Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 28
CHAPITRE XXVIII.Vingt et neuf sonnets d’Estienne de la Boetie, à Madame de Grammont Contesse de Guissen.
SONNETS
I
Pardon amour, pardon, ô Seigneur ie te voüe II
C’est amour c’est amour, c’est luy seul, ie le sens ; III
C’est faict mon cœur, quitons la liberté. IIII
C’estoit alors, quand les chaleurs passées, Le paisan bat ses gerbes amassées, V
I’ay veu ses yeux perçans, i’ay veu sa face claire : VI
Ce dit maint vn de moy, de quoy se plaint il tant, À force de parler : s’on m’en peut exempter, VII
Quant à chanter ton los, par fois ie m’aduenture, VIII
Quand viendra ce iour la, que ton nom au vray passe IX
O entre tes beautez, que ta constance est belle. Or ne charge donc rien de ta sœur infidèle, X
Ie voy bien, ma Dourdouigne encore humble tu vas : XI
Toy qui oys mes souspirs, ne me sois rigoureux Chacun parla d’amour ainsi qu’il l’entendit. XII
Quoy ? qu’est-ce ? ô vens, ô nues, ô l’orage ! XIII
Vous qui aimer encore ne sçauez, XIIII
Ô cœur léger, ô courage mal seur. Tu estois donc tousiours sœur de ta sœur ? XV
Ce n’est pas moy que l’on abuse ainsi : XVI
Ô l’ay ie dict ? helas l’ay ie songé ? À tout le moins haut ie me desdiray XVII
Si ma raison en moy s’est peu remettre, XVIII
I’estois prest d’encourir pour iamais quelque blasme. XIX
Ie tremblois deuant elle, et attendois, transi. Que mon loz désormais par tout soit esclarcy : XX
Ô vous maudits sonnets, vous qui printes l’audace XXI
N’ayez plus mes amis, n’ayez plus cette enuie Et deslors (grand miracle) en vn mesme moment XXII
Quand tes yeux conquerans estonné ie regarde, XXIII
Ce sont tes yeux tranchans qui me font le courage XXIIII
Or dis-ie bien, mon espérance est morte. Tout me court sus, rien ne me reconforte, XXV
I’ay tant vescu, chetif, en ma langueur, XXVI
Puis qu’ainsi sont mes dures destinées, Ne pourront plus fournir à mon tourment. XXVII
Lors que lasse est, de me lasser ma peine, XXVIII
Si contre amour ie n’ay autre deffence XXIX
Ia reluisoit la benoiste iournée Tu prins la grâce à toy seule ordonnée,
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CHAPITRE XXVIII.Vingt-neuf sonnets d’Étienne de La Boétie.
À Madame de Grammont, comtesse de Guiche.
Madame, dans ce que je vous offre ici, rien n’est de moi ; parce que tout ce qui est de moi est déjà vôtre ; ou s’il ne l’est pas, n’est pas digne de vous ; mais j’ai tenu à ce que votre nom figure en tête de ces vers, pour qu’en quelque lieu qu’ils soient lus, ils aient l’honneur de l’être sous le patronage de la grande Corisande d’Andoins. Cet hommage vous est dû, parce qu’il est en France peu de dames qui soient meilleurs juges de la poésie et sachent en user mieux que vous, et parce qu’il n’en est pas qui soient plus capables de lui communiquer cette vivacité, cette animation qu’elle doit à la beauté et à la richesse de sentiments et d’expressions dont, entre mille et mille autres qualités, la nature vous a dotée. — Ces vers, Madame, méritent que vous leur fassiez bon accueil, car vous reconnaîtrez, avec moi, qu’il n’en est pas éclos en Gascogne qui se distinguent par plus d’imagination et de grâce et témoignent une plus grande fécondité d’esprit. Surtout, ne soyez pas jalouse de ce que, depuis longtemps déjà, certaines autres pièces de vers du même auteur ont été publiées, dédiées à votre bon parent M. de Foix. Ceux-ci ont je ne sais quoi de plus vif, de plus chaleureux, qui tient à ce que l’auteur les a faits aux plus beaux jours de sa jeunesse, sous l’influence d’une belle et noble ardeur dont un jour, Madame, je vous confierai le secret. Les autres sont postérieurs ; il songeait alors au mariage ; ils sont en l’honneur de sa femme et se ressentent déjà quelque peu de la froideur si commune entre époux ; et je suis de ceux qui estiment que c’est, quand elle a trait à des sujets folâtres et tant soit peu en dehors des règles ordinaires de la vie, que la poésie a tout son charme. SONNETS
I
Pardon, amour ! Pardon ! Je te voue, ô Seigneur, le reste de mes ans, ma voix, mes écrits, mes sanglots, mes soupirs, mes larmes et mes cris ; je ne veux rien de personne et tout tenir de toi. Hélas ! comme de moi la fortune se joue ! Il n’y a pas longtemps, Amour, je me riais de toi ; j’ai eu tort, je le vois ; je me rends, je suis pris, j’ai trop défendu mon cœur et en suis aux regrets. Si, pour le garder, j’ai retardé ta victoire, ne l’en maltraite pas ; ta gloire en est plus grande que si, du premier coup, tu m’avais abattu. Pense qu’un vainqueur généreux, né pour être grand, une fois l’ennemi vaincu, dès qu’il se rend, le doit estimer et l’aimer d’autant mieux qu’il a plus combattu. II
C’est Amour, Amour, c’est lui seul, je le sens ! mais l’amour le plus vif, le plus violent poison que jamais pauvre cœur ait reçu en son sein. Ce n’est pas seulement un de ses traits puissants que le cruel m’a lancé ; arc, flèches, carquois et lui-même ont pénétré en moi. Il n’y a pas encore un mois que mon indépendance est morte, que dans mes veines ce venin circule et déjà j’ai perdu mon esprit et mon cœur. Si tu vas croissant sans cesse, Amour, quel immense tourment en moi va se produire ! Néanmoins, croîs si tu le peux encore ; mais en croissant, adoucis tes rigueurs. Tu te nourris de pleurs ; des pleurs, je t’en promets ; et pour te rafraîchir, des soupirs à jamais ; mais qu’au moins les souffrances que par toi j’endure, n’excèdent pas le mal si grand qu’en naissant tu me fis. III
C’en est fait, mon cœur ; à la liberté il nous faut renoncer ; à quoi servirait désormais de prolonger la défense, si ce n’est à accroître et la peine et l’offense ; j’ai cessé d’être fort comme je l’ai été. Pendant un temps, de mon côté fut la raison, et la voilà en révolte ; elle veut que je me livre et que, pour récompense, j’accepte ce joug que personne encore n’a subi. S’il faut se rendre, le moment est venu, alors qu’avec soi la raison n’est plus. Je vois qu’Amour, sans que je l’aie desservi, sans droit, se vient saisir de moi ; je vois encore qu’à ce grand roi, même quand il a tort, il faut que cède la raison. IV
Les chaleurs étaient passées, on était en l’automne aux tons gris ; des raisins aux grappes succulentes foulés dans les cuves, le jus allait coulant, quand mes douleurs ont commencé ; aujourd’hui, le paysan bat ses gerbes amassées, roule dans ses caveaux ses muids bouillonnants des produits de la saison emplit ses fruitiers et pour lors se venge de ses peines passées. Serait-ce là un présage que mon espoir est déjà moissonné ? Non certes, non. Et si je m’entends à deviner, si l’avenir : se peut pronostiquer, je tiens pour certain de recueillir quelque grand fruit de ma longue espérance. V
J’ai vu ses yeux brillants, j’ai vu son clair visage ; mais nul, sans dommage, n’a jamais contemplé les dieux ; et son œil victorieux m’a glacé, mon cœur s’est arrêté, instantanément de sa vive lumière j’ai été étourdi. Semblable à qui la nuit, aux champs, est par un orage surpris ; étonné si la foudre le frôle avec fracas et vient à l’éblouir, il pâlit, tremble, et dans son effroi lui apparaît Jupiter en courroux. ma Dame, dis-moi, dis-moi : n’est-il pas vrai que tes yeux d’éméraude sont de ceux où, dit-on, Amour se tient caché ; ces yeux, tu les avais la fois où je t’ai vue. Du moins il me souvient qu’il m’apparut ainsi quand, tout à coup, le premier je te vis et qu’Amour, me décochant sa flèche, se révéla à moi. VI
Combien disent de moi : Pourquoi se plaint-il tant de perdre ses meilleurs ans en chose si légère ? Qu’a-t-il tant à crier, si encore il espère ; et s’il n’espère rien, qu’a-t-il à n’être pas content ? Quand j’étais libre et sain, j’en disais tout autant ; mais certes, celui-là n’a pas toute sa raison et son cœur est gâté par quelque rigueur sévère, qui se plaint de ma plainte et mon mal ne comprend. Amour, à l’improviste, de cent douleurs m’accable, et on voudrait que je ne crie pas ! Je ne suis pas si fou, qu’à force de parler mon mal j’agrandisse. Si on le peut, qu’on m’en exempte, et dès lors je cesse mes sonnets et cesse de chanter. Qu’il me guérisse, celui qui m’interdît le deuil ! VII
Si à chanter tes louanges parfois je me risque, je n’ose dans mes vers ton grand nom exprimer ; sondant le moins profond de cette vaste mer, je tremble de m’y perdre et aux rives m’assure. En te louant mal, je crains de te faire injure tandis que, d’autre part, la foule qu’intriguent ces éloges répétés, brûlant de te connaître, essaie de deviner et va à l’aventure s’enquérant de ton nom vénéré ; mais ébloui, si visible qu’il soit il ne le voit pas. Ce public grossier ne te découvre pas ; il en a le moyen cependant, mais ne s’en avise pas : que ne compare-t-il du monde toutes les perfections, et, entre toutes, que ne distingue-t-il la plus parfaite ; si alors il peut encore parler, qu’il crie hardiment : La voilà ! VIII
Quand viendra-t-il ce jour où, par mes vers, la France s’emplira de ton nom ? Combien mon cœur le souhaite, combien mes doigts brûlent de le tracer ! de lui-même souvent, il prend place. Malgré moi je l’écris, malgré moi je l’efface. Que la justice, la foi, le droit reviennent en ce monde, partout il rayonnera ; mais en ce temps présent, il nous le faut cacher, quelle honte en ces mauvais jours ! Jusque-là, ô ma Dame, tu seras ma Dordogne. Mais, de cette époque, aie pitié et laisse-moi, laisse-moi le lui révéler ; si un jour je l’écris, si notre temps le connaît, si jamais cela est, par moi, je le promets, en lettres d’or il le verra gravé. IX
Que parmi tes diverses beautés, ta constance est belle ! Ton cœur intrépide, ton courage constant sont d’entre tes vertus ce qu’on prise le plus ; mais aussi qu’est-il de plus beau qu’une amitié fidèle ! N’imite pas la Vezère ta sœur, sœur infidèle, qui, dans son cours inconstant, mal contenue dans ses rives flottantes, va vagabondant ; aussi, vois comme les vents, à leur gré, vont se jouant d’elle ! Ne te repens pas d’avoir, par droit d’aînesse, choisi la constance en partage. Ces deux bons frères jumeaux qui, dans leur amitié que rien ne surpasse, s’attribuèrent l’un à l’autre part égale du ciel et des enfers, et la trop belle Hélène aux mœurs dissolues, n’étaient-ils pas tous trois de même race de rois. X
Je te vois, ma Dordogne ; tu coules encore modeste ; de te montrer gasconne en France tu as honte. Du ruisseau de Sorgues, jadis aussi peu connu que toi, on fait maintenant grand bruit. Vois le petit Loir, comme il hâte le pas ; parmi les plus grands déjà il figure ; il marche hautain, accélérant son cours ; ne prétend-il pas rivaliser avec le Mincio et ne pas lui être inférieur ! Un seul olivier, transporté de l’Arno sur les bords de la Loire, la rend plus superbe et lui donne sa gloire. Laisse, laisse-moi faire, et un jour, ma Dordogne, si je suis bon devin, on te connaîtra mieux ; la Garonne et le Rhône et ces autres grands dieux en auront quelque envie, peut-être en seront-ils confus. XI
Lecteur, qui entends mes soupirs, ne me sois pas rigoureux, si toutes mes larmes, je les répands à part ; si, dans sa douleur différente de la sienne, mon cœur ne reproduit pas du Florentin tremblant les regrets langoureux ; si, pas davantage, il n’imite Catulle, ce folâtre amoureux qui, tout en caressant le cœur de sa dame, va le lui déchirant ; ni le savant amour de Properce, ce demi-grec, demi-latin ; c’est qu’eux n’aiment pas à ma façon, pas plus que moi à la leur. Qui peut, d’après autrui, mesurer ses douleurs ? Qui peut calquer ses plaintes sur les siennes ? Chacun sent son tourment et sait ce qu’il endure. Chacun parle d’Amour comme il le ressent. Je dis ce que mon cœur et mon mal me dictent. Qu’il aime peu, celui qui aime dans des limites ! XII
Quoi ! qu’est-ce ! vents, nuées, orages ? À point nommé, quand d’elle je m’approche, franchissant bois, monts et vallées, sur moi, de parti pris, vous fondez avec rage ! Mon cœur ne s’en embrase que davantage. Allez, allez, intimidez le marchand qui, par les mers, va cherchant des trésors ; ce n’est pas ainsi que s’abat mon courage. Quand j’entends les vents, leurs tempêtes et leurs cris, de leur fureur, en mon cœur, je me ris ; pensent-ils pour si peu m’obliger à me rendre ! Que le ciel fasse pire, que l’air fasse de même, s’il faut mourir, je veux, je le déclare, comme Léandre je veux mourir. XIII
Vous qui ne savez encore aimer, maintenant ou jamais, en m’entendant parler de Léandre, vous le devez apprendre, à moins que dans le cœur rien de bon vous n’ayez. Mû par l’amour, n’osa-t-il pas, à force de bras, lutter contre la mer qui déjà, pour se venger de ce que frère et mouton lui avaient échappé, avait sur la fille jeté son dévolu. Un soir, vaincu par les flots rigoureux, s’en voyant déjà le jouet, ce vaillant amoureux leur adressa ces mots : « Épargnez-moi maintenant que vers elle je vais, et gardez-moi la mort pour quand je reviendrai. » XIV
Ô cœur léger, ô courage incertain, penses-tu que je puisse te souffrir plus longtemps ? bonté sans effet, malice déguisée, beauté traîtresse, venimeuse douceur ! Tu es donc toujours la sœur de ta sœur ? Et moi, simple que je suis, il a fallu que sur moi-même j’en fisse l’épreuve, pour en arriver à entendre ta parole ambiguë et tes chants de chasseur en quête de victimes. Tant que ton amour m’a captivé, j’aurais vaincu les vagues de la mer ; de quoi maintenant suis-je capable ? Quelle satisfaction ai-je de toi ? Qui enseignera la constance à ton cœur, alors que le mien n’a pu la lui apprendre ! XV
Ce n’est pas moi que l’on abuse ainsi ; ces ruses, on les emploie avec quelque enfant, dont le goût n’est pas encore éveillé, qui ne comprend pas ce qu’il entend ; mais moi je sais aimer ; je sais haïr aussi. Contente-toi de m’avoir jusqu’ici clos les yeux ; il est temps que j’y voie. Las et honteux je serai désormais d’avoir si mal placé mon temps et mes soucis ; et toi, m’ayant ainsi traité, oseras-tu jamais me parler de constance ? Tu prends plaisir à ma douleur extrême, tu me défends de sentir mon tourment et cependant tu veux bien que je meure en t’aimant ; mais si je ne sens, comment veux-tu que j’aime ? XVI
Oh ! l’ai-je dit ? Est-ce un songe, ou ai-je vraiment proféré un tel blasphème ? Ma langue a-t-elle, à ce point, trahi la vérité ? Il faut que son honneur, de moi, par moi, sur moi, soit vengé. Mon cœur chez toi est logé, ô ma dame ; là où il est, inflige-lui quelque torture nouvelle ; fais-lui souffrir quelque peine cruelle ; fais, fais-lui tout, sauf lui donner congé. Je le sais, tu seras trop humaine ; tu ne pourras longtemps demeurer témoin de ma peine ; mais un tel forfait se peut-il pardonner ? À tout le moins, hautement de mes sonnets je me veux dédire et me démentirai ; pour ces deux strophes si entachées de fausseté, je t’en voue cinq cents autres et celles-là diront vrai. XVII
Si ma raison s’est pu remettre ; si, à cette heure, je puis me ressaisir : si j’ai du sens, si je redeviens homme, c’est à toi que je le dois, ô bienheureuse lettre ; et je t’en remercie ! Qui m’eût, hélas ! qui m’eût su reconnaître, quand en proie à la rage, vaincu par mes ennuis, de mes blasphèmes, je poursuivais ma dame. Mais lorsque de loin je te vis paraître, petit papier me venant d’elle et qui m’es si cher, honteux, je revins à moi et dévotement allai à toi. Pour consacrer ce fait j’élèverai un autel où seront exposés ces traits tracés par cette main divine ; mais de les voir aucun homme n’est digne, et moi non plus que tous si, à cet honneur, par toi-même je n’eusse été convié. XVIII
J’étais sur le point d’encourir pour jamais quelque blâme ; de colère échauffé, mon courage brûlait ; ma voix, devenue folle, répondait au gré de ma fureur ; j’invectivais les dieux et ma dame avec eux. Et voilà que, de loin, elle jette un billet dans ma flamme et soudain je sens comme il me réconforte ; si bien qu’aussitôt, devant lui tombe ma fureur, tombe ma fureur, il l’emporte, et mon âme, par lui, redevient elle-même. Vous qui de moi entendez ces merveilles, que dites-vous d’elle ! Jugez, je vous prie, si, comme je le fais, je la dois adorer ! Quels miracles pensez-vous que puissent faire en moi son œil tout-puissant, les traits de son visage, alors qu’en tirent tant les traces de ses doigts. XIX
Je tremblais devant elle, et, transi, conscient de la gravité de mon offense, en punition de mon forfait j’attendais une juste sentence, lorsqu’elle me dit : « Va, je te prends à merci ; que désormais partout ma gloire soit proclamée, emploies-y tes années ; ne pense plus maintenant qu’à enrichir, en mon nom, notre France, de tes vers ; couvres-en ta faute et paie-moi de la sorte. » — Sus donc, ma plume ! Pour jouir de ma peine, il faut, en son honneur, nous prodiguer davantage encore ; mais, les yeux fixés sur elle, veille que son regard ne nous quitte pas. Sans lui, mon âme se mourait de langueur ; seul il me donne et le cœur et l’esprit ; pour que vis-à-vis d’elle je puisse m’acquitter, il faut qu’elle m’inspire. XX
Ô vous, maudits sonnets, vous qui eûtes l’audace de toucher à ma dame ; ô malins et pervers, reniés des Muses, vous êtes la honte de mes vers ! Si je vous fais jamais ce tort, s’il me le faut faire à moi-même, de confesser que vous venez de moi, sachez-le : Vous n’êtes pas sortis des sources d’Apollon aux cheveux d’or, des Muses aux yeux verts ; à votre naissance, Tisiphone présidait à leur place. Si jamais j’ai quelque parcelle de renommée, je veux que l’un et l’autre en soyez déshérités ; et si, dès maintenant, je ne vous livre aux feux vengeurs, c’est pour vous diffamer. Vivez dans le malheur, vivez aux yeux de tous, de tout honneur privés ; c’est pour vous punir, que je vous pardonne. XXI
N’ayez plus, mes amis, n’ayez plus ce désir que je cesse d’aimer. Laissez-moi, obstiné que je suis, vivre et mourir tel, puisque ainsi il en est ordonné ; mon amour, c’est le fil qui m’attache à la vie. C’est ce que me dit la fée, comme jadis en Œagrie elle fit pour Méléagre à l’amour destiné : en allumant la souche à l’heure où il naquit : « Toi et ce feu, dit-elle, allez de compagnie. » Et la destinée s’accomplit comme elle l’avait fixé : la souche, à ce qu’on dit, par le feu se trouvant consumée, à ce même moment, ô prodigieux miracle, on vit subitement du malheureux amant la vie et le tison s’en aller en fumée. XXII
Quand, étonné, je contemple tes yeux conquérants, j’y vois tout mon espoir écrit ; j’y vois Amour lui-même qui me sourit et, caressant, m’y montre le bonheur qu’il me tient en réserve. Mais, quand à te parler je me hasarde, ce qui n’a lieu que lorsque mon espoir desséché se tarit, tu n’as garde, cruelle, de jamais, par un mot, confirmer ton regard qui seul me soutient. Si tes yeux sont pour moi, vois donc ce que je dis ; c’est à eux, à eux seuls que je me suis rendu. Mon Dieu ! quelle discorde en toi, si ta bouche et tes yeux se veulent démentir ! Mieux vaut, mon doux tourment, mieux vaut les départir, et que je prenne au mot la promesse de tes yeux. XXIII
Ce sont ces yeux perçants qui font tout mon courage ; en eux se reflètent et la liberté pétillante de gaîté et mon petit archer qui mène à ses côtés la belle gaillardise et le plaisir volage. Mais après, la rigueur de ton triste langage me montre en ton cœur la fière honnêteté ; et y voyant aussi gravement assises la dure chasteté et la vertu sauvage, je me sens condamné. De la sorte mon temps passe par ces transes diverses : là, ton œil m’appelle ; ici, ta bouche me repousse ; hélas, ballotté de la sorte, combien ai-je souffert ! Pensant d’amour avoir quelque assurance, sans cesse nuit et jour à la servir je songe ; de mon malheur je ne parviens pas encore à être persuadé. XXIV
Et cependant je me dis bien : Mon espérance est morte, c’en est fait de mon bonheur, de ma joie. Mon mal est évident, je vois bien maintenant que j’ai épousé la douleur que je porte. Tout m’accable, rien ne me réconforte ; tout m’abandonne et d’elle je n’ai rien, sinon toujours quelque encouragement nouveau qui rend ma peine et ma douleur plus fortes. Ce que j’attends, c’est d’obtenir un jour quelques soupirs des gens de l’avenir. Pris de pitié, quelqu’un dira de moi : Sa dame et lui naquirent destinés à mourir tous deux aussi obstinés, l’une en sa rigueur, l’autre en son amitié. XXV
Ma langueur m’a fait bien misérable, depuis que j’ai vu contre l’écueil de sa fière rigueur mon espérance se briser, avant que mes yeux ne soient clos ; et pourtant je suis encore en vie ! Que m’ont servi de si longues années d’attente ? De ma souffrance elle n’est pas assouvie, elle en rit ; et tenir mon mal sans cesse en éveil, est son seul désir. Pourquoi, malheureux en amour, ai-je toujours un cœur qui toujours renouvelle mon tourment ? Je suis hors d’haleine, je le sens, et prêt à laisser la vie sous le poids qui m’accable. Qu’y faire ? sinon ce que je fais : le mal s’est abattu sur moi, je m’obstine en la douleur qu’il me cause. XXVI
Puisque telles sont mes dures destinées, autant que je le puis, je veux de plus en plus m’enivrer de mon infortune. Si je souffre, c’est qu’elle le veut bien ; les peines qu’elle m’ordonne, je les accomplirai. Nymphes des bois qui, étonnées de ma douleur, en avez, je crois, quelque pitié, qu’en pensez-vous ? Si à mes maux il n’est fait trêve, puis-je durer ainsi ? Si quelqu’une de vous pour Dieu condescend à m’entendre, qu’elle apprenne ce que maintenant j’entrevois : Le jour est proche où, déjà épuisées, mes forces ne pourront plus supporter mon tourment ; et c’est là mon espoir : mourant en aimant, peut-être échapperai-je alors à mes peines. XXVII
Parfois, las de me désespérer, Amour de quelque bien rafraîchit mon mal, flatte en mon cœur demi-mort sa plaie languissante, nourrit ma souffrance et lui fait reprendre haleine ; alors je conçois quelque vaine espérance. Mais, si tôt que ce dur tyran sent mon espoir reprendre avec plus de force encore, pour l’étouffer, de cent tourments il m’accable. En ce moment même, je le vois me blâmant d’être à ma douleur rebelle : Vive, ô dieux, le mal qui me dévore ! vive à son gré mon tourment rigoureux ! heureux, mille fois heureux celui qui, sans relâche, est toujours malheureux. XXVIII
Si contre Amour je n’ai d’autre défense, j’exhalerai ma plainte, mes vers le maudiront ; et, après moi, les rochers rediront le tort qu’il fit à ma si pénible constance. Puisque de lui j’endure cette offense, mes vers au moins la rappelleront ; et, quand ils me liront, nos arrière-neveux l’en maudiront ; ce sera ma vengeance. Ayant perdu toute aise, ce sera peu que de perdre la voix. Qui saura l’amertume de mes tristes soucis et qui m’a fait cette plaie, si dur que soit son cœur, de moi aura pitié et pour lui sera sans merci. XXIX
Ô dame de mes pensées, quand brilla le jour béni où la nature te produisit, elle t’abandonna la clef des immenses trésors qu’elle tient en réserve, tu y pris la grâce qui seule t’était octroyée, pillant les beautés sans nombre qu’elle a en sa possession, tu te les appropriais au point que, si fière qu’elle soit de son œuvre, elle-même parfois en est étonnée. Quand à ta satisfaction tu fus ainsi parée, pour compléter son œuvre, elle t’offrit encore cette terre où nous sommes ; tu n’en pris rien, mais en toi-même tu en souris, te sentant bien suffisamment pourvue pour y être reine de tous nos cœurs. |