nous nommons Dieu bon, fort, et liberal, et iuste, mais nous ne le nommons pas vertueux. Ses operations sont toutes naïfues et sans effort.Des philosophes non seulement Stoiciens, mais encore Epicuriens (et cette enchere ie l’emprunte de l’opinion commune, qui est fauce, quoy que die ce subtil rencontre d’Arcesilaus, à celuy qui luy reprochoit, que beaucoup de gents passoient de son eschole en l’Epicurienne, et iamais au rebours le croy bien. Des coqs il se fait des chappons assez, mais des chappons il ne s’en fait iamais des coqs. Car à la vérité en fermeté et rigueur d’opinions et de preceptes, la secte Epicurienne ne cede aucunement à la Stoique. Et vn Stoicien reconnoissant meilleure foy, que ces disputateurs, qui pour combattre Epicurus, et se donner beau ieu, luy font dire ce à quoy il ne pensa iamais, contournans ses paroles à gauche, argumentans par la loy grammairienne, autre sens de sa façon de parler, et autre creance, que celle qu’ils sçauent qu’il auoit en l’ame, et en ses mœurs, dit qu’il a laissé d’estre Epicurien, pour cette consideration entre autres, qu’il trouue leur route trop hautaine et inaccessible et ij qui φιλήδονοι vocantur, sunt φιλόχαλοι et φιλοδίκαιοι, omnésque virtutes et colunt, et retinent). Des philosophes Stoiciens et Epicuriens, dis-ie, il y en a plusieurs qui ont iugé, que ce n’estoit pas assez d’auoir l’ame en bonne assiette, bien reglée et bien disposée à la vertu : ce n’estoit pas assez d’auoir nos resolutions et nos discours, au dessus de tous les efforts de Fortune : mais qu’il falloit encore rechercher les occasions d’en venir à la preuue : ils veulent quester de la douleur, de la necessité, et du mespris, pour les combattre, et pour tenir leur ame en haleine multum sibi adijcit virtus lacessita.C’est l’vne des raisons, pourquoy Epaminondas, qui estoit encore d’vne tierce secte, refuse des richesses que la Fortune luy met en main, par vne voye tres-legitime : pour auoir, dit-il, à s’escrimer contre la pauureté, en laquelle extreme il se maintint tousiours. Socrates s’essayoit, ce me semble, encor plus rudement, conseruant pour son exercice, la malignité de sa femme, qui est vn essay à fer esmoulu. Metellus ayant seul de tous les Senateurs Romains entrepris par l’effort de sa vertu, de soustenir la violence de Saturninus tribun du peuple à Rome, qui vouloit à toute force faire passer vne loy iniuste, en faueur de la commune : et ayant encouru par là, les peines capitales que Saturninus auoit establies contre les refusans, entretenoit ceux, qui en cette extremité, le conduisoient en la place de tels propos Que c’estoit chose trop facile et trop lasche que de mal faire ; et que de faire bien, où il n’y eust point de danger, c’estoit chose vulgaire : mais de faire bien, où il y eust danger, c’estoit le propre office d’vn homme de vertu. Ces paroles de Metellus nous representent bien clairement ce que ie vouloy verifier, que la vertu refuse la facilité pour compagne ; et que cette aisée, douce, et panchante voie, par où se conduisent les pas reglez d’vne bonne inclination de nature, n’est pas celle de la vraye vertu. Elle demande vn chemin aspre et espineux, elle veut auoir ou des difficultez estrangeres à luicter, comme celle de Metellus, par le moyen desquelles Fortune se plaist à luy rompre la roideur de sa course : ou des difficultez internes, que luy apportent les appetits desordonnez et imperfections de nostre condition.Ie suis venu iusques icy bien à mon aise : mais au bout de ce discours, il me tombe en fantasie que l’ame de Socrates, qui est la plus parfaicte qui soit venue à ma cognoissance, seroit à mon compte vne ame de peu de recommendation. Car ie ne puis conceuoir en ce personnage aucun effort de vitieuse concupiscence. Au train de sa vertu, ie n’y puis imaginer aucune difficulté ny aucune contrainte : ie cognoy sa raison si puissante et si maistresse chez luy, qu’elle n’eust iamais donné moyen à vn appetit vitieux, seulement de naistre. À vne vertu si esleuée que la sienne, ie ne puis rien mettre en teste. Il me semble la voir marcher d’vn victorieux pas et triomphant, en pompe et à son aise, sans empeschement, ne destourbier. Si la vertu ne peut luire que par le combat des appetits contraires, dirons nous donq qu’elle ne se puisse passer de l’assistance du vice, et qu’elle luy doiue cela, d’en estre mise en credit et en honneur ? Que deuiendroit aussi cette braue et genereuse volupté Epicurienne, qui fait estat de nourrir mollement en son giron, et y faire follatrer la vertu ; luy donnant pour ses iouets, la honte, les fieures, la pauureté, la mort, et les gehennes ? Si ie presuppose que la vertu parfaite se cognoist à combattre et porter patiemment la douleur, à soustenir les efforts de la goutte, sans s’esbranler de son assiette : si ie luy donne pour son obiect necessaire l’aspreté et la difficulté, que deuiendra la vertu qui sera montée à tel poinct, que de non seulement mespriser la douleur, mais de s’en esiouyr ; et de se faire chatouiller aux pointes d’vne forte colique, comme est celle que les Epicuriens ont establie, et de laquelle plusieurs d’entre eux nous ont laissé par leurs actions, des preuues tres-certaines ? Comme ont bien d’autres, que ie trouue auoir surpassé pas effect les regles mesmes de leur discipline. Tesmoing le ieune Caton.Quand ie le voy mourir et se deschirer les entrailles, ie ne me puis contenter, de croire simplement, qu’il eust lors son ame exempte totalement de trouble et d’effroy ie ne puis croire, qu’il se maintint seulement en cette desmarche, que les regles de la secte Stoique luy ordonnoient, rassise, sans esmotion et impassible : il y auoit, ce me semble, en la vertu de cet homme, trop de gaillardise et de verdeur, pour s’en arrester là. Je croy sans doubte qu’il sentit du plaisir et de la volupté, en vne si noble action, et qu’il s’y aggrea plus qu’en autre de celles de sa vie. Sic abijt è vita, vt causam moriendi nactum se esse gauderet. Ie le croy si auant, que i’entre en doubte s’il eust voulu que l’occasion d’vn si bel exploict luy fust ostée. Et si la bonté qui luy faisoit embrasser les commoditez publiques plus que les siennes, ne me tenoit en bride, ie tomberois aisément en cette opinion, qu’il scauoit bon gré à la Fortune d’auoir mis sa vertu à vne si belle espreuue, et d’auoir fauorisé ce brigand à fouler aux pieds l’ancienne liberté de sa patrie. Il me semble lire en cette action, ie ne sçay quelle esiouyssance de son ame, et vne esmotion de plaisir extraordinaire, et d’vne volupté virile, lors qu’elle consideroit la noblesse et haulteur de son entreprise :

Deliberata morte ferocior.

Non pas aiguisée par quelque esperance de gloire, comme les iugements populaires et effeminez d’aucuns hommes ont iugé : car cette consideration est trop basse, pour toucher vn cœur si genereux, si haultain et si roide, mais pour la beauté de la chose mesme en soy : laquelle il voyoit bien plus clair, et en sa perfection, luy qui en manioyt les ressorts, que nous ne pouuons faire. La Philosophie m’a faict plaisir de iuger, qu’vne si belle action eust esté indecemment logée en toute autre vie qu’en celle de Caton : et qu’à la sienne seule il appartenoit de finir ainsi. Pourtant ordonna-il selon raison et à son fils et aux Senateurs qui l’accompagnoyent, de prouuoir autrement à leur faict. Catoni, quum incredibilem natura tribuisset grauitatem, eámque ipse perpetua constantia roborauisset, sempérque in proposito consilio permansisset, moriendum potius, quàm tyranni vultus aspiciendus erat. Toute mort doit estre de mesmes sa vie. Nous ne deuenons pas autres pour mourir. I’interprete tousiours la mort par la vie. Et si on n’en recite quelqu’vne forte par apparence, attachée à vne vie foible : ie tiens qu’ell’est produitte de cause foible et sortable à sa vie.L’aisance donc de cette mort, et cette facilité qu’il auoit acquise par la force de son ame, dirons nous qu’elle doiue rabattre quelque chose du lustre de sa vertu ? Et qui de ceux qui ont la ceruelle tant soit peu teinte de la vraye Philosophie, peut se contenter d’imaginer Socrates, seulement franc de crainte et de passion, en l’accident de sa prison, de ses fers, et de sa condemnation ? Et qui ne recognoist en luy, non seulement de la fermeté et de la constance, c’estoit son assiette ordinaire que celle-là, mais encore ie ne sçay quel contentement nouueau, et vne allegresse enioüée en ses propos et façons dernieres ? A ce tressaillir, du plaisir qu’il sent à gratter sa iambe, apres que les fers en furent hors : accuse-il pas vne pareille douceur et ioye en son ame, pour estre desenforgée des incommodités passées, et à mesme d’entrer en cognoissance des choses aduenir ? Caton me pardonnera, s’il luy plaist ; sa mort est plus tragique, et plus tendue, mais cette-cy est encore, ie ne sçay comment, plus belle. Aristippus à ceux qui la plaignoyent, Les Dieux m’en enuoyent vne telle, fit-il. On voit aux ames de ces deux personnages, et de leurs imitateurs (car de semblables, ie fay grand doubte qu’il y en ait eu) vne si parfaicte habitude à la vertu, qu’elle leur est passée en complexion. Ce n’est plus vertu penible, ny des ordonnances de la raison, pour lesquelles maintenir il faille que leur ame se roidisse c’est l’essence mesme de leur ame, c’est son train naturel et ordinaire. Ils l’ont renduë telle, par vn long exercice des preceptes de la Philosophie, ayans rencontré vne belle et riche nature. Les passions vitieuses, qui naissent en nous, ne trouuent plus par où faire entrée en eux. La force et roideur de leur ame, estouffe et esteint les concupiscences, aussi tost qu’elles commencent à s’esbranler.Or qu’il ne soit plus beau, par vne haulte et diuine resolution, d’empescher la naissance des tentations ; et de s’estre formé à la vertu, de maniere que les semences niesmes des vices en soient desracinées : que d’empescher à viue force leur progrez ; et s’estant laissé surprendre aux esmotions premieres des passions, s’armer et se bander pour arrester leur course, et les vaincre et que ce second effect ne soit encore plus beau, que d’estre simplement garny d’vne nature facile et debonnaire, et desgoustée par soy mesme de la desbauche et du vice, ie ne pense point qu’il y ait doubte. Car cette tierce et derniere façon, il semble bien qu’elle rende vn homme innocent, mais non pas vertueux : exempt de mal faire, mais non assez apte à bien faire. Ioint que cette condition est si voisine à l’imperfection et à la foiblesse, que ie ne sçay pas bien comment en demesler les confins et les distinguer. Les noms mesmes de bonté et d’innocence, sont à cette cause aucunement noms de mespris.Ie voy que plusieurs vertus, comme la chasteté, sobrieté, et temperance, peuuent arriuer à nous, par deffaillance corporelle. La fermeté aux dangers, si fermeté il la faut appeller, le mespris de la mort, la patience aux infortunes, peut venir et se treuue souuent aux hommes, par faute de bien iuger de tels accidens, et ne les conceuoir tels qu’ils sont. La faute d’apprehension et la bestise, contrefont ainsi par fois les effects vertueux. Comme i’ay veu souuent aduenir, qu’on a loué des hommes, de ce, dequoy ils meritoyent du blasme. Vn Seigneur Italien tenoit vne fois ce propos en ma presence, au des-auantage de sa nation : Que la subtilité des Italiens et la viuacité de leurs conceptions estoit si grande, qu’ils preuoyoient les dangers et accidens qui leur pouuoyent aduenir, de si loing, qu’il ne falloit pas trouuer estrange, si on les voyoit sounent à la guerre prouuoir à leur seurté, voire auant que d’auoir recognu le peril : que nous et les Espagnols, qui n’estions pas si fins, allions plus outre ; et qu’il nous falloit faire voir à l’ail et toucher à la main, le danger auant que de nous en effrayer ; et que lors aussi nous n’auions plus de tenue mais que les Allemans et les Souysses, plus grossiers et plus lourds, n’auoyent le sens de se rauiser, à peine lors mesmes qu’ils estoyent accablez soubs les coups. Ce n’estoit à l’aduenture que pour rire. Si est-il bien vray qu’au mestier de la guerre, les apprentis se iettent bien souuent aux hazards, d’autre inconsideration qu’ils ne font apres y auoir esté eschauldez.


Haud ignarus, quantùm noua gloria in armis,
Et prædulce decus, primo certamine, possit.

Voyla pourquoy quand on iuge d’vne action particuliere, il faut considerer plusieurs circonstances, et l’homme tout entier qui l’a produicte, auant la baptizer.Pour dire vn mot de moy-mesme : I’ay veu quelque fois mes amis appeller prudence en moy, ce qui estoit fortune ; et estimer aduantage de courage et de patience, ce qui estoit aduantage de iugement et opinion ; et m’attribuer vn tiltre pour autre ; tantost à mon gain, tantost à ma perte. Au demeurant, il s’en faut tant que ie sois arriué à ce premier et plus parfaict degré d’excellence, où de la vertu il se faict vne habitude ; que du second mesme, ie n’en ay faict guere de preuue. Ie ne me suis mis en grand effort, pour brider les desirs dequoy ie me suis trouué pressé. Ma vertu, c’est vne vertu, ou innocence, pour mieux dire, accidentale et fortuite. Si ie fusse nay d’vne complexion plus desreglée, ie crains qu’il fust allé piteusement de mon faict : car ie n’ay essayé guere de fermeté en mon ame, pour soustenir des passions, si elles eussent esté tant soit peu vehementes. Ie ne sçay point nourrir des querelles, et du debat chez moy.Ainsi, ie ne me puis dire nul grand-mercy, dequoy ie me trouue exempt de plusieurs vices :

Si vitiis mediocribus, et mea paucis
Mendosa est natura, alioqui recta, velut si
Egregio inspersos reprehendas corpore næuos.

Ie le doy plus à ma fortune qu’à ma raison. Elle m’a faict naistre d’vne race fameuse en preud’hommie, et d’vn tres-bon pere : ie ne sçay s’il a escoulé en moy partie de ses humeurs, ou bien si les exemples domestiques, et la bonne institution de mon enfance, y ont insensiblement aydé ; ou si ie suis autrement ainsi nay,

Seu Libra, seu me Scorpius adspicit
Formidolosus, pars violentior
Natalis hora, seu tyrannus
Hesperiæ Capricornus vndæ.

Mais tant y a que la pluspart des vices ie les ay de moy mesmes en horreur. La responce d’Antisthenes à celuy, qui luy demandoit le meilleur apprentissage : Desapprendre le mal : semble s’arrester à cette image. Ie les ay, dis-ie, en horreur, d’vne opinion si naturelle et si mienne, que ce mesme instinct et impression, que i’en ay apporté de la nourrice, ie l’ay conserué, sans qu’aucunes occasions me l’ayent sceu faire alterer. Voire non pas mes discours propres, qui pour s’estre desbandez en aucunes choses de la route commune, me licentieroyent aisément à des actions, que cette naturelle inclination me fait haïr. Ie diray vn monstre : mais ie le diray pourtant. le trouue par là en plusieurs choses plus d’arrest et de regle en mes mœurs qu’en mon opinion : et ma concupiscence moins desbauchée que ma raison. Aristippus establit des opinions si hardies en faueur de la volupté et des richesses, qu’il mit en rumeur toute la philosophie à l’encontre de luy. Mais quant à ses mœurs, Dionysius le tyran luy ayant presenté trois belles garses, afin qu’il en fist le chois : il respondit, qu’il les choisissoit toutes trois, et qu’il auoit mal prins à Paris d’en preferer vne à ses compaignes. Mais les ayant couduittes à son logis, il les renuoya, sans en taster. Son vallet se trouuant surchargé en chemin de l’argent qu’il portoit apres luy : il luy ordonna qu’il en versast et iettast là, ce qui luy faschoit. Et Epicurus, duquel les dogmes sont irreligieux et delicats, se porta en sa vie tres-deuotieusement et laborieusement. Il escrit à vn sien amy, qu’il ne vit que de pain bis et d’eaue ; le prie de luy enuoyer vn peu de formage, pour quand il voudra faire quelque somptueux repas. Seroit-il vray, que pour estre bon tout à faict, il nous le faille estre par occulte, naturelle et vniuerselle proprieté, sans loy, sans raison, sans exemple ? Les desbordemens, ausquels ie me suis trouué engagé, ne sont pas Dieu mercy des pires. Ie les ay bien condamnez chez moy, selon qu’ils le valent : car mon iugement ne s’est pas trouué infecté par eux. Au rebours, ie les accuse plus rigoureusement en moy, qu’en vn autre. Mais c’est tout : car au demeurant i’y apporte trop peu de resistance, et me laisse trop aisément pancher à l’autre part de la balance, sauf pour les regler, et empescher du meslange d’autres vices, lesquels s’entretiennent et s’entre-enchainent pour la plus part les vns aux autres, qui ne s’en prend garde. Les miens, ie les ay retranchez et contrains les plus seuls, et les plus simples que i’ay peu :

nec vltra
Errorem foueo.

Car quant à l’opinion des Stoiciens, qui disent, le sage œuurer quand il œuure par toutes les vertus ensemble, quoy qu’il y en ait vne plus apparente selon la nature de l’action : (et à cela leur pourroit seruir aucunement la similitude du corps humain ; car l’action de la colere ne se peut exercer, que toutes les humeurs ne nous y aydent, quoy que la colere predomine) si de là ils veulent tirer pareille consequence ; que quand le fautier faut, il faut par tous les vices ensemble, ie ne les en croy pas ainsi simplement ; ou ie ne les entend pas car ie sens par effect le contraire. Ce sont subtilitez aiguës, insubstantielles, ausquelles la Philosophie s’arreste par fois. Ie suy quelques vices : mais i’en fuy d’autres, autant que sçauroit faire vn sainct. Aussi desaduoüent les Peripateticiens, cette connexité et cousture indissoluble et tient Aristote, qu’vn homme prudent et iuste, peut estre et intemperant et incontinant. Socrates aduoüoit à ceux qui recognoissoient en sa physionomie quelque inclination au vice, que c’estoit à la verité sa propension naturelle, mais qu’il l’auoit corrigée par discipline. Et les familiers du philosophe Stilpo disoient, qu’estant nay subject au vin et aux femmes, il s’estoit rendu par estude tresabstinent de l’vn et de l’autre.Ce que i’ay de bien, ie l’ay au rebours, par le sort de ma naissance : ie ne le tiens ny de loy ny de precepte ou autre apprentissage. L’innocence qui est en moy, est vne innocence niaise ; peu de vigueur, et point d’art. Ie hay entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par iugement, comme l’extremne de tous les vices. Mais c’est iusques à telle mollesse, que ie ne voy pas esgorger vn poulet sans desplaisir, et ois impatiemment gemir vn lieure sous les dents de mes chiens : quoy que ce soit vn plaisir violent que la chasse. Ceux qui ont à combattre la volupté, vsent volontiers de cet argument, pour montrer qu’elle est toute vitieuse et des-raisonnable, que lors qu’elle est en son plus grand effort, elle nous maistrise de façon, que la raison n’y peut auoir accez : et alleguent l’experience que nous en sentons en l’accointance des femmes,

Cum iam præsagit gaudia corpus,
Atque in eo est Venus, vt muliebria conserat arua.

où il leur semble que le plaisir nous transporte si fort hors de nous, que nostre discours ne sçauroit lors faire son office tout perclus et raui en la volupté.Ie sçay qu’il en peut aller autrement ; et qu’on arriuera par fois, si on veut, à reietter l’ame sur ce mesme instant, à autres pensemens : mais il la faut tendre et roidir d’aguet. le sçay qu’on peut gourmander l’effort de ce plaisir, et m’y cognoy bien, et n’ay point trouué Venus si imperieuse Deesse, que plusieurs et plus reformez que moy, la tesmoignent. Ie ne prens pour miracle, comme faict la Royne de Nauarre, en l’vn des comptes de son Heptameron, qui est vn gentil liure pour son estoffe, ny pour chose d’extreme difficulté, de passer des nuicts entieres, en toute commodité et liberté, auec vne maistresse de long temps desirée, maintenant la foy qu’on luy aura engagée de se contenter des baisers et simples attouchemens. Ie croy que l’exemple du plaisir de la chasse y seroit plus propre : comme il y a moins de plaisir, il y a plus de rauissement, et de surprinse, par où nostre raison estonnée perd ce loisir de se preparer à l’encontre : lors qu’apres vne longue queste, la beste vient en sursaut à se presenter, en lieu où à l’aduenture, nous l’esperions le moins. Cette secousse, et l’ardeur de ces huées, nous frappe, si qu’il seroit malaisé à ceux qui ayment cette sorte de petite chasse, de retirer sur ce point la pensée ailleurs. Et les poëtes font Diane victoricuse du brandon et des flesches de Cupidon.

Quis non malarum, quas amor curas habet,
Hæc inter obliuiscitur ?

Pour reuenir à mon propos, ie me compassionne fort tendrement des afflictions d’autruy, et pleurerois aisément par compagnie, si pour occasion que ce soit, ie sçauois pleurer. Il n’est rien qui tente mes larmes que les larmes : non vrayes seulement, mais comment que ce soit, ou feintes, ou peintes. Les morts ie ne les plains guere, et les enuierois plustost ; mais ie plains bien fort les mourans. Les Sauuages ne m’offensent pas tant, de rostir et manger les corps des trespassez, que ceux qui les tourmentent et persecutent viuans. Les executions mesme de la iustice, pour raisonnables qu’elles soient, ie ne les puis voir d’vne veuë ferme. Quelqu’vn ayant à tesmoigner la clemence de Julius Cæsar : Il estoit, dit-il, doux en ses vengeances : ayant forcé les pyrates de se rendre à luy, qui l’auoient auparauant pris prisonnier et mis à rançon ; d’autant qu’il les auoit menassez de les faire mettre en croix, il les y condamna ; mais ce fut apres les auoir faict estrangler. Philomon son secretaire, qui l’auoit voulu empoisonner, il ne le punit pas plus aigrement que d’vne mort simple. Sans dire qui est cet autheur Latin, qui ose alleguer pour tesmoignage de clemence, de seulement tuer ceux, desquels on a esté offencé, il est aisé à deuiner qu’il est frappé des vilains et horribles exemples de cruauté, que les tyrans Romains mirent en vsage.Quant à moy, en la iustice mesme, tout ce qui est au delà de la mort simple, me semble pure cruauté. Et notamment à nous, qui deurions auoir respect d’en enuoyer les ames en bon estat ; ce qui ne se peut, les ayant agitées et desesperées par tourmens insupportables. Ces iours passés, vn soldat prisonnier, ayant apperceu d’vne tour où il estoit, que le peuple s’assembloit en la place, et que des charpantiers y dressoient leurs ouurages, creut que c’estoit pour luy et entré en la resolution de se tuer, ne trouua qui l’y peust secourir, qu’vn vieux clou de charrette, rouillé, que la Fortune luy offrit. Dequoy il se donna premierement deux grands coups autour de la gorge : mais voyant que ce auoit esté sans effect : bien tost apres, il s’en donna vn tiers, dans le ventre, où il laissa le clou fiché. Le premier de ses gardes, qui entra où il estoit, trouua en cet estat, viuant encores mais couché et tout affoibly de ses coups. Pour emploier le temps auant qu’il deffaillist, on se hasta de luy prononcer sa sentence. Laquelle ouïe, et qu’il n’estoit condamné qu’à auoir la teste tranchée, il sembla reprendre vn nouucau courage accepta du vin, qu’il auoit refusé : remercia ses iuges de la douceur inesperée de leur condemnation. Qu’il auoit prins party, d’appeller la mort, pour la crainte d’vne mort plus aspre et insupportable ayant conceu opinion par les apprests qu’il auoit veu faire en la place, qu’on le vousist tourmenter de quelque horrible supplice : et sembla estre deliuré de la mort, pour l’auoir changée.Ie conseillerois que ces exemples de rigueur, par le moyen desquels on veut tenir le peuple en office, s’exerçassent contre les corps des criminels. Car de les voir priuer de sepulture, de les voir bouillir, et mettre à quartiers, cela toucheroit quasi autant le vulgaire, que les peines, qu’on fait souffrir aux viuans ; quoy que par effect, ce soit peu ou rien, comme Dieu dit, Qui corpus occidunt, et postea non habent quod faciant. Et les poëtes font singulierement valoir l’horreur de cette peinture, et au dessus de la mort,

Heu ! reliquias semiassi regis, denudatis ossibus,
Per terram sanie delibutas fœdè diuexarier.

Ie me rencontray vn iour à Rome, sur le point qu’on deffaisoit Catena, vn voleur insigne on l’estrangla sans aucune emotion de l’assistance, mais quand on vint à le mettre à quartiers, le bourreau ne donnoit coup, que le peuple ne suiuist d’vne voix pleintiue, et d’vne exclamation, comme si chacun eust presté son sentiment à cette charongne. Il faut exercer ces inhumains excez contre l’escorce, non contre le vif. Ainsin amollit, en cas aucunement pareil, Artaxerxes, l’aspreté des loix anciennes de Perse ; ordonnant que les Seigneurs qui auoyent failly en leur estat, au lieu qu’on les souloit fouetter, fussent despouillés, et leurs vestemens foüettez pour eux ; et au lieu qu’on leur souloit arracher les cheueux, qu’on leur ostast leur hault chappeau seulement. Les Ægyptiens si deuotieux, estimoyent bien satisfaire à la iustice diuine, luy sacrifians des pourceaux en figure, et representez. Inuention hardie, de vouloir payer en peinture et en ombrage Dieu, substance si essentielle.Ie vy en vne saison en laquelle nous abondons en exemples incroyables de ce vice, par la licence de noz guerres ciuiles : et ne voit on rien aux histoires anciennes, de plus extreme, que ce que nous en essayons tous les iours. Mais cela ne m’y a nullement appriuoisé. À peine me pouuoy-ie persuader, auant que ie l’eusse veu, qu’il se fust trouué des amies si farouches, qui pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre ; hacher et destrancher les membres d’autruy ; aiguiser leur esprit à inuenter des tourmens inusitez, et des morts nouuelles, sans inimitié, sans proufit, et pour cette seule fin, de iouir du plaisant spectacle, des gestes, et mouuemens pitoyables, des gemissemens, et voix lamentables, d’vn homme mourant en angoisse. Car voyla l’extreme poinct, où la cruauté puisse atteindre. Vt homo hominem, non iratus, non timens, tantum spectaturus occidat.De moy, ie n’ay pas sçeu voir seulement sans desplaisir, poursuiure et tuer vne beste innocente, qui est sans deffence, et de qui nous ne receuons aucune offence. Et comme il aduient communement que le cerf se sentant hors d’haleine et de force, n’ayant plus autre remede, se reiette et rend à nous mesmes qui le poursuiuons, nous demandant mercy par ses larmes,

quæstuque cruentus,
Atque imploranti similis,

ce m’a tousiours semblé vn spectacle tres-deplaisant. Ie ne prens guere beste en vie, à qui ie ne redonne les champs. Pythagoras les achetoit des pescheurs et des oyseleurs, pour en faire autant.

Primoque à cæde ferarum
Incaluisse puto maculatum sanguine ferrum.

Les naturels sanguinaires à l’endroit des bestes, tesmoignent vne propension naturelle à la cruauté. Apres qu’on se fut appriuoisé à Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs. Nature a, ce crains-ie, elle mesme attaché à l’homme quelque instinct à l’inhumanité. Nul ne prent son esbat à voir des bestes s’entreiouer et caresser ; et nul ne faut de le prendre à les voir s’entredeschirer et desmembrer. Et afin qu’on ne se moque de cette sympathie que i’ay auec elles, la theologie mesme nous ordonne quelque faucur en leur endroit. Et considerant, qu’vn mesme maistre nous a logez en ce palais pour son seruice, et qu’elles sont, comme nous, de sa famille ; elle a raison de nous enjoindre quelque respect et affection enuers elles.Pythagoras emprunta la metempsychose, des Ægyptiens, mais depuis elle a esté receuë par plusieurs nations, et notamment par nos Druides :

Morte carent animæ ; sempérque priore relicta
Sede, nouis domibus viuunt, habitántque receptæ.

La religion de noz anciens Gaulois, portoit que les ames estans eternelles, ne cessoyent de se remuer et changer de place d’vn corps à vn autre méslant en outre à cette fantasie, quelque consideration de la iustice diuine. Car selon les desportemens de l’ame, pendant qu’elle auoit esté chez Alexandre, ils disoient que Dieu luy ordonnoit vn autre corps à habiter, plus ou moins penible, et rapportant à sa condition :

Muta ferarum
Cogit vincla pati : truculentos ingerit vrsis,
Prædonésque lupis, fallaces vulpibus addit.

Atque vbi per varios annos, per mille figuras
Egit, Lethao purgatos flumine, tandem
Rursus ad humanæ reuocat primordia formæ.

Si elle auoit esté vaillante, la logeoient au corps d’vn lyon ; si voluptueuse, en celuy d’vn pourceau ; si lasche, en celuy d’vn cerf ou d’vn lieure ; si malitieuse, en celuy d’vn renard ; ainsi du reste ; iusques à ce que purifiée par ce chastiement, elle reprenoit le corps de quelque autre homme ;

Ipse ego, nam memini, Troiani tempore belli,
Panthoides Euphorbus eram.

Quant à ce cousinage là d’entre nous et les bestes, ie n’en fay pas grande recepte ny de ce aussi que plusieurs nations, et notamment des plus anciennes et plus nobles, ont non seulement receu des bestes à leur société et compagnie, mais leur ont donné vn rang bien loing au dessus d’eux ; les estimans tantost familieres, et fauories de leurs Dieux, et les ayans en respect et reuerence plus qu’humaine ; et d’autres ne recognoissans autre Dieu, ny autre diuinité qu’elles. Belluæ à barbaris propter beneficium consecratæ :

Crocodilon adorat
Pars hæc, illa pauet saturam serpentibus ibin,
Effigies sacri hic nitet aurea cercopitheci ;
hic piscem fluminis, illic
Oppida tota canem venerantur.

Et l’interpretation mesme que Plutarque donne à cet erreur, qui est tresbien prise, leur est encores honorable. Car il dit, que ce n’estoit le chat, ou le bœuf, pour exemple, que les Ægyptiens adoroyent ; mais qu’ils adoroyent en ces bestes là, quelque image des facultez diuines. En cette-cy la patience et l’vtilité : en cette-la, la viuacité, ou comme noz voisins les Bourguignons auec toute l’Allemaigne, l’impatience de se voir enfermez : par où ils representoyent la liberté, qu’ils aymoient et adoroient au delà de toute autre faculté diuine, et ainsi des autres. Mais quand ie rencontre parmy les opinions plus moderées, les discours qui essayent à montrer la prochaine ressemblance de nous aux animaux : et combien ils ont de part à nos plus grands priuileges ; et auec combien de vray-semblance on nous les apparie ; certes i’en rabats beaucoup de nostre presomption, et me demets volontiers de cette royauté imaginaire, qu’on nous donne sur les autres creatures.Quand tout cela en seroit à dire, si y a-il vn certain respect, qui nous attache, et vn general deuoir d’humanité, non aux bestes seulement, qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mesmes et aux plantes. Nous deuons la justice aux hommes, et la grace et la benignité aux autres creatures, qui en peuuent estre capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle. Ie ne crain point à dire la tendresse de ma nature si puerile, que ie ne puis pas bien refuser à mon chien la feste, qu’il m’offre hors de saison, ou qu’il me demande. Les Turcs ont des aumosnes et des hospitaux pour les bestes : les Romains auoient vn soing public de la nourriture des oyes, par la vigilance desquelles leur Capitole auoit esté sauué les Atheniens ordonnerent que les mules et mulets, qui auoyent seruy au bastiment du temple appellé Hecatompedon, fussent libres, et qu’on les laissast paistre par tout sans empeschement. Les Agrigentins auoyent en vsage commun, d’enterrer serieusement les bestes, qu’ils auoient eu cheres : comme les cheuaux de quelque rare merite, les chiens et les oyseaux vtiles : ou mesme qui auoyent seruy de passe-temps à leurs enfans. Et la magnificence, qui leur estoit ordinaire en toutes autres choses, paroissoit aussi singulierement, à la sumptuosité et nombre des monuments esleuez à cette fin qui ont duré en parade, plusieurs siecles depuis. Les Ægyptiens enterroyent les loups, les ours, les crocodiles, les chiens, et les chats, en lieux sacrés : embausmoyent leurs corps, et portoyent le deuil à leurs trespas. Cimon fit vne sepulture honorable aux iuments, auec lesquelles il auoit gaigné par trois fois le prix de la course aux ieux Olympiques. L’ancien Xanthippus fit enterrer son chien sur vn chef, en la coste de la mer, qui en a depuis retenu le nom. Et Plutarque faisoit, dit-il, conscience, de vendre et enuoyer à la boucherie, pour vn leger profit, vn bœuf qui l’auoit long temps seruy.

CHAPITRE XI.

De la cruauté.

La bonté a l’apparence de la vertu ; caractères qui les différencient. — Il me semble que la vertu est chose autre et plus noble que le penchant à la bonté qui est naturellement en nous. Les âmes bien équilibrées dont l’éducation a été bonne, se comportent comme les âmes vertueuses, les actions des unes et des autres se ressemblent ; mais la vertu se distingue par je ne sais trop quoi de plus grand, de plus actif que de se laisser, sous l’influence d’un heureux naturel, doucement et paisiblement mener par la raison. Celui qui, par douceur et indifférence inhérentes à son tempérament, méprise les offenses, fait une chose très belle et digne d’éloges ; mais celui qui, piqué au vif et profondément irrité par une offense, chez lequel la raison combat un furieux désir de vengeance, qu’après une longue lutte il parvient à surmonter, fait, sans aucun doute, beaucoup mieux encore. Celui-là agit bien, celui-ci vertueusement ; l’acte du premier est de la bonté, celui du second de la vertu. Il semble que la vertu présuppose de la difficulté et de l’opposition, et qu’elle ne peut exister que s’il y a lutte. C’est peut-être pour cela que nous qualifions Dieu de bon, de fort, de libéral, de juste, mais non de « vertueux », parce que tout ce qu’il fait lui est naturel et qu’il n’a besoin d’aucun effort pour le faire.

Des philosophes, non seulement des Stoïciens mais même des Épicuriens, ont jugé qu’il ne suffit pas que l’âme soit animée de bons sentiments, voit juste et soit pleinement disposée à la pratique de la vertu, que par nos résolutions et nos discours nous nous élevions au-dessus des vicissitudes de la fortune, ils veulent encore que nous recherchions les occasions d’en faire la preuve, et ils vont au-devant de la douleur, de la misère, du mépris, afin de les combattre et de tenir leur âme en haleine : « La vertu s’affermit par la lutte (Sénèque). » — J’ai dit des Stoïciens, et même aussi des Épicuriens, suivant à cet égard l’opinion commune qui place les premiers au-dessus des seconds, et cela bien à tort, quoi qu’en dise Arcésilas dans cette boutade spirituelle par laquelle il répondait à quelqu’un qui lui faisait la remarque que beaucoup de gens passaient de son école à celle d’Épicure,[1] mais que l’inverse ne se produisait jamais : « Je crois bien ; avec des coqs on fait assez de chapons, avec des chapons on n’a jamais fait de coqs. » La vérité est que la secte d’Épicure ne le cède en rien, comme fermeté et rigidité de principes et de préceptes, à celle de Zénon. Quelqu’un de cette dernière école, de meilleure foi que ceux qui dénigrent Épicure et qui, pour le combattre et se donner beau jeu, lui font dire ce qu’il n’a jamais pensé, interprètent ses paroles de travers, s’armant des règles de la grammaire pour y trouver un sens tout autre que celui suivant lequel il professait et des idées qu’ils savent contraires à ce qu’il pensait et mettait en pratique, disait que, entre autres considérations qui avaient fait qu’il n’avait pas voulu être épicurien, la voie qu’ils suivent, placée à trop grande hauteur, lui paraissait inaccessible, « car ceux qu’on appelle « les amoureux de la volupté », le sont en effet « de l’honnêteté et de la justice », et respectent et pratiquent toutes les vertus (Cicéron) ».

C’est par les combats qu’elle livre que la vertu se perfectionne. — C’est parce que la vertu s’affermit par la lutte, qu’Epaminondas, qui était cependant d’une autre secte que les deux que je viens de citer, refuse les richesses que, très légitimement, la fortune lui met en mains, pour avoir sujet, dit-il, de lutter contre la pauvreté qui, chez lui, était grande et dont il ne sortit jamais. — Socrate était, ce me semble, soumis à plus rude épreuve encore, ayant affaire à une femme méchante qui, toujours appliquée à le tourmenter, était en quelque sorte pour lui comme un piège constamment tendu. ― À Rome, Métellus, n’écoutant que la voix de la vertu, seul de tous les sénateurs résistait aux violences du tribun du peuple Saturninus qui voulait à toute force faire passer en faveur des plébéiens une loi injuste. Ayant, de ce fait, encouru la peine capitale portée par ce tribun contre quiconque y ferait opposition, il tenait à ceux qui le conduisaient au lieu du supplice, des propos de cette nature : « Il est bien facile de mal faire et cela demande peu de courage ; faire le bien sans courir de risques, est chose vulgaire ; faire bien, alors qu’il y a danger à le faire, est le propre de l’homme vertueux. » Ces paroles nous peignent très clairement ce que je voulais établir que la vertu n’admet pas la facilité pour compagne ; et que cette voie aisée, commode, à pente douce sur laquelle nous sommes naturellement entraînés, n’est pas celle que suit la véritable vertu, son chemin à elle est ardu et épineux. Il lui faut la lutte, soit contre les difficultés qui naissent en dehors de nous comme dans le cas de Métellus vis-à-vis duquel la fortune s’est plu à interrompre les peines de la vie, soit contre les difficultés intimes produites en nous par nos appétits désordonnés et les imperfections de notre nature.

Dans les âmes touchant à la perfection, la vertu est facile à pratiquer parce qu’elle y est à l’état d’habitude. — Jusqu’ici ma thèse marche bien ; mais voilà que je m’aperçois qu’à ce compte, l’âme de Socrate, qui est pourtant la plus parfaite qui soit à ma connaissance, ne serait pas très recommandable ; car je ne puis concevoir qu’il ait jamais été en proie à des désirs condamnables ; étant donnée sa vertu, je n’imagine pas qu’il ait éprouvé de difficulté à la pratiquer et que, pour cela, il ait dû entrer en lutte avec lui-même. Sa raison était si grande et il avait un tel empire sur lui, qu’elle n’a jamais dû seulement laisser naître en lui le moindre appétit répréhensible ; sa vertu était si haute, que je ne puis supposer que rien de blâmable ait existé chez lui et je me la représente marchant constamment d’un pas victorieux et triomphant, solennel, sans embarras, sans que quoi que ce soit l’arrête ou la trouble. — Si, pour exister, la vertu a besoin de luttes contre les passions contraires, en conclurons-nous qu’elle ne peut se passer du concours du vice et qu’il lui est indispensable pour qu’elle obtienne le crédit et l’honneur en lesquels on la tient ? Que vaudrait alors cette brave et généreuse volupté que prône Épicure, qui a pour la vertu des sentiments maternels, qu’elle élève pour ainsi dire sur ses genoux, folâtrant avec elle, lui donnant pour jouets la honte, les fièvres, la pauvreté, la mort, les cachots ? — Si j’admets que la vertu parfaite se reconnaît dans la manière dont elle combat la douleur, dans la patience avec laquelle, sans en être émue, elle supporte les violences de la goutte ; si l’âpreté et la difficulté sont les conditions essentielles de son existence, qu’est-ce donc alors que cette vertu montée à un diapason tel, que non seulement elle méprise la souffrance, mais s’en réjouit et se délecte sous l’étreinte d’une violente colique ; cette vertu qui est celle dont les Épicuriens ont posé le principe auquel nombre d’entre eux ont d’une façon incontestable conformé leurs actes, et que bien d’autres qu’eux ont même outrepassé, comme par exemple Caton le jeune ?

Combien est belle la mort de Caton d’Utique ! — Quand je vois Caton se déchirer les entrailles lorsqu’il se donne la mort, je ne puis croire que c’est simplement parce que son âme était absolument exempte de trouble et d’effroi, ni penser qu’il agissait ainsi uniquement pour obéir aux règles posées par les Stoïciens, qui voulaient que l’acte qu’il accomplissait le fut de propos délibéré, sans émotion, sans que son impassibilité se démentit. Il devait, j’estime, y avoir dans sa vertu trop d’énergie, elle était de trop bonne trempe pour s’en tenir là ; et je crois plutôt qu’il trouvait plaisir et volupté dans l’accomplissement de cette si noble action, et qu’il s’y complut plus que dans toute autre de son existence : « Il sortit de la vie, heureux d’avoir trouvé un prétexte de se donner la mort (Cicéron). » Je le crois si bien, que je doute qu’il eût voulu que cette occasion d’un si bel exploit ne se présentât pas ; j’en demeurerais convaincu, n’était sa hauteur de sentiments qui lui faisait placer le bien public au-dessus du sien propre ; et je suis persuadé qu’il sut gré à la fortune, puisqu’elle favorisait un brigand foulant aux pieds les antiques libertés de sa patrie, de lui avoir réservé à lui-même une si belle épreuve. Il me semble voir, dans sa conduite en cette circonstance, je ne sais quelle satisfaction intime de son âme qui devait éprouver un plaisir extraordinaire, une mâle volupté, lorsqu’elle considérait la noblesse et l’élévation de ce qu’il allait faire, « d’autant plus fière, qu’il avait résolu de mourir (Horace) », soutenu non par le désir d’acquérir de la gloire, comme l’ont prétendu quelques-uns, le jugeant comme peuvent le faire les masses toujours portées à voir les choses par leur petit côté : c’eût été là un motif indigne de ce cœur si généreux, si haut placé, si scrupuleux, mais par la beauté de l’acte lui-même dont il appréciait la sublimité mieux que nous ne pouvons le faire, parce que plus que personne il en connaissait les mobiles. Les philosophes, à ma grande satisfaction, ont estimé que cette action si belle, n’eût été chez personne mieux en place que dans la vie de Caton, qu’à lui seul il appartenait de finir ainsi ; et néanmoins, il eut également raison d’ordonner à son fils et aux sénateurs qui l’accompagnaient de prendre une résolution autre : « Caton, qui avait reçu de la nature une sévérité incroyable, qui, par une perpétuelle constance et l’immuabilité de ses principes, avait encore affermi son caractère, devait mourir plutôt que de soutenir la vue d’un tyran (Cicéron). » — Toute mort doit être conforme à la vie à laquelle elle met un terme ; au moment de mourir, nous ne devenons pas autres que nous n’étions. Je juge toujours de la mort par la vie et, si on vient à m’en citer quelqu’une témoignant de l’énergie, consécutive à une vie faible, je tiens que ce n’est là qu’un effet d’apparence et qu’elle n’en a pas moins une cause entachée de faiblesse, assortie à cette vie.

La gaîté qui accompagne la mort de Socrate met celle-ci au-dessus de celle de Caton. — De ce que la mort de Caton s’est accomplie dans d’heureuses conditions, de ce qu’elle lui a été rendue facile par la force d’âme qu’il avait acquise, cela diminue-t-il le mérite transcendant de sa vertu ? Qui, parmi ceux tant soit peu imbus des vrais principes de la philosophie, se borne à se représenter Socrate uniquement exempt de crainte et de passions, lorsqu’il fut jeté en prison, chargé de fers, puis condamné ? Qui ne reconnaît en lui, outre la fermeté et la constance qui étaient le propre de sa vie ordinaire, une sorte de satisfaction nouvelle, de joie manifeste dans ses entretiens et sa manière d’être, lorsqu’il approche de sa fin ? Le tressaillement de plaisir qu’il éprouve à se frotter la jambe quand ses fers viennent de lui être ôtés, n’est-ce pas un reflet du contentement, du bonheur que son âme ressent d’être dégagée des incommodités du passé et de l’approche du moment où l’avenir va se révéler à elle ! Caton me pardonnera, je l’espère : sa mort est plus tragique et frappe davantage que celle de Socrate, mais celle-ci est, je ne sais pourquoi, encore plus belle. Aristippe, répondant à ceux qui le plaignaient, disait : « Puissent les dieux m’en accorder une pareille ! » Chez ces deux personnages, Caton et Socrate, et chez ceux qui marchent sur leurs traces (car pour de semblables je doute qu’il en ait jamais existé), la pratique constante de la vertu l’a rendue partie intégrante d’eux-mêmes, l’âme n’a plus besoin de faire effort pour obéir à la raison ; il est dans son essence même qu’il en soit ainsi, c’est un état naturel qui lui est ordinaire, et elle en est arrivée là par une longue pratique des préceptes de la philosophie appliqués par une belle et riche nature. Les mauvaises passions qui s’emparent de nous, n’ont point accès en eux, où la force et la rigidité des principes étouffent et éteignent les désirs malsains dès qu’ils commencent à germer.

Différents degrés de vertu. — Or, il faut reconnaître qu’il est plus beau, grâce à une haute et divine résolution, d’empêcher les tentations de naître et de se former à la vertu en étouffant le vice dans son germe que de s’opposer aux progrès du mal, de s’armer et de faire effort pour l’arrêter dans sa course et en triompher quand une fois on s’est laissé aller aux premières émotions des passions. Cette seconde façon de se conduire est elle-même, sans doute possible, plus méritoire que d’être simplement d’un tempérament facile et débonnaire, éloigné par nature de la débauche et du vice. Dans cette troisième et dernière hypothèse, l’homme, ce me semble, peut demeurer innocent mais il n’est pas vertueux, il est exempt de faire le mal mais sans énergie suffisante pour faire le bien, et cela lui constitue un état voisin de l’imperfection et de la faiblesse dont les limites sont si difficiles à distinguer, que ces mots mêmes de « Bonté » et « Innocence » n’éveillent plus en nous en quelque sorte qu’une idée de mépris.

Certaines vertus nous sont attribuées qui ne proviennent que de la faiblesse de nos facultés. — Je constate que plusieurs vertus, telles que la chasteté, la sobriété, la tempérance, peuvent être produites en nous par un affaiblissement de nos facultés corporelles ; la fermeté dans les dangers (si cela peut s’appeler de la fermeté), le mépris de la mort, la résignation dans le malheur, peuvent provenir et proviennent souvent de ce que l’homme ne juge pas bien de ces accidents et ne les conçoit pas tels qu’ils sont ; c’est ainsi que faute de comprendre et par bêtise, on semble parfois être vertueux, et que j’ai vu louer des gens de choses pour lesquelles ils étaient à blâmer. — Un seigneur italien a tenu un jour devant moi le propos suivant, peu à l’avantage de sa nation : « La subtilité d’esprit des Italiens, disait-il, et la vivacité de leurs conceptions sont si grandes, ils prévoient de si loin les dangers et accidents qui peuvent leur advenir, qu’il n’est pas étrange qu’on les voie si souvent, à la guerre, pourvoir à leur sûreté avant même d’avoir reconnu le péril. Les Espagnols et nous qui ne sommes pas si fins, allons plus avant ; il nous faut voir de nos propres yeux, toucher le danger avec la main, pour que nous nous en effrayions ; mais, à partir de ce moment, nous n’avons pas meilleure tenue. Pour ce qui est des Allemands et des Suisses, plus grossiers et plus lourds, ils ont à peine l’esprit de se raviser, quand les coups commencent à pleuvoir sur eux. » C’était peut-être là une plaisanterie ; il n’en est pas moins vrai qu’à la guerre, les débutants se risquent souvent avec une imprudence bien autrement grande qu’ils ne le font après avoir été échaudés : « On sait ce que peuvent sur un guerrier la soif de la gloire et l’espoir caressé d’un premier triomphe (Virgile). » Et c’est pourquoi, lorsqu’on juge une action particulière, il faut considérer les circonstances au milieu desquelles elle s’est produite, et dans son entier l’homme qui en est l’auteur, avant de se prononcer sur la qualification à lui donner.

Montaigne déclare qu’il a dû à son tempérament, plus qu’aux efforts faits pour résister, de n’avoir pas cédé à ses passions, et qu’il était plus réglé dans ses mœurs que dans ses pensées. — Un mot sur moi-même à ce propos. J’ai vu quelquefois mes amis appeler « prudence » ce qui, chez moi, n’était qu’une chance heureuse, et considérer comme un résultat de mon courage et de ma patience ce qui était un effet de mon jugement et de l’opinion que je m’étais faite de la situation, m’attribuant ainsi un titre pour un autre, tantôt à mon avantage, tantôt à mon détriment. Du reste, il s’en faut de tant que j’en sois arrivé à cet état qui tient le premier rang et réalise la perfection, où la vertu est passée en habitude, que je n’ai même donné que peu de preuves d’avoir atteint le degré précédent, n’ayant jamais fait grand effort pour contenir les désirs qui ont pu m’assaillir. Ma vertu n’est que de l’innocence ou, pour mieux dire, une vertu tout accidentelle et fortuite. Si j’étais venu au monde avec un tempérament plus ardent, j’aurais été en fort mauvaise posture, je le crains, car je n’ai guère trouvé en moi une fermeté d’âme capable de refréner mes passions, pour peu qu’elles aient été tant soit peu violentes ; les querelles et débats à soutenir en moi-même ne sont pas mon fait.

Je n’ai donc pas grand mérite à ne pas avoir certains vices. « Si ma nature est bonne et si je n’ai que quelques légers défauts, comme un beau visage peut avoir des taches légères (Horace) », je le dois moins à la raison qu’à la fortune. Celle-ci m’a fait naître d’une race réputée pour son honorabilité et d’un excellent père ; je ne sais s’il m’a passé en partie son caractère, si les exemples de ma famille, la bonne éducation que j’ai reçue dans mon enfance, y ont insensiblement aidé, ou bien si je suis né dans ces dispositions ; « Que je sois venu au monde sous le signe de la Balance, sous celui du Scorpion dont le regard est si funeste au moment de la naissance, ou sous celui du Capricorne qui règne en tyran sur les mers d’Occident (Horace) », ce qu’il y a de certain, c’est que de moi-même j’ai la plupart des vices en horreur. Le mot d’Antisthènes à quelqu’un qui lui demandait quel est le meilleur apprentissage de la vie : « Désapprendre le mal », ne semble pas applicable à mon cas. La répulsion que j’en ressens part d’un sentiment qui m’est si naturel et si personnel que cet instinct, cette impression qui remontent à mes premiers ans, sont demeurés sans qu’aucune circonstance ait pu les modifier, bien que, mes principes se départant sur quelques points de leur rigorisme, je me laisse aller, comme tout le monde, à des actes que ma nature intime réprouve. Cela peut paraître une énormité, il n’en est pas moins vrai que j’ai sur certaines choses plus de retenue et de règle dans mes mœurs que dans ma manière de voir, et que mes désirs ont moins que ma raison de propension à la débauche. — Aristippe, qui émet en faveur de la volupté et des richesses, des idées tellement hardies qu’elles ont mis en émoi et soulevé contre lui tous les philosophes, était tout autre dans sa vie privée : Denys le tyran lui ayant présenté trois belles filles pour qu’il fit son choix, il lui répond qu’il les choisit toutes les trois, Pâris s’étant trop mal trouvé d’en avoir préféré une aux deux autres ; mais, arrivé chez lui, il les renvoie sans y toucher. Son valet, l’accompagnant dans un voyage, trouvait avoir trop grosse charge de l’argent qu’il portait ; il lui dit d’en retirer ce qui pouvait l’embarrasser et de le laisser sur le bord du chemin. — Épicure, dont les dogmes sont irréligieux et nous incitent plutôt à bien jouir de la vie, vécut très attaché aux pratiques religieuses et adonné au travail. Nous le voyons écrire à un de ses amis qu’il ne vit que de pain bis et d’eau et qu’il le prie de lui envoyer un morceau de fromage, pour lui procurer la possibilité de faire à un moment donné un repas somptueux. — Serait-il donc vrai que, pour être tout à fait bon, il faille que nous y soyons porté par une disposition naturelle qui s’empare complètement de nous, dont nous n’avons pas conscience et à laquelle ni les lois, ni le raisonnement, ni l’exemple ne peuvent rien !

Mes propres débordements n’ont pas été, Dieu merci, des plus répréhensibles ; je les ai condamnés, comme ils le méritaient, car mon jugement ne s’en est pas trouvé faussé ; [2] il les a même blâmés chez moi plus que chez tout autre, mais c’est tout. Je conviens que j’y oppose bien peu de résistance et que je me laisse aisément entraîner par eux, sauf à en prévenir les abus et empêcher qu’ils ne dégénèrent en excès de toute nature parce que, volontiers, si on n’y prend garde, les différents vices naissent les uns des autres et finissent par agir simultanément. Je me suis efforcé de restreindre les miens, de les isoler, de les simplifier de mon mieux, « sauf cela, je ne suis pas vicieux (Juvénal) ».

Il estime que pour être adonné à un vice on n’est pas nécessairement sujet à tous autres. — Les Stoïciens disent que « lorsque le sage agit, toutes les vertus qui sont en lui, participent à l’action, bien qu’il y en ait une qui, suivant la nature de l’acte, semble avoir un effet prédominant ». Nous retrouvons quelque chose de semblable dans le corps humain, qui ne peut, par exemple, s’abandonner à la colère, sans que toutes ses humeurs ne soient en mouvement, cette passion elle-même ne cessant de prédominer. De là, ils concluent que du moment où nous cédons à un vice, tous les autres se donnent simultanément carrière en nous. Je ne crois pas que les choses se passent aussi simplement ou je ne saisis pas bien ce qu’ils veulent dire, car, chez moi, je ressens l’effet contraire ; ce sont là subtilités des plus délicates qui échappent au raisonnement et sur lesquelles s’exerce parfois la philosophie ; j’ai des vices, mais il en est d’autres que je fuis avec autant d’attention qu’un saint peut en apporter. Les Péripatéticiens non plus n’admettent pas cette connexité, cette relation inévitable, et Aristote est d’avis qu’un homme peut être prudent et juste tout en étant intempérant et incontinent. Socrate avouait à ceux qui trouvaient que sa physionomie marquait un penchant au vice, qu’il y était, en effet, naturellement porté, mais qu’il s’en était corrigé parce qu’il s’en était fait un devoir. Les familiers du philosophe Stilpon disaient de lui que, né avec un goût prononcé pour le vin et les femmes, il était arrivé, en s’y appliquant, à s’abstenir complètement de l’un et de l’autre.

Au contraire, ce que j’ai de bien, je l’ai, parce que le sort me l’a attribué à ma naissance ; ce n’est un effet ni des obligations, ni des principes qui m’ont été inculqués, non plus que de l’apprentissage que j’ai pu en faire ; l’innocence qui est en moi, est essentiellement primitive, elle a peu de ressort et est sans malice. — Parmi les vices, il en est un, la cruauté, que j’exècre particulièrement ; par nature aussi bien que par raison, je le considère comme le pire de tous ; j’en suis arrivé à cette faiblesse que je ne vois pas égorger un poulet sans que cela me soit désagréable et il m’est pénible d’entendre gémir un lièvre sous les dents de mes chiens, quoique je sois très passionné pour la chasse. — Ceux qui s’élèvent contre la volupté, arguent volontiers, pour montrer qu’elle est vicieuse et déraisonnable, de ce que « lorsqu’elle est portée à son paroxysme, elle nous maîtrise au point que la raison n’y peut avoir accès », et, à l’appui, ils invoquent ce que nous ressentons lorsque nous nous unissons à la femme, « quand, à l’approche du plaisir, Vénus va féconder son domaine (Lucrèce) », alors qu’il leur semble que la satisfaction de nos sens nous met tellement hors de nous que notre raison, anéantie et accaparée par la volupté, est hors d’état de jouer son rôle.

Il est possible à l’homme de demeurer maître de ses pensées et de sa volonté, dans les transports amoureux plus encore qu’à la chasse. — Je tiens qu’il peut en être autrement et qu’il est possible parfois, quand on le veut, de faire qu’en ce même instant, l’âme se reporte vers d’autres pensées ; mais pour cela, il faut faire effort et que ce soit de propos délibéré. Je sais qu’on peut contenir l’effet de ce plaisir et j’en parle avec connaissance de cause ; je n’ai pas trouvé que Vénus soit une si impérieuse déesse que le prétendent d’autres plus sévères que moi. Je ne considère pas comme un miracle, ainsi que le fait la reine de Navarre dans l’un des contes de son Heptaméron (livre très agréable en son genre), ni comme une difficulté excessive de passer des nuits entières, alors qu’on a toute liberté et facilité, avec une maîtresse que l’on a longuement désirée, et d’observer l’engagement que l’on aurait pris de se contenter de ses baisers et de simples attouchements. Je crois que la chasse nous donne un exemple plus probant de cette impuissance momentanée de la raison : le plaisir y est moins grand, le ravissement et la surprise le sont davantage, et cependant notre raison étonnée y perd la faculté de se ressaisir inopinément, quand, après une longue quête, la bête débouche tout à coup là où nous l’attendions le moins ; la secousse, les cris poussés de toutes parts, nous entraînent au point qu’il serait difficile à ceux qui aiment cet exercice, de reporter à ce moment leur pensée ailleurs ; aussi les poètes représentent-ils Diane victorieuse des embrasements et des flèches de Cupidon : « Comment ne pas oublier, au milieu de telles distractions, les soucis de l’amour (Horace) ? »

Sensibilité de Montaigne ; son horreur pour tout ce qui est cruauté. — Revenons à notre sujet. Je m’attendris très facilement sur les misères d’autrui ; et, lorsqu’une circonstance quelconque me fait trouver avec d’autres personnes en larmes, je pleurerais facilement de compagnie, si une raison quelconque pouvait me tirer les larmes des yeux. Il n’est rien qui m’émeuve comme de voir pleurer, que ce soit en réalité, que l’on fasse semblant, ou même que ce soit simplement en peinture. Je ne plains guère les morts, je les envierais plutôt, mais je plains très fort les mourants. Les sauvages qui font rôtir et mangent les corps des trépassés, me produisent une impression moins pénible que ceux qui les tourmentent et les torturent quand ils sont encore vivants ; je ne puis même voir avec calme les exécutions capitales ordonnées par la justice, si rationnelles qu’elles soient. — Quelqu’un voulant donner une preuve de la clémence de Jules César, disait : « Il était doux dans ses vengeances : Ayant contraint de se rendre à lui des pirates qui, quelque temps avant, l’avaient fait prisonnier, mis à rançon et qu’il avait menacés de faire mettre en croix, il leur tint parole, mais ne les y fit attacher qu’après les avoir fait étrangler auparavant. Philomon, son secrétaire, ayant tenté de l’empoisonner, il le fit simplement mettre à mort, sans le torturer autrement ». Sans nommer l’auteur latin qui ose produire comme un témoignage de clémence, de se borner à mettre à mort qui vous a offensé, il est facile de deviner que cet auteur écrivait sous l’impression des si vilains et horribles faits de cruauté, dont usèrent les tyrans qui régnèrent à Rome.

Même à l’égard des criminels, la peine de mort devrait être appliquée sans aggravation de tourments inutiles. — Pour moi, je tiens pour de la cruauté tout ce qui, même du fait de la justice, va au delà de la mort simplement appliquée, surtout de notre part à nous, qui devrions avoir la préoccupation d’envoyer les âmes en bon état dans l’autre monde, ce qui ne se peut, quand elles quittent celui-ci agitées et désespérées par les tourments intolérables qu’elles ont eus à subir. — Ces jours derniers, un soldat qui était prisonnier, apercevant de la tour où il était détenu que la foule se réunissait sur la place et que des charpentiers y montaient un échafaud, crut que c’était pour lui. Il en conçut la résolution de se tuer, et, pour ce faire, ne trouva qu’un vieux clou de charrette, tout rouillé, que le hasard lui mit entre les mains. Il s’en porta d’abord deux coups dans la gorge ; puis, voyant qu’il n’obtenait pas le résultat qu’il cherchait, il s’en donna peu après un troisième coup dans le ventre, laissant le clou dans la plaie. Le premier gardien qui entra dans sa prison, le trouva en cet état, encore vivant mais gisant à terre et presque sans force du fait de ses blessures. De peur qu’il ne vint à trépasser, sans perdre de temps, on lui lut en hâte sa sentence ; quand il l’eut entendue et qu’il vit qu’il n’était condamné qu’à avoir la tête tranchée, il parut reprendre courage, accepta du vin qu’il avait d’abord refusé et remercia ses juges de la douceur inespérée de sa condamnation, déclarant qu’il avait pris le parti de se donner la mort, par crainte d’avoir à en subir une plus dure et plus douloureuse, croyant, d’après les préparatifs qu’il avait vu faire sur la place, qu’on voulait lui faire subir quelque horrible supplice. De ce que son genre de mort était changé, il semblait que ce fut pour lui comme s’il était gracié.

Ces barbaries devraient uniquement s’exercer sur les corps inanimés des suppliciés ; ils produiraient tout autant d’effet sur le public. — Je serais d’avis que ces exemples de rigueur, que l’on fait pour retenir le peuple dans le devoir, s’exerçassent seulement sur les cadavres des criminels ; les voir privés de sépulture, brûlés, écartelés, cela impressionnerait le vulgaire autant que peuvent le faire les peines que l’on fait souffrir aux vivants, bien que de fait ce soit peu ou même rien, comme il est dit dans les saintes Écritures : « Ils tuent le corps ; mais après, que peuvent-ils faire de plus (S. Luc) ? » Les poètes font très bien ressortir ce que l’horreur de ces sévices exercés après la mort, vient y ajouter : « Ho ! ne leur laissez pas, sur ces champs désolés, traîner d’un roi sanglant les restes à demi brûlés (Ennius, cité par Cicéron). » — Je me trouvais un jour, par hasard, sur les lieux, quand, à Rome, fut supplicié Catena, un voleur fameux. On l’étrangla sans que l’assistance manifestât la moindre émotion ; mais, quand on en vint à le mettre en quartiers, chaque coup que donnait le bourreau provoquait dans la foule des gémissements plaintifs et des exclamations, comme si chacun prêtait à ce cadavre les sensations qu’il éprouvait lui-même. Il faut exercer ces barbaries excessives, non sur qui vit encore, mais sur sa dépouille. — C’est en s’inspirant d’une pensée à peu près semblable, qu’Artaxerxès tempérait la rigueur des anciennes lois des Perses, en édictant que les seigneurs qui avaient manqué aux devoirs de leur charge, au lieu d’être fouettés, comme cela se faisait, seraient dépouillés de leurs vêtements que l’on fouetterait à leur place, et qu’au lieu de leur arracher les cheveux, on leur ôterait simplement leurs tiares. — Les Égyptiens, si remplis de dévotion, estimaient bien satisfaire à la justice divine, en lui sacrifiant des pourceaux, soit vivants, soit en effigie ; idée hardie que de croire pouvoir s’acquitter ainsi par des moyens fictifs, tels que la peinture et l’ombre, vis-à-vis de Dieu qui est lui-même d’essence si essentiellement positive.

Je vis à une époque où, par suite des excès de nos guerres civiles, abondent des exemples incroyables de cruauté ; je ne vois rien dans l’histoire ancienne, de pire que les faits de cette nature qui se produisent chaque jour et auxquels je ne m’habitue pas. À peine pouvais-je concevoir, avant de l’avoir vu, qu’il existât des gens assez farouches pour commettre un meurtre pour le seul plaisir de tuer ; qui hachent, dépècent leur prochain, s’ingénient à inventer des tourments inusités et de nouveaux genres de mort, sans être mûs ni par la haine, ni par la cupidité, dans le seul but de se repaître du plaisant spectacle des gestes, des contorsions à faire pitié, des gémissements et des cris lamentables d’un homme agonisant dans les tortures ; c’est là le dernier degré auquel la cruauté puisse atteindre : « Qu’un homme tue un homme, sans y être poussé par la colère ou la crainte, et seulement pour le voir mourir (Sénèque). »

Humanité de Montaigne vis-à-vis des bêtes. — Quant à moi, je n’ai seulement jamais pu voir sans peine poursuivre et tuer une innocente bête, qui est sans défense et de laquelle nous n’avons rien à redouter, ainsi que c’est d’ordinaire le cas du cerf qui, lorsqu’il se sent hors d’haleine, à bout de forces, qu’il n’a plus d’autre moyen d’échapper, se rend à nous qui le poursuivons et, les larmes aux yeux, implore merci, « plaintif, ensanglanté, il demande grâce (Virgile) » ; ce spectacle m’a toujours été très pénible. Je ne prends guère de bêtes en vie, auxquelles je ne rende la liberté ; pour en faire autant, Pythagore en achetait aux pêcheurs et aux oiseleurs. — « C’est, je crois, du sang des animaux que le fer a été teint pour la première fois (Ovide) » ; un naturel sanguinaire à l’égard des bêtes, témoigne une propension naturelle à la cruauté. Quand on se fut, à Rome, habitué au spectacle du meurtre des animaux, on en vint à celui des hommes et aux combats de gladiateurs. La nature, je le crains, nous a inculqué des tendances à l’inhumanité : nul ne prend plaisir à voir des bêtes jouant entre elles et se caressant ; tout le monde en a, à les voir aux prises, se déchirant et se mettant en pièces réciproquement. Pour qu’on ne raille pas cette sympathie que j’éprouve pour elles, je ferai observer que la théologie elle-même les recommande à notre bienveillance ; par cela même qu’un même maître nous a placés, elles et nous, dans son palais pour son service, que, comme nous, elles sont de sa famille, c’est à bon droit qu’elle nous enjoint d’avoir pour elles quelque respect et de l’affection.

Le dogme de l’immortalité de l’âme a conduit au système de la métempsycose. — Pythagore a emprunté le dogme de la métempsycose aux Égyptiens ; depuis, ce dogme a été admis par plusieurs nations, notamment par nos Druides : « Les âmes ne meurent pas ; après avoir quitté leurs premières demeures, elles passent dans d’autres qu’elles habitent, et il en est éternellement ainsi (Ovide). » La religion des anciens Gaulois, admettant que l’âme est immortelle, en concluait qu’elle ne cesse d’être en mouvement et passe d’un corps dans un autre, associant en outre cette idée, acceptée par leur imagination, à l’action de la justice divine. Suivant la conduite qu’une âme a tenue, pendant qu’elle était chez tel d’entre nous, Dieu, disaient-ils, lui assigne un autre corps à habiter, la plaçant dans une condition, plus ou moins pénible, d’après ce qu’elle a été : « Il emprisonne les âmes dans des corps d’animaux : celle de qui a été cruel va animer un ours, celle d’un voleur un loup, celle du fourbe un renard ; … et, après avoir ainsi subi mille métamorphoses, purifiées enfin dans le fleuve de l’Oubli, elles sont rendues à leur forme humaine primitive (Claudien). » Si elle avait été vaillante, ils l’incarnaient dans le corps d’un lion ; voluptueuse, dans celui d’un pourceau ; lâche, dans un cerf ou un lièvre ; malicieuse, dans un renard ; et ainsi de suite, jusqu’à ce que, purifiée par cette pénitence, elle rentrât à nouveau dans le corps d’un autre homme : « Moi-même, il m’en souvient, au temps de la guerre de Troie, j’etais Euphorbe fils de Panthée,  » fait dire Ovide à Pythagore.

Chez certains peuples, certains animaux étaient divinisés. — Je n’admets guère cette parenté entre nous et les bêtes ; je ne partage pas davantage la manière de voir de certains peuples, des plus anciens et des plus avancés en civilisation notamment, où les bêtes étaient non seulement admises dans la société et la compagnie des hommes, mais y occupaient même un rang bien au-dessus du leur. Les uns les tenaient comme les familiers privilégiés des dieux et avaient pour elles un respect et une considération plus que pour n’importe quel être humain ; d’autres, allant plus loin, les reconnaissaient pour dieux et n’avaient d’autres divinités qu’elles : « Les barbares ont divinisé les bêtes, à cause du profit qu’ils en retirent (Cicéron) » ; « Les uns adorent le crocodile, d’autres regardent avec une sainte terreur l’ibis engraissé de serpents ; ici, brille sur l’autel la statue d’or d’un singe à longue queue ; … là, on adore un poisson du Nil ; ailleurs, des villes entières se prosternent devant un chien (Juvénal). » — L’explication très acceptable, que Plutarque donne de cette erreur, est encore en l’honneur des bêtes : Ce n’est pas le chat ou le bœuf par exemple, que les Égyptiens adoraient, mais les attributs divins dont ils étaient l’image éloignée : dans le bœuf, c’était sa patience et son utilité ; dans le chat, sa vivacité, ou, comme chez les Bourguignons nos voisins, et par toute l’Allemagne, son impatience de se voir enfermé ; il symbolisait pour eux la liberté que ces peuples aimaient et adoraient au delà de tous les dons qu’ils tenaient de Dieu, et ainsi des autres. — Quand je rencontre chez des auteurs aux idées les plus sensées, des dissertations tendant à démontrer une certaine ressemblance entre nous et les bêtes, faisant ressortir combien elles participent aux plus grands privilèges dont nous jouissons nous-mêmes, et combien il est vrai qu’il y a des points communs entre nous et eux, je rabats certainement beaucoup de mes présomptions et abdique sans difficulté cette royauté imaginaire que l’homme se donne sur tous les animaux.

Nous devons nous montrer justes envers nos semblables et avoir des égards vis-à-vis de toutes les autres créatures. — Témoignages de gratitude envers les animaux. — Quoi qu’on en puisse dire, nous sommes tenus, et c’est là un devoir d’humanité qui s’impose à tous, à avoir quelque respect, non seulement pour les bêtes, mais pour tout ce qui a vie et sentiment ; et cela s’étend même aux arbres et aux plantes. Nous devons aux hommes la justice ; à toutes les autres créatures, capables d’en sentir les effets, de la sollicitude et de la bienveillance ; entre elles et nous, il y a des relations, d’où certaines obligations réciproques des uns vis-à-vis des autres. — Je n’ai pas honte d’avouer que je suis tellement porté à la tendresse, et si enfant sous ce rapport, que j’ai peine à ne pas me prêter aux caresses de mon chien, ou à celles qu’il me demande, même lorsque c’est dans un moment inopportun. — Les Turcs ont des établissements où ils recueillent les bêtes, et des hôpitaux où ils les soignent. — Les Romains nourrissaient aux frais du trésor public les oies dont la vigilance avait sauvé le Capitole. — Les Athéniens avaient décidé que les mules et les mulets qui avaient été employés à la construction du temple, connu sous le nom d’Hecatempedon, seraient laissés en liberté et pourraient paître partout, sans que personne puisse y mettre empêchement. — Les Agrigentins avaient la coutume, pratiquée couramment, d’enterrer d’une façon effective les bêtes qui leur avaient été chères, telles que les chevaux qui avaient présenté quelque particularité remarquable, les chiens et les oiseaux qui leur avaient été utiles ou qui, simplement, avaient servi à amuser leurs enfants ; la richesse et le nombre de ces sépultures, qu’on admirait encore plusieurs siècles après, se ressentaient de la magnificence qu’ils apportaient à toutes choses. — Les Égyptiens enterraient les loups, les ours, les crocodiles, les chiens et les chats dans des lieux consacrés ; ils les embaumaient et portaient leur deuil quand ces animaux trépassaient. — Cimon fit donner une sépulture honorable aux juments avec lesquelles, par trois fois, il avait remporté le prix de la course aux jeux Olympiques. Xantippe, dans l’antiquité, fit enterrer son chien au bord de la mer, sur un promontoire qui depuis en a porté le nom. — Plutarque lui-même se faisait scrupule, nous dit-il, de vendre et d’envoyer à la boucherie, pour en tirer un léger profit, un bœuf qui l’avait longtemps servi.

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