Essais/édition Michaud, 1907/Livre I/Chapitre 21



Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 21
Texte 1595
Texte 1907
Le profit de l’un est dommage de l’autre.


CHAPITRE XXI.

Le profit de l’vn est dommage de l’autre.


Demades Athénien condemna vn homme de sa ville, qui faisoit mestier de vendre les choses nécessaires aux enterremens, soubs tiltre de ce qu’il en demandoit trop de profit, et que ce profit ne luy pouuoit venir sans la mort de beaucoup de gens. Ce iugement semble estre mal pris ; d’autant qu’il ne se faict aucun profit qu’au dommage d’autruy, et qu’à ce compte il faudroit condamner toute sorte de guain.Le marchand ne faict bien ses affaires, qu’à la débauche de la ieunesse : le laboureur à la cherté des bleds : l’architecte à la ruine des maisons : les officiers de la Iustice aux procez et querelles des hommes : l’honneur mesme et pratique des Ministres de la religion se tire de nostre mort et de noz vices. Nul Médecin ne prent plaisir à la santé de ses amis mesmes, dit l’ancien Comique Grec ; ny soldat à la paix de sa ville : ainsi du reste. Et qui pis est, que chacun se sonde au dedans, il trouuera que nos souhaits intérieurs pour la plus part naissent et se nourrissent aux despens d’autruy. Ce que considérant, il m’est venu en fantasie, comme nature ne se dément point en cela de sa générale police : car les Physiciens tiennent, que la naissance, nourrissement et, augmentation de chasque chose, est l’altération et corruption d’vn’autre.

Nam quodcunque suis mutatum finibus exit,
Continuo hoc mors est illius, quod fuit ante.

CHAPITRE XXI.

Ce qui est profit pour l’un est dommage pour l’autre.

Dans toute profession, on ne fait bien ses affaires qu’aux dépens d’autrui. — Demades, d’Athènes, prononça une condamnation contre un homme de cette ville qui faisait commerce des choses nécessaires aux enterrements, lui reprochant d’en tirer un trop grand profit, qui ne pouvait se produire sans la mort de beaucoup de gens. Ce jugement ne me semble pas équitable, parce qu’il n’y a profit pour personne, sans que ce ne soit aux dépens d’autrui, et qu’à ce compte, tout gain de toute nature serait condamnable.

Le marchand ne fait bien ses affaires que parce que la jeunesse aime le plaisir ; le laboureur, que lorsque le blé est cher ; l’architecte, quand les maisons tombent en ruine ; tout ce qui tient à la magistrature, vit de nos procès et de nos querelles ; les ministres de la religion eux-mêmes tirent honneur et profit de notre mort et de nos faiblesses qu’il nous faut racheter ; aucun médecin, ainsi que le dit le comique grec de l’antiquité, ne voit avec satisfaction ses amis eux-mêmes se bien porter ; non plus que le soldat, son pays en paix avec les peuples voisins ; et ainsi du reste. Et, qui pis est, chacun qui regarde en lui-même, y voit que la plupart des souhaits qu’il fait au plus profond de son cœur, ne se réalisent qu’aux dépens d’autrui qu’ils ont pour point de départ. En y réfléchissant, il me paraît qu’en cela la nature ne se départit pas de son principe essentiel, car les physiciens admettent que toute chose ne naît, ne se développe et croît que par l’altération et la transformation d’une autre : « Dès qu’une chose quelconque change de manière d’être, il en résulte aussitôt la mort de ce qu’elle était auparavant (Lucrèce). »