Essai sur les moyens d’extirper les préjugés des blancs contre la couleur des Africains et des sang-mêlés

ESSAI
SUR LES MOYENS D’EXTIRPER
LES PRÉJUGÉS DES BLANCS
CONTRE LA COULEUR
DES AFRICAINS ET DES SANG-MÊLÉS







SAINT-DENIS. — IMPRIMERIE DE PREVOT ET DROUARD.

ESSAI

SUR LES MOYENS D’EXTIRPER

LES PRÉJUGÉS DES BLANCS

CONTRE LA COULEUR

DES AFRICAINS ET DES SANG-MÊLÉS.




OUVRAGE
COURONNÉ PAR LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE POUR L’ABOLITION DE L’ESCLAVAGE,
Dans sa séance du 1er  Juillet 1840,
SOUS LA PRÉSIDENCE DE M. LAISNÉ DE VILLEVÈQUE ;


PAR S. LINSTANT

(D’HAÏTI.)



PAGNERRE, ÉDITEUR,
RUE DE SEINE, 14 BIS.


1841.

À M. ISAMBERT

DÉPUTÉ DU DÉPARTEMENT DE LA VENDÉE,

Conseiller à la Cour de cassation, Secrétaire de la Société française pour l’abolition de l’esclavage,


Je dédie cet Essai

Comme un témoignage de mon estime pour le citoyen, et de mon admiration pour un des plus constants et des plus généreux défenseurs de la cause des noirs.

S. LINSTANT (d’Haïti.)

PRÉFACE.


Le sujet traité dans cet essai n’est pas nouveau. À une époque où l’on discutait en France s’il était utile d’accorder aux classes de couleur libres, le droit d’être représentées à l’Assemblée nationale, en janvier 1791, Julien Raymond, délégué des hommes de couleur de Saint-Domingue, publia ses observations sur l’origine et les progrès du préjugé des colons blancs contre la couleur des noirs et des sangs mêlés. Mais, absorbé par ses idées politiques, Julien Raymond leur sacrifia toute la partie philosophique et historique de son travail.

Il est impossible de s’occuper sérieusement des questions coloniales sans s’apercevoir qu’il en existe une qui domine toutes les autres : celle des préjugés ; que si elle demeurait non résolue, elle entraverait les améliorations que l’on essaierait d’introduire dans ces possessions lointaines. Cette question n’a pas échappé au vénérable évêque Grégoire, alors lié avec Julien Raymond : il n’a pas tardé à s’apercevoir de son influence sur l’esclavage des noirs. Je ne crois cependant pas qu’il ait jamais eu l’intention de la séparer d’une autre non moins importante : l’abolition de l’esclavage. Mais il a pensé que puisque de son temps celle-ci ne pouvait être complètement résolue, il fallait alors l’isoler du préjugé de couleur, et préparer ainsi sa future destruction, car toutes les mesures qui tendront à extirper les préjugés de castes, introduiront nécessairement de notables modifications dans l’esclavage lui-même. De telle sorte, qu’il arrivera un instant — que je ne puis prévoir, mais que l’instinct des peuples sait saisir — où il faudra que ce dernier fléau disparaisse à son tour de la terre coloniale.

C’est donc ainsi que j’ai envisagé le programme du concours, et que j’ai pensé que la question des préjugés de couleur pouvait, jusqu’à un certain point, être indépendante de celle de l’esclavage. L’abolition de l’esclavage sera le complément nécessaire de l’œuvre qu’aura commencée l’extinction des préjugés. Le nègre, arraché violemment de sa terre natale, de sa famille, des objets de ses plus chères affections, retrouvera alors une véritable patrie, des frères au lieu des maîtres, et souvent des bourreaux ; il donnera un libre développement à son intelligence ; son imagination, autrefois si riche, si féconde, sortira de la tombe où l’avaient ensevelie des préjugés monstrueux ; il viendra apporter sa pierre à l’édifice social, et ajouter son tribut aux trésors déjà si vastes de l’humanité. Oui saurait prévoir l’influence de l’abolition de l’esclavage et de l’extinction des préjugés sur la civilisation, non seulement de l’Amérique, mais de l’Afrique ; mais de l’Europe elle-même. Qui peut énumérer les richesses renfermées dans ces têtes aujourd’hui courbées sous le joug ? Qu’on se figure cette masse d’hommes noirs, libres, instruits, en présence de la nature tropicale si riche, si variée, encore si peu exploitée par les sciences, les arts, la littérature, déployant tout le luxe de leur imagination, et prenant enfui possession d’un domaine dont ils ignoraient jusque-là le prix ! Artistes, ils reproduiront sur la toile ou le marbre les traits de ceux de leurs frères qui furent grands parmi eux ; les grandes actions où ils auront déployé leur valeur. Littérateurs, ils enrichiront leur pays de leurs productions originales, ils doteront la vieille Europe d’une littérature nouvelle qu’elle semble attendre ; historiens, ils feront connaître les premiers hommes qu’ils sont venus remplacer sur cette terre abreuvée de leur sueur et de leur sang ; ils écriront l’histoire de leurs pères, de leurs frères, les réhabiliteront : ils auront leurs chroniques, les annales. Savants, ils initieront l’Europe étonnée à toutes les richesses de ces régions inexplorées ; la médecine acquerra de nouveaux et puissans moyens de guérir ; la botanique, l’histoire naturelle auront de nouvelles investigations à faire. Et en ce moment où le marasme a tout envahie, où la littérature ne trouvant presque plus d’aliments, semble condamnée à périr sous le poids du papier imprimé qu’on lui fait dévorer chaque jour, qui nous dit que ce n’est pas l’Amérique avec ses nègres et ses mulâtres libres qui doit résoudre les questions soulevées en ce moment, indiquer la voie nouvelle que devront suivre les générations futures, apaiser le désordre des esprits ? L’Europe est en ce moment dans le même état que le monde païen avant l’apparition du Christ, ou le monde romain avant l’invasion des Barbares. Eh bien ! ce n’est pas une nouvelle invasion de Barbares qui changera cet état de choses, c’est une autre plus pacifique, amenée par la force même de la civilisation. Oui sait si cette transformation ne viendra pas de ces contrées où toute une race gémit aujourd’hui sous le joug abrutissant de l’esclavage ? Qui sait si l’Amérique, avec ses noirs et ses mulâtres libres, ne sera pas pour l’ancien monde ce qu’était l’étoile miraculeuse pour les Mages allant adorer le Fils de l’homme ? Mais auparavant, plus de préjugés, plus d’esclavage, plus de ces systèmes qui rangent les hommes d’après leurs couleurs, assignant à chacun d’eux des capacités plus ou moins grandes, selon la teinte plus ou moins brune de leur peau. Non, Dieu n’a point créé des hommes noirs, blancs, jaunes, etc., il a créé l’homme, c’est-à-dire, un être sociable et perfectible. Or, si vous reconnaissez sur cette face noire les caractères de l’homme, vous devez admettre qu’il possède au même degré que les individus d’une autre couleur, les attributs qui distinguent l’espèce humaine, c’est-à-dire, la sociabilité et la perfectibilité, autrement ce ne sera plus un homme complet, ce sera le cousin germain de l’ourang-outang dont parle certain savant.

Et qu’on ne croie pas que tout ce que je dis ici soit le fruit d’une imagination exaltée : l’histoire entière nous offrirait au besoin des exemples de révolutions bien plus étonnantes. Mais j’entends déjà les amis de l’esclavage et des préjugés m’opposer un argument qu’ils croient impossible de réfuter : ils le tirent de la république haïtienne elle-même. Voyez, disent-ils, combien cette colonie si belle, si florissante, alors que la main bienfaisante de l’esclavage était étendue sur elle, est devenue stérile sous le régime de la liberté et de l’égalité. Quelle preuve plus flagrante de l’impossibilité pour la race noire de vivre en société libre, si elle n’est stimulée par une race reconnue supérieure à elle.

Ceux qui parlent ainsi sont d’une ignorance et d’une mauvaise foi évidentes. Certes, et nous nous en félicitons, on ne trouve plus en Haïti une classe privilégiée qui a le monopole des honneurs et des richesses ; on n’y voit plus de ces planteurs millionnaires, enrichis aux dépens des nègres leurs frères, et des marchands européens leurs compatriotes et leurs créanciers. Mais si les fortunes ne sont plus entre les mains d’un petit nombre d’individus, elles sont plus généralement distribuées, la population jouit incontestablement d’un plus grand bien-être, et l’on peut dire que sous ce rapport, Haïti est encore plus heureuse que bien des États policés de l’Europe. D’un autre côté, il n’y a pas encore un quart de siècle qu’Haïti jouit des bienfaits de la paix. La guerre étrangère, la guerre civile, sont venues tour à tour remuer son sol et empêcher le développement des germes de civilisation qui y étaient confiés. Ce n’est qu’à la mort du roi Christophe qu’elle a commencé à goûter quelques repos, repos sans cesse troublé par les menaces de guerre avec la France, et qui nous est maintenant assuré par le dernier traité. Les arts de la paix et de la civilisation ne fleurissent point au bruit du canon et à l’odeur de la poudre. La main qui tient l’épée et qui défend la liberté, ne peut en même temps édifier des temples et bâtir des palais. Après les sanglants bouleversements que notre patrie a éprouvés, un quart de siècle n’est pas trop pour qu’elle reprenne haleine avant de se mettre à l’œuvre et commencer la tâche bien autrement difficile d’une régénération pacifique et sociale. Haïti a des pertes à réparer ; ses flancs ont été sans cesse ouverts par l’opération césarienne de la guerre intestine, ses blessures ne sont pas toutes cicatrisées. Il est facile de critiquer ce qui est fait ; mais à la place de ceux que vous blâmez, vous feriez peut-être moins bien. En outre, les éléments que nous avions à notre disposition convenaient à notre état de lutte, mais aussitôt que cet état avait cessé, il a fallu les employer à un usage pour lequel ils n’étaient nullement préparés. Les citoyens qui, durant nos longues guerres, et depuis la paix, tiennent les rênes de l’administration haïtienne, sont pour la plupart des enfants de leurs propres œuvres ; ils n’ont point été élevés au milieu du monde savant de l’Europe ; ils ont été longtemps en dehors du mouvement intellectuel des nations civilisées ; les préjugés qui existaient contre leur couleur, les empêchaient de dépasser les simples notions que l’on acquiert dans les écoles primaires du plus bas degré : ils étaient étrangers à une foule de connaissances que le plus jeune collégien serait honteux d’ignorer. Cependant, c’est avec cette énergie de caractère, c’est avec cet ardent désir de servir leur pays et de prouver au monde entier qu’ils sont dignes de la liberté pour laquelle ils ont tant souffert, et répandu tout leur sang, qu’ils ont réussi à combler les lacunes de leur éducation, et à nous faire tenir une place parmi les nations indépendantes. Existe-t-il une puissance contemporaine qui ait fait en moins de vingt-cinq ans, plus et autant que la république d’Haïti dans le cours de la même période ? Non, sans doute ; mais il suffisait que ce fut des nègres et des mulâtres, pour que certaines gens se crussent dispensés de leur tenir aucun compte de leurs efforts, et des circonstances difficiles qu’ils ont eu à vaincre. Accoutumés ensuite à voir l’univers dans Paris ou Londres, ces gens traitent de sauvage et de barbare tout ce qui n’approche pas de ce type. Si une nation n’a pas un opéra, un boulevard des Italiens, un parc de Saint-James ou du Régent, elle n’est qu’une pécore. Eh ! messieurs, donnez-nous donc le temps. Quand vos pères se contentaient des rues étroites, boueuses et puantes de leur chère Lutèce, ou de leur vieille cité de Londres ; quand vos rois étaient heureux d’habiter des palais moins somptueux que le salon du plus mince notaire ou du plus chétif homme de lettres, ils ne songeaient guères, au milieu des difficultés qui les environnaient, à se donner tout ce cortège luxueux sans lequel il n’existe point, suivant vous, de civilisation. Ils savaient que tout vient à point pour qui sait attendre. Pourquoi donc voulez-vous être plus sévères envers nous qu’envers vos ancêtres ? Haïti est une jeune république, et combien cependant elle est supérieure à beaucoup d’autres États qui l’avoisinent. Vous voulez que nous qui sommes d’hier, nous donnions le dernier mot d’une foule de questions que depuis dix siècles vous examinez sans pouvoir les résoudre. Vous exigez que nous qui sommes d’hier, nous sachions être libres et égaux d’une manière parfaite, lorsque vous qui comptez dix siècles d’existence, vous ne vous entendez même pas sur le vrai sens des mots Liberté, Égalité, et que la Fraternité est pour vous encore à l’état de mythe. Soyez donc justes, et ne demandez pas trop, vous qui avez tant à apprendre. Je suis loin de croire que le repos dont jouit Haïti, après ses longues fatigues, doive durer indéfiniment ; nous devons nous souvenir que ce n’est point assez de conquérir la liberté, qu’il faut de plus la conserver. Or, nous ne la conserverons que par l’éducation et le travail, car la misère et l’ignorance abrutissent l’homme, et le rendent esclave de quiconque est plus riche et plus instruit que lui. Nous devons, par notre activité et notre accord, faciliter à nos aînés l’accomplissement de leur labeur. Ce sentiment est celui de la nation, et déjà la génération nouvelle voyage, s’instruit, apprend à travailler, et riche de l’expérience de ses devanciers et de la science puisée au foyer européen, se prépare à être les dignes héritiers des héroïques fondateurs de la république haïtienne.

Ce n’est point comme nègre, ni comme citoyen d’une république de nègres, mais c’est comme homme, comme appartenant à la grande famille humaine, que j’ai examiné la question des préjugés de couleur. Agir autrement aurait été rétrécir le cercle dans lequel je voulais me mouvoir, entrer dans les personnalités, et faire exactement ce que je reprochais aux autres. D’ailleurs qu’avait à faire ici la nationalité ou la couleur ? Un crime est-il moins un crime parce qu’il est commis par un blanc que par un noir, par un Français que par un Anglais ou un Espagnol ? L’esclavage des noirs aux colonies se justifie-t-il plus que celui des blancs en Russie ? La colère aurait irrité sans convaincre, et pour terminer, nous dirons avec l’habile rapporteur du précédent concours : « Dans toute cette question, la raison n’a besoin désormais que de ses seules armes pour triompher. »




SOCIÉTÉ FRANÇAISE POUR L’ABOLITION DE L’ESCLAVAGE. EXTRAIT du procès-verbal de la Séance du 1er Juillet 1840.





Présidence de M. Laisné de Villevèque.


IL APPERT :


Que M. Dufau, nommé à cet effet par la Commission chargée de l’examen des mémoires qui ont concouru pour le prix fondé par M. Grégoire, a fait son rapport sur les six mémoires admis au concours ;

Que la Commission a jugé le mémoire portant le numéro 5, dont l’auteur est M. Linstant (d’Haïti), mérite le prix, et qu’elle a proposé de le lui accorder ;

Que la Société a approuvé ce rapport, et qu’elle s’est ajournée à la reprise de ses séances pour fixer l’époque de la distribution en séance solennelle.


Certifié le présent Extrait conforme,

Signé : H. Passy.

Par le Président,

Le Secrétaire de la Société,

Signé : Isambert.

Paris, 23 février 1841.


SOCIÉTÉ FRANÇAISE POUR L’ABOLITION DE L’ESCLAVAGE. EXTRAIT du procès-verbal de la Séance du 27 Janvier 1841.





Présidence de M. Odillon-Barrot.


IL APPERT :


Que la Société arrête que le prix fondé par M. Grégoire, mérité par M. Linstant, sera distribué dans une séance publique, qui aura lieu à l’Hôtel-de-Ville, présidée par M. le duc de Broglie ;

Que la Société nomme une commission pour arrêter les mesures d’exécution de cette distribution et se concerter avec M. le duc de Broglie.


Certifié le présent Extrait conforme,

Signé : H. Passy.

Par le Président,

Le Secrétaire de la Société,

Signé : Isambert.


Paris, 23 février 1841.



Ὂς ἂν εὖ γεγονὼς ᾖ τῇ φύσει πρὸς τἀγαθά, κἂν Αἰθίοψ ᾖ… ἐστὶν εὐγενής.
(Menandr. fragm. ap. Stob. p. 494, Gesn.)


Quiconque est né avec des sentimens généreux, fût-il nègre… est noble.

CHAPITRE l.

Il est dans le monde des erreurs tellement enracinées, qu’elles semblent ne devoir jamais disparaître. L’homme, une fois qu’il a adopté une idée fausse, ne s’en dépouille pas aisément ; et, soit orgueil, soit honte de changer, il emploie pour la justifier des sophismes plus ou moins spécieux. Quand les préjugés, qui prennent quelquefois naissance dans les hautes classes de la société, arrivent jusqu’au peuple, ils en deviennent, en quelque façon, la croyance ; celui-ci en est imprégné, et ne cherche point à s’en rendre raison. Ce n’est qu’après une suite d’efforts, et les coups répétés de la philosophie, que l’on parvient à pratiquer dans ces esprits égarés une brèche pour y faire pénétrer la vérité. Revenu alors comme d’un long sommeil, chacun se demande étonné comment on a pu conserver tant de mauvaises passions, tant de fausses doctrines. C’est que l’esprit humain, marchant de progrès en progrès, tend sans cesse vers cette haute perfection, encore bien éloignée de nous, mais que des esprits généreux aiment à entrevoir à travers le voile obscur de l’avenir.

On peut mettre au premier rang des préjugés qui ont le plus outragé l’humanité, celui qui pèse encore sur les nègres. Le vulgaire qui ne juge ordinairement des objets que par l’enveloppe extérieure, soit parce qu’il n’a pas le loisir de les examiner plus attentivement, soit plutôt par l’indolence d’un esprit peu exercé à raisonner, dut être tout d’abord disposé à établir entre l’intelligence de l’homme blanc et celle de l’homme noir, la même différence qu’il avait remarquée entre les deux couleurs. Et lorsque les sophismes de ceux qui avaient intérêt à exploiter l’infâme industrie appelée traite, se furent répandus dans les masses, on profita de leur disposition, et l’on réussit facilement à leur persuader que le nègre n’était point un homme. Ces idées s’enracinèrent chez les blancs, qui les transmirent à leur race, et passèrent ainsi de générations en générations. Il ne fallut rien moins que les attaques incessantes de la

philosophie des XVIIIe et XIXe siècles, et le zèle infatigable des amis de l’humanité, pour opérer dans l’opinion publique ce changement dont l’Angleterre vient de donner le plus généreux et le plus solennel exemple.

Du milieu de cette foule de philanthropes éclairés qui s’occupèrent de l’émancipation des noirs avec les Wilberforce, les Clarkson, les Granville Sharp, les Brissot, s’éleva un homme, un prêtre, dont toute la vie ne fut qu’un continuel sacrifice à la liberté ; un homme qui servit son Dieu avec autant d’ardeur et de foi à la tribune que sur les autels, car il avait compris que défendre les droits des peuples, c’était en même temps défendre les malheureux, c’était remplir une mission sainte : cet homme fut Grégoire. Moins heureux que son digne ami Wilberforce, point ne lui fut donné de voir les vœux de toute sa vie — l’abolition de l’esclavage — se réaliser. Mais toujours occupé des malheureux nègres, la mort le surprit pensant encore à eux, et pour leur laisser un dernier témoignage de sollicitude, il mit au concours le sujet suivant : Quels sont les meilleurs moyens d’extirper les préjugés des blancs contre la couleur des Africains et des sangs mêlés ? C’est le sujet que je me propose d’examiner. Nègre, je n’imiterai point la haine des ennemis de ma couleur, et mes paroles seront sans fiel. La passion égare souvent la plume et le jugement de l’écrivain. Je laisse les injures à qui ne peut défendre sa cause avec de bonnes raisons. Si mon cœur se soulève quelquefois d’horreur en parlant des maux de mes frères, j’aurai toujours devant mes yeux votre admirable patience et votre modération, ô vénérable Grégoire ! Et vous tous, philanthropes des deux mondes, qui avez consacré vos veilles à la défense des infortunés Africains, grâces vous soient rendues ! Vous les avez appelés vos frères, et vous avez réclamé pour eux une place au banquet de la civilisation. Ni l’or, ni les grandeurs n’ont stimulé votre courage ; mais vous avez su qu’en un coin du monde les lois de la justice et de l’humanité étaient violées, votre âme s’en est émue, et vous avez parlé au nom de la morale : grâces vous soient rendues !

Si nous remontons aux premiers âges de l’histoire, nous trouvons l’esclavage établi chez les peuples les plus civilisés comme chez les plus barbares. L’idée de la servitude d’une portion de l’humanité au profit d’une autre s’était identifiée avec les mœurs. Quel peuple l’a vue naître ? Qui le premier l’a imposée et qui l’a le premier subie ? On ne saurait le dire : son origine se perd dans la nuit des temps. Tout individu, quelle que fut sa naissance, son état, son éducation, sa couleur, pouvait devenir esclave, soit par le droit de la guerre, soit par le droit civil, soit par mille autres moyens. Quand on a vu des hommes tels que Socrate, Platon, Phèdre, Diogène, etc., exposés en vente au marché des esclaves, qui pouvait se vanter d’échapper jamais à ce terrible droit[1] ? Le père vendait ses enfants, les créanciers leurs débiteurs, les vainqueurs leurs prisonniers, les princes leurs sujets. Le principal objet d’échange dans l’antiquité, dit Heeren » c’était l’homme[2]. Nous trouvons aussi partout l’esclavage des noirs établi concurremment avec celui des blancs. Son ancienneté ne prouverait donc pas plus contre les uns que contre les autres.

En jetant les yeux sur l’Égypte, cette Égypte si mystérieuse avant que l’œil scrutateur de nos savants modernes eût démêlé, à travers ses fables, sa haute antiquité et sa civilisation, nous trouvons toute une population noire. Diodore de Sicile, Hérodote, et d’autres écrivains, nous apprennent que l’Égypte fut peuplée et civilisée par des hommes descendus de l’Ethiopie : ce sont ces hommes qui y ont importé les caractères hiéroglyphiques, écriture vulgaire des Ethiopiens. Ainsi, c’est un point hors de toute contestation que l’Égypte fut peuplée par les nègres, et reçut d’eux une partie de sa première civilisation. Plus tard une populalation blanche vint s’implanter sur celle-ci, en adopta les usages, lui communiqua les siens, et pour des causes qu’il ne nous appartient pas d’examiner ici, acquit sur la population primitive une certaine influence, et lui imposa sa loi. Or, l’esclavage existait depuis ces temps et l’Ecriture nous apprend que sous un des Pharaons „ Joseph fut vendu par ses frères, et emmené en Égypte[3]. D’ailleurs, l’esclavage était une institution sans laquelle, d’après les idées alors reçues, aucune organisation sociale n’était possible. Les caravanes étaient, dans ces temps reculés, comme aujourd’hui, les voies les plus ordinaires de communication. Elles traversaient les déserts, et allaient chercher des esclaves dans l’intérieur de l’Afrique. Un trajet long et périlleux, et l’imperfection de la marine, furent cause qu’il en arrivait peu par mer. Mais vinrent les Phéniciens, le peuple le plus navigateur et le plus commerçant de l’antiquité. Leur mille vaisseaux répandirent sur toute la surface du monde connu, leurs richesses et leur industrie. Par eux, le commerce des esclaves prit une nouvelle face. Leur marine perfectionnée, la découverte qu’ils firent de quelques côtes la hardiesse de leurs nautonniers, tout contribua à ranimer cette branche de leur trafic. Ils purent alors se procurer des esclaves par toutes les voies : par mer, au moyen de leurs vaisseaux ; par terre, au moyen des caravanes. Ils apportaient du fer, du cuivre aux peuples de l’intérieur de l’Afrique, et en recevaient en échange de l’or, de l’argent, des esclaves. Ils en fournirent aux Egyptiens qui, dans les premiers temps, avaient une aversion extrême pour la mer, et qui regardaient comme impie quiconque osait l’affronter[4]. Ils en livrèrent aux Cyrénéens, aux Carthaginois, aux Grecs, aux Romains, mais en moins grand nombre. Ils en employaient donc beaucoup, soit à leur propre usage, soit comme marchandise qu’ils débitaient aux étrangers. Enfin, lors même que nous ne trouverions point dans les auteurs que l’esclavage des nègres était connu dès la plus haute antiquité, nous serions en droit de conclure de la position géographique des colonies phéniciennes, de l’étendue de leur négoce, et enfin du droit des gens encore à l’état rudimentaire à cette époque, que, de même que les blancs, les nègres formaient une branche importante du négoce.

Lorsque par une suite d’événements qu’il serait hors de notre sujet de relater, les Carthaginois remplacèrent les Phéniciens comme dominateurs des mers, ils continuèrent et étendirent leur commerce avec l’intérieur de l’Afrique, d’où ils tiraient de l’or, de l’argent, des dattes, du sel. Ils fournirent des esclaves noirs aux Romains, aux îles situées sur les côtes de l’Afrique ; aux îles Baléares, où il s’en faisait un grand débit, surtout de ceux du sexe féminin, pour lesquels les habitants avaient un goût très prononcé[5]. Comme ce peuple commerçant avait déjà des colonies dans l’ancienne Ibérie, il y transporta une grande partie de ses esclaves nègres. Ce commerce se continuait encore dès les premiers temps de la possession de l’Espagne par les Maures. Il ne serait donc pas impossible que les nègres eussent contribué avec les Maures, et l’influence du climat, à donner aux Espagnols, surtout ceux de l’Andalousie, leur couleur brune. De sorte que ces fiers hidalgos auraient, vers le XVe siècle trafiqué, sans s’en douter, de leurs ancêtres. Et tel qui faisait sonner bien haut la pureté de son origine, aurait recelé dans ses veines quelques gouttes de ce sang africain qu’il méprisait et qu’il vendait. Ainsi, nous voyons l’esclavage des nègres venir de l’Inde, traverser l’Égypte, Grèce, de là passer à Rome, et enfin s’arrêter en Ibérie : ce fut aussi la marche de la civilisation. Là, ce commerce qui avait eu une si grande extension, se ralentit, et se perdit même dans les flots des événements qui se succédèrent si rapidement, et qui préparèrent la chute de l’empire romain. Longtemps avant cette grande catastrophe, on voyait à Rome peu d’esclaves noirs. Les changemens qui se firent après le partage de l’empire, ne furent guère propres à raviver le commerce des nègres. D’ailleurs, qu’avait-on besoin d’aller à grands frais chercher en Afrique des esclaves, quand on en avait chez soi sous les noms de serfs, de gens de main-morte, etc. Aussi, pendant toute la période qui précéda le xive siècle, ce trafic fut il totalement abandonné.

Mais arrêtons-nous un instant, et demandons-nous si, pendant l’espace que nous venons de parcourir, le nègre était l’objet d’un préjugé particulier. En présence de quelques paroles de Juvénal, nous sommes autorisés à répondre non[6]). D’un autre côté, serait-il possible qu’il en existât, sans que les auteurs qui ont parlé de l’esclavage et des nègres n’eussent fait mention d’un point si capital ? Enfin, l’esclave nègre était simplement confondu dans la classe ordinaire des autres esclaves, et

partageait avec eux le mépris attaché à cette condition. Or, comment les esclaves étaient-ils traités ? Comment les considérait-on dans l’antiquité ?

Chez les Hébreux et les peuples contemporains, on recommandait la douceur à leur égard, et il était défendu de les châtier avec trop de rigueur. Etait puni de la peine des homicides, celui qui tuait son esclave[7]. Les Egyptiens condamnaient aussi sévèrement celui qui tuait un homme libre ou un esclave[8]. Pour rappeler les maîtres à des sentiments d’humanité, et en même temps pour adoucir le sort des esclaves, on avait établi, même avant le temps de Cyrus, une fête où ils étaient pendant cinq jours servis par leurs maîtres, mangeaient et se divertissaient avec eux[9]. Les Grecs, quoiqu’ils eussent l’orgueilleuse prétention de se croire seuls nés pour la liberté[10], avaient cependant, dans les temps les plus reculés, une loi semblable à celle des Egyptiens[11]. A. Athènes, les esclaves trop durement traités, pouvaient demander à être vendus à d’autres maîtres[12], et Démosthène nous apprend que plusieurs Athéniens furent punis de mort pour avoir maltraité injustement leurs esclaves[13]. Les Spartiates furent loin d’agir ainsi envers leurs ilotes. Qui peut oublier ces massacres périodiques sous le nom de cryptie, dont ces derniers étaient victimes ? « L’excès des « malheurs des ilotes de Lacédémone, était tel, a dit Montesquieu, qu’ils n’étaient pas seulement esclaves d’un citoyen, mais encore du public ; ils appartenaient à tous et à un seul[14]. Aussi y avait-il dans cette république de fréquentes révoltes d’esclaves.

Les Romains, contrairement aux Grecs, pensaient et enseignaient que, d’après le droit naturel, tous les hommes naissaient libres, et que l’esclavage était une violation de ce droit[15]. On serait, d’après cela, tenté de croire que les esclaves étaient chez eux plus humainement traités que chez les Grecs : on se tromperait. Ils avaient, il est vrai, moins de mépris pour les esclaves faits à la guerre que pour ceux qui naissaient dans la maison[16], et cela se conçoit chez le peuple romain. Il y avait encore à cette préférence une raison pécuniaire, c’est que l’on regardait comme une mauvaise spéculation d’élever des enfans pour en faire des esclaves[17]. Mais à part ces petites exceptions qui disparurent dans la grande dépravation romaine, le mépris dans lequel étaient tombés les esclaves, alla jusqu’à faire oublier qu’ils étaientdes hommes. Tout était permis aux maîtres, et on soutenait que m itervum nihil non domino licere[18] ; et tandis qu’on le comparaît au bétail, on doutait qu’il fallut y comprendre les pourceaux[19]. On ne recevait point leur témoignage en justice, ce qui a toujours été défendu, à moins qu’on leur fit subir la torture[20]. Ils ne se présentaient plus alors comme hommes, mais comme pièces de conviction ; on consignait dans ce cas, sur l’estimation du juge, la valeur de l’esclave[21]. Leur union n’avait point le nom de mariage, et les enfans qui en naissaient ne dépendaient point d’eux[22]. Ils n’étaient point soumis à la même pénalité que les hommes libres, et des fautes très légères étaient punies de mort[23]. Ces malheureux n’avaient point la liberté de parler en présence de leurs maîtres ; pour le moindre bruit, pour l’éternuement même, ils étaient châtiés à coups de verges : aussi regardait-on les esclaves comme des ennemis domestiques, et c’était même un proverbe : Quot servi tot hostes ; ce que Sénèque a relevé avec beaucoup de vigueur[24].

Que les empereurs aient amélioré le sort des esclaves ; qu’ils aient défendu de les mettre à mort, si ce n’est sur la condamnation des magistrats ; qu’ils aient puni comme homicide le maître qui, sans motifs, aurait tué son esclave ; toutes ces modifications dépendent de causes politiques ou religieuses que je n’ai point l’intention d’examiner.

Les barbares étaient loin d’être aussi cruels que les Romains envers leurs esclaves[25] ; et plus tard, dans les siècles derniers, les flibustiers et les boucaniers traitèrent leurs esclaves nègres avec beaucoup d’humanité : cela se conçoit. Les peuples grossiers, par la simplicité de leur état social, conservent plus vivaces les sentiments de l’égalité primitive et de la dignité humaine, sentiments qui ne s’effacent qu’à mesure que les nations se corrompent.

Voilà quelle était la condition des esclaves chez les anciens. Il est impossible de la concevoir plus malheureuse. Certes, si les nègres, car il y en avait dans toutes ces contrées, avaient été l’objet d’un préjugé spécial, nous ne comprendrions plus alors à quels excès de barbarie se seraient portés les maîtres. Lorsqu’on en trouve d’assez cruels pour marquer leurs esclaves d’un fer chaud au visage et les enfermer la nuit dans des lieux infects pour les empêcher de s’évader ; quand on en voit qui les suspendent avec un poids de cent livres aux pieds pour les fouetter ; quand on trouve une législation assez infâme pour punir du dernier supplice l’esclave en présence de qui son maître s’était fait mourir s’il eût pu l’en empêcher, et qui infligeait le même châtiment à tous les esclaves qui se trouvaient ou non dans la maison d’un maître qui aurait été assassiné, et cela sans distinguer ni le sexe, ni l’âge, ni les innocents, ni les coupables, ni même les enfans, s’il était prouvé qu’ils eussent connaissance du meurtre[26], on se demande alors quelle aurait pu être en pareilles circonstances la peine infligée aux esclaves nègres. Non, les anciens ne connaissaient point l’absurde aristocratie de la peau ; c’est une invention des maîtres modernes. Le peu de nègres esclaves qu’il y avait à Rome, était comme la classe servile, en général, confondu avec le bétail. Nous trouvons même que cette espèce d’esclaves était très recherchée en Grèce et en Italie, et y formait un objet de luxe[27], ce qui ferait alors penser que leur sort était plus doux que celui des autres malheureuses victimes de l’esclavage. Ils étaient surtout destinés à éclairer les convives à la fin des repas : fonction qui n’était attribuée qu’aux esclaves nègres lorsqu’on voulait honorer ses hôtes ; Athénée nous en offre une foule d’exemples[28].

Maintenant voyons comment l’esclavage des noirs s’est introduit en Europe, après être resté dans un si complet oubli depuis la chute de l’empire romain jusqu’à l’expulsion des Maures d’Espagne.

Les nègres, les mulâtres, les hommes de toutes les couleurs y fourmillaient ; mais enfin les Maures furent chassés de ces contrées, et en fuyant au-delà de la Méditerranée, ils crurent échapper aux armes de leurs ennemis. L’heureuse issue de la bataille de Ceuta, en 1415, et la découverte que firent de quelques îles, les Portugais, excités par l’ambition de l’infant don Henry, permirent aux vainqueurs de poursuivre les infidèles jusque sur les côtes d’Arguin. Ils y firent prisonniers tous les Mahométans qu’ils y trouvèrent, et en emmenèrent, en 1440, à Lisbonne. Ces enlèvements se multipliaient déjà beaucoup, lorsque les parents de ces prisonniers mahométans s’avisèrent, en 1442, de les échanger contre des nègres[29] ; ces échanges excitèrent la cupidité des Portugais. Alors de toutes les parties de l’intérieur de l’Afrique, arrivèrent des tribus qui, outre de l’or, de l’ivoire emmenèrent des esclaves : de là naquit la traite des nègres chez les Portugais[30]. Plus tard, les Espagnols, poussés par l’appât du gain, entreprirent à leur tour ce commerce. Les esclaves étaient généralement conduits à Séville, où ils formaient un quartier à part, et l’un d’eux fut nommé juge des nègres et des mulâtres de cette ville. Ils n’y demeuraient pas tous : une partie était transportée à Madère et aux Canaries, découvertes en 1420, et là ils étaient employés à la culture de la canne à sucre. Voilà donc comment se révéla à l’Europe cette Afrique si longtemps oubliée des peuples occidentaux. Il faut l’avouer, c’était sous de bien malheureuses auspices !

La fièvre des découvertes s’était emparée de tous les esprits. Chacun, sur des données plus ou moins incertaines, bâtissait un système, et rêvait des terres nouvelles à explorer. Tel qui partait pour la recherche d’une contrée, en découvrait une autre, ou, ce qui arrivait plus fréquemment, périssait victime de son imprudence et de sa témérité. Colomb découvrit enfin, en 1492, un nouveau monde. Les mauvais traitements des Espagnols, et surtout

le système des départements, qui n’était autre chose qu’un esclavage déguisé, diminuèrent considérablement la population indigène des Antilles. On s’en ressentait déjà en 1502, et quelques nègres avaient, sous le gouvernement d’Ovando, passé de Madère, des Canaries, à Saint-Domingue. Ils étaient à cette époque traités comme les insulaires. Il paraît même que ces derniers étaient encore exposés aux avanies des nègres, « car, dit Las Casas, les Indiens, torturés par leurs maîtres, le sont encore par les domestiques et les nègres (1 Œuvres de Las Casas, par de Llorente, 1.1.). » Ce qui n’empêchait point ces derniers de fuir chez les Indiens. Aussi, Ovando s’opposa-t-il toujours à leur introduction dans l’île, et ils ne furent admis d’abord que par simple tolérance. « II y eut même, dit Charlevoix, un édit du roi catholique contre cette nouveauté [31], [32]. » Mais on changea bientôt de système. La population indigène avait tellement diminué, qu’en 1507, quatorze ans après la découverte, il ne restait plus dans l’île que soixante mille Indiens, c’est-à-dire la vingtième partie de ce qu’on y avait trouvé. Il fallut pourtant remédier à cette décimation, et force fut d’aller chercher, en 1509, des nègres d’Afrique, destinés à subir sur cette terre vierge, tous les maux de l’exil et de l’esclavage. On avait à cela un triple avantage : d’abord, ils travaillaient beaucoup plus que les Indiens, et supportaient mieux qu’eux la fatigue ; ensuite les maîtres pouvaient les maltraiter à leur aise, car il n’y avait point d’édits qui les déclarassent libres comme les Indiens ; mais la considération qui dominait toutes les autres, fut que l’on pouvait plus facilement remplacer ceux que le chagrin, le travail des mines, les cruautés des maîtres avaient fait périr.

Jusque-là les choses se passaient sans que l’autorité métropolitaine en prît connaissance ; et suivant les besoins et les moyens pécuniaires des maîtres, les navires allaient enlever à l’Afrique ses nègres, à la Guadeloupe ses caraïbes. Mais en 1517, fut accordé à un seigneur flamand, grand maître de la maison du roi, le privilège de faire transporter aux quatre grandes Antilles, quatre mille nègres. Ce seigneur vendit fort cher son privilège à des Génois qui l’exploitèrent ; ce qui mit les nègres à un prix très élevé. Ce que voyant, John Haukins, qui était, en 1562, au service d’Elisabeth, arma plusieurs navires, au moyen desquels il commit sur les côtes d’Afrique les crimes les plus affreux pour se procurer des nègres. Il en amena trois cents à Saint-Domingue. L’échange lucratif qu’il en fit l’engagea à continuer l’année suivante cet infâme trafic.

Enfin, les compagnies se formèrent, les patentes se multiplièrent, et le commerce des esclaves prit une telle extension, que, d’après les calculs les plus modérés, le nombre des nègres, introduits dans la seule colonie de Saint-Domingue, s’éleva, de l’année 1680 à 1776, à plus de huit cent mille. On peut, d’après cette donnée, se faire une idée de la quantité de ces malheureux qui vinrent combler le déficit et le dépeuplement des colonies, et des voies plus ou moins atroces qui furent employées pour se les procurer. Et c’est au nom de la religion, afin d’arracher les Africains à l’idolâtrie, pour leur enseigner les douces lois de l’Evangile, que les premières patentes furent délivrées, et que pendant longtemps encore la traite fut continuée. Trop souvent la religion a servi de prétexte à toutes les cruautés.

Mais, esclave comme l’Indien qu’il était venu remplacer, le nègre ne subissait qu’un esclavage domestique. Le maître avait encore sous les yeux l’extinction complète des insulaires ; les communications avec l’Afrique n’étaient point aussi fréquentes qu’elles le devinrent depuis. Il fallut donc adoucir son sort pour ne point amener des résultats aussi désastreux pour leurs intérêts.

Pourquoi les révolutions qui bouleversent le monde diffèrent-elles toujours dans leur résultat définitif de leur point de départ ? C’est que la logique des événements est plus rigoureuse et plus inflexible que celle des hommes, et qu’une fois un principe admis et lancé dans la pratique, en vain voudrait-on lui imposer son point d’arrêt ; il faut nécessairement, et par la force même des choses, qu’il produise toutes ses conséquences. Ainsi, l’esclavage de l’homme admis, nous l’avons vu chez les Romains avoir, dans les premiers temps, un caractère presque patriarcal ; passer ensuite par tous les degrés de cruautés, et s’arrêter enfin à l’assimilation complète de l’homme à la brute. Nous allons voir de même dans les colonies modernes l’esclavage des noirs suivre toutes les phases et s’arrêter également à une conséquence absurde, à la négation de l’intelligence chez tout individu ayant la peau noire [33]. Lés mêmes causes ont toujours produit les mêmes effets. Quelle est donc la grande révolution qui doit accomplir l’entière régénération de l’humanité ? Nous l’ignorons ; mais travaillons chacun à l’édifice commun ; et lorsque tous les hommes auront bien compris les vrais principes de la liberté, de l’égalité, de la fraternité ; lorsque tous les hommes ne verront dans d’autres hommes, quelle que soit la nuance de leur peau, que des frères, et les traiteront comme tels, alors nous verrons cette réhabilitation tant désirée, marcher à grands pas : ce ne sera plus celle des noirs seulement, mais celle de tous les hommes. Déjà quelques apôtres de l’humanité, comprenant cette mission sainte, se sont voués à la défense des droits de leurs semblables, si souvent méconnus dans la personne du prolétaire, du malheureux qui travaille et qui souffre ; d’autres, portant leurs regards hors de l’Europe, vont chercher d’autres frères à soulager, et appellent les nègres au partage des bienfaits de la civilisation : leur œuvre vivra.

Nous pouvons donc dire que le préjugé a suivi dans les colonies deux phases. D’abord il s’est attaché à l’esclavage, et c’est en ce point qu’il a des ressemblances avec le préjugé des anciens. Nous verrons même que la brutalité et la barbarie des maîtres modernes ne le cèdent en rien à celles des maîtres anciens. Le préjugé s’est ensuite attaché à la couleur du nègre, et c’est ce dernier caractère qu’il a conservé jusqu’à nos jours, et qui a causé tous les maux qui ont affligé et affligent encore le nouveau monde.

Cette division n’est point arbitraire : elle découle de l’état môme des choses. La première période des préjugés coloniaux apparaît, pour ainsi dire, à la naissance des colonies. Il existait déjà au temps de l’esclavage des Indiens, et c’est encore une des misères qu’ils ont léguées aux nègres leurs successeurs. Ce préjugé s’étendit avec la population et les nouveaux établissements ; mais il ne subsista pas longtemps.

De quels individus se composait, dans les premiers temps, la population des Antilles ? De gens sans aveu, de marins réfractaires, de paysans ignorants, de vagabonds. Ces gens pouvaient-ils se prétendre issus d’une plus noble origine que les noirs et les hommes de couleur libres qu’ils y ont trouvés, et dont l’ignorance égalait la leur ? Non, certes. Aussi ne connut-on dans l’île que deux conditions : les planteurs et les esclaves, car les engagés de trente-six mois n’étaient rien moins que des esclaves à terme [34]. Les ouvriers enduraient toute espèce de vexations de la part des propriétaires. Nous trouvons dans un règlement du conseil de la Martinique, du 2 Mai 1666, qu’il leur est défendu de faire les mutins et les insolents, et il était permis aux habitants de les châtier comme gens à leurs gages, avec défenses aux ouvriers de s’en plaindre et de discontinuer pour cela leur ouvrage. Ce n’était, comme on voit, qu’une réminiscence du mépris alors existant en France pour ce qu’on appelait les vilains.— Suivons cette première phase dans tous ses développements.

Conduits par le désir de faire fortune, les premiers Européens qui abordèrent aux Antilles, n’avaient point avec eux de femmes, quoique beaucoup d’entre eux fussent mariés en Europe. Ceux qui ne l’étaient pas se marièrent aux filles du pays, et Ovando chassa de l’île ceux qui, ne voulant point se marier, ne voulaient pas non plus faire venir d’Europe leurs épouses. De l’alliance de ces Européens avec les Indiennes, naquirent les métis. Lorsque les indigènes eurent disparus de la surface de l’île, les aventuriers choisirent leurs compagnes parmi les négresses ; celles qui se mariaient avec eux étaient par cela même affranchies ; d’autres vivaient en concubinage. Aux enfants qui naquirent de l’une et de l’autre de ces unions, on donna le nom de mulâtres* [35].

L’état des enfants de couleur concubins n’était déterminé par aucune loi ; mais on suivait à cet égard les usages des premiers colonisateurs ; c’est- à-dire que les mulâtres, enfants légitimes, héritaient de leur père blanc. Ceux qui n’étaient qu’enfants naturels étaient généralement affranchis : de là le nom d’affranchis, que portèrent pendant longtemps ces hommes de couleur. Lorsque l’édit de 1685— le code noir — déclara que le mulâtre suivrait la condition de sa mère ; il déclarait par là esclave, le fils de la femme esclave ; mais les mœurs et les habitudes prévalurent, et les mulâtres continuèrent à être affranchis. Le père qui eut osé braver l’opinion publique, en retenant dans l’esclavage son fils naturel, eût été justement flétri. Plus tard, M. Ducasse, gouverneur de l’île de la Tortue et côtes de Saint-Domingue, demanda que l’on consacrât par une loi ce qui était depuis longtemps dans les mœurs, et que l’on déclarât libres tous les mulâtres, dès qu’ils auraient atteint leur vingtième année. Cette demande fut ajournée, et l’on continua à suivre l’usage.

Cependant les pères sentirent que tout en affranchissant leurs enfants, il fallait leur assurer un avenir. Les terres étaient de peu de valeur, et il importait au gouvernement qu’elles fussent défrichées ; aussi elles étaient facilement concédées à ceux qui les premiers y avaient abattu quelques arbres, et avaient acquis ce qu’on appelait le droit de hache [36] : elles étaient ensuite transférées à leurs enfants.

La classe de couleur augmentait rapidement, soit par les alliances des blancs avec les négresses, soit par celles des mulâtres entre eux. Les engagés qui ne pouvaient, pendant leur période de trois ans, travailler pour leur propre compte, ainsi que les blancs qui arrivaient d’Europe, en se mariant aux femmes de couleur, trouvaient par là une position toute faite, et n’avaient besoin que de continuer l’exploitation des biens de leurs épouses. Il n’existait donc point, et il ne pouvait point exister de préjugés de couleur à cette époque. Les maîtres n’avaient qu’un nombre extrêmement limité d’esclaves, et ne leur étaient guère supérieurs par l’éducation. La, société était ce que durent être toutes les société naissantes. Le maître, l’esclave travaillaient de concert. Le premier, outre l’intérêt qu’il avait de. conserver son esclave, son bien, avait aussi celui d’augmenter ses produits. Les noirs, les mulâtres s’éclairaient et envoyaient leurs en- fans s’instruire en France. Les esclaves eux-mêmes, en touchant le sol de la mère patrie, devenaient libres. Nous ne trouvons donc ni dans les mœurs, ni dans les lois aucune trace de préjugés. Le maître avait, comme toujours, sur son esclave, le droit de correction ; mais la loi veillait à ce que ce droit ne s’exerçât que dans des limites raisonnables, et un arrêt du 10 mai 1671, du conseil de la Martinique, condamne à 500 livres de sucre un maître qui avait maltraité, outre mesure, sa négresse.

Si nous trouvons quelquefois des peines excessives infligées par la loi elle-même aux esclaves, nous devons considérer aussi qu’à cette époque, toutes les lois, soit européennes, soit coloniales, étaient empreintes d’un caractère de barbarie qu’elles n’ont perdu que bien tard, jointe à cela l’influence qu’a dû exercer la législation des Romains, concernant les esclaves. Toujours est-il que la.loi était là qui protégeait l’esclave contre les cruautés de son maître. Ainsi, en même temps qu’un arrêt du conseil de la Martinique, du 20 octobre 1670, casse un lieutenant de milices, parce qu’il vexait sa femme et mutilait ses nègres ; .un arrêt du même conseil, rendu le même jour, condamne un nègre esclave à avoir la jambe coupée et attachée à la potence, afin de servir d’exemple, parce que cet esclave avait tué un ânon.

L’édit de 1685, appelé le code noir, vint compléter les mesures qui, jusqu’alors, avaient réglé le sort des colonies. Des châtiments excessifs, un luxe de coups de fouet, contrastent singulièrement avec un certain esprit de justice qui semble avoir présidé à la rédaction de cet édit. Ainsi, l’esclave

des colonies était, d’après le nouveau code, pour toutes les incapacités, ce qu’était l’esclave romain dans les plus mauvais jours de leur servitude. Il était déclaré meuble ; pouvait être saisi ; son témoignage n’était point reçu en justice ; il ne pouvait être partie dans un jugement, pas même pour les outrages ou excès commis à son égard, tandis que s’il s’était porté à des voies de fait envers un libre, il pouvait, s’il y échéait, être puni de mort ; il n’avait pas droit à un pécule, etc. A côté de ces dispositions exorbitantes, nous en trouvons d’autres qui leur sont favorables. Ainsi, le mari et la femme ne pouvaient être vendus séparément, ni, leurs enfants impubères, s’ils étaient sous la puissance du même maître ; les affranchissements étaient favorisés ; on pourvoyait à l’entretien des esclaves, à leur mariage, etc. Les mai très pouvaient les nommer leur s exécuteur s testamentaires, tuteurs de leurs enfants, leurs légataires universels, et ils étaient, par cela même, déclarés affranchis. Plus tard nous trouvons un arrêt du conseil d’état qui admet le témoignage des nègres à défaut de celui des blancs, excepté contre leurs maîtres. L’esclave qui passait en France était libre, et on ne pouvait plus le remettre en esclavage à son retour dans la colonie, etc. Toutes ces dispositions si sages sont tombées en désuétude dans les colonies, ou sont abrogées par des lois postérieures, tandis qu’on n’a fait que renchérir sur la barbarie de celles qui rendent les chaînes des esclaves si pesantes. Dans le chemin de l’iniquité, la pente est rapide, et celui qui met son frère dans les fers, est capable, pour l’y maintenir, de toutes les atrocités.

Jusqu’en 1700, nous ne trouvons dans les colonies aucune trace de préjugés. Il n’y avait de distinctions que celles qui existent nécessairement dans tout pays d’esclavage, c’est-à-dire, entre le maître et l’esclave. Les mœurs n’en souffraient pas d’autres, et la loi était la même pour tous les hommes libres. Il était impossible qu’il en fut autrement. Dans un état naissant, on ne procède pas par des distinctions ; l’égalité règne. Des divisions en castes, les préjugés de couleur, et mille autres absurdités disparaissent, ou pour mieux dire, ne naissent jamais devant le besoin de se secourir et de se protéger mutuellement. Souvent aussi la composition de la population première qui se porte dans des contrées lointaines pour y fonder des colonies, ne lui permet guère d’avoir des préjugés. Or, nous savons à l’époque où nous sommes arrivés, comment était formée cette population. On comptait à peine 400 habitons dans l’île de Saint- Domingue, lorsque M. Dogeron en eut le gouvernement. Ces 400 planteurs étaient la plupart des flibustiers, des boucaniers, qui, fatigués d’une vie orageuse, et arrivés à un certain âge, avaient abandonné le poignard du forban, pour la houe du laboureur. Ceux qui n’étaient pas de vieux écu- meurs de mer, ne valaient pas mieux. Je le demande, pouvait-il exister dans le sein d’une société formée de tels éléments, des préjugés envers une classe qui, par sa fortune, sa moralité, son nombre, était si supérieure à l’autre ? Sous l’administration de Dogeron et de ses successeurs, la population s’était considérablement accrue, et de 400 qu’elle était en 1665, s’était élevée à 1500, quatre ans plus tard. Mais cela n’introduisit aucune modification sensible dans les usages de là colonie. D’abord, parce qu’il y avait une mutation continuelle de population, par suite des guerres de Louis XIV, contre les puissances européennes, et des tentatives que faisaient sur les colonies françaises, les colonies appartenant aux nations belligérantes. D’un autre côté, les blancs continuaient à se marier avec les femmes de couleur, les Européennes qu’on leur expédiait de la métropole n’étant pas en nombre suffisant, et ne leur offrant pas des garanties de mœurs, et surtout de richesses suffisantes. Nous pouvons arrêter ici la première période des préjugés coloniaux. Simple historien, nous avons exposé les faits. Nous allons rechercher maintenant comment on est arrivé à jeter sur la couleur noire cet anathème qui pèse encore sur elle dans les colonies.



CHAPITRE II modifier




Dans l’histoire des peuples, il n’est point de révolutions qui n’aient été longuement préparées et élaborées par les années antérieures. La graine confiée à la terre ne germe pas incontinent ; il lui faut un engrais convenable, un soleil vivifiant. Alors elle pousse de profondes racines, se développe, devient arbre, et étend ses rameaux et son ombrage protecteur sur la tête du voyageur fatigué. Ainsi, l’idée pour transformer et féconder les sociétés, doit subir une incubation, si je dois m’exprimer ainsi. Elle se propage lentement, s’insinue dans les esprits, et quand des hommes stationnaires veulent s’opposer à son développement, il est trop tard : consummatùm est. Ainsi, la révolution de 1789 a été le résultat des habitudes oppressives de la féodalité, des idées de liberté, d’égalité, répandues dans le peuple par les philosophes. La révolution de 1830 a été amenée par les quinze années de la Restauration. Les blancs ne sont point venus un jour dire anathème à la couleur noire. Le préjugé ne naquit point subitement dans les colonies. Il a germé pendant les tristes années de l’esclavage et de l’ignorance de la classe noire. Il était déjà dans tous les esprits dès que les Antilles eurent quelques lueurs d’agrandissement ; il ne lui a fallu que des circonstances favorables pour éclore.

On ne doit pas, pour bien juger des hommes, faire abstraction du milieu dans lequel ils ont vécu ; des événements, de l’époque où ils se sont accomplis. Ainsi, le préjugé colonial descend en droite ligne de la distinction qui existait ; en France entre les diverses classes de la société. Qu’étaient les vilains, les roturiers ? C’était, pour les nobles, une vile canaille, à qui on donnait les épithètes les plus humiliantes ; soumis aux caprices et au bon vouloir des seigneurs. De droits, elle n’en avait ancun ; de devoirs, elle les avait tous. Sans doute, si les vilains et les roturiers eussent été des nègres, les nobles de cette époque n’eussent pas manqué d’attribuer à leur couleur l’ignorance et la dégradation dans laquelle ils furent plongés.

La métropole avait enfin ouvert les yeux sur ses colonies. L’ordre commençait à être tant bien que mal établi, et les flibustiers, n’ayant plus de richesses à acquérir sur les mers des Antilles, s’étaient décidés à mener une vie agricole et paisible. La population augmentait à vue d’œil. De toutes parts de la France arrivaient des aventuriers qui venaient chercher fortune, ou qui fuyaient les poursuites de la justice ; des gentilshommes ruinés, des cadets de famille, et ceux-là n’oubliaient jamais de transporter avec eux leur morgue et leur fierté. Ils regardaient avec mépris tous ces roturiers, ces habitants qui s’étaient enrichis par leur travail et leur activité. Et comme ils ne perdaient jamais l’esprit de retour, considérant les colonies comme une terre de passage, ces nobles dédaignaient l’alliance des roturiers, pour n’avoir pas en rougir un jour à leur retour en France. Ils préféraient celle des filles de couleur qui leur offraient aussi de la fortune, mais qu’ils pouvaient abandonner sous des prétextes qu’ils savaient toujours faire naître. Il n’était plus possible aux femmes de couleur de retrouver leurs époux, car les communications avec la France étaient loin d’être à cette époque ce qu’elles sont aujourd’hui ; et le blanc, dès qu’il avait quitté les Antilles, était un homme introuvable. En vain les planteurs, humiliés du dédain des nobles pour leurs alliances, essayaient d’y remédier en leur offrant les garanties d’une brillante éducation. Pour des gentilshommes ruinés, entêtés de leurs titres, et avides d’argent, l’éducation était un accessoire qu’ils acceptaient volontiers quand il était escorté d’une belle dot, et surtout de parchemins. Les planteurs trouvèrent enfin moyen de vaincre leur répugnance et de suppléer à la noblesse d’origine qui leur manquait. Profitant de la vénalité des offices et des titres de noblesse, ils consacrèrent la plus grande partie de leur fortune, se ruinèrent quelquefois pour acheter un titre de marquis, de baron, voire même un simple de. Ces nouveaux nobles furent les plus orgueilleux. Les parvenus sont ainsi faits : ils croient par là faire oublier leur origine. On peut se faire une idée de l’amour qu’avaient pour les titres, les distinctions, ceux qui les possédaient, et de l’importance qu’ils y attachaient, par la multitude d’ordonnances, d’é- dits, de réglements sur le droit de porter l’épée, de prendre la qualification de monseigneur, de mes- sire, etc., ou de s’asseoir à certaines places dans les églises. Alors la classe blanche commença à se venger sur la classe de couleur d’avoir été si longtemps négligée des anciens nobles. Elle n’osa plus entretenir de relations avec des mulâtres qu’elle avait vus, ou dont elle avait peut-être vu les parents dans l’esclavage. D’un autre côté, les femmes blanches, dont l’amour propre avait été si souvent blessé, ne purent le pardonner aux femmes de couleur : leur jalousie vint augmenter la haine des blancs. Les mulâtres, à leur tour, leur rendaient bien leur mépris, et se riaient de ces parvenus qui, hier encore, remplissaient les fonctions les plus infimes de la société. L’animosité de part et d’autre ne connut plus de bornes. Mais les administrateurs des anciennes compagnies étaient devenus les conseillers des ministres, et déjà l’influence des colons, jusque dans le conseil du roi, était immense ; de sorte qu’ils opposèrent des armes qui durent nécessairement leur assurer l’avantage sur leurs adversaires. Alors parut contre les hommes de couleur une série d’ordonnances, d’édits, de règlements, plus humiliants les uns que les autres. Le plus ancien document qui témoigne combien déjà le préjugé de couleur avait fait des progrès, est une lettre du ministre, du 26 décembre 1703. « Le roi, y est-il dit, ne veut pas, monsieur, que « les lettres de noblesse des sieurs *** soient examinées, puisqu’ils ont épousé des mulâtresses, « ni que vous permettiez qu’on rende aucun juge- « ment pour la représentation de leurs lettres. » On vit dès-lors des ministres d’un Dieu de charité, oubliant leur mission, se faire les apôtres de l’orgueil colonial, et refuser de procéder à la célébration du mariage d’un blanc avec une mulâtresse. Nous verrons plus tard plus d’un exemple semblable. Lancés dans la voie des distinctions, les blancs ne s’arrêtèrent plus, et des règlements empreints de la tyrannie la plus odieuse, se succédèrent, avec une effrayante rapidité. Alors il fut admis dans la classe privilégiée que tous ceux qui avaient une origine africaine étaient nés pour être esclaves ; que si parfois ils recevaient la faveur de la liberté, ils en devaient de la reconnaissance aux blancs.qui auraient pu la leur refuser. Chose remarquable ! Lorsqu’une institution, fondée sur un principe faux, est attaquée, ceux qui ont intérêt à sa conservation ne la défendent point par des raisons ; mais ils augmentent toujours la sévérité des lois qui doivent la protéger. Ainsi, c’est au moment où les philosophes proclamaient en Europe la liberté, l’égalité des hommes, que les nègres furent le plus opprimés dans les colonies : le même fait se reproduit aujourd’hui aux États-Unis d’Amérique, et aux autres colonies à esclaves. L’homme de sang africain, libre aujourd’hui, n’était pas sûr de l’être demain. L’esclave qui avait, dans les anciens temps, touché le sol de la mère patrie, devenait libre ; on le priva de ce bienfait. Les libres qui avaient donné retraite aux nègres fugitifs n’étaient passibles que d’une amende : on leur ôta leur liberté ainsi qu’à leur famille [37]. Dès1724, un édit du mois de mars défendit aux blancs, de l’un et de l’autre sexe, de contracter mariage avec les noirs ; mais les édits ne font pas les mœurs, car vers 1744, des familles nombreuses passèrent dans la colonie. Elles espéraient marier leurs filles avec les riches planteurs ou avec des Européens. Les premiers n’osèrent s’unir à des gens dont ils ne connaissaient ni l’origine, ni les mœurs antérieures. Quant aux derniers, ils étaient venus eux-mêmes pour faire fortune ; ils préférèrent les filles de couleur qui leur apportaient des terres, des esclaves, etc. Toutes ces causes prévalurent à cette époque sur les ordonnances ; mais la jalousie et la haine des familles blanches s’accrurent, et elles ne tardèrent pas à adopter et outrepasser toutes les préventions des blancs planteurs.

Les hommes de couleur jouissaient néanmoins de quelque considération. Plusieurs avaient été nommés officiers de milices. Mais le marquis de Fayet écrivit le 7 décembre 1733 : « L’ordre du roi, mon- « sieur, est que tout habitant de sang-mêlé ne « puisse exercer aucune charge dans la judicature, « ni dans les milices ; je veux aussi que tout hâte bitant qui se mariera avec une négresse ou mulâtresse, ne puisse être officier, ni posséder aucun « emploi dans les colonies. » Tout tendit à plonger la classe de couleur dans l’humiliation la plus profonde ; il fallut la rapprocher de la servitude pour la mieux opprimer, et créer en faveur de la classe blanche toute sorte de privilèges et de distinctions. Une lettre ministérielle du 14 mars 1741, annonce aux administrateurs que le roi « approuve l’usage « où sont les officiers, majors et commandants de « quartiers de Saint-Domingue, d’avoir par semaine chez eux un nègre ou mulâtre libre d’ordonnance pour porter les ordres qu’ils ont à « donner pour le service. » La moindre contravention qui, dans un autre pays et sous une autre législation, n’eût été punie que d’une simple amende, coûtait à l’homme de couleur ou au noir sa liberté. Ils la voyaient continuellement compromise par les tentatives des blancs, et bien souvent ils eurent recours aux tribunaux pour maintenir celle dont ils avaient joui en pays étrangers. La classe de couleur, par des alliances avec la classe blanche, devient elle-même blanche, de telle sorte que, pour les personnes qui ne connaîtraient pas son origine, il pourrait y avoir confusion. Il fallut prévenir un si grand scandale, et pour cela perpétuer le mépris qu’on voulait attacher à la descendance africaine. Un arrêt du 24 septembre 1761, défendit en conséquence aux notaires et curés de paroisses, de passer des actes entre les libres ou affranchis, sans y exprimer la qualité de nègres, de mulâtres ou quarterons libres, à peine d’interdiction pour six mois de leurs fonctions pour la première fois, et de révocation pour la seconde. On n’eut jamais, je crois, besoin d’en venir à ces extrémités, car cet arrêt fut toujours ponctuellement exécuté jusqu’en 1830.

Le délire fut poussé si loin, que dans un temps de disette, le juge de police du Cap défendit, par une ordonnance du 17 avril 1762, aux boulangers de vendre du pain aux gens de couleur, même libres, sous peine de 100 limes d’amende. Cependant la consommation qu’ils en faisaient n’était pas grande, et on savait qu’ils préféraient au pain les vivres du pays. Quand les affranchis étaient ainsi traités, que l’on juge maintenant de ce que durent souffrir les esclaves. Ils avaient contre eux les lois et leurs maîtres. S’ils désobéissaient aux uns, les autres les punissaient, et pourtant il fallait obéir aux exigences souvent contraires de tous les deux. Ainsi, l’esclave qui vendait du café ou du coton, même par ordre de son maître, était fouetté ; il l’eût également été s’il eût désobéi. Il ne lui était même pas permis de se choisir une épouse parmi les êtres malheureux livrés comme lui à l’esclavage. « Dans presque aucune des habitations du « nouveau monde, dit le comte de Custines, le « nègre n’a la possession d’aucune femme. Son « commerce avec les négresses n’est qu’un concubinage soumis à la volonté de ses tyrans. Qu’un « blanc dans une habitation trouve à son gré une « négresse que son cœur porterait à se donner à « un nègre, il n’est plus permis à ce nègre de la « regarder, une grêle de coups devient son partage « jusqu’à ce qu’il y ait renoncé [38]. » Les esclaves nègres étaient, comme les esclaves romains, considérés, dans les colonies, comme des ennemis domestiques. On prenait les précautions les plus sévères pour les empêcher de se réunir, même pour des exercices de piété, et plus tard cette prohibition s’étendit à la classe libre. Tant que l’homme établira son droit sur la force, il aura toujours recours à la force pour le maintenir.

Jusque-là la classe blanche, en opprimant les classes de couleur, n’avait consulté que son orgueil et sa haine. Elle n’avait qu’une idée confuse du système en vertu duquel elle agissait, ou pour mieux dire, son système n’avait pas encore été exprimé par écrit et d’une manière bien tranchée, et la formule n’en avait pas été donnée : elle ne pouvait tarder à paraître. Une ordonnance de M. Bory, en date du 30 juin 1762, porte, art. 5 : « La nature ayant établi trois classes d’hommes, savoir : « les blancs, les sang-mêlés, et les nègres ou mulâtres libres, on observera cette différence dans « la composition des milices, de sorte que sous « quelque prétexte ou sous quelque dénomination « que ce soit, on ne puisse jamais faire des compagnies mêlées de deux espèces différentes. » Et cependant que de fois les colonies furent sauvées par ces hommes méprisés 1 Voilà donc la grande différence établie et formulée. Ce n’était point, il est vrai, les castes proprement dites des Indiens, car les castes se recrutent dans leur propre sein, tandis que celles-ci vont chercher ailleurs leurs éléments ; mais c’était quelque chose qui y ressemblait beaucoup et qui n’était pas moins humiliant ni moins contraire au progrès de l’esprit humain. Cette différence subsiste encore dans les colonies à esclaves, et continuera d’y subsister. Aux esclaves, l’agriculture, la domesticité ; aux mulâtres et nègres libres, le petit commerce et les travaux manuels qu’ils partageaient avec les esclaves ; aux blancs, le haut commerce, les arts libéraux, les fonctions publiques, etc. Voilà comment étaient autrefois distribuées les occupations dans les différentes classes coloniales. Aujourd’hui tout est changé sous ce rapport, et l’homme libre, quelle que soit sa couleur, est apte à jouir de tous les droits que confère la liberté.

On surprit aux ministres des lois oppressives pour empêcher les hommes de couleur de s’instruire. En leur donnant le droit d’éclairer leur intelligence, on leur donnait par là le droit de s’égaler aux blancs, et souvent même de les surpasser, et c’était contraire à leur intérêt, au repos des colonies, et surtout à l’orgueil des colons. On ne peut attribuer qu’à la grande influence qu’ils avaient acquise en France, cette lettre du ministre aux administrateurs, en date du 30 juin 1763, qui refuse aux nègres libres de passer en France. « Dans quelque temps, y est-il dit, il sera pris des « arrangerons pour l’expulsion des nègres libres « qui sont en France. » Ces mesures furent en effet prises. Il ne fallait pas que l’homme de couleur vint acquérir dans la mère patrie des idées de liberté.

Une ordonnance du roi, du 30 avril 1764, « défend expressément, art. 16, aux hommes de cou- « leur libres ou esclaves, d’exercer la médecine ou « la chirurgie, ni de faire aucuns traitements de « maladies sous quelque prétexte que ce soit, à « peine de 500 livres d’amende et de punitions « corporelles, suivant l’exigence des cas. "Ils ne pouvaient même pas être nommés officiers des compagnies spécialement composées de leurs frères : c’étaient des officiers blancs qui les commandaient.

Un système suivi avec tant de persévérance ne pouvait manquer de porter ses fruits. Les mulâtres eux-mêmes rougirent de leur couleur : cela n’est pas étonnant. Dans un pays où il y a une aristocratie et une bourgeoisie, celle-ci, toutes les fois qu’elle pourra s’immiscer dans la première, ne manquera jamais de le faire, et admise dans l’autre en devient le séide le plus ardent. Encore de nos jours, combien ne voyons-nous pas d’hommes sortis du peuple, qui s’empressent de renier leur origine dès qu’ils le peuvent. Trouvons-nous beaucoup d’ouvriers, beaucoup de travailleurs enrichis à force de labeur et de probité, qui osent avouer leur état dans lequel ils ont pourtant laissé une réputation intacte ? Non ; ils en rougissent presque tous. L’étudiant, dont un père honnête entretient l’éducation, ose-t-il souvent dire qu’il est le fils d’un fermier ou d’un ouvrier ? Tant que la fortune ou le hasard de la naissance seront les seuls titres à la considération, nous verrons des hommes qui braveront tout pour acquérir l’une quand l’autre leur manquera. Puisque cela se voit dans l’Europe civilisée, pourquoi en aurait-il été autrement dans les colonies à peine naissantes ? Aussi des mulâtres, voyant le préjugé s’attacher obstinément à leur race ; oubliant que s’ils diffèrent de leurs ennemis par la couleur, ils doivent en différer également par leurs vertus et leurs qualités morales ; et, désespérant de faire jamais partie de la classe blanche, demandèrent des lettres patentes qui les déclarassent issus de race indienne à laquelle étaient attachés certains privilèges, privilèges confirmés par une lettre ministérielle du 7 janvier 1767, laquelle renouvelle en même temps l’exclusion de tout individu de la classe noire à participer à la noblesse : cette tentative fut repoussée. Le ministre donna pour motifs de son refus « qu’une pareille grâce tendrait à détruire la différence que la nature a mise entre les noirs et les « blancs, et que le préjugé politique-a eu soin d’entretenir comme une distance à laquelle les gens « de couleur et leurs descendants ne doivent jamais « prétendre ; enfin « qu’il importait au bon ordre « de ne pas affaiblir l’état d’humiliation attachée « à l’espèce noire dans quelque degré qu’elle se « trouve. Sa Majesté vous recommande de ne favoriser sous aucun prétexte les alliances des « blancs avec les filles de sang-mêlés. Sa Majesté « est déterminée à maintenir le préjugé, qui doit « écarter à jamais les gens de couleur et leurs « descendants de tous les avantages attachés aux blancs ».

Quel anathème ! Et cela presque à la fin du dix-huitième siècle ! Mais on cessera de s’en étonner quand on se rappellera l’époque où il fut prononcé. On voyait alors des prostituées venir s’asseoir sur le trône de France : c’était l’époque des débauches et des fanatismes de tous genres. Les ministres d’une cour corrompue possédaient dans les colonies des biens qu’ils ne connaissaient le plus souvent que par l’acte qui leur en transférait la propriété. Ils en confiait l’administration à des gérants, à des commandeurs, à des valets qui employaient les voies les plus honteuses pour s’enrichir, et qui, singes de leurs maîtres, étaient bien aise de faire tomber sur les nègres tout le mépris dont ils étaient eux-mêmes l’objet de la part des grands seigneurs. Je le demande, pouvait-il exister dans les Antilles un autre état de choses, alors qu’en France le peuple, qui n’avait point l’origine des hommes de couleur, était pourtant en butte à tous les genres d’humiliation ? Aussi, ensuivant la marche des préjugés, nous les voyons accroître encore sous le régime précédent. On dirait que les aristocrates de France et des colonies, prévoyant la sublime révolution de 1789, se fussent entendus pour profiter des derniers moments du préjugé et des abus auxquels ils allaient être forcés de renoncer.

De même qu’une rivière se grossit de tout ce qu’elle trouve sur son passage, ainsi la haine des blancs s’accrut d’une foule d’arrêts, d’ordonnances, de lettres ministérielles. L’homme de couleur, quoique libre, ne jouissait point de tous les avantages conférés à cet état par le code noir. Un mulâtre avait-il frappé un blanc ? Il était fouetté, marqué et vendu au profit du blanc [39]. Un blanc noble avait-il épousé une femme de couleur, même en France ? Il était privé du droit de servir dans aucun corps dans la colonie. Etait-il porté une plainte contre un mulâtre ? Le sénéchal pouvait sans inconvénient l’arrêter ; « mais il fallait « en agir avec plus de prudence et de ménage- « ment quand il s’agissait d’un blanc. » Le maître ne conserva plus la faculté de donner en France la liberté à son esclave, comme prix de ses longs services et de sa fidélité. Les Romains, qui s’y connaissaient, ne poussèrent pas si loin la tyrannie. En 1778, parut un arrêt du conseil d’état, qui défendit aux blancs de se marier en France aux négresses mulâtresses, sous peine d’être envoyés dans les colonies. Les hommes de couleur ne pouvaient donner à leurs enfants qu’un nom tiré de l’idiome africain, ou de leur métier et couleur. Ils ne pouvaient exercer la profession d’orfèvre, même avec une permission, si ce n’est comme garçons. Deux mulâtresses avaient insulté une femme blanche ; elles furent condamnées au carcan, à une amende de 1,500 livres, et bannies pour 10 ans de la colonie. Un blanc avait frappé un mulâtre « de manière à lui faire courir les risques de perdre un « œil, » il n’a été condamné qu’à 3,000 livres de dommages-intérêts ; et un blanc et sa femme ne furent condamnés à payer que 300 livres de réparations civiles « pour avoir excédé de coups un « nègre libre. »

Les hommes de couleur se vouèrent dès-lors à la plus complète nullité ; ils évitaient avec soin tout ce qui pouvait les faire connaître. Plus ils étaient ignorés, plus ils étaient heureux. La liberté pour eux était un mot dont il leur était impossible d’apprécier le vrai sens : il en changeait continuellement au gré du caprice des blancs. Ceux- ci étaient forts du concours et des ministres de la métropole, et de celui des conseils des colonies, lesquels donnaient de la légalité à tous les préjugés. Quelques blancs à l’âme honnête, témoins de ces tyrannies, en gémissaient en silence : c’était tout ce qu’ils pouvaient faire. Les conseils du roi n’épargnèrent plus les lettres qui vinrent consacrer pour les hommes de couleur les restrictions les plus humiliantes. L’une leur défendait de se servir de voitures roulantes ; une autre déclare déchu du rang de blanc, celui qui avait épousé une fille de couleur. Le mulâtre qui avait frappé un blanc, même quand il en était frappé, était puni avec la plus grande sévérité. « Et telle est la « force des préjugés contre eux, dit H. d’Auberteuil, que leur mort en ce cas ne paraîtrait pas « un trop grand supplice. Cette sévérité, ajoute- « t-il, sera peut-être trouvée injuste, mais elle est nécessaire. La supériorité des blancs exige que « le mulâtre qui leur manque soit puni sur-le-champ, et il y a une sorte d’humanité à.permettre qu’ils puissent l’humilier par un châtiment prompt et proportionné à l’insulte [40]. » Etait puni criminellement celui qui appelait mulâtre un blanc ; chez les Romains, on punissait également celui qui appelait esclave un homme libre. Le préjugé fut général, et vint souiller le sanctuaire d’un Dieu de paix et de justice ; d’un Dieu devant qui disparaissent toutes les inégalités ; et des prêtres, sacrifiant à l’idole, refusèrent le sacrement du baptême à des enfants nègres, parce qu’ils avaient pour parrains des blancs.

Les petits blancs, c’est-à-dire, le rebut de la classe blanche, témoins de ces atrocités, et victimes eux-mêmes du mépris des grands planteurs, furent heureux de pouvoir s’en venger sur les hommes de couleur, même sur ceux qui les avaient à leurs gages. Ils s’en croyaient les maîtres, et ne leur épargnaient pas les insultes. Les mulâtres n’osèrent s’en plaindre. Qu’y eussent-ils gagné, sinon des humiliations de plus ? Aussi, quelques gouverneurs, tels que MM. d’Ennery et de Bellecombe, donnèrent-ils ordre aux commandants de quartier de punir ces petits blancs sans moralité, sans propriété, sans aveu, toutes les fois qu’ils se permettraient le moindre outrage envers les hommes de couleur. Nouveaux griefs : de là naquit la haine des petits blancs contre les mulâtres.

Il fallut en finir : la mesure était pleine. Le peuple français prit l’initiative d’une régénération qu’il ne pouvait attendre que de lui seul. Fatigué d’être si impitoyablement exploité par les autres classes de la société, il venait, en 1789, de proclamer l’abolition des distinctions, des préjugés, des abus. Les mots de liberté, d’égalité, de fraternité, traversant l’Atlantique, vinrent, pour la première fois, résonner aux oreilles des classes opprimées des colonies : elles les accueillirent avec enthousiasme. Les blancs s’en émurent, et déléguèrent des députés à l’Assemblée nationale. Ces députés, à la nomination desquels les hommes de couleur n’avaient pas contribué, ne pouvaient représenter une classe qu’ils avaient toujours persécutée, et à qui ils ne reconnaissaient aucun droit. Les colons n’épargnèrent pas les démarches auprès des membres de l’Assemblée nationale, et pour empêcher les hommes de couleur d’y envoyer à leur tour des députés, et pour les excepter de l’application de la fameuse déclaration des droits. L’or, les menaces, les flatteries, tout fut mis en œuvre. Et tandis que les représentants des colons, dans leurs écrits contre les administrateurs coloniaux, se plaignaient de ne pas jouir d’une liberté assez large, ils prodiguaient toutes sortes d’insultes et de calomnies aux hommes de couleur, et proclamaient la nécessité pour les maintenir dans la dépendance et la soumission, de ne leur point accorder les droits de citoyens actif [41].

Mais enfin la Convention, dans un de ces mo- mens de justice et d’enthousiasme dont elle a donné de si fréquents et de si sublimes exemples, proclama la liberté générale dans toutes les colonies françaises : cette assemblée savait être conséquente. L’Europe désintéressée applaudit à cette résolution. Alors on vit des Français d’outre-mer, donnant l’exemple de ces lâches trahisons qui déshonorèrent plus tard quelques fils indignes de la révolution, livrer les colonies aux ennemis de la France. Les infâmes ! pour conserver les prérogatives d’une vaine aristocratie de la peau, ils se vouèrent au mépris des siècles futurs ! Mais que leur importait le jugement de la postérité ! leur orgueil avait obtenu entr’autres satisfactions, l’exclusion des hommes de couleur des loges de leurs théâtres et leur relégation au paradis.

La France recueillit le fruit de cet acte de justice ; les hommes de couleur et les noirs qui, suivant leurs ennemis, portaient sur le front le signe indélébile de la dégradation, ne furent point ingrats, et reconquirent les colonies à la mère patrie : c’était le plus sublime démenti qui pût être donné aux assertions des blancs. Plus tard, quand Bonaparte, trahissant la cause révolutionnaire, se servit du prestige de sa gloire militaire pour asservir la France, les colonies reprirent leurs fers. Les hommes de couleur, ces enfants gâtés de l’esclavage, recommencèrent leur vie de tristesse et d’humiliations. Et tandis qu’en Europe ils donnaient des preuves non équivoques de bravoure et de dévouement à la mère patrie, ils étaient dans les colonies déclarés indignes d’exercer la médecine et la chirurgie. Enfin des préjugés de couche, peut-être aussi quelques ressentiments contre Saint-Domingue, firent que l’on défendit, en 1807, aux mulâtres et aux nègres de venir en France.

Nous connaissons le système machiavélique suivi dans les colonies contre les hommes de couleur. Nous y avons vu les conquêtes de la force érigées en lois pour river encore davantage les fers des enfants de l’Afrique. Que l’on me dise maintenant si, courbés sous un semblable régime, les hommes de couleur pouvaient déployer quelque intelligence. Quel est le peuple, de quelque couleur qu’il soit, à quelque contrée qu’il appartienne, qui eut résisté à tout cet enchaînement de despotisme ? L’esclave romain, moins malheureux que le nègre libre des colonies, pouvait au moins s’illustrer dans les sciences, dans les lettres, dans les arts ; il pouvait être patron de navire, banquier, négociant, rhéteur, artiste, médecin, mathématicien, grammairien, etc. ; mais le nègre avait-il le droit de cultiver son aptitude naturelle ? Lui en connaissait-on ? Renfermé dans un cercle étroit d’occupations, son activité se voyait continuellement arrêtée dans son développement. Il était reçu chez les blancs que le nègre était l’intermédiaire entre l’homme et la bête. Il y eut pourtant de la part de ces infortunés de terribles protestions contre leurs bourreaux. Le nègre venant de France, parla de liberté à ses frères et en fut compris. De là ces empoisonnements dont l’histoire coloniale offre souvent de si sanglants tableaux.

Le despotisme avilit l’homme, et plus il est avili, plus le joug s’appesantit sur sa tête. Dès qu’un homme croit qu’il y a au-dessus de lui des êtres qui doivent toujours commander, tandis que lui doit toujours obéir, il trouve son esclavage légitime et l’aime. Ainsi, on a vu des paysans russes, livoniens, refuser la liberté qui leur était offerte, des paysans français s’armer pour défendre les abus de la féodalité, et pleurer en voyant leurs seigneurs et maîtres passer à l’étranger. Aujourd’hui encore que de gens qui regrettent l’ancien état de choses. Il fut un temps où l’on eût osé dire que le paysan était né pour une servitude éternelle. Et bien, parce qu’il s’est trouvé dans les colonies des nègres regrettant d’anciens maîtres qui étaient peut-être par leur humanité, leur douceur de rares exceptions à la règle générale, les colons en ont tiré la conséquence qu’ils aimaient l’esclavage, et n’avaient pas le sentiment de la liberté. Dans tous les temps et dans tous les pays, l’esclavage a présenté le même résultat, la dureté, l’inhumanité des maîtres ; la dégradation, l’avilissement de l’esclave. « La nature la plus noble, dit Herder, perd toute sa dignité sous le joug du despotisme, le venin gagne « jusqu’à la moelle des os, et quand les facultés « les plus élevées ne servent qu’à la fraude, et « qu’elles s’éteignent dans la servitude et la volupté, comment s’étonner qu’à la longue elles ne « s’accoutument au joug, fières de baiser les chaînes « et de les couvrir de fleurs [42].

Le préjugé de couleur eut ses tristes conséquences. L’homme noir perdit toute conscience de sa propre dignité, et accablé sous le poids de l’humiliation, crut enfin qu’il était réellement né pour servir. Alors il arriva ce qui dut nécessairement arriver ; c’est que du moment que naquirent les préjugés entre les blancs et les mulâtres, il en parut de semblables entre le mulâtre et le nègre, et ils se répandirent parmi les noirs eux-mêmes. Et tandis que celui qui avait une goutte imperceptible de sang africain dans les veines, était l’objet du mépris des blancs, il s’en consolait en le reportant sur un individu d’une teinte plus brune. Telle famille qui avait les cheveux lisses, ne voulait point s’allier à une autre dont les cheveux étaient crépus. C’est à qui compterait le moins de nègres dans sa famille ; et j’ai vu, il n’y a pas bien longtemps à Paris, une dame de couleur d’une des colonies françaises, prétendre qu’elle descendait directement de parents caraïbes, tandis que sa grand’mère, négresse africaine, existait encore.

Les femmes de couleur qui jusque-là s’étaient fait remarquer par leur moralité, se livrèrent bientôt sans scrupule au libertinage le plus honteux. Elles dédaignèrent l’alliance honnête d’un homme de couleur, pour être les concubines d’un blanc, qui n’aurait point voulu faire son épouse de l’une d’elles ; mais elles trouvaient en lui un.protecteur, un défenseur. La femme est fière de la considération dont jouit son mari ; et comme l’homme de couleur était le paria de la société coloniale, il ne pouvait assurer à la sienne un respect dont il n’était pas lui-même en possession. Les femmes de couleur se firent honneur de ce débordement, et celle qui ne pouvait compter plusieurs amants blancs, était aux yeux de ses compagnes une femme sans mérite. La dépravation s’accrut en raison directe de l’intensité des préjugés. Et tandis que le nègre Amo prenait son grade de docteur à la faculté de Wittemberg, dont il devint le doyen ; que la direction du génie était en Russie confiée au nègre Hannibal, les nègres et les mulâtres des colonies croupissaient dans la plus crasse ignorance. Ils doutaient d’eux-mêmes, et n’osaient pas essayer de s’instruire, persuadés d’avance de l’inutilité de leurs efforts ; et c’était une idée répandue parmi les mulâtres, encore plus parmi les nègres, qu’ils ne pouvaient réussir à savoir aussi bien que le » blancs.

Mais ce n’était point seulement dans les colonies que le nègre perdit toute conscience de son individualité. Les Européens comprirent qu’il était utile, pour maintenir leur pouvoir et leur commerce infâme, de répandre l’idée de l’infériorité du nègre jusque dans le cœur de l’Afrique ; la faire sucer, pour ainsi dire, avec le lait, afin que le nègre la reçut comme une tradition sainte, et ne pût jamais s’y soustraire. On ne peut attribuer qu’à la funeste influence des relations des blancs avec les Africains, cette tradition d’un des peuples les plus avancés de ces contrées, les Ashanties, tradition que le voyageur Roudich a rapportée dans son journal [43].

Les colons, fiers d’avoir avec tant de persévérances, et au mépris des droits les plus sacrés de l’humanité, consacré l’asservissement des hommes de couleur, et se croyant à l’abri de toute atteinte, proclamaient cette classe dégradée et inférieure à la leur. Ils avaient oublié sans doute que leur propre civilisation, toute ancienne qu’elle est, et dont ils se targuaient, ne les avait pas préservés des vices inconnus à ces hommes de couleur. Comment d’ailleurs exiger de ces malheureux tant avilis, étrangers à tout ce qui relève l’homme à ses propres yeux, aux droits de cité, en butte à toutes les passions brutales, sans pouvoir se plaindre, fatigués de mépris et d’humiliations, sans présent, sans avenir ; comment, dis-je, exiger d’eux ce que l’on ose à peine demander aux peuples plus anciennement policés ? Oui, en présence des faits, on pouvait dire avec raison que les classes de couleur étaient alors, quant à l’intelligence, dans une sphère de beaucoup inférieure à celle des blancs ; mais qui oserait faire de cette dégradation un titre de gloire pour les colons ?

Enfin, la voix des philosophes du dix-huitième siècle, cette voix qui devait faire disparaître tant d’abus, de superstitions, de préjugés, se fit entendre, et demanda quels étaient les titres qui conféraient à l’homme la propriété de son semblable, et pourquoi la couleur noire était l’objet du mépris des blancs. La philosophie du dix-neuvième siècle répondit à cet appel, et de toutes parts la hache fut portée à l’arbre antique des préjugés coloniaux.

« L’esclavage, a dit M. de Tocqueville, est une « de ces institutions qui durent mille ans, si personne ne s’avise de demander pourquoi elle « existe ; mais qu’il est impossible de maintenir le « jour où cette demande est faite [44]. » Ces paroles d’une profonde vérité, s’appliquent également au préjugé de la peau. Aussi le jour qu’il fut attaqué, les privilégiés poussèrent des cris de fureur. Et les ouir, plus de subordination, plus de culture, plus d’ordre, plus de colonies sans ces utiles préjugés, comme s’ils n’étaient pas plutôt un germe de mort pour elles. Mais ils avaient également crié contre l’abolition de la traite, et cependant la traite fut abolie et les colonies subsistent encore. On ne tarda pas à leur démontrer toute l’absurdité de leurs clameurs. Alors ils voulurent légitimer leur injustice, et, attribuant à la nature du nègre ce qui n’était que de l’état l’effet d’abjection dans lequel il avait jusqu’alors vécu, ils dirent qu’il n’était point doué d’intelligence, et qu’en Afrique même, rien ne démontre que la civilisation ait pénétré ; que ses relations fréquentes avecl’Europe n’ont apporté dans leur manière d’être aucun progrès.

Le moyen de marcher, dit le chancelier Bacon, avec des fers aux pieds et un bandeau sur les yeux. Le paysan russe, livonien, bas-breton, est-il moins ignorant que le nègre des colonies. Cependant personne, que je sache, n’a été tenté d’avancer qu’ils ne sont point des hommes et qu’ils sont incapables d’être civilisés. En supposant même que le nègre eut en effet toutes les mauvaises qualités, toutes les imperfections que des gens intéressés lui ont prêtées, est-ce une raison pour le traiter avec tant d’inhumanité ? Nous compatissons aux maux de nos semblables ; nous souffrons en voyant souffrir un animal ; l’enfant faible et sans défense, l’idiot, nous inspirent de l’intérêt ; le nègre serait- il donc la seule créature vivante pour laquelle nous ne sentirions aucune sympathie ? Dans la famille civile, on méprise le frère qui opprime son frère ; et bien, dans la grande famille universelle, on doit mettre au ban des nations le frère qui outragerait son frère, parce que celui-ci a la peau plus noire et les cheveux plus crépus que les siens. Un homme serait-il d’une autre race, parce qu’il aurait été brûlé par le soleil, et cessera-t-il d’être le même individu, parce qu’un longtemps ou une longue retraite aurait blanchi sa peau ? Mais c’est appuyé sur l’histoire, sur la philosophie que nous allons démontrer, que dans l’antiquité les nègres possédèrent une civilisation très avancée ; qu’ils la communiquèrent à d’autres peuples ; et que si plus tard ils ne surent pas profiter du contact des autres nations pour la conserver et l’étendre ; que si de nos jours on a avancé que l’Afrique était encore barbare, il ne faut l’attribuer qu’à sa position exceptionnelle vis-à-vis des nations ; à leurs relations avec elles, et au peu de documents que nous avions recueillis jusqu’ici sur l’intérieur de ces contrées si mal explorées.

La comparaison des croyances religieuses, des langues, des traits de la figure, de certaines coutumes des divers peuples qui couvrent la surface de la terre, tout démontre jusqu’à l’évidence l’unité de la race humaine. Je ne me propose point de traiter plus au long une matière qu’Herder a développée avec tant de lucidité. C’est aujourd’hui un fait acquis à la science, avoué par les plus grands génies, rendu populaire par les travaux de Buffon, de Blumembach, de Camper, de Maupertuis, de Herder, etc., que les hommes appartiennent tous à la même création. L’expérience nous démontre encore que les individus qui naissent de l’accouplement de deux races différentes ne peuvent pas à leur tour perpétuer leur espèce. Or, les mulâtres, issus du nègre et du blanc, engendrent des mulâtres : donc ils procèdent de la même souche. Tous ces points une fois établis, il est facile d’expliquer comment, d’une création unique, il a pu sortir des enfants de couleurs si différentes entre elles.

Tout homme sans préventions qui jettera les yeux sur une carte géographique, ne tardera pas à remarquer que cette large bande qui ceint le globe d’orient en occident, et qu’on appelle la zône torride, n’est habitée que par des peuples noirs ou fort basanés ; qu’en s’éloignant de l’équateur, la couleur des peuples s’éclaircit, et qu’on ne la trouve tout-à-fait blanche qu’à mesure qu’on s’avance vers la zône tempérée [45]. Le climat, en prenant ce mot dan.s son acception la plus large, c’est-à-dire en y comprenant la manière de se vêtir, de se nourrir, et même les maladies auxquelles on est exposé, a donc sur les individus une influence immense. Rien ne prouve d’avantage cette influence que de trouver sous la même lattitude, à de grandes distances, des peuples semblables, tandis que ceux qui habitent la partie la plus froide du même pays ont le teint d’une grande blancheur. Si on trouve quelques exceptions à la règle, loin de la détruire, elles ne font que la confirmer. Elles proviennent alors d’influences locales, telles, par exemple, que les nuages, les grandes pluies, les nuits très fraîches, une très forte évaporation, la vaste étendue des mers, la proximité des montagnes très hautes, de grandes forêts, les vents alizés, les inondations périodiques, toutes causes qui diminuent également la chaleur, jusqu’à la nourriture même qui doit agir sur la couleur comme sur les autres habitudes du corps [46]. Cette influence du climat était également admise par les anciens. Quelle que soit donc la souche d’où sortent tous les hommes, il faudra bien admettre que leurs descendants, du moment qu’ils se sont dispersés sur la surface de la terre, ont dû nécessairement voir leur teint se noircir ou se blanchir, suivant le climat qu’ils sont allés habiter. Ainsi, nous dirons avec Camper que « la noirceur plus « ou moins grande de la peau, ou sa parfaite blancheur, n’indique point des espèces particulières, « mais des différences accidentelles [47]. » Combien de siècles n’a-t-il fallu pour altérer ainsi le teint d’une race ! Et si l’on nous demande comment il se fait que les nègres en Europe n’engendrent jamais entre eux que des nègres, nous répondrons que la nature exécute lentement ses œuvres, et qu’en faisant la part des circonstances physiques et locales sous l’influence desquelles les premiers habitants de la terre se trouvèrent placés, circonstances qui se sont considérablement modifiées, et dont nous tenons trop peu de compte, nous trouverons que ces changements sont moins faciles de nos jours. « Si nous faisons entrer en considération, dit « Herder, différentes causes dont l’influence est « moins puissante aujourd’hui, mais qui, dans leur « première période, quand tous les éléments étaient « encore dans leur force primitive, ont dû agir « avec une plus grande intensité ; si à cela nous « ajoutons que tant de milliers d’années ont pour « ainsi dire fait faire une révolution complète à la « sphère des phénomènes, qui tôt ou tard entraînent dans sa course tout ce qui peut apparaître « sur la terre, nous cesserons de nous étonner de la « couleur noire de quelques nations [48]. » Peut- être même cette intervalle est moins longue à franchir que nous serions tenté de la croire, et que les ennemis des noirs le désireraient. Un homme, dont nous ne saurions récuser le témoignage en cette occasion, a dit, et tous ceux qui ont vécu dans les colonies, ont été à même de le constater, « que « pour peu que l’on examine le nègre créole, on « reconnaît chez lui le type africain qui s’efface et « le type de l’homme civilisé qui se forme, et que « ses traits se sont relevés, les lignes du visage sont « plus nettement dessinées, la physionomie a plus « d’expression, le regard plus de finesse [49]. » Lorsque quelques années seulement opèrent des changements si apparents, que ne doivent point faire des siècles !

Maintenant que nous avons démontré à quelles causes on doit attribuer la couleur des nègres, si nous remarquons avec Cuvier, Camper, de Brotorme, que le déluge dont parle Moïse n’était pas aussi complet qu’on le croit, et que par conséquent les peuples qui se sont retirés sur les plateaux les plus élevés des montagnes, ont dû échapper à ce bouleversement, nous trouverons que la race nègre était déjà depuis longtemps constituée. Cuvier, dont le témoignage en cette matière est d’un si grand poids, nous dit : « Tous les caractères nous montrent que la race nègre a échappé « à la grande catastrophe sur un autre point que « les races caucasique et altaïque, dont elle était « peut-être séparée depuis longtemps quand cette catastrophe arriva [50]. » Ainsi, il y eut des migrations antérieures au déluge de Moïse, et les trois races existaient déjà avant cette époque. L’une d’elles, la race noire, habitait le plateau éthiopien, et ce que l’on raconte de Méroé, sa capitale, ne laisse aucun doute sur le haut degré de sa civilisation [51]. Quand les eaux du déluge se furent écoulées, les Indiens, partis de l’Indus, arrivèrent sur les bords du Nil, et s’y seraient établis, si une colonie naissante et peu nombreuse eût pu résister aux inondations d’un fleuve qu’elle n’avait pas encore appris à connaître. Une pensée toute naturelle a dû leur persuader que plus on s’approchait des sources du fleuve, moins les inondations seraient à craindre. En conséquence, ils le remontèrent jusqu’à l’Ethiopie. La colonie indienne y trouva une contrée populeuse ; elles se communiquèrent réciproquement leurs usages, leurs coutumes. L’Ethiopien put à son tour suivre le cours du fleuve, et prévenir", par son industrie, les catastrophes contre lesquelles n’avait pu lutter une faible colonie[52]. Ainsi, la civilisation de l’ancienne Égypte n’a pas suivi le cours du Nil, mais l’a remonté [53]). Tous les auteurs s’accordent sur cette origine indienne et éthiopienne (3 Will. Joncs, asiat. research. T. 3. Philostratc, Vie d’Appolonius de Tyane. Liv. 3, ch. 20. Eusèbe, Chron. ann. 400. Ab Abrah.). Ajoutons que les caractères alphabétiques, les monumens d’architecture, de sculpture, et les immenses travaux souterrains de ces trois nations, démontrent jusqu’à l’évidence leur primitive identité (4 Voyag. de Norden, Notes de Langlès. T. 3, p. 348.). Par la suite des temps, cette migration qui descendit ainsi le Nil, forma, par ses fréquentes communications avec les Indiens, une nation distincte des Ethiopiens, mais ne continua pas moins de leur faire des emprunts. Diodore de Sicile, Plutarque, nous disent que le peuple égyptien se faisait gloire en tout, dans leurs habits, dans leurs coutumes, dans leurs cérémonies, d’imiter les Ethiopiens dont ils avaient reçu les lettres sacrées[54]. Ces nègres que l’on trouvait dans de grandes villes ; qui étaient gouvernés par de sages reines ; qui faisaient fleurir les arts et les sciences dans un temps où presque tous les autres peuples étaient des barbares, ces noirs là n’auraient-ils pas pu à leur tour regarder les blancs comme des hommes sans intelligence et indignes d’être leurs frères ?

Voilà donc l’antiquité de la civilisation éthiopienne établie. Nous avons vu que ce peuple nègre en a communiqué une partie aux Egyptiens. Or, nemo dat quod non habet, et si le nègre était par sa nature incapable de civilisation, comment aurait-il pu, en supposant qu’il n’en eût pas une qui lui fût propre, communiquer celle qui lui était venue de l’Inde ? Et comment se fait-il que le nègre, autrefois si intelligent, soit aujourd’hui si stupide ? Cela ne s’accorderait guère avec l’idée de la perfectibilité humaine. Dans ce cas, nous serions forcés d’admettre — ceci s’adresse spécialement à ceux qui ne voient dans le nègre qu’un descendant du singe— que, suivant le cours de leur dégénérescence, un temps arrivera où tous les nègres deviendront singes, ou du moins ourang-outangs. Remarquons, en dernier lieu, que les peuples ont une civilisation qui n’appartient et ne peut appartenir qu’à eux ; mais que chacun d’eux possède aussi des usages, des coutumes qui peuvent également convenir aux autres. Or, dès que deux nations sont en contact, il s’établit immédiatement entre elles un échange de civilisations, si je puis m’exprimer ainsi. Chacune d’elles prend à l’autre une part plus ou moins grande, suivant ses besoins, et l’assimile à la sienne propre. Ainsi, la colonie, partie des bords de l’Indus, apporta sa civilisation à l’Ethiopie, tout en lui faisant elle-même des emprunts. Et qu’on ne vienne pas dire que le nègre, sans cette communication indienne, n’aurait point été civilisé, car nous demanderons à notre tour, quel est le peuple qui soit arrivé de lui-même à un état policé. Pas une tribu européenne n’a possédé ou inventé un alphabet qui lui appartienne en propre. La civilisation du nord, de l’orient, de l’occident, de l’Europe est un arbre dont les racines sont dans Rome, la Grèce et l’Arabie[55].

Les colonies indiennes, suivant le cours de leurs migrations, durent naturellement choisir les contrées les plus fertiles, les sites les plus heureux. Elles s’établirent donc successivement sur les bords de la Méditerranée, au sud et à l’ouest de l’Afrique. Nous voyons encore dans les habitans de ces contrées l’influence du climat. Au nord de l’Afrique, nous trouvons les Berbères qui, soumis à l’influence climatérique, modifiée par certaines causes locales, conservent une teinte moins foncée et approchant plus du type indien que le nègre de la Sénégambie, du Congo, exposé aux vents secs qui traversent les grands déserts de sables. Sans nous jeter dans des dissertations sur les différents peuples qui habitent l’Afrique, dissertations qui sortiraient de notre sujet, nous allons rechercher les causes qui ont empoché les nègres de la côte occidentale de cette partie du monde de conserver leur primitive civilisation, et même de profiter de celle des autres nations avec lesquelles ils furent en rapport. La voie la plus naturelle et la plus prompte pour propager la civilisation, est le commerce. Mais pour qu’il produise tous ses bons effets, il faut qu’il soit établi sur l’échange des produits du travail libre des individus. Toutes les fois que, suivant un mode opposé, on voudra échanger des choses contre les individus considérés eux-mêmes comme choses, il arrivera que le petit nombre, ’ c’est-à-dire, les grands, les chefs, opprimant le grand nombre, c’est-à-dire, les sujets, les exploiteront à leur seul profit. Les sujets alors considéreront toujours les commerçans étrangers comme leurs ennemis, rejetteront toute civilisation qui viendra d’eux, craignant qu’elle ne soit un piège pour les asservir davantage, et conserveront par orgueil et par haine leurs vieux usages, leurs vieilles coutumes. Les chefs, par la brièveté nécessaire de leurs relations avec les marchands étrangers, n’auront ni le temps, ni le désir de s’approprier ce qu’ils leur apporteraient de bien ; ils auront aussi contre eux une certaine méfiance, car on peut faire un commerce immoral, et ne pas estimer ceux avec lesquels on le fait : c’est ce qui est arrivé en Afrique. Nous avons vu dans le cours de cet essai, que les anciens ne connaissaient de cette contrée que les bords de la Méditerranée. Séparés par un océan de sables de l’intérieur de l’Afrique, ils y pénétraient au moyen des caravanes, et en tiraient entr’autres choses des esclaves. Ces esclaves étaient vendus par les chefs de tribus, par les gouverneurs, les princes, les rois, tous gens avides, despotes, qui exerçaient sur leurs sujets un pouvoir absolu. Que l’on me dise si, avec un tel trafic, la civilisation peut pénétrer quelque part. Qui serait tenté de la favoriser ? Ce ne sont pas ces chefs, ces princes, ces rois, leur intérêt s’y oppose ; ce ne sont pas les sujets, ils ne le peuvent ; ce ne sont pas les commerçans étrangers, ils ne le veulent pas. Les Romains, en continuant la traite, y apportèrent de plus leur caractère guerrier, peu propre à civiliser. Plus tard arrivèrent les Maho- métans. Quelle civilisation recevoir de ces conqué- rans barbares et intolérans, qui avaient eux-mêmes besoin d’être policés 1* Enfin, ce qu’on appelle des nations chrétiennes, abordèrent les côtes, et le malheur des Africains fut à son comble. Je n’ai pas besoin de rappeler toutes les infamies, les déprédations, les guerres intestines, suscitées par les négriers, « des scélérats, dit Clarkson, qui auraient « encouru la peine capitale, s’ils avaient fait en « Europe ce qu’ils faisaient en Afrique[56]. » De grossiers matelots, des missionnaires dont toutes les relations avec ces peuples n’aboutirent qu’à leur apprendre à faire le signe de la croix ; les plus instruits des nègres savaient leurs litanies et écrire à peine leurs noms [57]. Voilà quels étaient les propagateurs de la civilisation et les avantages que les Africains ont retirés de leurs rapports avec l’Europe pendant trois siècles. Le commerce des peuples chrétiens avec l’Afrique a causé plus de maux pendant ce laps de temps, que celui de tous les peuples de l’antiquité ensemble. A cette époque, le trafic des esclaves se faisait, il est vrai, mais il n’avait pas le caractère barbare et immoral que lui ont imprimé les négriers. Les relations de l’Europe avec l’Afrique n’ont été pour cette dernière qu’une source de démoralisation. La discorde s’y est perpétuée ; et comment peut-il exister une communion d’idées, un germe de progrès, quand les habitans d’un village sont inconnus de ceux du village voisin. « Les habitans du Congo, ditRitter, « ne connaissent pas les routes qui conduisent chez « leurs voisins [58]. » Aussi le nègre a-t-il toujours considéré le blanc comme son ennemi, et lui a-t-il interdit l’intérieur de son pays. Qu’avait fait le blanc pour détruire cette prévention ?

Aujourd’hui que les peuples commencent à ouvrir les yeux et à comprendre que toute exploitation de l’homme n’est qu’un attentat à leur propre dignité ; aujourd’hui qu’ils commencent à comprendre qu’ils ne doivent plus former qu’une chaîne d’union indissoluble ; aujourd’hui enfin que nous possédons des documents plus exacts, de tous côtés se sont dirigés sur les côtes africaines des hommes généreux pour y former des établissements libres, et faire, s’il se peut, oublier au peuple noir les crimes du peuple blanc, voyons si le nègre montre cette inaptitude qu’on a lui trouvée auparavant ; s’il ne reçoit pas avec intelligence la civilisation offerte par une main amie.

Une importante observation faite par tous ceux qui ont visité l’Afrique, notamment par Mungo Park, c’est qu’il existe une très grande différence entre les nègres de la côte et ceux de l’intérieur. Leurs bazars, leurs marchés, leurs boutiques bien garnis, la division des articles entre des marchands spéciaux, la répartition générale des travaux, leur commerce avec le Levant, Maroc, et d’autres pays lointains, toutes ces circonstances viennent à l’appui de l’observation qu’avait déjà faite l’illustre voyageur, que plus on pénètre dans l’intérieur de l’Afrique, plus la civilisation y est développée[59]. Cela se conçoit : les nègres agricoles de l’intérieur, étant moins en contact avec les marchands européens, ont conservé toute leur honnêteté, leur douceur, sont plus laborieux, et n’ont point les vices des nègres des côtes qui ont appris des blancs à être rusés, et à s’adonner à la débauche. Aujourd’hui, partout où des rapports d’amitié se sont établis entre les Européens et les Africains, la civilisation a été adoptée avec plaisir par ceux-ci. Les Mandigos ont déjà introduit chez eux la manière de cultiver la terre et les usages des Européens ; vers la Côte d’or, on trouve de fort bons ouvriers, des maçons, des charpentiers, des maréchaux habiles[60]. Que l’on pénètre chez le peuple belliqueux des Ashantis, ou au milieu des tribus paisibles des Foullahs, et acres les avoir examinés, sans préventions, qu’on me dise s’ils sont ou non susceptibles de civilisation. L’abolition de la traite ne suffit pas pour opérer une amélioration complète chez ces peuples. Lorsque la France aura imité l’Angleterre, et que sur ses possessions il n’y aura que des hommes libres, il est probable que ces deux puissans exemples entraîneront les autres nations. Qui peut prédire alors le degré de développement que prendront les habitans des rives africaines ? On verra disparaître tout-à-fait ces chasses de nègres qui affligent et déshonorent l’humanité, et retardent le progrès de ces tribus malheureuses : l’amélioration morale ne se fera plus attendre. Déjà les diverses colonies établies dans ces contrées, font espérer les plus heureux résultats. Sierra Léone voit ses écoles fréquentées par une nombreuse jeunesse noire[61]. La colonie de Libéria ne laisse non plus aucun doute sur la capacité intellectuelle des nègres. En résumé, les notions que l’on avait jusqu’à ce jour sur ces peuples, étaient fausses, et transmises par des gens qui avaient intérêt à les présenter sous un point de vue défavorable.

Les ennemis des noirs, battus sur le terrain philosophique et historique, se sont repliés sur la science. Faisant une fausse application de l’ana- tomie comparée : voyez, disent-ils aux nègres, la dépression de votre angle facial « il ne laisse que « peu de place au développement du cerveau, « siège de l’intelligence[62] ; de vous au singe il « n’y a qu’un pas, et vous êtes les cousins ger« mains de l’ourang-outang [63]. »

Dites-moi, à votre tour, sur quels crânes vous avez opéré ? Certainement sur ceux de quelques unes de ces malheureuses victimes des préjugés coloniaux que l’esclavage avait dégradées, démoralisées, réduites à l’état de brutes. Mais pénétrez chez les tribus libres des Yoloffs, des Ashantis, et dites-moi si elles présentent des crânes déprimés. Nous vous répondrons en outre ce que disait Camper, en parlant de Haller, qui avait aussi témoigné quelque dégoût pour le nègre, et qui n’en avait pas une opinion différente de celle que nous réfutons : « II en aurait eu, dit Camper, une idée « moins révoltante et plus raisonnable, s’il eût été « à même, comme nous le sommes dans notre pa- « trie, de voir journellement des noirs et de se « convaincre par ses yeux que les blancs de l’un « et de l’autre sexe, quelque supérieurs qu’ils se « croient au-dessus des nègres, ne les regardent « pas tout-à-fait indignes de leur amour et de leur « alliance même[64]. » Ces paroles furent prononcées dans une chaire publique en Hollande, alors qu’en France, ceux qui étaient trop avancés pour leur siècle voyaient leur liberté livrée à la volonté d’un ministre ignorant ou au caprice de ses maitresses. La Hollande était à cette époque, comme toujours, la terre hospitalière ou se réfugiaient les opprimés de toutes les couleurs. Et tandis que le nègre était dans les colonies l’objet de tous les mépris, tandis que son union avec les blancs était un crime, il trouvait lui aussi en Hollande, paix et liberté pour sa personne, et ni les mœurs, ni les lois ne prohibaient son union avec les individus d’une autre couleur.

Mais admettons que le crâne du nègre se rapproche de celui du singe, il faut être doué, nous en conviendrons, d’un esprit de malveillance et de dénigrement bien prononcé, pour en tirer l’absurde conséquence que le nègre soit un descendant du singe ; et ces prétendus savans qui ont propagé ces idées, ont fait preuve de bien peu de science et de bonne foi, puisque tout démontre de la manière la plus évidente la grande différence qui existe entre une créature humaine quelle qu’elle soit et un singe. On trouverait, certes, si on voulait, beaucoup plus de rapports entre les lignes faciales du calmouck et de l’ourang-outang ; personne, cependant, n’a dit que le calmouck fut’parent de l’homme des bois. Il y a des peuples qui présentent des lignes faciales encore plus désagréables que celles du nègre, et en y regardant de près, on peut bien dire avec Buffon, « qu’il y a « moins de différence entre les traits d’un nègre et « les traits d’un Européen, qu’entre ceux d’un « Tartare ou d’un Chinois, et ceux d’un Circassien « et d’un Grec[65]. »

Ceux qui disent avec raison que la couleur ne constitue pas seule le nègre, mais que le nez épaté, les lèvres épaisses, les cheveux crépus, etc., en sont aussi les caractères les plus distinctifs, oublient sans doute que le climat, qui agit sur la couleur, agit également sur les autres organes. Mais accoutumés à juger superficiellement et des choses et des hommes, et sous l’influence de certains préjugés, ils ont vu une espèce particulière là où il n’y a qu’une différence accidentelle. Aux auteurs qu’ils nous citent à l’appui de leurs opinions, nous pourrions en opposer d’autres tout aussi respectables. Le docteur Tiedmann a même trouvé, après de laborieuses recherches, que le crâne des nègres est moins déprimé que celui des blancs. Nous pourrions au reste fournir d’autres preuves. Dans quelles branches des connaissances humaines les hommes de couleur ne se sont-ils pas distingués ? Nous pourrions citer Hannibal qui fut un des premiers ingénieurs de son temps ; Amo, doyen de la faculté de Wittemberg ; Toussaint Louverture, le premier des noirs, en qui Bonaparte redouta un rival ; le grand Pétion, dont on ne retrouve le type que dans les plus beaux jours de l’antiquité ; Julien Raymond, l’Islet Geoffroy, le premier, membre correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques, le second, de l’Académie des sciences physiques ; G. Lethierre, de l’Institut, qui fut directeur de l’Académie française de peinture à Rome, et dont on voit les chefs-d’œuvre au Louvre ; Alexandre Dumas, appelé par le premier Consul, l’Horatius Codés du Tyrol, et général en chef de l’armée des Alpes ; Alexandre Dumas fils, qui se distingue dans une carrière différente, est l’un des hommes de lettres les plus élégans de notre époque. Certes, quand les nègres peuvent offrir un si grand nombre de frères illustres dont on trouve la liste devenue trop incomplète dans l’ouvrage de l’évêque Grégoire, ils ne peuvent se plaindre, et personne n’a droit de dire que la nature ait été avare à leur égard, et que les dons du génie leur aient été refusés [66].

Cessez donc, ô vous tous qui prétendez avoir des droits à l’intelligence, cessez de vous acharner contre le nègre. Eh quoi ! c’est au moment où la civilisation prêche la fraternité universelle, que vous vous obstinez à diviser encore les hommes en castes plus ou moins colorées. Ne donneriez-vous pas plutôt une grande preuve de jugement, si vous écartiez de votre esprit toutes ces mesquines préoccupations qui le rétrécissent. Trop de misères sont attachées à l’espèce humaine, sans que vous y en apportiez de nouvelles. La terre n’est-elle pas assez vaste, et le domaine des connaissances assez étendu sans mettre encore des entraves à la jouissance à laquelle nous prétendons tous ? Chassons donc toutes ces vieilles erreurs qui appartiennent à des temps malheureux, et qui ne doivent plus figurer que dans la longue histoire des aberrations humaines.



CHAPITRE III modifier




Nous avons suivi la marche du préjugé colonial. Nous l’avons vu d’abord dans sa première période, c’est-à-dire, lorsqu’il ne s’étendait que sur l’esclavage ; nous venons de l’examiner dans la dernière période, dans sa période de douleurs. C’était deux phases inévitables qu’il dût subir. Nous avons tâché dans notre narration d’être impartial, et d’écarter de notre cœur toute passion haineuse. Les colons modernes n’ont pas fait leur position. Es ne sont certes pas plus méchans que les autres hommes ; mais l’époque de la colonisation du nouveau monde, les circonstances particulières où les premiers colonisateurs se sont trouvés, tout a nécessité alors un état de choses bien contraire à nos mœurs actuelles. Accoutumés à ne voir que des nègres esclaves dans les colonies ; ayant reçu de leurs ancêtres leurs privilèges et leurs préjugés, préjugés tous sanctionnés par la loi, ils les ont considérés comme un saint héritage ; et quand on voulut les faire renoncer à quelques-uns de ces droits absurdes, ils ont crié à l’attentat. Les nobles en France n’ont pas fait autrement, et il en existe encore qui croient au retour de la féodalité. Ni les uns, ni les autres n’ont compris leur siècle. Et tandis qu’on trouve en eux des hommes instruits, avancés, désirant le progrès toutes les fois qu’il ne s’agit point de leurs vieux privilèges, on voit ces mêmes hommes remonter au moyen âge dès qu’on parle aux uns de l’extinction des droits féodaux, et aux autres de liberté des noirs : tant l’orgueil est celui de nos défauts que nous abandonnons le plus difficilement.

L’état des hommes de couleur ne reçut aucune amélioration ni sous le Consulat, ni sous l’Empire. Trop d’intérêts étaient attachés à leur abrutissement. Comment d’ailleurs espérer une émancipation de celui qui avait enchaîné la France elle- même ? La Restauration ne pouvait non plus y apporter des changemens bien favorables. Imbue de préjugés, de privilèges, des gens qui cherchaient à oublier tout ce que la Révolution avait fait de grand ; qui avaient voulu exhumer de la poudre toutes les erreurs des vieux temps, ces hommes n’étaient pas ceux qui pouvaient inspirer de la confiance aux classes de couleur. Aussi leur condition ne fut point changée, c’est-à-dire, qu’elles continuèrent d’être au ban de la société coloniale. Il est vrai que plus tard elles purent envoyer leurs enfans en France ; mais il y avait si peu de mulâtres en état de jouir de cette tolérance, qu’elle n’était guère dangereuse pour les privilégiés.

Ainsi, une ordonnance de 1809, porte : « Les « gens de couleur libres savent qu’ ils sont des affran- « chis ou des descendans d’affranchis, et qu’à quel- « que distance qu’ils soient de leur origine, rien ne « peut les rendre égaux aux blancs, ni leur faire « oublier le respect qu’ils leur doivent. » Et, nous le répétons, c’est à une époque où les hommes de couleur s’illustraient sur tous les champs de bataille de l’Europe ; atteignaient les plus hauts grades militaires, et partageaient avec les autres français la gloire de mourir pour la défense de la patrie.

Il n’était point permis aux mulâtres de recevoir des blancs ; mais en retour les blancs pouvaient bien recevoir des mulâtres. Il fallait prévenir les agran- dissemens de fortune dans une classe si méprisée, et qui aurait pu, en acquérant des richesses, se procurer les jouissances intellectuelles que les blancs leur avaient toujours refusées. « S’il y a des incon« véniens, dit une ordonnance coloniale,.à ce que « les blancs puissent faire des libéralités aux affran- « chis et à leurs descendans, il n’y en a aucun à « ce que ces derniers en exercent envers les blancs. « C’est même fournir à ces affranchis les moyens « d’acquitter les devoirs de la reconnaissance à « l’égard de leurs patrons ou autres, en leur per- « mettant de rapporter le bienfait à sa source. » Quelle astuce ! En vain les hommes de couleur demandèrent en 1823 l’abrogation des ordonnances qui les frappaient de tant d’incapacités, les blancs répondirent qu’ils n’y consentiraient jamais. « Nous « devons dire à votre excellence, que les blancs de « la Martinique sont unanimement décidés à main- « tenir et défendre à quelque prix que ce soit l’état « actuel de la législation, etc. » et qu’ils ne se résoudront jamais à se voir les égaux des mulâtres. Un arrêt de mars 1827, porte qu’aux termes de la loi coloniale « le caractère distinctif qu’imprime « la nature ne peut-être effacé, et qu’une funeste « expérience a prouvé que les colonies ne peuvent « exister sans la juste et sage observation des lois « qui établissent la distinction des trois classes, « distinction créée par la nature elle-même ; que « toute théorie contraire a sa source et ses prin- « cipes dans ce qui reste encore des erreurs révo- « lutionnaires qui ont bouleversé la France et les « colonies. » La plus belle révolution du monde, traitée ^erreur révolutionnaire ! Le fait est curieux : les lois coloniales ne furent point changées.

Les hommes de couleur, courbés sous le joug, attendaient qu’il plut à Dieu de changer leur sort. Partout leurs regards étaient attristés du spectacle de l’esclavage de leurs frères ; partout leur oreille était frappée du bruit des chaînes. Dans le présent, misère, mépris, abrutissement ; dans l’avenir, nul espoir. Mais tout-à-coup le canon des trois jours se fit entendre, et son écho vint dans les colonies apporter aux hommes de couleur une lueur d’espérance. Le drapeau tricolore, le drapeau de la liberté, celui qui avait jadis présidé à l’affranchissement général des noirs, et qui devait présider à celui de tous les peuples, ce drapeau vint réveiller en eux des souvenirs bien chers. Nous allons tracer succinctement la position des trois classes depuis la révolution de 1830.

Il faut l’avouer, la révolution n’a pas produit de notables améliorations dans la condition des esclaves. Le bon vouloir de la métropole toujours arrêté par les volontés coloniales, n’a pu étendre sur ces malheureux les bienfaits de la révolution. Tous les changemens n’ont consisté qu’à fixer un maximum de coups de fouet que doit recevoir l’esclave coupable, et à renouveler les prohibitions surannées des anciennes ordonnances contre la brutalité des maîtres. Dieu sait quel cas les maîtres font de ces

défenses ! Dernièrement encore les fastes coloniales ont eu à enregistrer les cruautés d’un maître mulâtre envers son esclave. On vit des avocats blancs défendre le maître en invoquant son droit absolu sur son esclave ; la légitimité, la douceur du supplice de la barre. Chose infâme I Le maître fut absous au bruit des applaudissemens de tout l’auditoire 1 L’avenir se chargera de stigmatiser les auteurs de toutes ces turpitudes.

Dans les villes, les ordonnances les plus sévères les régissent ; dans les campagnes, ils sont abandonnés aux caprices de leurs maîtres. Aucun registre n’est tenu de leur état civil. Que dis-je, état civil ? ils n’en ont point. Les maîtres étant dans un état d’hostilité permanente envers leurs esclaves, et réciproquement, leur éducation morale se trouve par là abandonnée, l’éducation religieuse encore plus. Chaque habitation a son cachot décoré de tous les instrumens de supplice que le moyen âge lui aurait enviés. Pour le plus petit méfait, un esclave reçoit vingt-neuf coups de fouet, ou bien est mis à la barre ou aux quatre piquets, etc. L’âge, le sexe, ne sont pas à l’abri de ces châtiments.

Les maîtres se défendent bien de toute cruauté envers leurs esclaves. Comment voulez-vous, disent-ils, que nous les fassions mourir, eux qui sont nos biens : notre intérêt nous commande au contraire de les tenir dans le meilleur état possible, et de leur infliger les chàtimens les plus paternels, afin que nous ne soyons pas privés de leurs travaux. Ces semblans de longanimité s’évanouissent bientôt en présence des faits. Non pas que l’intention des maîtres soit toujours de faire mourir leurs esclaves ; mais accoutumés à les mépriser, ils se laissent souvent aller à toute la fougue de leurs passions. Dans ces momens, ils ordonnent des peines qui entraînent la mort. Quelquefois dans leur fureur, ils exécutent eux-mêmes leur sentence, et il y avait à Saint-Domingue, une femme blanche qui avait pendue, au plafond de sa salle à manger, une massue en plomb qui servait à ouvrir le crâne du nègre qui lui avait donné de graves sujets de mécontentement. Lorsque l’on connaît les préjugés de castes, l’habitude où sont les maitres dans les colonies de ne point contenir leur vivacité à l’égard de gens qu’ils méprisent, on s’étonne moins des actes de barbarie dont les journaux ont malheureusement trop souvent à consigner les tristes détails. La Gazette des Tribunaux, du 26 octobre 1831, rapporte le supplice d’un esclave qui, après avoir reçu deux cents coups de fouet sur les reins, fut exposé toute la journée aux rayons brùlans du soleil des Tropiques, et mourut ayant le ventre dévoré par les crabes. Nous ne nous étendrons pas davantage sur ces scènes de désolation. Disons que trop communément, hélas ! l’influence de la couleur, de la fortune, fait échapper l’auteur de pareilles atrocités à la juste punition des lois.

Les maîtres, il me semble, devraient mieux comprendre leurs intérêts. Ce n’est point avec le fouet qu’on civilise les hommes. Ne doivent-ils pas craindre que s’ils continuent à agir ainsi, l’émancipation une fois prononcée, leurs anciens esclaves, devenus libres, ne veuillent plus travailler pour eux, et que par là leurs propriétés ne viennent à perdre de leur valeur ? C’est peut-être dans la prévision de cesefl’ets qu’ils redoutent tant l’émancipation. Ils disent pourtant qu’ils la veulent, mais que pour qu’elle soit efficace, il faut que l’esclave y soit préparé, autrement on livrerait à la liberté des paresseux, des êtres indisciplinés, immoraux. Mais vous, maîtres, qu’avez-vous fait, depuis que l’émancipation est à l’ordre du jour, pour préparer les esclaves à se rendre dignes de ce grand bienfait que vous désirez tous voir accorder ? Ne sommes- nous pas en droit de vous dire que vous ne demandez la préparation de l’esclave que parce que vous savez qu’il ne sera jamais préparé, grâce à vos soins ?

Si des esclaves nous passons aux noirs libres, nous les trouvons les plus ignorans de tous. De quelque manière que le nègre ait reçu la liberté, il est de fait qu’il y est passé sans transition, sans aucun moyen, et même sans le dosir de s’instruire

Obligés la plupart d’acheter à un prix très élevé leur affranchissement, ils se voient, libres, forcés de recommencer une vie de labeurs pour racheter soit une femme, soit des enfans. Aussi on trouve en France peu de jeunes noirs qui viennent étudier. Mais ceux qui travaillent maintenant préparent à leur postérité un avenir plus doux, et dans quelque temps nous verrons sans doute de jeunes nègres, venir dans les collèges de la métropole, disputer et conquérir les palmes universitaires.

Le mulâtre parait jouir d’un plus grand bien- être. Nous avons vu que dès les premiers temps de l’esclavage colonial, il était affranchi à 21 ans par son père. Plus tard il suivit la condition de sa mère ; mais comme il obtenait presque toujours son affranchissement avec une petite portion de terre, il s’est trouvé plus tôt à même de subvenir aux dépenses de la première éducation, qui se bornait alors à bien peu de chose. Par son industrie et ses alliances, il agrandit son patrimoine et son instruction. Voilà aussi pourquoi la classe de couleur s’est toujours vue de préférence le point de mire de la haine de la classe blanche qui s’attacha avec un acharnement sans exemple à l’avilir. Après la révolution de 1830, il s’opéra dans les esprits une réaction favorable aux classes opprimées des colonies. La législature se disposa à leur envoyer des lois nouvelles plus en harmonie avec notre civilisation et avec l’esprit de cette révolu- tion. Les délégués des blancs n’épargnèrent ni démarches, ni publications, ni menaces pour pervertir l’esprit public et lui suggérer des idées désavantageuses sur les hommes de couleur. On peut même avancer que c’est grâce à leur influence que l’esclavage lui-même a été si peu modifié. Ainsi, les deux projets d’ordonnance sur le pécule et la faculté de rachat leur furent soumis en 1835, et furent repoussés.

Tandis que les délégués s’efforçaient en France de pervertir l’opinion publique, les colons travaillaient plus activement encore à priver les hommes de couleur de la jouissance de tous les droits qui leur étaient définitivement assurés. Il n’y eut plus dans les théâtres de places spécialement désignées aux mulâtres et nègres libres ; mais il répugnait à l’aristocratie blanche de s’asseoir à côté d’eux. On ferma donc le théâtre, et on donna comme indemnité au directeur 20,000 fr. pris sur la caisse coloniale. Les hommes de couleur contribuables payèrent par cette mesure leur propre exclusion. On leur refusa l’autorisation d’établir un théâtre bourgeois, et elle fut accordée quelque temps après aux blancs ; mais les mulâtres ne purent y entrer, parce que c’était, disait-on, un théâtre de société.

Une promenade publique était jadis réservée aux blancs seuls ; il n’était pas permis aux mulâtres de s’y montrer. Après 1830, ceux-ci voulurent en jouir, les blancs s’y opposèrent : de là une rixe sanglante, dont l’issue fut d’accorder ce droit à tous les libres. L’entrée du saint lieu leur était également interdite à certaines solennités, et le même Dieu qui veille et sur le faible et sur le fort, et sur le blanc et sur le noir, qui répartit ses bienfaits sans distinction de couleur, ne put entendre les actions de grâces de cette portion de ses enfans : encore un privilège qu’il fallut abolir, ainsi qu’une foule d’autres. A mesure qu’une amélioration se présentait, les colons la rejetaient, et à une époque où elle eût été en France couverte d’applaudisse- mens, une négresse fut à la Guadeloupe, fouettée publiquement pour avoir chanté la Parisienne. Enfin, rien ne constate mieux l’état de dégradation des classes de couleur dans les colonies, que les ordonnances des gouverneurs, qui abrogent les anciennes ordonnances encore en vigueur à l’époque de la révolution de juillet, lesquelles ne tendaient qu’à établir des distinctions offensantes pour cette classe d’hommes [67]. Nous venons de voir cependant que, malgré ces ordres des gouverneurs, les hommes de couleur se virent souvent dans la nécessité d’entrer de force dans la jouissance des droits que l’orgueil colonial s’obstinait à leur refuser.

Quoique les hommes de couleur soient en général peu fortunés, ils font des sacrifices admirables pour procurer à leurs enfans une éducation libérale. Un grand nombre d’entre eux poursuivent avec succès leurs études dans les diverses facultés et collèges de la métropole. De sorte qu’on ne peut tarder à avoir dans les colonies une génération nouvelle à laquelle on ne pourra pas adresser le reproche qu’on a fait si souvent à ses pères, d’avoir l’ignorance des esclaves, et l’orgueil, la vanité des blancs. Déjà quelques uns de ces jeunes hommes après avoir achevé leurs études en Europe, sont retournés dans les colonies, et là trouvent moyen d’être utiles même à ceux qui leur refusaient autrefois l’intelligence : sublime manière de se venger des préjugés !

Les blancs ont, dans mainte occasion, essayé de faire entendre aux mulâtres que leur intérêt commun exige qu’ils séparent leur cause de celle des nègres. A cette condition, les privilégiés blancs consentiraient volontiers à rabattre de leur morgue. Mais les hommes de couleur, confians en la justice de leurs réclamations, et ne voulant jamais acquérir des droits aux dépens de leurs frères, ont constamment résisté à ces coupables suggestions. Tls ont" compris qu’une indissoluble solidarité les rattache à ces frères dont ils ont senti eux aussi toutes les douleurs ; et que tous doivent s’unir, non pas pour se rapprocher d’une aristocratie ridicule dont chaque jour voit tomber les lambeaux, et dont la maxime a été de tout temps : diviser pour régner ; mais pour travailler au bien-être et à la régénération de tous.

Nous allons maintenant passer à la classe blanche.

C’était une opinion généralement répandue que le colon blanc ne payait point ses dettes ; qu’il chassait à coups de canne le malencontreux huissier qui venait lui apporter une assignation, ou opérer chez lui une saisie ; qu’il passait la majeure partie de son temps dans des orgies, à la suite desquelles l’emphytrion procurait toujours à ses convives le spectacle d’un esclave fouetté ; qu’il était enfin le modèle accompli de tout ce qu’il y avait d’ignorant, de vaniteux et de luxurieux.

Ces assertions n’avaient certes, à l’époque où elles eurent lieu, rien d’exagéré. Trop d’exemples pourraient au besoin les justifier. On n’a pas de peine à concevoir ces excès, quand on se rappelle qu’au-dessus des colons blancs, il n’y avait aucune loi civile ni morale qui vint adoucir leur despotisme. Accoutumés dès leur plus tendre jeunesse à ne voir dans les hommes d’une autre couleur que des êtres peu distincts des animaux, et dignes tout au plus de satisfaire leur lubricité, leur intelligence, leurs mœurs, leurs habitudes se ressentaient nécessairement de cette éducation vicieuse.

Le colon blanc s’est aujourd’hui modifié. Et quoiqu’on trouve encore quelques hommes fort adroits qui, au besoin, ne croiraient devoir se débarrasser d’un créancier importun qu’en l’appelant en duel sous un prétexte frivole, ces gens-là font heureusement exception, et l’on peut dire que la société coloniale n’offre plus ce cynisme dégoû - tant qui la caractérisait. La jeunesse blanche, qui vient en Europe recevoir son éducation, et avec elle des idées d’égalité, de fraternité, ne contribuera pas peu à faire disparaître ces préventions. Nous disons la jeunesse, parce que l’avenir lui appartient, et que le progrès trouve toujours en elle de nombreux et d’ardens propagateurs. Quant à l’ancienne génération, encroûtée de ses vieux préjugés, de l’amour de ses privilèges, elle y tient comme un roi à sa couronne ; son égoïsme, développé à son maximum par l’esclavage, ne se décidera jamais à faire son bonheur du bonheur commun. Si elle parle aussi quelquefois d’émancipation générale, c’est qu’elle n’ose plus aujourd’hui soutenir la légitimité de l’esclavage, à laquelle elle croit pourtant. Elle demande une indemnité préalable, elle la demande forte, parce qu’elle sait que toutes ces prétentions retardent l’accomplissement de ce grand acte. Elle crie qu’il faut moraliser le nègre avant de l’émanciper, autrement les colonies seraient perdues pour la métropole, parce qu’elle sait que rien n’a été même tenté à cet égard : ce sont enfin autant d’obstacles qu’elle croit opposer à ce cri de toutes les consciences. Mais c’est déjà un pas de fait que de l’amener à cacher son mauvais vouloir sous le masque de l’humanité. Quelques colons, forcés de se prosterner devant le grand fait de l’unité du genre humain, ont reconnu un frère dans le nègre, commencent à introduire dans le traitement de leurs esclaves d’heureuses amélio- tions, et ont aboli sur leurs habitations le supplice du fouet : c’est un progrès. Nous espérons voir toute la jeunesse créole se joindre de cœur et d’action à ses devanciers, encore trop peu nombreux pour hâter l’émancipation, à laquelle ils devraient être aussi fiers que les philantropes européens, d’attacher leurs noms. Eh quoi ! lorsque tout marche avec tant de rapidité dans la voie des améliorations sociales, les colonies seraient seules station- naires ! Non ; s’arrêter quand tout est en mouvement autour de soi, c’est reculer, et l’esprit humain ne rétrograde pas. Espérons donc que le blanc, le mulâtre, le nègre, déposant toute haine et tout préjugé, ne verront plus dans un homme d’une couleur différente de la sienne, qu’un frère, et non un oppresseur et un ennemi. Chacun avec sa part d’activité et avec les moyens qu’il possède, contribuera à pousser en avant le char du progrès, et hâter dans cette partie du monde la reconnaissance du grand principe de la fraternité universelle.

Tout ce que nous avons dit jusqu’à présent n’a trait qu’aux colonies françaises. L’application pourrait cependant en être faite aux autres colonies, sauf les modifications qu’entraînent nécessairement les mœurs, les coutumes, l’esprit particulier des puissances qui les ont possédées ou qui les possèdent encore. Mais pour compléter notre sujet, nous allons passer en revue les colonies étrangères.

Nous ne dirons rien des possessions anglaises. Après le grand acte de justice que vient d’accomplir le gouvernement britannique, acte par lequel il s’est lavé de tous les crimes dont se sont souillés ses négriers, il ne reste qu’à le féliciter. Nous dirons cependant que dans les colonies anglaises l’esclavage n’était pas plus dur que dans les Antilles françaises. Essentiellement aristocrate, et tenant encore à ses vieux usages, l’Anglais a porté dans son administration coloniale la roideur et l’orgueil qui le caractérisent. Mais aussi par un tact admirable pour tout ce qui tient à la pratique des affaires, il applique autant que possible les théories qu’il invente. Combinant toujours sa politique avec les principes de morale, le peuple anglais a toujours été à la tête des nations, non pour forger des théories plus ou moins ingénieuses, mais pour appliquer celles qui peuvent être utiles à son bien- être d’abord, et à celui des autres après. Aussi, longtemps avant l’émancipation, y avait-il dans les colonies un progrès sensible.

Maintenant si nous nous portons aux colonies espagnoles, nous y trouvons l’esclavage encore à l’état patriarchal. aucune nation n’a eu pour ses colonies la tendresse maternelle de l’Espagne pour les siennes. Et tandis que l’Angleterre, la France, les considéraient comme des cloaques où elles jetaient tout ce qu’elles avaient d’impur, l’Espagne en faisait des lieux de prédilection, et depuis le 7 août 1584, nul ne peut passer aux Indes occidentales, s’il ne justifie, par un certificat, de sa moralité[68]. Ces lois sont maintenant tombées en désuétude ; mais elles prouvent au moins avec quelle sollicitude l’Espagne veillait sur ses possessions d’outre-mer. Dans aucune autre colonie les affranchissemens ne sont aussi fréquens[69]. La législation les favorise, et veut que le maître qui abuserait de son droit sur l’esclave, soit tenu de le vendre, et il ne dépend pas du maître d’en exiger un prix arbitraire ; il ne peut le vendre que ce qu’il a coûté, et le prix ne doit pas excéder trois cents piastres. Tout ce qu’il a payé au-delà est regardé comme un caprice qui ne peut nuire au droit de l’esclave de passer sous la domination d’un autre maître. Tout esclave peut donc se racheter en payant à son maître ce qu’il lui a coûté jusqu’à concurrence de trois cents piastres. Aucun maître ne peut infliger à son esclave des châtimens excessifs, etc. La religion est la plus grande cause de cette douceur dont se ressentent les mœurs des colonies espagnoles. Le maître est le précepteur religieux de son esclave, et la nécessité où il est de se mettre souvent en contact avec lui pour pouvoir lui inculquer une foule de prières dont l’esclave n’apprend que les mots, établit entre eux une espèce d’intimité et un échange de bons procédés. Le maître a-vu que l’esclave n’était pas un être inintelligent, et il a estimé l’homme ; l’esclave à son tour a affectionné son maître. La religion vient encore inspirer au maître à son lit de mort l’idée d’affranchir un certain nombre d’esclaves. Les prêtres, dont il y a des cohortes dans les colonies espagnoles, sont encore les intermédiaires entre le maître et l’esclave. L’esclave qui avait commis une faute et qui craignait le courroux de son maître, s’en confessait au curé, et le priaitd’en obtenir le pardon. Celui-ci n’y manquait jamais, et faisait alors pénétrer dans le cœur du maître la compassion et l’humanité. Cet état de choses a duré jusqu’à ces derniers temps ; mais depuis que les colons de Saint-Domingue, chassés de leurs propriétés par la révolution, se sont réfugiés à Cuba, ils ont appris aux colons espagnols à maltraiter outre-mesure leurs esclaves[70]. Mais si la religion, unie au génie particulier du peuple espagnol, a fait subir de notables adoucissemens au sort des esclaves, elle n’a pas été jusqu’ici assez puissante pour détruire radicalement les préjugés de couleur. Ainsi, le nègre libre quelles que soient ses richesses, ne peut occuper aucune fonction publique ; il ne peut être avocat, ni médecin. Le mulâtre à cheveux crépus peut, s’il est riche, obtenir pour lui et sa famille une patente de blanc ; le nègre ne le peut jamais. Cette distinction qui est dans la loi, n’empêche pas que l’on compte uii grand nombre d’alliances de mulâtres avec des familles blanches, alliances qui, à aucune époque, n’ont été prohibées par les lois[71]. On voyait même, très longtemps avant la révolution, beaucoup de prêtres de couleur, d’officiers de milices, de troupes, etc.[72]

Qu’on ne croie pas néanmoins que le nègre puisse aller partout où vont les blancs. A la Ha- vanne, pays d’aristocratie et de préjugés, il ne saurait se présenter en voiture dans les promenades publiques, ni au théâtre, qu’à des places humbles ; dans les églises, il ne peut se mettre dans la nef. Partout où il y a des esclaves, on trouve les mêmes résultats. Pourquoi les mêmes causes ne produiraient-elles pas le même effet[73] ?

Dans les colonies qui ont appartenu à l’Espagne, ou qui s’en rapprochent par les mœurs et les habitudes, telles que les colonies portugaises, nous pouvons constater le même bien-être. Point de préjugés dans la société contre la couleur ; et depuis Fin. dépendance de ces colonies, nous avons vu des mulâtres et des nègres du plus haut mérite briller au premier rang de la société. Dans les colonies danoises et hollandaises, le préjugé de castes existe, mais il y est moins violent, surtout dans les premières. A Saint-Thomas, par exemple, il y est imperceptible, et les relations de cette île avec la république d’Haïty, n’y ont peut-être pas peu contribué. On y trouve des hommes de couleur très riches, des noirs qui n’ont pas à se plaindre beaucoup du préjugé. Au moment où j’écris, un homme de couleur, M. de Castro, occupe dans l’ét^ft-major de l’Ile un des grades les plus émi- nens, et a reçu de la cour de Danemark, où a été reçu son fils, des décorations et des lettres de noblesse. Mais à Saint-Jean, qui n’est pas comme Saint-Thomas, un port franc, et qui n’est pas très fréquenté, le préjugé est aussi intense que dans aucune autre colonie.

Maintenant passons à un pays dont les habitans se proclament les plus libres de la terre ; où l’égalité est dans toutes les bouches et l’aristocratie dans tous les cœurs. Pays de marchands, de banqueroutiers : je veux parler des États-Unis d’Amérique.

S’il est une contrée où l’homme de couleur soit avili, méprisé ; où le préjugé de castes soit poussé au plus haut degré, c’est, sans contredit, la république des États-Unis. A côté d’une constitution qui reconnaît la même liberté à tous les citoyens, on est étonné de trouver une institution qui a hâté la chute des républiques anciennes. L’esclavage ne règne pas dans tous les États de la confédération américaine. Dans les États du Nord, il a été aboli ; mais il existe dans toute sa force dans les États du Midi. Laissons parler un auteur, qui par son style grave et ses aperçus lumineux, se rapproche si bien de Montesquieu.

« Le préjugé de race me paraît plus fort dans « les États qui ont aboli l’esclavage que dans ceux « 011 l’esclavage dure encore, et nulle part il ne se « montre aussi intolérant que dans les États où la « servitude a toujours été inconnue.

« II est vrai qu’au Nord de l’Union, la loi per- « met au nègre et au blanc de contracter des al- « liances légitimes ; mais l’opinion déclare infâme « le blanc qui s’unirait à une négresse, et il serait « très difficile de citer l’exemple d’un pareil fait.

« Dans presque tous les États où l’esclavage est « aboli, on a donné^ux nègres des droits électo- « raux ; mais s’il se présente pour voter, il court « le risque de la vie. Opprimé, il peut se plaindre, « mais il ne trouve que des blancs parmi ses juges. « La loi lui ouvre cependant le banc des jurés, « mais le préjugé l’en repousse. Son fils est exclu « de l’école où vient s’instruire le descendant des « Européens. Dans les théâtres, il ne saurait, au « prix de l’or, acheter le droit de se placer à côté « de celui qui fut son maître ; dans les hôpitaux il « gît à part. On permet aux noirs d’implorer le « même Dieu que les blancs, mais non de le prier « au même autel. Il a ses prêtres et ses temples. « Quand le nègre n’est plus, on jette ses os à l’é- « cart, et la différence des conditions se retrouve « jusque dans l’égalité de la mort. »

Les lois ne font pas les mœurs, on l’a dit depuis longtemps. Si on veut donner une loi à un peuple, il faut le préparer à la recevoir en formant son éducation, autrement elle tombe en désuétude. Sans doute les États du Nord ont beaucoup fait en déclarant le nègre libre apte à jouir de tous les avantages attachés à cette qualité ; mais il fallait avant tout que cette loi fût déjà dans les mœurs, ou qu’elle pût y pénétrer sans aggraver la position de ceux en faveur de qui elle est faite. Aujourd’hui une disposition dictée par l’humanité et la sagesse, est la cause d’un plus grand mépris et de plus de misères pour le nègre. Que les mœurs le déclarent libre au même titre que le blanc, et l’on verra si aucune loi sera capable de mettre des bornes à ses droits. « Dans le Brésil, dit M. Koster, la loi exclut « les mulâtres de la magistrature et des fonctions « ecclésiastiques ; mais en fait, ils sont magistrats « et prêtres. » II cite à ce sujet les chapelains du gouverneur de Fernambouc, de Maranham, qui sont des hommes de couleur, ainsi que plusieurs jeunes gens du séminaire d’Olinda. « J’ai vu, dit-il, des officiers mulâtres traités avec le même respect que les officiers blancs, etc.[74]. ».

« Au Sud, continue M. de Tocqueville, où l’es- « clavage existe encore, on tient moins soigneuse- « ment les nègres a l’écart ; ils partagent quelquefois les travaux des blancs et leurs plaisirs ; on « consent jusqu’à un certain point à se mêler avec « eux ; la législation est plus dure à leur égard, les « habitudes sont plus libérales et plus douces.

« Chez l’Américain du Sud, la nature, rentrant « quelquefois dans ses droits, vient pour un mo- « ment rétablir entre les blancs et les noirs l’égalité. Au Nord, l’orgueil fait taire jusqu’à la « passion la plus impérieuse de l’homme. L’Amé- « ricain du Nord consentirait peut-être à faire de « la négresse la compagne passagère de ses plaisirs, « si les législateurs avaient déclaré qu’elle ne doit « pas aspirer à partager sa couche ; mais elle peut « devenir son épouse, et il s’éloigne d’elle avec « horreur (1 A. de Tocquevillc, de la démocratie en Amérique. T. 2. p. 294.). »

Toujours la lutte entre la législation et les mœurs. Ainsi, dans les premiers temps de la fondation des colonies, nous avons vu que la loi déclarait esclave l’enfant issu d’une femme esclave ; mais c’était une lettre morte, car elle était continuellement éludée parles pères qui, se conformant à l’usage, affranchissaient toujours leurs enfans. Aujourd’hui que la loi dans les États du Nord, accorde tous les droits aux classes libres de couleur, l’usage les leur refuse tous.

Nous avons terminé la partie historique de notre essai. Nous avons cru nécessaire de nous étendre sur ce sujet, parce que la chaîne qui lit entre elles toutes les misères des enfans de l’Afrique, étant bien saisie, il sera facile de trouver les moyens de l’alléger. Nous n’avons certes pas la prétention de présenter des remèdes qui détruisent tout-à-coup le mal : il n’en existe point. Mais à l’exemple de ces médecins prudens qui, consultant la force et le tempérament de leurs malades, ne leur administrent que des remèdes qui agissent lentement mais sûrement, de même nous allons présenter les moyens que nous croyons les plus convenables pour amener la régénération des noirs. Quand un mal a mis tant d’années à se développer, ce n’est point quelques mois qui le détruisent ; mais c’est déjà beaucoup de le bien connaître.



CHAPITRE IV modifier




L’esclavage est la source première de tous les maux qui ont affligé les colonies. Mais de la même façon qu’il y a des planètes dont on continuerait à voir pendant des siècles encore la lumière après leur entière extinction, ainsi l’esclavage étant détruit, le préjugé de castes ne continuera pas moins d’affliger les colonies. Le préjugé, nous l’avons vu, en s’attachant à la couleur, est devenu tout-à-fait dans cette seconde phase, distinct de celui de l’esclavage. Il est donc facile de concevoir jusqu’à un certain point l’extinction du préjugé de castes en dehors de l’abolition de l’esclavage lui-même.

Nous avons, dans la longue discussion à laquelle nous nous sonnues livrés dans le cours de cet essai, suivi avec attention toutes les transformations du préjugé colonial. Nous l’avons vu, comme chez les Romains, être la conséquence immédiate de l’état d’esclavage. Il n’a point disparu dans la seconde période par l’apparition d’un autre caractère que les anciens ne connaissaient pas ; mais les deux se sont confondus, et par la marche naturelle des choses, le dernier se trouvant plus développé et plus vivace, a entièrement absorbé l’autre, et lui a ôté son importance. L’affranchissement venait chez les anciens effacer la trace de l’esclavage, mais il n’en est point de même dans les colonies. Ne voyant jamais dans la servitude qu’une seule race d’hommes, les blancs ont conclu qu’elle était inférieure à la leur, et ont constamment travaillé à l’avilir et et à l’abrutir. Alors l’ascendant moral des maîtres vient suffisamment expliquer pourquoi les esclaves, quoique supérieurs en nombre, ont toujours subi le joug, n’essayant que rarement et sans succès de s’y soustraire. Les blancs suivirent avec tant de méthode et de persévérance leur système, que les hommes de couleur et les noirs finirent par douter eux-mêmes de leur propre dignité d’hommes : tout fut perdu pour eux dès ce moment.

Nous allons donc proposer les moyens que nous croyons les plus efficaces pour extirper ce préjugé injuste et barbare, si ridicule et si contraire à l’esprit de notre époque. ? Nous placerons en première ligne l’éducation.,

Les despotes de tous les temps n’ont jamais manqué de maintenir dans la plus complète ignorance les individus qu’ils voulaient opprimer. Ils ont senti que du moment que chacun comprendrait ses droits et ses devoirs, il n’y aurai t plus de despotisme possible, il n’y aurait plus d’esclavage. Car le droit de tous les hommes, c’est d’être libres ; leur devoir, de s’aimer et de s’aider comme frères, et ils ne conçoivent bien l’un et l’autre qu’en vertu du principe de l’égalité humaine (1 P. Leroux, Encyclopédie nouvelle, art. égaiIté). Aussi les colons, dont les droits fondés sur la force, ont été sanctionnés par les lois que les forts eux-mêmes ont faites, ont- ils mis toute leur sollicitude à perpétuer l’ignorance du nègre : ils ont réussi. Profitant ensuite de cette ignorance, s’appuyant des hypothèses de savans, toutes les fois qu’elles venaient en aide à leur morgue ; appelant à leur secours l’histoire qu’ils ont mutilée ; inspectant enfin l’angle facial du nègre, ils ont conclu que son ignorance provenait de sa nature même, et qu’il était né pour servir éternellement la race la plus intelligente, comme les animaux sont destinés aux besoins des hommes. Nous avons réfuté en son lieu ces absurdités. Répandez donc sur le nègre la rosée fécondante de l’instruction ; dépouillez-le de ce manteau d’ignorance qui l’enveloppe depuis trop longtemps, et vous aurez pénétré dans la vraie voie de sa régénération. Je parlerai d’abord de l’éducation religieuse et morale.

Presque tous ceux qui ont parlé des colonies sont d’accord pour donner aux nègres une éducation religieuse ; mais ils diffèrent entre eux sur le vrai sens de ce mot éducation religieuse, et par suite sur l’application à en faire. Les uns ne veulent faire des classes de.couleur des colonies que des espèces de séminaristes, des moines à qui on apprendrait à marmoter des prières. A les entendre, il faudrait sans plus tarder tonsurer tous les nègres. Cela pouvait être excellent au moyen âge ; mais je doute que ce moyen réussisse au temps où nous vivons. D’autres enfin, et c’est le plus grand nombre, ne comptent que sur la pompe des cérémonies religieuses, entretenir l’esprit superstitieux des noirs ignorans, les tenir dans une espèce de crainte puérile. L’éducation religieuse consisterait alors dans les tentures plus ou moins brillantes des lieux saints : l’église deviendrait un théâtre, une lanterne magique.

On comprend dès l’abord combien est fausse ces manières d’envisager l’éducation religieuse. Le temps est passé où les nations ne devaient former qu’une société de moines ; le temps est passé où, pour croire, il fallait renoncer à sa raison. Nous voulons aujourd’hui raisonner notre croyance, nous en rendre compte. Il faut donc un certain degré d’instruction de la part du maître, de celui qui doit nous enseigner les préceptes religieux, afin qu’il ne soit pas lui-même exposé à se pour- voyer et à donner à son troupeau des notions inexactes. Il en faut aussi de la part de l’élève, afin qu’il soit en état de comprendre les paroles du maître.

Trop longtemps on a distingué la philosophie de la religion. De là ces qualifications de monde sacré et de monde profane, qualifications qui ne peuvent avoir un sens que sous un régime de castes. Je n’ai jamais bien compris qu’on pût être éminemment religieux sans philosophie, ni qu’il existât de philosophie sans un principe religieux. Je dirai même que partout où la religion s’est offerte, dépouillée de son idée philosophique, professée sans intelligence, elle a été insuffisante ; et partout où la philosophie s’est présentée seule, elle a été sans force. Pourquoi donc diviser deux choses si bien faites pour vivre ensemble ? Mais il s’est trouvé des hommes fourbes et despotes qui eurent besoin de spéculer sur la crédulité et la superstition pour asseoir leur pouvoir. « A-t-il jamais été que les tyrans, « pour s’asseurer, n’ayent toujours tasché d’ac- « coustumer le peuple envers eux, non pas seule- « ment à l’obéissance et servitude, mais encores à « dévotion (1 Estienne La Boëtie, de la servitude volontaire.). » Ceux-là sont seuls comptables envers l’humanité de tous les maux qu’ils ont causé, et de la défaveur qu’ils ont jetée sur une religion qu’ils avaient fait vœu d’enseigner et de défendre.

L’éducation du prêtre comme celle des fidèles, est donc à faire. Il faut que celui qui veut entrer dans les ordres ne considère plus le séminaire comme une école de droit ou de médecine ; il ne faut pas qu’il y entre uniquement pour prendre un état. L’état ecclésiastique doit être plus qu’aucun autre le fruit de la vocation : on ne doit pas en faire un moyen d’arriver à la fortune. Quelle confiance accorder à un prêtre qui, sur le point de partir pour la Martinique, demandait si on y mangeait bien et si on s’y enrichissait promptement (*Quand les colons parlent de la religion dans les colonies, c’est à condition qu’elle sera administrée par des prêtres qui mangent bien et qui veulent faire promptement fortune. Tout prêtre, bien pénétré de sa mission et qui voudra agir selon l’esprit de Dieu, qu’il s’est engagé à propager, sera couvert d’humiliations par les maîtres des colonies. Voy. du reste la note E à la fin du volume.).

Ainsi, le prêtre doit rapporter de ses études, non pas le tortueux et futile verbiage des séminaires, mais une instruction solide et philosophique. Qu’il sache bien que les Augustin, les Atha- nase, les Bossuet, les Fénélon, étaient des puits de sciences, non seulement théologiques, mais mondaines, comme on dirait aujourd’hui. Qu’il se pénètre de l’idée que chaque époque se nourrit des produits des époques antérieures, et qu’il arrive un temps où paraît un génie assez puissant pour résumer en lui seul toute la science des temps passés, et donner la formule en vertu de laquelle l’humanité doit marcher. Que c’est ainsi que tous les grands philosophes et les vrais législateurs ont procédé ; que Jésus-Christ lui-même, le plus grand législateur du monde, après s’être approprié la science des siècles qui l’ont précédé » en fit une synthèse, y ajouta celle de son siècle et son propre génie, et donna au monde cette sublime formule qui le guide depuis si longtemps. La religion qu’il nous a enseignée en est-elle moins belle et moins admirable ?

Quand le prêtre ne sora plus étranger aux idées de son temps, quand il se sera mis à la hauteur de la science moderne, je ne fais aucun doute que son ministère ne soit d’un grand secours, et qu’il ne puisse mieux apprendre aux fidèles quels sont leurs droits, et quels sont leurs devoirs. Il leur inspirera alors cette foi sans laquelle la parole est comme la graine semée sur le roc. Chacun sentira mieux que n’ayant qu’un père commun qui est Dieu, les hommes sont tous frères, et doivent s’aimer les uns les autres. Mais qu’il cesse de spéculer sur la crédulité et la superstition. Nous avons une croyance en vertu de notre liberté ; nous aspirons tous à la même fin, parce que nous sommes tous égaux ; et la charité pour tous, c’est la fraternité universelle. Foi, espérance, charité, liberté, égalité, fraternité ! Trinité sublime qui est la bannière qui doit désormais guider le monde vers ses grandes destinées !

Ce n’est pas tout : le prêtre doit principalement veiller sur sa propre conduite, afin de n’être point pour ses ouailles un sujet de scandale. Cessez de prêcher la pauvreté, ou ne thésaurisez plus. Cessez de vanter l’humilité, ou dépouillez-vous de votre propre orgueil, autrement je ne crois pas à vos paroles. Les apôtres du Christ ne se contentaient point de paroles, ils prêchaient surtout d’exemples. Les missionnaires du Paraguay n’ont mérité l’admiration des siècles que parce qu’ils s’étaient faits, comme le voulait le maître, les serviteurs des serviteurs. Ne venez donc pas me dire que la religion catholique est la meilleure de toutes ; mais à moi, ignorant, prouvez-le par vos vertus, par votre intelligence à observer ses préceptes. Quand vous dites au nègre que la religion chrétienne est venue pour retirer ses chaînes, vous lui citez même au besoin une phrase latine qu’il ne comprend pas, pour appuyer vos assertions. Le pauvre nègre qui vous écoute, regarde autour de lui, voit des malheureux réduits comme lui a l’esclavage au nom de la religion, voit des ministres du culte que vous lui vantez, rejeter ses enfans noirs de la table sainte réservée aux blancs ; voit la chaire évangélique rester muette quand toutes les voix s’élèvent contre l’esclavage ; se voit lui-même repoussé du temple où retentissentles chants chrétiens ; ah ! ce malheureux ne répond rien, car il ne sait pas le latin ; mais il retourne à sa case, réfléchit, et se méfie d’une religion prêchée par des blancs et qui a servi à tous ses maux. Et si plus tard il s’instruit et trouve dans le même livre que vous lui ordonnez d’adorer des paroles qui lui commandent l’obéissance aux maîtres, du doute il passe à la conviction. Alors vous, prêtre d’un Dieu de bonté, vous n’êtes à ses yeux que les agens de ses oppresseurs. Il repousse la religion que vous lui apportez, comme on repousse les dons d’un infâme.

Le Christ n’a point dit aux maîtres : émancipez vos esclaves ; il n’a point dit aux esclaves : révoltez-vous contre vos maîtres. Mais plus sage, il a dit : tous les hommes sont frères, puisqu’ils descendent tous d’un même père ; il a prêché la fraternité humaine ; ce mot seul a suffi. S’il eût toujours été bien compris, on n’eût point vu des chrétiens de tous les pays, amener de l’Afrique leurs frères pour leur imposer le joug de l’esclavage ; on n’eût point été témoin de toutes les atrocités dont frémissent encore les colonies. Voilà donc le principe que l’on doit s’efforcer de bien faire comprendre aux hommes, et non aller aux colonies, à l’aide de la pompe des églises, stupéfier le nègre sans le convaincre ; et non vouloir leur enseigner une religion à laquelle ni les maîtres, ni les esclaves, ni les prêtres eux-mêmes ne croient plus. N’est-ce pas se jouer des choses les plus sacrées que de dire aux nègres : notre intelligence nous permet de ne pas croire à cette religion que nous vous prêchons ; mais prenez-la, elle est assez bonne pour vous, race dégénérée. Une religion pour les maîtres, une religion pous les esclaves ; une pour les blancs, une pour les nègres, et cela au dix-neuvième siècle ! Aussi, dans les colonies, les églises sont les lieux de rendez- vous des élégans et des petites maîtresses, qui y vont pour étaler leur luxe et leur effronterie. On assiste à une cérémonie religieuse, à un enterrement avec le même esprit qui aurait conduit à un bal. Le prêtre de son côté est dans sa paroisse le plus souvent un sujet de désordre. Ceux qui partent pour les colonies sont la plupart dévorés du désir, non pas de propager la foi, mais de faire fortune, et il y a longtemps que cette manière d’envisager leur mission subsiste. Voici ce qu’en a écrit M. Malouet : « Une succession de mauvais prêtres, ignorans, « déréglés, a détruit dans presque toutes les pa- « roisses de la colonie, le respect pour leur état et « la pratique éclairée de la religion. Une cupidité « atroce est devenue le vice habituel de la plupart « des curés. Uniquement occupés du produit casuel de leurs fonctions, ils ont fait de leur minis- « tère un emploi de finances. » II ajoute : « Du « reste, nulle instruction pastorale et relative à la « simplicité, à la superstition des nègres, n’occupe « ces ecclésiastiques ; aucun d’eux n’acquiert sur « ses paroissiens l’autorité des bonnes mœurs, « d’une vie pieuse et charitable[75]. » Ces lignes, écrites en 1775, sont encore applicables au clergé colonial actuel[76]. On y trouve, il est vrai, de respectables exceptions, elles ne sont que plus méritoires ; mais elles font ressortir d’avantage la règle générale [77]. Aussi, dans les colonies, la religion, enseignée par de tels hommes, est-elle sans aucune puissance, tandis qu’elle en a conservé une si grande dans les possessions espagnoles. « Il n’est aucune « puissance supérieure ou égale a celle du clergé, a « dit un écrivain illustre, lorsque, pénétré du génie « d’un peuple, il le guide fidèlement, selon les lois « qui président au développement général, dans ses « voies naturel les. Mais si, soit erreur, soit intérêt, « il vient à contrarier ces lois impérissables, s’il « essaie de retenir le peuple dans un état que le « peuple a reconnu mauvais, de lui fermer le chemin de l’avenir, alors il perd toute sa puissance ; « on se méfie de sa parole, on l’enveloppe dans la « haine qu’inspire le mal qu’il veut perpétuer, on « le traite enfin en ennemi. Il vivait de l’amour « qu’on lui rendait en échange du sien, de la foi « qu’on avait en lui ; la foi et l’amour éteints, il « meurt, et des voies de dérision et de malédiction « sont les seuls chants qui accompagnent son convoi déshonoré[78]. »

Je le répète donc, la religion deviendra pour la civilisation des noirs un secours efficace, elle le sera pour tous, quand elle sera bien comprise, et qu’elle sera enseignée philosophiquement. Alors on pourra faire faire des études théologiques aux jeunes nègres. La vérité exprimée par la bouche d’un de leurs compagnons n’aura que plus de charmes pour les autres noirs. Celui-là saura de quelles misères ses frères ont été accablés, ses yeux en auront été témoins, son cœur en aura gémi, il les aura supportées lui-même. Alors sa mission n’en prendra que plus de sublimité et de sainteté. Il sera le confident intime de leurs pensées, l’arbitre de leurs différends : son influence sera de tous les instants. H formera les enfants noirs à l’amour de la vertu dont il aura donné le premier l’exemple, et au respect envers leurs parents ; leur fera aimer l’ordre, le travail, présidera à leur instruction ; il sera béni, il sera aimé. Le nègre, en voyant un nègre comme lui exercer un saint ministère, se sentira grandir et se souviendra que les hommes, seuls ont créé l’inégalité sur la terre.

Passons maintenant à l’éducation que j’appellerai classique ou civile. J’ai parlé en premier lieu de l’éducation religieuse, parce que la religion nous prend à notre berceau et ne nous abandonne même pas au tombeau, et qu’à mesure que nos connaissances classiques s’étendent et se perfectionnent, nous avons de la religion une idée plus grande et mieux raisonnée.

L’instruction publique est placée dans les attributions du conseil colonial (*Loi du 24 août 1833.). Aussi ne s’empresse- t-il pas de statuer sur cet élément si important de civilisation. Les jeunes gens de couleur des deux sexes sont repoussés des collèges Saint-Victor et des Ursulines, où les blancs ont seuls le privilège d’envoyer leurs enfants : cet abus doit cesser.

L’éducation première sera la même pour tous. Il y aura dans chaque ville un certain nombre d’écoles établies suivant le système d’enseignement mutuel. Ces écoles seront entretenues au moyen d’un impôt proportionnel prélevé sur tous les libres blancs ou noirs ; les enfants y seront admis depuis l’âge de 7 ans jusqu’à 14. On y enseignera la lecture, l’écriture, l’arithmétique, l’histoire, la géographie. Tous ceux qui ne pourront pas envoyer leurs enfants en France, seront tenus de les mettre à cette école : les enfants des esclaves y seront admis comme les autres. C’est surtout à cet âge qu’il importe et qu’il est plus facile d’arracher les premiers germes des préjugés. Les professeurs devront veiller avec soin à ce qu’aucune insulte, aucune parole qui témoigne d’un mépris quelconque d’une classe pour une autre ne soit proférée. D’ailleurs, sur les bancs, les enfants devront être placés, non en raison de leur couleur, mais de leur application et de leur aptitude. Là on verra tour à tour les fils de l’esclave et du maître devenir les moniteurs les uns des autres. Le nègre libre viendra frotter son intelligence contre celle du blanc. Le roi des Français est fier d’envoyer ses fils puiser à la même source que les fils du bourgeois et du nègre les premiers bienfaits de l’instruction ; les blancs des colonies seraient-ils plus difficiles que le roi des Français ?

Tous les habitants devront, par un certificat en forme, prouver qu’ils ont envoyé leurs enfants à ces écoles. Celui qui se serait soustrait à cette obligation pourra être privé de certains droits politiques pendant un certain laps de temps, et en outre passible d’une amende dont le produit sera destiné à l’entretien des écoles. Ceux qui auraient envoyé leurs enfants en France seront dispensés de faire cette preuve, mais ne seront pas moins soumis à l’impôt proportionnel.

Il y aura ensuite dans les chefs-lieux les plus importants de chacune des colonies françaises un collège royal entretenu par la caisse coloniale et par le prix de la pension, lequel ne sera pas trop élevé, afin que chacun puisse prendre sa part du bienfait commun. Les enfants de toutes les couleurs y seront également admis ; mais nul ne jouira de cet avantage s’il n’a au préalable satisfait à l’obligation de passer par les écoles primaires dont nous avons parlé plus haut. L’enseignement y sera nécessairement plus complet.

Ce n’est pas tout. Personne n’ignore l’influence immense qu’ont exercé les femmes sur les mœurs et la civilisation ; personne n’ignore non plus combien est négligée l’éducation des femmes dans les colonies : de là ce débordement que le régime de l’esclavage entretient et augmente. On remédiera à ce mal en fondant une pension sur le même pied que le collège royal. Dans le mariage, c’est la communion des idées qui entretient la bonne harmonie, et cette communion ne peut exister qu’autant que la femme est en état de comprendre son mari. L’union des corps peut en quelque façon établir une juxtaposition, mais non cette harmonie que l’on doit avant tout rechercher dans les relations conjugales. L’établissement de ces pensions aura les meilleurs résultats. Il empêchera les jeunes filles d’être la proie des débauchés de toutes les couleurs qui pullulent dans les colonies. Elles se soustrairont plus facilement à l’influence fâcheuse qu’exercent sur elles les blancs et les jeunes gens de couleur instruits. L’égalité enfin régnera à un certain degré dans le commerce de l’homme avec la femme.

Dans chacun des collèges royaux, et dans chacune des pensions, il y aura quatre bourses destinées aux jeunes gens des classes de couleur libres ou esclaves qui se seront distingués dans les écoles primaires, ainsi que nous Talions voir.

Tous les deux ans il y aura dans toutes les écoles du premier degré un concours entre les jeunes gens des classes de couleur seuls, à la suite duquel ces jeunes gens libres ou esclaves, jugés les plus avancés, seront envoyés dans le chef-lieu ou sera établi le collège royal. Là ils concourront encore entr’eux, et quatre des plus dignes auxquels les bourses sont destinées entreront au collège royal. Si parmi eux il se trouve des esclaves, le rapport en sera fait au gouvernement par les juges du concours, et le gouvernement devra les racheter immédiatement. Par ce moyen, il contribuera d’une manière grande et généreuse à la réhabilitation de cette classe infortunée. L’amour de l’étude pénétrera chez les hommes de couleur et les améliorera. Le même règlement sera observé dans les campagnes pour la fondation des écoles primaires, lesquelles devront être établies dans le chef-lieu du canton, ou au centre d’un certain nombre d’habitations.

Je n’ai pas besoin de faire ressortir le grand bien qui résulterait de ces institutions : ils se fait assez sentir de lui-même. Les dépenses n’en seront pas excessives. La colonie n’hésite pas quand il s’agit de prendre des sommes énormes pour payer un délégué extraordinaire en France où il n’est d’aucune utilité, elle emploierait bien mieux ces sommes en les consacrant à des établissements d’une utilité si évidente.

En instruisant les classes de couleur, on aura attaqué le préjugé dans sa base. Déjà il n’ose se montrer dans toute son injustice envers les jeunes gens de couleur qui ont fait de bonnes études en France. Le colon ne voudrait pas que l’on crût qu’il ne sait point faire la distinction entre un homme instruit et un ignorant. Mais s’il consent quelquefois à faire taire le préjugé devant la science, il est sans pitié pour l’illettré quand il est mulâtre. On dirait que celui-ci a commis un crime de ne pas s’instruire, comme s’il le pouvait toujours. Si donc l’éducation est le plus sûr moyen d’extirper le préjugé qui accable les classes de couleur dans les colonies, ce moyen n’est pourtant pas le seul.

La classe de couleur doit être réhabilitée, non seulement aux yeux de la société, mais encore à ses propres yeux. L’instruction viendra lui donner une conscience plus ferme de son individualité ; mais il faut aussi qu’il ne trouve ni dans les lois, ni dans les usages coloniaux aucune distinction qui l’humilie. Que ses droits ne soient plus une dérision ; que le gouvernement cesse de fermer les yeux sur une foule d’abus qu’il semble tolérer dans les colonies, et qui ne tendent qu’à retarder le progrès de la civilisation dans une classe qui trouve déjà tant d’entraves sur ses pas. Il ne suffit pas que la nature proclame l’égalité de tous les hommes, et que la Charte en particulier déclare tous les Français égaux devant la loi ; il faut de plus que chaque individu puisse se mouvoir librement dans la sphère de ses droits, et qu’il ne trouve pas dans la même loi qui constate l’égalité de tous, des restrictions à son complet exercice.

Nous proposerons d’abord la diminution du cens électoral. Les hommes de couleur pourront alors prétendre à faire partie du conseil colonial. Aucune loi ne lui en défend, il est vrai, l’entrée ; mais comme cette classe est la moins riche, peu de ses membres paient le cens exigé et ne sont pas électeurs, encore moins éligibles. L’homme de couleur qui, par sa fortune, pourrait prétendre à entrer au conseil, doit en perdre l’espoir. Qui l’y nommerait ? Ce ne sont pas les blancs ; on en sait les motifs. Ce ne sont pas les hommes de couleur, il y en a trop peu qui soient électeurs, et cependant leur classe est la plus nombreuse. Ainsi, par cette diminution du cens, l’homme de couleur, appelé par le choix de ses concitoyens à s’occuper directement des affaires de la colonie, acquerra l’habitude des discussions sérieuses, et par son contact intellectuel avec les membres appartenant à une autre classe, perdra peu à peu ses préventions ; et réciproquement, le blanc trouvant dans le mulâtre ou le nègre un être plus intelligent qu’il n’était habitué à le penser, et le voyant susceptible comme lui d’occuper au conseil une place honorable, cessera de déverser sur lui le mépris qui retomberait sur lui-même et sur le corps dont il fait partie.

Les collèges électoraux chargés de l’élection des membres du conseil colonial, seront également investis de la nomination des délégués des colonies, droit laissé jusqu’à présent au conseil colonial lui- même. Il est évident que les délégués, nommés en vertu du principe du double vote, et par les privilégiés, ne représenteront jamais que la partie aristocratique des colonies. Oubliant l’intérêt général en faveur de quelques intérêts particuliers, ces délégués continueront à séparer la cause coloniale de celle des citoyens de couleur. Mais comme ceux-ci ont aussi des intérêts qui doivent être défendus, ils ont par conséquent le droit de nommer également les délégués : cela ne devrait offrir aucune difficulté. Il me semble même que les colons, s’ils avaient réellement les intentions dont ils ne cessent de protester, devraient être les premiers à provoquer ces mesures. Ils éviteraient par-là le reproche qu’on ne £esse de leur adresser, de vouloir écarter les hommes de couleur de l’exercice de tout droit politique, et de conserver encore des préjugés de castes. La diminution du cens et l’élection directe des 4élégués dissipera le doute à cet égard.

Le gouvernement métropolitain ayant d’un autre coté la nomination aux fonctions publiques, y emploiera les hommes de couleur reconnus par leurs talents et leur moralité. Dans les cours royales, par exemple, sur neuf conseillers royaux et trois conseillers auditeurs que l’on compte dans chacune des cours de la Martinique et de la Guadeloupe, on nommera trois hommes de couleur ou noirs et deux conseillers auditeurs au moins. Ces nominations pouvaient autrefois offrir des difficultés, car alors

les classes de couleur étaient privées de tous moyens de s’instruire ; mais aujourd’hui que les colonies comptent parmi elles une foule d’avocats, de docteurs en droit, de jeunes gens instruits, qui, sous plus d’un rapport, feraient honneur au choix que l’on en ferait, le gouvernement devrait en profiter pour leur ouvrir cette nouvelle voie d’utiliser leurs talents, et d’effacer les distinctions. Dans les autres administrations on emploiera également des hommes de couleur.

Le gouvernement devra même en faveur du mariage n’accorder un emploi quelconque qu’aux hommes mariés, connus par leur moralité. Le mariage est un point sur lequel on ne saurait trop insister. La débauche, le libertinage, suite infaillible de l’esclavage ; l’incertitude du sort d’une multitude d’enfants naturels ; l’état précaire de la famille, tout cela sert de prétexte aux blancs pour continuer à mépriser les hommes de couleur, quoiqu’ils ne donnent pas eux-mêmes de meilleurs exemples. Aussi en n’admettant aux emplois publics que des hommes de couleur mariés, on prévoit immédiatement combien les mariages s’accroîtront, car cette distinction entre l’homme marié et celui qui ne le sera pas, engagera chacun à légitimer ses liens. D’un autre côté, comme les emplois ne seront accordés qu’à des hommes dont la bonne conduite sera notoire, chacun, en corrigeant ses mœurs, s’empressera de les mériter. Celui qui vit dans la plus crasse ignorance, dans l’oubli complet de ses devoirs comme époux, comme père, comme chef de famille, pourra-t-il connaître ceux que lui impose la société ? Si la vie domestique ne peut souvent être prise comme règle de la vie publique, toujours est-il qu’elle est un des éléments les plus certains de sa moralité ; et que tel qui est père prodigue, époux débauché, tuteur infidèle, doit nécessairement apporter tous ces vices dans l’administration des affaires publiques.

Dans tout ce que nous venons de dire, nous n’avons entendu parler que du mariage des classes de couleur entr’elles. Je n’ai point parlé de leur union avec les blancs, pour une raison assez simple : c’est que le mariage n’est que le résultat d’un amour et d’une estime réciproques, et de plus d’une parfaite égalité entre les contractons. Cette estime et cette égalité ne peuvent subsister tant que l’homme de couleur sera considéré par le blanc comme un être dégénéré et dégradé, et que les institutions politiques n’auront point d’une manière bien formelle coupé court à toute jésuitique interprétation de leur capacité. Cette égalité ne doit donc pas exister seulement dans les lois, elle doit être passée dans les mœurs ; c’est dire assez que de longtemps on ne verra dans les colonies beaucoup de mariages entre les classes de couleur et la classe blanche. L’exemple même de quelques jeunes gens de couleur qui se marieraient en France et amèneraient leurs épouses aux colonies, ne résoudrait pas d’avantage la question.

Ainsi, dire que les alliances des trois races doivent dissiper les préjugés, c’est dire que l’effet doit être produit avant la cause. Ce n’est pas quand les hommes de couleur se marieront aux blancs que les préjugés disparaîtront, mais c’est quand il n’existera plus de préjugés dans les colonies que les trois classes contracteront librement mariage entr’elles.

Dans les pays où le préjugé de couleur est inconnu, tel qu’en Turquie et dans tout l’Orient, les alliances des blancs avec les mulâtres et les nègres se font tout naturellement. C’est qu’en Turquie et dans tout l’Orient, l’esclavage n’a pas pesé uniquement sur une classe d’homme. Le blanc, le mulâtre, le nègre, le juif, le chrétien, subissent tous ce terrible droit. Napoléon, attribuant à la polygamie l’absence du préjugé de couleur, pensait qu’il faudrait, pour le faire disparaître des colonies, que chaque homme eût trois femmes : une mulâtresse, une négresse et une blanche. Il n’a pas vu qu’on n’eut jamais besoin de le détruire en Orient. Mais confondant les temps, les lieux, les civilisations, il a pensé qu’une seule volonté, une seule loi, aurait suffi pour réformer nos mœurs, comme une seule volonté avait suffi pour remporter des victoires. Je le répète, le mariage dans les trois classes ne sera que la conséquence de l’extinction des préjugés. Que l’on commence à exciter au mariage la classe de couleur elle-même, ce qui est déjà assez difficile, et plus tard, l’esprit d’égalité, de fraternité se faisant mieux comprendre à tous, chassera ces fatales distinctions, restes des temps de barbarie, et qui ont fait jusqu’à présent le malheur des colonies.

La garde nationale est, en France, une des institutions qui occupent le plus sérieusement la sollicitude du gouvernement : il devrait en être de même dans les colonies. On y appliquera donc la loi générale sur les gardes nationales, et non laisser aux conseils coloniaux et aux ordonnances le soin de statuer sur cette partie si importante à l’ordre et à la tranquillité publique. Au reste, les classes de couleur libres, devant jouir des mêmes droits que les blancs, le gouvernement ne devrait pas dans un pays à préjugés et à privilèges laisser de plus, par sa coupable incurie, des doutes sur leur aptitude à occuper les grades les plus élevés dans la milice citoyenne. En appliquant donc aux colonies la loi sur la garde nationale métropolitaine, et en déclarant explicitement que le gouvernement n’entend faire aucune distinction entre les Français quelle que soit leur couleur, on préviendrait bien des abus. Les privilégiés voudront, il est vrai, s’opposer à ces dispositions ; mais la France se montrera-t-elle toujours impuissante à faire exécuter les lois qu’elle envoie à ses colonies, lorsque dans la métropole elle ne souffre pas qu’aucune atteinte leur soit portée ? Ne devrait-elle pas contribuer à éteindre ces animosités de classes ? Les blancs ne voudront point faire partie de la garde nationale commandée par un nègre ou un mulâtre ; mais les moyens de faire obéir aux lois ne manquent pas au gouvernement. Le tout dépend de l’énergie qu’il y mettra et du bon choix qu’il fera d’un gouverneur et de ses agents.

Il faudra aussi réformer la justice criminelle des colonies, en y introduisant le jugement par jury. Je n’ai pas besoin d’insister sur cette institution dont l’utilité est aujourd’hui si universellement appréciée. Dans des pays où les condamnés sont toujours disposés à se croire innocents par cela seul qu’ils ont pour juges des accusateurs ou des gens dont la couleur est hostile à la leur ; dans des pays où l’application de la loi est faite contre les classes de couleur avec une certaine âpreté, il est nécessaire de leur offrir plus de garanties, ne serait-ce que pour empêcher qu’on n’attribue à la malveillance les jugements des tribunaux.

La cour d’assises est, on le sait, composée de trois juges et de quatre assesseurs, choisis au sort dans le collège des assesseurs, composé lui-même

de trente membres. On prend ces trente membres parmi quelques colons payant un cens électoral de 300 francs. On voit de suite le vice d’une pareille organisation. Quels dangers pour les justiciables, surtout dans les causes politiques ! Il est temps de ramener la législation coloniale à cette unité et à cet ensemble de garanties qu’offre la justice criminelle en France.

Le système d’esclavage ne peut être un obstacle à l’institution du jury. L’accusé est-il coupable, avec ou sans circonstances atténuantes ? La loi est là. Retirés dans leur conscience, les jurés n’ont point à examiner les questions de droit. Dans l’organisation actuelle au contraire, les assesseurs sont en outre magistrats, jugeant des questions de droit qu’ils entendent souvent à peine. Ils se trouvent en présence de trois autres magistrats, qui, par leur connaissance des lois, par leur expérience des affaires judiciaires, par leur union même, ne peuvent manquer d’exercer sur les décisions une certaine influence. Le jury peut seul remédier à ces inconvénients. Inutile de dire que les classes libres peuvent seules le composer.

Voilà pour les personnes libres. On voit qu’en droit il n’y a aucune différence entre elles et les blancs ; mais en fait il en existe encore que le gouvernement peut contribuer à faire disparaître. Ce sont les derniers retranchements où se réfugient les ennemis de l’égalité, retranchements battus en brèche, et qui ne tarderont pas à être renversés par la marche toujours progressive du dix-neuvième siècle. — Nous allons maintenant nous occuper des esclaves.

S’il faut en croire les défenseurs de l’esclavage, la moindre amélioration introduite dans le régime colonial, serait la plus grave atteinte portée aux droits des maîtres. Ils prétendent être les meilleurs juges des besoins de la législation concernant les esclaves. Il est bien permis d’en douter lorsqu’on les voit contester les droits des classes de couleur libres elles-mêmes.

Dans tous les pays à esclaves, tant anciens que modernes, les esclaves étaient exposés non seulement aux mauvais traitements des maîtres, mais encore du public. Dans les colonies, un blanc frappait un esclave quelconque, et personne n’y prenait garde. Quelquefois le maître demandait raison des coups qu’avait reçus son esclave. « Lorsqu’un de nos nègres, dit M. de La Charrière, a « été frappé, nous regardons l’insulte comme « personnelle, et nous nous croyons obligés d’en « poursuivre la vengeance. Une pareille injure a « souvent été lavée dans le sang d’un blanc[79]. » Est-ce par considération pour le nègre ? Pas le moins du monde ; mais par vanité, et de la même manière que les grands seigneurs en France provoquaient en duel celui qui avait frappé leurs laquais. Il ne faudra donc voir dans l’esclave qu’un homme que des circonstances malheureuses ont placé sous le joug, et le traiter comme tel. Punir, par conséquent, l’homme libre, quelle que soit sa couleur, qui aurait frappé l’esclave d’autrui, comme s’il avait frappé un homme libre ; non laisser aux maîtres le droit de se faire justice eux- mêmes. Pourquoi tolérer dans les colonies un abus que l’on s’efforce de détruire en France ?

Il y aura dans les villes des juges protecteurs des esclaves. Ils s’occuperont de leurs intérêts, de leurs transactions, des difficultés qui peuvent s’élever entre eux et les libres. Comme ces fonctions seront très simples et très faciles, on y admettra les nègres et les mulâtres libres connus dans le public par leur moralité, sans exiger d’eux un haut degré d’instruction. Mais savoir au moins lire et écrire devra être une condition sine qua non, non seulement pour ces fonctions, mais pour en exercer une quelconque. La création de ces tribunaux aura pour avantage de soustraire à l’arbitraire des libres et surtout des blancs, les esclaves qui ne peuvent dans bien des circonstances recourir à aucun tribunal. De plus, l’esclave s’accoutumera ainsi aux formes de l’ordre légal, et devenu libre, enIrera dans la société, bien disposé à en maintenir la paix.

Ici comme partout, l’exemple doit continuellement corroborer les préceptes. Les juges protecteurs devront être choisis parmi les habitants qui, s’ils sont propriétaires, se seront le plus fait remarquer par leur bonne administration de leurs propriétés, par l’amélioration apportée à leur culture. S’ils ne sont pas propriétaires, devront être mariés et signalés par leur conduite irréprochable. Ces institutions ne seront jamais bien dispendieuses à la colonie, et elles pourront même au besoin être gratuites. Le gouvernement aura soin d’attacher une sorte d’honneur à leur exercice, en appelant les titulaires à jouir des prérogatives conférées à certaines fonctions publiques.

Le fouet, la chaîne publique, les trois ou quatre piquets, la barre, etc. seront abolis. Ces châtiments en rappelant aux esclaves leur dégradation, entretient sans cesse dans leurs cœurs un venin de vengeance, sans l’extinction duquel on ne doit espérer aucune sécurité dans les colonies. En nous servant du fouet et des autres instruments de supplice, nous assimilons l’esclave à la bête ; puisque notre but est de régénérer l’homme, nous devons faire disparaître tout ce qui jadis a contribué à son avilissement. Les peines correctionnelles seront déterminées par la loi coloniale, et appliquées par les juges protecteurs. Plusieurs inconvénients peuvent se présenter, il faut les prévenir. D’un côté, le nègre paresseux ne demandera pas mieux que d’aller en prison pour se soustraire au travail, de là l’encombrement des prisons. D’un autre côté, le climat ardent des tropiques tient dans un état continuel d’excitation le cerveau des habitants des colonies, et ne permet par conséquent pas d’appliquer toujours le régime cellulaire. Tout cela est vrai ; mais on remarquera que les contraventions qui ne seront pas d’une nature bien graves, n’exigeront jamais une longue incarcération ; il n’y aura donc pas d’inconvénient à appliquer le régime cellulaire. Dans le cas de récidive, ou de grandes infractions à la loi, le juge protecteur pourra envoyer le délinquant au cachot. Du reste, jamais le prisonnier ne devra rester inactif dans la prison. Pour les crimes et délits graves, la connaissance en sera laissée comme aujourd’hui aux procureurs du roi et aux tribunaux ordinaires.

Dans les campagnes où il y a peu ou point d’esclaves de louage, où leurs relations avec leurs maîtres sont plus immédiates, on établira également des juges protecteurs pour une certaine circonscription. Ils régleront avec les maîtres les heures et la durée du travail. Ils seront enfin ce que sont dans les colonies espagnoles les prêtres, c’est-à- dire, les intermédiaires officieux, et de plus officiels

entre le maître et l’esclave. L’esclave qui aura à se plaindre de sévices graves de la part de son maître, sera sûr d’être écouté. C’est au juge protecteur à décider dans sa sagesse, s’il doit ou non faire venir le maître à son tribunal. Si les sévices sont prouvés, le maître devra être condamné, pour la première fois, à une amende au profit de la commune ; à une amende double la seconde fois, et le juge protecteur en fera en même temps son rapport au ministère public, lequel devra, si les sévices recommencent une troisième fois, forcer le maître à vendre son esclave sous bonnes conditions, sans préjudices toutefois des poursuites criminelles qui pourraient être exercées contre lui.

Les partisans du système actuel ne manqueront pas, en m’entendant proposer ces mesures, de crier à la désorganisation des colonies ; de dire que l’ascendant du maître sera détruit, et qu’il sera méprisé de l’esclave ; que ce serait égaler celui-ci à son maître que de lui permettre d’en appeler de ses mauvais traitements ; que la société coloniale et le bien-être même des esclaves exigent que les maîtres aient sur eux un droit illimité de châtiment ; que le fouet est un instrument indispensable à leur civilisation ; enfin vont surgir toutes les plaintes et les prophéties que l’on ne cesse de répéter toutes les fois qu’il s’agit de s’intéresser au sort des esclaves.

Comment ! parce que vous ne pourriez plus faire mourir dans les tortures votre esclave, la colonie serait perdue ! Parce qu’on voudrait voir en lui un homme, un frère et non une brute ; parce qu’on voudrait le soustraire à vos cruautés, il n’y aurait plus d’obéissance ! Parce qu’un juge dirait à l’oppresseur : la loi vous défend de maltraiter votre esclave, l’ascendant moral du maître serait méconnu ? Mais, vous tous qui tenez ce langage, dites- moi, la main sur la conscience, s’il n’est pas le dernier cri de quelques restes de préjugés de castes ; si ce n’est point parce que vous ne voulez pas vous dépouiller de vos mauvaises passions, vous donner la peine d’être justes, d’être humains ; si ce n’est pas plutôt un orgueil blessé, une vanité offensée qui vous fait combattre et repousser ces moyens de régénération que la philosophie et l’humanité appellent à grands cris, et que notre siècle doit accomplir ? Voulez-vous donc que vos esclaves soient toujours vos ennemis ? Le joug du respect n’est-il pas préférable à celui de la crainte ? Pourquoi, dirai-je avec Sénèque, seriez-vous plus difficiles que Dieu, qui se contente de respect et d’amour ? L’amour ne peut compatir avec la crainte. Nonpotest amor cum timoré misceri)[80]. Des colons respectables ont aboli le fouet chez eux ; sont-ils moins respectés de leurs esclaves ? Ceux-ci leur sont-ils moins soumis ! La colonie cesse-t-elle pour cela de jouir de la plus parfaite tranquillité ? Mais si allant plus loin, et complétant leurs louables réformes, ces colons supprimaient aussi la barre, ils ne seraient que plus chéris et plus affectionnés de leurs esclaves. Le sentiment de la justice est dans tous les cœurs ; les animaux mêmes n’y sont pas étrangers. Soyez donc justes envers vos esclaves, soyez justes seulement, et vous verrez si tous les moyens que je propose manqueront leurs heureux effets. Sans doute il y a dans les colonies des maîtres adorés de leurs esclaves. Ceux-là ont devancé déjà tous les projets de réforme. Pour eux, il n’est pas besoin de lois. Mais ils sont malheureusement en trop petit nombre, et forment la minorité ; on ne doit pas alors trouver mauvais que l’on prenne de# précautions contre les maîtres de toutes couleurs, qui n’ont que trop épouvanté les colonies par leurs atrocités.

En quoi d’ailleurs le droit du maître sur son esclave sera-t-il ébranlé ? Ne conserve-t-il pas celui d’en disposer à son gré ? L’enfant qu’a engendré l’esclave n’appartient-il pas au maître ? L’esclavage, en un mot, n’est-il pas la négation la plus complète de l’individualité humaine ? Si on restreint sous quelques rapports le pouvoir des maîtres, c’est parce qu’ils en ont souvent abusé, et que le temps arrive enfin où la propriété de l’homme sur son semblable va disparaître à jamais de la terre coloniale.

On assurera à l’esclave la possession de son pécule. Les ordonnances qui lui défendaient de rien posséder, sont, il est vrai, tombées en désuétude, et les habitudes coloniales ont prévalu et maintenu le pécule. Mais on ne saurait trop prévenir le mauvais vouloir du maître qui, voyant la métropole s’occuper du sort des esclaves, voudrait ressusciter toutes les vieilles ordonnances qui le prohibaient.

Ce pécule lui sert le plus souvent à racheter ou lui, ou sa femme, ou ses enfants, ou à se procurer des objets mobiliers, du linge, etc. Sous le rapport de l’économie domestique, le pécule doit être maintenu à l’esclave, parce qu’il dispense son maître de pourvoir à son entretien. Le commerce, d’un autre côté, y gagne, car le montant.du pécule est employé à acheter une foule d’objets que le maître ne voudrait pas fournir à son esclave, et que celui-ci ne pourrait se procurer sans cela.

L’établissement, dans les colonies, des caisses d’épargnes, offrira encore une grande utilité. Les esclaves y viendront déposer leur pécule, les libres, domestiques, manouvriers, les gens à gages, le fruit de leurs épargnes. Cette partie de la population acquerra par ce moyen des idées d’ordre et d’économie, sacrifiera moins l’avenir au présent, et sera moins disposée à se livrer à la débauche et à la dissolution. On aura en outre, par ce moyen, une statistique, pour ainsi dire, de sa moralité. Car dans les colonies, ce sont toujours les esclaves et les travailleurs libres les plus laborieux et les plus tempérants qui réussissent le mieux, les uns à amasser un gros pécule, les autres à jouir d’une plus grande aisance : cela est naturel. Il y aura enfin un plus grand nombre d’intéressés à l’ordre et au maintien de la tranquillité publique.

Il est une autre partie sur laquelle nous devons porter la plus sérieuse attention : c’est le travail. Presque tous ceux —je parle des partisans de l’esclavage — qui ont eu à s’occuper des colonies, s’accordent à dire que le nègre libre est paresseux ; que « pour les nègres, être libres était synonyme « de ne rien faire ; que lorsqu’ils étaient affranchis « ils ne voulaient point se livrer à la culture, et « passaient leur vie dans la paresse[81]. » En supposant cette assertion vraie absolument, je ne verrais là rien que de très naturel. Quoi ! l’on voudrait que l’esclave qui, à force de peine et de labeur, a pu se racheter de l’esclavage, ne consacrât pas un seul instant à dilater ses poumons à l’air pur de la liberté ! L’oiseau qui a pu rompre les barreaux de sa cage, ne se lance pas immédiatement dans les vastes régions de l’air ; il va se reposer sur l’arbre le plus voisin, remue et lisse son plumage, comme pour en chasser l’odeur de la prison : ce n’est qu’après avoir modulé ses premiers chants de liberté qu’il reprend son vol dans les plaines du firmament. Il en est de même de l’affranchi. Il est libre, il le sait, il peut vouloir, et veut jouir du plaisir de ne rien faire sans craindre le fouet du commandeur. Mais les colons ne parlent que des travaux de la terre. Je ne vois pas trop pourquoi le nègre libre devra nécessairement être cultivateur. Tant qu’il n’est pas à charge à la société ; tant qu’il remplit les conditions de son nouvel état, que peut- on exiger de plus ? Les fainéants, les mauvais sujets de nos villes d’Europe, les petits maîtres dont les moyens d’existence ont toujours été un problème ; les filles d’artisans, de manouvriers, de laboureurs, qui, méprisant l’état de leurs pères, viennent, séduites par le luxe, peupler les cloaques de nos grandes cités, paraissent aux yeux des conservateurs moins coupables que l’affranchi qui vit honnêtement du fruit d’un travail autre que celui de cultiver la terre.

Voici ce que rapporte le voyageur Caillé : « Le « peuple qui habite les bords de la fameuse rivière « d’Hioliba est industrieux ; il ne voyage pas, mais « il s’adonne aux travaux de la campagne, et je fus « étonné de trouver dans l’intérieur de l’Afrique, « l’agriculture à un tel degré d’avancement (1 René Caillé, Journal d’un voyage à Tombouctou, etc.). » Nous pourrions citer une foule de passages des relations des voyageurs qui ont parcouru l’Afrique, et qui prouvent que le nègre n’a point une si grande aversion pour l’agriculture. Il en est autrement dans les colonies : cela tient à des causes spéciales.

Il n’est personne qui se livre avec joie au travail, dut-il avoir pour résultat une fortune immense, si ce travail est forcé et s’il doit être pour lui un sujet continuel d’ennuis et de dégoûts. Le prolétaire qui se livre sans relâche, dans le réduit infect où s’épuisent ses forces et sa santé, à un travail ingrat ; la fille du peuple qui gagne à peine de quoi subvenir aux plus pressants besoins, ceux- là aiment-ils le travail ? Non ; ils n’aspirent les uns et les autres qu’au moment d’y mettre un terme. Pour tous, le travail est une peine ; et travailleurs, ils se voient méprisés de ceux-là mêmes qui s’engraissent de leur labeur. Aussi, quand ils le peuvent, ils s’empressent d’abandonner l’ancienne profession qui aurait réveillé en eux des souvenirs trop amers. Eh bien, dans les colonies, l’affranchi n’agit pas autrement. Il a horreur du travail de la terre, parce qu’il a été longtemps le signe de son avilissement. Il n’a vu que des esclaves labourer la terre, il est libre, il ne veut plus être laboureur. S’il a un métier, il l’exerce ; il déserte la campagne, vient s’établir dans les villes ou bourgs, aux bords de la mer ou des rivières, et là se livre à la pêche, fait un petit négoce, etc. Ainsi, l’affranchi s’éloigne de la culture des champs, parce qu’elle le rapproche trop de l’esclave. La classe blanche la méprise, parce que jusqu’à présent elle a été le partage des classes de couleur. Il faut donc réhabiliter le travail, le rendre agréable, et sous ce rapport, la réforme doit être introduite en Europe comme aux colonies ; mais ne nous occupons que de ces dernières.

Il faudra encourager les agriculteurs. On introduira dans la colonie, autant que les localités le permettront, les améliorations qui ont poussé à un si haut degré de prospérité l’agriculture européenne. Le perfectionnement des instruments aratoires, des mécaniques, des machines employées à la fabrication du sucre, apportera dans le travail de l’esclave un premier adoucissement. Il pourra par ce moyen, faire le jour ce qui demanderait de plus le temps destiné au sommeil. Le produit sera égal et meilleur, et l’esclave ne sera pas exténué. Une certaine liberté accordée au commerce exciterait encore davantage le propriétaire à améliorer ses produits.

Chaque planteur aura soin d’avoir sur son habitation une certaine quantité d’instruments de musique, tels que ceux dont les nègres se servent ordinairement dans leurs danses. Pendant les travaux des champs, ceux que leur état ne permet pas de s’y livrer, accompagneront les travailleurs avec leurs instruments. Ce moyen qui n’a jamais été employé, que je sache, dans aucune colonie, aura les meilleurs résultats. Tout le monde connaît le goût des classes de couleur pour la musique. Les travailleurs ne manqueront pas de mêler leurs voix au son des instruments ; la besogne leur paraîtra moins pénible, et excités par la musique, ils auront fait plus d’ouvrage que d’ordinaire et en moins de temps. Le moral de l’esclave y gagnera ; il oubliera presque son état ; il ne verra plus dans le travail une peine, une fatigue ; mais il attendra impatiemment l’aurore pour voler aux champs. La campagne aura un aspect moins lugubre. On ne saurait se figurer l’influence de ce travail, devenu attrayant, sur l’esprit des travailleurs. En Haïti, on l’a mis en pratique, et certes, ceux-là qui avaient de grands travaux à faire exécuter, n’ont eu qu’à se louer d’avoir eu recours à cette méthode. Les nègres de l’Afrique, quoiqu’on s’obstine à les représenter comme des barbares, n’ignorent point l’art de rendre le travail attrayant. Écoutons un voyageur : « A mesure qu’on s’approche de Jaourie, on aperçoit de tous côtés « de vastes champs cultivés en blé, en riz, en indigo et en coton. Les laboureurs, occupés à ces « cultures, sont accompagnés d’un tambourin qui, par le son de son instrument, les anime et les aiguillonne au travail [82]." Poussin n’eut pas dédaigné de consacrer ses pinceaux à peindre un si charmant tableau !

Voilà le spectacle que, dans les colonies, il faut offrir au voyageur. Au lieu du bruit sinistre du fouet qui pousse et châtie les retardataires, faites entendre la voix des travailleurs contents. Alors plus de gendarmes, plus de nègres marrons, chacun se portera de bonne grâce à l’ouvrage ; la culture de la terre sera moins pénible pour ceux qui s’y livrent : la campagne sera dans une fête perpétuelle.

Le propriétaire n’aura pas de dépenses à faire pour se procurer les instruments de musique, car le nègre les fabrique lui-même, et il recueillera tous les fruits de ce système, puisqu’il aura la même quantité de denrées en beaucoup moins de temps.

Tout ce que nous venons de dire, tend, il est vrai, à rendre le travail facile et agréable ; mais ne détruit pas le préjugé qu’il provoque de la part des citoyens de toutes couleurs des colonies. Il y a remède à ce mal.

Il faut que les colons cessent de suivre les errements de l’ancienne routine. Malheureusement ils sont trop peu disposés à profiter des perfectionnements introduits dans l’agriculture. Accoutumés à se considérer dans les colonies comme sur une terre de passage, ils n’osent se livrer à aucune innovation. Ceux qui peuvent réaliser un certain capital, repassent en France ; les autres entretiennent l’espoir d’y "retourner. L’Européen qui arrive, accepte les choses telles qu’elles sont, et n’est guère disposé à faire des dépenses pour une propriété qu’il est d’ailleurs décidé à quitter. Toutes ces causes empêchent le progrès de l’agriculture. Le colon ne croit pas à la stabilité de son droit de propriété. Il peut, s’il le veut, faire changer cet état de choses, en adoptant les moyens proposés pour amener l’union des trois classes.

Il faudra favoriser les émigrations, appeler d’Europe des blancs, des familles qui ne demanderaient pas mieux que d’aller aux colonies entretenir une existence qui s’éteint de misère dans leur patrie. Confondus dans les mêmes travaux avec les nègres, ces derniers comprendront alors que le travail est une nécessité de notre être et de toute organisation sociale ; devenus libres, ils continueront de se livrer à des occupations auxquelles ils ne trouveraient plus un signe d’avilissement. Le maître gagnera encore à ce mélange ; les Européens avec leur industrie, en donneront le goût aux nègres : les produits s’amélioreront, augmenteront, et si l’émancipation est prononcée, il n’aura plus à craindre la désertion de ses anciens serviteurs, et même, le cas échéant, il aurait encore la ressource des blancs qui seraient alors acclimatés.

On m’objectera peut-être le soleil brûlant des tropiques, si funeste aux Européens. Mais à la Grenade, il y a des soldais allemands ; les engagés de trente-six mois étaient des blancs ; et M. d’Estaing établit en 1764, à la Bombarde, près du Môle Saint-Nicolas, une colonie d’Allemands dont les descendants vivent aujourd’hui sous les lois de la république d’Haïty, où l’on trouve encore quelques Polonais, tristes débris de l’armée du général Leclerc. On ne s’aperçoit cependant pas que le climat ait exercé sur eux aucune fâcheuse influence. Il y aurait d’ailleurs à prendre, à l’égard des émigrés européens, des précautions. Le nègre arrivé d’Afrique n’est pas immédiatement envoyé aux champs ; on le soumet auparavant à un régime hygiénique. Les blancs venant d’Europe seront également environnés des mêmes précautions. On leur interdira les liqueurs fortes ; on n’exigera d’eux qu’un travail très modéré de quelques mois et propre à entretenir leurs forces. On offrira, aux familles, certains avantages, tels, par exemple, que des terrains assez vastes pour produire des vivres nécessaires à leur entretien ; une petite case, etc. Ces avances seraient peu onéreuses pour les propriétaires, et leur profiteraient beaucoup.

Je ne dirai, pour terminer, que peu de choses sur le mariage des esclaves. Dans un siècle de progrès comme le nôtre, on ne saurait poser en principe que la classe servile doive continuer à vivre dans ce concubinage dégradant qu’elle entretient. Le mariage n’est plus comme autrefois un acte purement religieux ; il est aujourd’hui essentiellement civil, et l’esclave ne jouit d’aucun droit civil. Il est exposé à voir son maître lui enlever sa femme, ses enfants, pour les vendre à qui bon lui semble. Si on oppose, comme remède à ce mal, que les membres d’une même famille ne devront pas être vendus séparément, le maître alors n’aura aucun intérêt à favoriser, entre ses esclaves, les unions légitimes, puisqu’il sera obligé de garder, souvent malgré lui, ou d’aliéner toute une famille ; dans l’un et l’autre cas, l’inconvénient est grand. Que statuera-t-on sur les droits des tiers ? Pourront-ils saisir les enfants sans les pères ou mères, et réciproquement ? Si, d’un autre côté, les esclaves de deux habitations, peut-être éloignées l’une de l’autre, veulent contracter mariage ? Voilà les causes, les embarras, les dérangements qu’on a voulu éviter qui reparaissent. Faudra-t-il ne permettre les alliances qu’entre les esclaves de la même habitation ? vous refuserez alors au nègre la liberté de se choisir une compagne. Ainsi, d’une part, le maître est entravé dans l’exercice complet de ce qu’il appelle son droit de propriété ; d’autre part, l’esclave supporte un anneau de plus à la chaîne dont il est accablé. Aussi, cette mesure de l’union légitime des esclaves, prise intempestivement, leur fera haïr le mariage, et ils le considéreront comme un moyen employé par les maîtres pour les opprimer. Plus tard, devenus libres, ils seront encore sous l’impression de ces idées fâcheuses, et rejetteront toute proposition tendant a leur prouver la nécessité de légitimer leurs liens. En général, dans les colonies, les esclaves qui se marient sont les plus moraux et les plus laborieux. Le mariage n’est et ne doit être qu’une conséquence de la moralisation de l’esclave, il faut donc en laisser le goût se répandre librement et naturellement parmi eux. Mais que les ménages esclaves qui se sont distingués par leur moralité, leur douceur, leur activité, soient respectés ; qu’ils soient, tous les ans, l’objet d’une mention honorable de la colonie dans une fête publique instituée à cet effet. Voilà comment on doit témoigner de son estime pour des hommes qui, placés dans un état abject, ont su donner l’exemple de bien des vertus.

Chacune des mesures que nous avons indiquées comme propres à amener l’extinction des préjugés de couleur dans les colonies, peut être, il est vrai, employée séparément ; mais le bon résultat qu’elles doivent produire, si elles sont pratiquées collectivement, sera neutralisé par leur dissémination et leur emploi partiel. Le sort matériel de l’esclave sera adouci sans doute, mais le préjugé que nous cherchons à détruire subsistera toujours. Je crois donc qu’il importerait d’adopter un système complet sur cette matière, et d’en poursuivre la réalisation avec persévérance. Le gouvernement qui possède tant de moyens d’exécution, en s’occupant activement de ce sujet, pourra, mieux que personne, en amener la solution la plus complète et la plus satisfaisante ; car laisser aux seuls blancs des colonies le soin de détruire les préjugés, c’est vouloir que l’état actuel des choses y subsiste éternellement.

Nous avons appelé dans l’examen de ce sujet la conscience et la gravité qu’il mérite. Peut-être avons-nous laissé passer, sans les discuter, quelques points de la matière ; mais, nous en sommes convaincu, ils ne sont pas les plus importants. Si le talent d’écrire et l’art de bien dire ne brillent pas dans cet essai, le zèle ne nous a pas du moins manqué. Notre tâche est terminée : l’avons-nous remplie convenablement ? c’est à la commission de juger.

APPENDICE modifier

A modifier

Au commencement du monde, Dieu créa trois hommes blancs et trois hommes noirs, et autant de femmes. Pour leur ôter, dans la suite, tout sujet de réclamation et de plainte, il leur laissa le choix du bien et du mal. Sur la terre furent placés une grande calebasse et un papier collé, et Dieu laissa les noirs choisir les premiers ; et les noirs prenant la calebasse parce qu’ils croyaient qu’elle contenait tous les biens, mais l’ayant ouverte, ils ne trouvèrent qu’un morceau d’or, un morceau de fer, et d’autres métaux dont ils ne connaissaient pas l’usage. Et les blancs ouvrirent le papier collé, et il leur promettait tous les biens. Dieu laissa alors les noirs au milieu des broussailles et des bois, et conduisit les blancs vers la mer. Toutes les nuits, Dieu venait converser avec les blancs ; il leur apprit à construire un vaisseau, puis il les conduisit dans un autre pays. Bien longtemps après, ils revinrent apporter une foule de marchandises pour commercer avec les noirs ; et sans leur choix malheureux, les noirs seraient devenus le premier peuple de la terre. Et voyant que Dieu les avait abandonnés, les noirs tournèrent leurs hommages vers les esprits inférieurs et vers les fétiches qui président aux fleuves, aux bois et aux montagnes. (Barodich’s, Mission from cape coast castle, to Ashantee, etc., Lond. 1819, in-4°p. 26 ».)

Abraham Hanibal modifier

Hannibal ou Annibal (Abraham Petrovitch). Le Czar Pierre Ier, dans le cours de ses voyages, eut occasion de connaître le nègre Hannibal, dont l’éducation fut cultivée, et qui, sous ce monarque, devint, en Russie, lieutenant- général et directeur du génie ; il fut décoré du cordon rouge de l’ordre de Saint-Alexandre-Newski. Mais, sous le règne d’Anne, il tomba en disgrâce et fut envoyé en Sibérie, par ordre du favori Biren. Lorsque l’impératrice Elisabeth monta sur le trône, il rentra en faveur, et mourut, sous le règne de Catherine II, à l’âge de 92 ans. Bernardin de Saint-Pierre, le colonel de la Harpe, et l’historien de Russie, Lévêque, ont connu son fils mulâtre, qui passait pour un homme habile, et qui, en 1784, était lieutenant-général dans le corps de l’artillerie : c’est lui qui, sous les ordres du prince Potemkin, ministre de la guerre, commença l’établissement du port et de la forteresse de Cherson, près de l’embouchure du Dnieper.

L’arrière petite fille d’Hannibal, donna le jour à un des plus célèbres hommes de la Russie, à Puskin qui, à la fleur de l’âge, périt victime du préjugé absurde et barbare du duel. Les Russes l’estiment un de leurs meilleurs écrivains. Une certaine fraîcheur de style, un choix admirable d’expressions, semblent justifier cette opinion. Les espérances qu’il fit concevoir par son Ruslaw et Liudmilla, ne furent point déçues par son Histoire de la rébellion de Pugatchew, son principal ouvrage en prose. Il écrivit en outre beaucoup de contes, de fragments, de nouvelles en proses, etc. Peu de temps avant sa mort il avait étudié la littérature anglaise, et se disposait à publier une traduction, en langue russe, des esquisses dramatiques de Barry Cornwall ; œuvre qu’il confia, faute de temps, à son ami Madle Itimova.

Antoine-Guillaume Amo modifier

Amo (Antoine-Guillaume), né en Guinée, fut amené très jeune à Amsterdam en 1707, et donné au duc de Brunswick- Wolfembutel, Antoine Ulric, qui le céda à son fils Auguste- Guillaume. Celui-ci l’envoya faire ses études aux.universités de Halle, en Saxe, et de Wittemberg. Dans la première, en 1729, sous la présidence du chancelier de Ludwig, il soutint une thèse, et publia une dissertation de jure Maurorum.

Amo était versé dans l’astronomie, et parlait le latin, le grec, l’hébreu, le français, le hollandais et l’allemand.

Il se distingua tellement par ses bonnes mœurs et ses talents, que le recteur et le conseil de l’université de Wittem berg crurent devoir, en 1733, lui rendre un hommage public par une épître de félicitation, dans laquelle il est aussi fait mention des cours particuliers qu’Amo faisait. Dans un programme, publié parle doyen de la faculté de philosophie, il est dit de ce savant nègre, qu’ayant discuté les systèmes des anciens et des modernes, il a choisi et enseigné ce qu’ils ont de meilleur.

Amo, devenu docteur, soutint en 1744, à Wittemberg, une thèse, et publia une dissertation sur les sensations considérées comme absentes de l’âme, et présentes au corps humain. Dans une lettre que lui écrit le président, il l’appelle vir nobilissime et clarissime. Devenu professeur, il fit soutenir, dès la même année, une thèse analogue à la précédente, sur le discernement à établir entre les opérations de l’esprit et celles des sens. La cour de Berlin lui avait conféré le titre de conseiller-d’État ; mais, après la mort du prince de Brunswick, son bienfaiteur, Amo, tombé dans une mélancolie profonde, quitta l’Europe, et retourna à Axim, sur la Côtc-d’Or. II y reçut, en 1753, la visite du Voyageur et médecin David-Henry Gallandat. Quelque temps après Amo, quitta Axim, et s’établit à Chama, dans le fort de la compagnie hollandaise de Saint-Sébastien.

Lislet Geoffroi modifier

Lislet Geoffroi, mort vers la fin de 1835, était né à l’Ile- de-France. Il était un officier attaché au génie, et chargé du dépôt des cartes et plans de l’Ile-de-France. Le 23 août 1786, il fut nommé correspondant de l’Académie des sciences, à laquelle Lislet envoyait régulièrement des observations météorologiques, et quelquefois des journaux hydrographiques. La classe des sciences physiques et mathématiques s’étant rattaché comme correspondans et associés, ceux de l’Académie des sciences, Lislet fut seul excepté : on ne saurait assigner la cause de cette exception : sa couleur n’y a peut-être pas peu contribué.

Sa carte de l’Ile-de-France et de la Réunion a été publiée, en 1797, par ordre du ministre de la marine. Une nouvelle édition, rectifiée d’après les dessins envoyés par l’auteur, a paru en 1802 : jusqu’ici c’est la meilleure que l’on connaisse de ces îles. Lislet a publié aussi une relation d’un voyage à la baie de Sainte-Luce, Ile de Madagascar, accompagnée d’une carte : relation intéressante sous plus d’un rapport. Le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences de Paris a lu l’éloge de Lislet Geoffroi en 1836.

Julien Raymond modifier

Julien Raymond, homme de couleur, était né à Acquin (Saint-Domingue). Il vint de bonne heure en France, et présenta, en 1785, des mémoires au maréchal de Castries, ministre de la marine et des colonies, pour obtenir l’égalité des droits politiques entre les affranchis de Saint-Domingue et les blancs. Poursuivi, sous la Convention, par Page et Brulley, les ennemis les plus ardents des noirs, il fut ensuite mis en liberté, sur le rapport de Garran Coulon. Il devint, en 1796, membre de la commission civile envoyée à Saint-Domingue ; mais il laissa bientôt la colonie et revint en France, où il présenta, le 18 fructidor an V, un rapport au ministre de la marine. L’Institut de France (Académie des sciences morales et politiques) l’admit dans son sein comme un de ses membres correspondants. Quelles que soient les erreurs que l’on pourrait reprocher à Julien Raymond, on doit reconnaître qu’elles proviennent plutôt de l’époque où il a vécu, que de son cœur, et qu’il est un de ceux qui ont le plus fait pour la liberté de ses frères, et pour dissiper les nuages que les ennemis de la liberté des noirs avaient tâché de répandre sur les affaires coloniales. Il a écrit une foule de mémoires et d’opuscules, très intéressants par les détails et par la juste idée qu’ils donnent de l’état des choses à Saint-Domingue, Julien Raymond est mort en France.

Les Dumas & Lethière modifier

Les noms des Alexandre Dumas, des Guillon Lethierre ; le premier né à Jerémie (Saint-Domingue) le 23 mars 1762, mort à Paris le 26 février 1806 ; le second, né, en 1760, à la Guadeloupe, dans le quartier Saint-Anne, mort à Paris en 1830 ; sont des noms européens et se trouvent partout. Les bulletins de l’armée d’Italie, de l’expédition d’Égypte, etc., ont exalté la gloire de Dumas ; le tableau de Brutus que l’on voit au Louvre ; l’acte héroïque de saint Louis pendant la peste de Tunis, au musée de Bordeaux, et une foule d’autres productions, proclament suffisamment le talent de Lethierre.

Alexandre Pétion modifier

Quant à Alexandre Pétion, surnommé le Grand, mort en 1808, président de la république d’Haïti ; un de mes amis, le citoyen Saint-Rémy, des Cayes, après avoir réuni à grand’peine, des documens très précieux sur ce beau caractère, a écrit une biographie que sa modestie l’empêche jusqu’à présent de livrer au public. Espérons qu’il la vaincra bientôt, et qu’il fera enfin connaître au monde entier un des plus grands citoyens dont puisse s’honorer l’humanité. Le temps n’est pas éloigné où des recherches tout aussi consciencieuses vont dissiper le nuage mystérieux encore répandu sur la vie des Toussaint Louverture, des Dessalines, des Christophe, et d’une foule d’hommes qu’a vus naître la révolution de Saint-Domingue.

C modifier

On lit dans le Moniteur universel, sous la date du 10 janvier 1831 :

Les gouverneurs de la Martinique et de la Guadeloupe ont été chargés, par le ministre de la marine, d’abroger tous les actes locaux en vertu desquels avaient été prononcées, à l’égard des hommes de couleur, certaines prohibitions injustes et vexatoires, mais dont plusieurs étaient tombées en désuétude.

Le gouverneur de la Martinique a statué à ce sujet, par un arrêté du 12 novembre 1830.

Suit l’arrêté du gouverneur de la Martinique :

Art. 1er. Sont et demeurent abrogés :

  1. L’article 3 du réglement local du 4 juin 1720, indiquant quels vêtemens doivent porteries affranchis et libres de naissance ;
  2. L’arrêt de réglement du 9 mai 1765, et l’article 3 de l’ordonnance du gouverneur et intendant, du 23 décembre 1783, portant défense aux officiers publics de recvoir dans leurs bureaux, en qualité d’écrivains, des hommes de couleur.
  3. Les ordonnances des gouverneurs et intendans, des 6janvier 1773 et 4 mai 1774, faisant défense aux. hommes de couleur, libres, de porter les noms des blancs ;
  4. L’arrêtde réglement du 6 novembre 1781, qui défend aux curés et officiers publics de qualifier aucunes gens de couleur libres du titre de sieur et dame, d’où il suit que cette qualification ne pourra leur être refusée par les officiers publics ;
  5. L’article 1er de l’ordonnance du 25 décembre 1783 et l’article 3 du réglement du i" novembre 1789, défendant aux hommes de couleur, libres, de porter des armes et de s’assembler sans une permission du procureur du roi et du commandant du quartier ;
  6. L’article 2 de l’ordonnance du 25 décembre 1783, défendant aux hommes de couleur, libres, d’acheter de la poudre sans une permission du procureur du roi ;
  7. L’article 6 de l’ordonnance du 25 décembre 1783, l’arrêt du réglement du 8 mai 1799, l’ordonnance du 27 sepr temble 1802, l’article 7 du réglement du 1" novembre 1809, l’article 17 du réglement de la pharmacie, du 25 octobre 1823, portant défense aux apothicaires d’employer les hommes de couleur, libres, à la préparation des drogues ;
  8. L’article 11 de l’ordonnance du 3 janvier 1788 qui obligeait les hommes de couleur, libres, à prendre des permis pour travailler ailleurs qu’à la culture ;
  9. L’article 3 de l’ordonnance du gouverneur-général du 16 octobre 1796, qui assignait, dans les spectacles, le paradis pour les hommes de couleur, libres ;
  10. L’article 3 de l’ordonnance du 9 décembre 1809, fixant l’ordre à suivre dans les convois funéraires, par suite duquel les hommes de couleur, libres, ne pouvaient se placer parmi les blancs.

Art. 2. Sont et demeurent également abrogés tous usages qui empêchaient, ou pouvaient empêcher anciennement, les hommes de couleur, libres, de vendre en gros, d’exercer des professions mécaniques, et de se placer dans les églises ou dans les processions parmi les blancs.

Art. 3. Le procureur-général du roi est chargé de l’exécution du présent arrêté, qui sera enregistré aux greffes de la cour royale et des tribunaux de première instance, inséré dans les journaux de la colonie et au bulletin des actes administratifs, lu, publié et affiché partout où besoin sera.

Donné au Port-Royal (Martinique), etc.

Le contre-amiral, gouverneur, signé : DUPOTET

Les ordonnances des gouverneurs de la Guadeloupe et de laGuyanne française, en date des 11 et 26 novembre 1830, portant semblables abrogations, se trouvent au Moniteur universel des 19 janvier et 1er février 1831.

D modifier

Tout ce que nous avons dit de l’état de l’esclavage dans les colonies espagnoles ne doit s’entendre que des esclaves des villes. Combien est différente la position des esclaves des champs, des esclaves prédiaux ! Ecoutons un des hommes qui a tout récemment étudié cette question. Quelque long que soit l’extrait que je vais faire de son rapport sur l’état de l’esclavage à Cube, je n’hésite pas à le mettre sous les yeux du lecteur ; il servira à redresser bien des opinions erronées. Le défaut de documens précis, l’infidélité de ceux que l’on possédait jusqu’ici, n’avait pas peu contribué à présenter l’esclavage espagnol sous un faux point de vue. Erreur d’autant plus déplorable, que souvent elle partait d’hommes éminents dont le savoir fait autorité.

« S’il est vrai, dit le docteur Madden, que les esclaves nègres ont toujours été traités avec une douceur toute particulière dans les colonies espagnoles, il s’ensuit que les esclaves dans l’île de Cuba, par exemple, forment une population heureuse ; qu’ils ne sont ni excédés de travaux, ni mal nourris, ni mal vêtus ; qu’il y a équilibre entre les sexes ; que la mortalité est faible, et leur accroissement par naissances considérable ; que le montant du produit obtenu par le travail d’un nombre donné d’esclaves est moindre qu’il ne l’était autrefois dans les colonies anglaises ; qu’il y a un grand nombre d’esclaves âgés sur les plantations ; que les femmes enceintes sont, pendant les six ou huit dernières semaines de leur grossesse, exemptées du travail forcé des champs ; que les femmes ne sont pas habituellement fouettées ; qu’on enseigne aux enfans les principes élémentaires de la foi chrétienne ; que, sur les habitations, les nègres sont mariés par les ministres de la religion ; qu’où souffre qu’ils occupent dans les églises une place pour prier le dimanche ; qu’il est défendu, quand ils sont marrons, de les faire chasser par les chiens ; que lorsqu’ils sont fouettés à mort, ou tués par violence, le blanc, leur meurtrier, doit être traduit devant la justice et puni selon la rigueur de la loi. Mais personne ne sait que ces mesures légales, ces moyens de protection pour l’esclave des champs existent à Cuba. On ne va pas les chercher dans la loi, et cependant la loi accorde ces garanties et prononce solennellement une pénalité contre les infracteurs. Mais la loi n’a jamais été faite pour être exécutée ; elle ne l’a jamais été, et, qui pis est, elle ne peut jamais l’être envers les planteurs qui les enfreignent, parce qu’en fait ce sont ces hommes eux-mêmes qui sont chargés de les faire exécuter. Dans les villes et cités, le cas est bien différent ; mais les esclaves domestiques ne forment qu’une très faible partie de la population servile [de Cuba, et l’on peut dire que ces derniers, si on les compare aux esclaves prédiaux, sont dans une position heureuse. Ils ont le moyen, dans les grandes villes, de profiter des privilèges que la loi leur accorde. S’ils ont un maître brutal, ils peuvent demander d’en chercher un autre, et le maître est forcé de les vendre, soit pour la somme qu’ils lui ont coûté, soit pour le prix que le syndic, ou le protecteur spécial des esclaves, et les juges déterminent, eu égard à leur plus value, ou à leur état ou profession.

« Mais comment l’esclave prédial peut-il user de ces privilèges légaux ? Les officiers de justice dans les villages sont ordinairement eux-mêmes des possesseurs d’esclaves ; la propriété est peut être à dix ou 20 milles de la ville ; les syndics, les alcades, les magistrats de district, sont tous des planteurs. On se rirait, à Cuba, de l’idée d’un nègre allant trouver un mayoral ou un inspecteur, et lui demandant un papier, c’est-à-dire, une permission de deux ou trois jourspour aller chercher un nouveau maître. Le nègre infortuné qui risquerait une si téméraire démarche, serait probablement fustigé sur la place. Il n’ose sortir de l’habitation pour chercher le syndic dans la ville voisine, et peu importe l’injustice dont il a à se plaindre, il serait, aussitôt qu’il aurait franchi la barrière de l’habitation, considéré comme fugitif et châtié, et s’il essayait encore de parler de loi, et d’insister pour être amené devant le magistrat, et réclamer des droits, il serait alors traité avec une rigueur excessive comme un esclave insolent et rebelle. Mais admettons qu’il réussisse à trouver le syndic, l’alcade, ou le magistrat de district, quelle chance un malheureux esclave a-t-il, à Cuba, d’obtenir justice contre la puissante influence d’un riche et peut-être d’un noble propriétaire ? Le planteur est l’ami des autorités de son district ; elles n’osent le désobliger ; et si elles l’osaient, on les gagnerait de suite avec un cadeau, ou bien on s’en débarrasserait en adressant une plainte au gouverneur et un présent magnifique à son assesseur. Au nom du sens commun, d’après cela, la loi pour l’adoucissement de l’esclavage, ou la protection de l’esclave, comment peut-elle être observée dans une colonie espagnole ?

« L’excellence de la loi civile espagnole est admise partout le monde ; cependant l’iniquité des tribunaux espagnols, la corruption des juges, et l’incomparable improbité des avocats est proverbiale dans toutes les colonies de l’Espagne. La justice est vendue et achetée, à Cuba, avec une publicité aussi scandaleuse que les nègres bossais dans les marchés. Y a-t-il, à Cuba, un homme dont le bien ou la personne aurait éprouvé quelques torts, et qui serait assez insensé pour en demander le redressement devant les tribunaux, se confiant uniquement en la justice de sa cause ? Comment alors attendre, avec un code pour la régularisation de l’esclavage, le respect des droits de celui qui n’a pas les moyens d’acheter son juge ? Comment restreindre la cruauté, ou arrêter la cupidité des hommes qui peuvent faire des présens aux membres de tous les tribunaux du pays, à leurs fils, leurs serviteurs, leurs cousins et leurs familiers ?

Ce n’est pas que j’aie lu ou entendu raconter à Cuba les atrocités de l’esclavage espagnol ; mais je les ai vues de mes propres yeux. J’ai vécu une année cutièrc à la Havauue avant de pouvoir m’affranchir tout-à-fait de l’influence des marchands-planteurs de cette place,me former une opinion personnelle, et me fier à mes propres sens pour apprécier la condition des esclaves prédiaux. Ce n’est point comme ami des maîtres, voyant par leurs yeux, pensant comme ils pensaient, et croyant tout ce qu’ils ont grand soin de vous dire chaque après-dînée, de la félicité des esclaves, que je visitai les habitations ; mais ce n’est que quand je voyageai seul, inconnu, sans être annoncé, que les atrocités de l’esclavage espagnol terrifièrent mes regards. Je le dis et le répète, ces atrocités furent si grandes, le système espagnol m’apparut si meurtrier, les maux dont je fus témoin se montrèrent si horribles et si au-delà de tout ce que j’avais vu, ou entendu, de l’esclavage dans d’autres contrées, que tout d’abord je pus à peine en croire le témoignage de mes^ sens. Même, j’ai connu des hommes d’intelligence, un en particulier qu’il était important de bien informer, et que j’ai accompagné sur diverses popriétés ; et là, à Cuba, les reuseignemens que les mayo- rals et les inspecteurs des habitations que nous visitâmes nous donnèrent sur le traitement et les punitions infligées aux esclaves, furent si eflrayans, qu’il ne put croire qu’il entendait correctement les récits que les administrateurs eux-mêmes lui faisaient. Jusqu’à ce que nous fîmes connaître à la Havanne une partie des maux dont nous avions eu connaissance, surtout dans les sucreries, il y avait des Anglais et d’autres marchands étrangers, qui y avaient résidé plusieurs années, qui disaient qu’ils ignoraient totalement ces atrocités ; mais qu’ayant lu certaines lois pour la protection des esclaves, et vu certaines cédulcs pour l’adoucissement de l’esclavage, ils avaient alors pensé que ces lois étaient exécutées, et les nègres heureux et humainement traités.

« II est arrivé à ma connaissance assez de renseignemens sur des meurtres impunis de nègres,—sur des hommes litté- ralemcnt fouet tés à mort, — des mères arrachées pour toujoursû leurs enfans, — des propriétés sur lesquelles on ne trouve pas un.seul nègre âgé,—où les femmes ne forment pas le tiers de la population esclave, — et même d’antresoùl’on n’en voit pas une,—des labeurs pendant les récoltes, de vingt heures consécutives dans les sucreries, et ce, durant plus de six mois de l’année, rarement, ou jamais de cinq, et l’opinion dominante en cette matière, et généralement misé en pratique par les maîtres, est que quatre heures dé sommeil suffisent à un esclave.

« Le meurtre d’un esclave par un blanc, continue le docteur, n’est dans aucun cas puni de mort », et il cité, à ce sujet, une foule d’exemples de pareils crimes, comihis pendant son séjour à Cuba, par des mayorals, ou des maîtres, et dont les auteurs n’ont été condamnés qu’à un emprisonnement ou aux frais du procès. On voit que, sous ce rapport, les colonies espagnoles ne sont pas en arrière des colonies françaises qui Viennent, de temps en temps, consterner le monde civilisé du spectacle scandaleux de maîtres torturant et tuant leurs esclaves, et cependant acquittés par les juges, et portés en triomphe par les auditeurs.

Passant aux lois qui régissent les esclaves à Cuba, le docteur Madden, tout en reconnaissant que dans les colonies espagnoles la distinction entre les blancs et les noirs est beaucoup moins grande que dans les colonies étrangères, établit que l’esclavage espagnol est loin d’avoir ce caractère de douceur qu’on s’est plu à lui accorder. Il attribue à quatre causes l’opinion qui jusqu’ici a prévalu : 1° de ce que les lois pour le réglement de l’esclavage sont douces, on conclut qu’elles sont exécutées et les esclaves heureux ; 2" ceux qui visitent les grands ports de mer, jugent les esclaves prédiaux d’après ceux qui servent comme domestiques dans les villes ; et parce que ceux-ci sont gais, décemment vêtus, les autres jouissent du même bien-êtrc ; 3° la condition des esclaves est envisagée par des hommes qui n’ont, il est vrai, aucun intérêt immédiat à l’esclavage,, mais qui ont vécu longtemps dans lès pays où il existe, ou qui ont en occasion de connaître les propriétaires, lesquels les ont petit à petit familiarisés avec cet état de choses, de sorte qu’ils sont devenus insensibles aux souffrances des esclaves ; 4° ceux qui s’enquièrent de l’esclavage à Cuba, ou ailleurs, sont des voyageurs qui ne séjournent pas longtemps dans un endroit, des touristes qui s’assoient à la table des planteurs, boivent le vin dos possesseurs d’hommes ; alors la vérité et la curiosité légitime de l’étranger prennent la forme que leur donnent un hôte aimable, et un généreux amphytrion.

En admettant que les lois et ordonnances sur l’esclavage sont humaines, elles ne sont pas exécutées ; et les mêmes cruautés qui ont détruit les Indiens, se continuent mainte- iiant à l’égard des nègres : il n’y a’ que les noms à changer.

Quant aux lois protégeant les esclaves, le docteur Mad- den, se réfère à un ouvrage publié aux frais des plus hautes cours judiciaires de la colonie, pardon José Majorietta. « Le point le plus important pour la juste administration de la jnstice, consiste en ce qu’il est, jusqu’à un certain point, accordé à l’accusé l’avantage d’un jury ; mais, dit l’ouvrage cité, ces mots ne doivent pas être entendus dans leur sens littéral ; ce mode est contraire à la nature de notre gouvernement, et, pour cela, les fonctions de syndic sont si importantes, qu’il est nommé, non par une assemblée publique de la corporation, mais par le vote du corps judiciaire. Leur devoir dans les communes rurales, est de maintenir l’ordre et de surveiller les marchés publics ; de prévenir les monopoles de blés, provisions, etc. ; d’écouter les plaintes des inspecteurs, des agens, etc. ; de protéger les intérêts des propriétaires des biens auprès des tribunaux de district, par tous les privilèges légaux qui leur sont conférés, jusqu’au point de demander la suspension des lois ou ordonnances royales qui peuvent heurter ou blesser quelques particuliers : voilà toute la valeur des lois protectrices des esclaves. Les syndics sont, en quelque sorte, les défenseurs légaux des mattres, et peuvent suspendre toutes celles qui sont en désaccord avec leur volonté.

Quant à la juridiction des syndics et à leur mode d’interpréter les lois, lorsqu’il s’agit des esclaves, « on doit examiner, dit le traité en question, si les droits que réclame l’esclave, ont été violés par son maître ou par un étranger. Dans ce dernier cas, leur plainte doit être portée devant leur maître, en vertu des règles générales de droit qui les assujétissent à ceux qui ont la puissance sur eux. Mais si les esclaves tentent de formuler une plainte contre leurs maîtres, vient alors l’autorité du syndic, parce qu’il ne peut y avoir aucune autre voie de décision légale, aucun débat légitime entre les parties, le plaignant et l’accusé étant des personnes différentes. Supposons que l’esclave ait le droit de se choisir un avoué ou un agent, et que la loi lui permette d’en user, que d’inconvéniens n’aurait pas cette mesure ? D’abord, les esclaves n’ont pas de personne propre, ils ne font point partie de la société, et sont considérés comme choses appartenant à l’homme ; il serait déplacé que des êtres qui ne peuvent eux-mêmes paraître en personne devant nos cours de justice, nommassent des agcns ou des avoués. Et même, si faisant fléchir la rigueur des principes, nous laissions aux esclaves le choix dont nous parlons, combien seraient nombreux et coûteux les procès qui inonderaient nos tribunaux, et quelle insubordination de la part de cette classe de domestiques, car il ne manquerait pas de gens pour tirer un profit lucratif de ces malheureuses discordes ! Les syndics, revêtus de tous les pouvoirs dont nous avons parlé, et dans la mesure convenable, auraient donc soin de maintenir les esclaves dans la soumission et le respect, en ne favorisant point les plaintes injustes : ce sera le meilleur moyen de concilier les intérêts particuliers des esclaves et ceux des maîtres. »

La cédule de 1789, qui règle les heures des travaux, ne reçoit pas plus que les autres son exécution, et les cultivateurs travaillent vingt heures par jour : quatre heures de

sommeil, disent les maîtres, étant suffisant pour un esclave.

« Maintenant passons à la faculté de rachat, ce grand privilège— sur papier — conféré à l’esclave de racheter toute ou partie de sa liberté, en payant toute ou partie de la somme qu’il a coûtée à sou maître. Le paiement d’une par- tie de ce prix, donne à l’esclave le droit de la déduire de la somme totale quand il voudra se libérer entièrement, et, de plus, lui accorde une réduction dans les heures des travaux, réduction proportionnelle à la somme payée. Eh bien, comment envisage-t-on cette faculté accordée à l’esclave ? Voici comment l’ouvrage de D. José la commente, et ello est ainsi entendue par les maîtres :

« Quelques syndics, dit-il, ont essayé d’alléger l’esclavage, jusqu’à prétendre concéder la moitié de son temps à l’esclave qui aurait payé la moitié de sa valeur à son maître ; mais cette opinion n’est pas conforme à la loi, et les syndics devraient respecter le droit de propriété, sans se permettre d’y déroger par une notion d’équité mal comprise. Le rachat partiel n’a pas été établi en vue de réduire l’esclavage, mais seulement en vue de prévenir une altération dans le prix des esclaves. Un esclave qui vaut 500 piastres et qui en donne 400 à son maître, ne demeure pas moins esclave que celui qui n’a rien donné. Le maître ne peut être privé des droits inhérensà sa propriété, et l’esclave est obligé de lui dévouer tous ses services ; et pour cela, les syndics doivent éviter de donner accès à de pareilles demandes.

« On peut se demander, continue l’auteur, si l’esclave, racheté en partie, peut sortir, quand il le désire, de la puissance de son maître. La réponse est facile, si nous faisons attention que l’esclave qui n’a pas encore commencé son rachat est obligé d’alléguer de puissantes raisons pour forcer son maître à le vendre. Et quelle différence peut-il exister entre les uns et les autres, puisque l’esclavage est le même pour tous les deux ? Si les esclaves rachetés en partie ne jouissent pas des avantages des hommes libres, en vertu de quels principes viendront-ils réclamer le droit de changer, à leur gré, de maîtres ? Est-ce pour quelques légères corrections ? Cela ne suffit pas, car autrement comment les maîtres pourraient-ils exercer leur autorité avec la sévérité convenable ? Aussi voyons-nous que l’audience royale a toujours repoussé de semblables demandes, dans toutes les instances commencées à ce sujet, ou apportées à sa décision supérieure. Quelques personnes croient pouvoir baser leur opinion touchant le privilège dont il s’agit, sur la cédule royale du 8 avril 1779. Pour y répondre référons-nous à cette cédule. « Nous déclarons, y est-il dit, que les mal tres des esclaves non libérés en partie, peuvent les vendre au prix dont ils seraient convenus avec les acheteurs ; que si les maîtres sont forcés par les autorités judiciaires de vendre leurs esclaves, ce sera pour le prix par elles fixé. Mais si l’acheteur désire emmener l’esclave sans l’évaluer, se réservant de s’entendre pour le prix avec le maître, ils peuvent le faire, et l’autorité ne peut les en empêcher, quoique le maître soit forcé de vendre, excepté dans le,cas de collusion entre les parties aux dépens du fisc. La même obligation de payer la taxe, lie l’acheteur des esclaves libérés en partie, on qui ont payé le reste du prix. De plus, si l’esclave en partie racheté, donne, par sa mauvaise conduite, de justes motifs de le vendre, quelque minime que soit sa faute, la taxe sera ajoutée au prix. Enfin, tout esclave qui se rachetteraau moyen de ses gains légitimes, ne devra point payer la taxe ; les maîtres seront obligés, suivant l’usage, de le libérer dès que le prix leur en sera payé. »

« Maintenant, pour l’intelligence la plus ordinaire, le vrai sens de cette loi est que les esclaves peuvent demander leur transfert à d’autres maîtres, s’ils peuvent en trouver qui veuillent payer le prix, fixé par les juges, au possesseur actuel. En fait, l’esclave par ce moyen, se place dans la position d’un libéré partiel, de celui qui a le droit de demander sa liberté toutes les fois qu’il paie le prix convenu, ou fixé par une évaluation judiciaire. Mais, voyez la chicane au moyen de laquelle s’évanouit toute l’utilité pratique de cette loi bienfaisante : l’esclave qui veut changer de maîtres, est d’abord forcé d’appuyer sa demande de bonnes raisons ; d’alléguer, par exemple, une punition sévère, de mauvais traitemens. Qui va décider cette question ? le syndic. Qui est le syndic ? un planteur lui-même. Et qui est le maître ? le voisin du syndic. Mais que dit le réglement de l’audience royale sur la discipline des syndics ? Que la juste sévérité du propriétaire envers les esclaves, n’est pas une cause suffisante pour permettre à ceux-ci de demander un autre maître ; il faut qu’ils aient manqué de nourriture suffisante ; qu’ils soient dénués de vêtemens, et que l’instruction religieuse ne leur ait pas été donnée ; et aucune de ces raisons n’est reçue comme valable par les syndics, qui jugent d’après le principe, qu’il est de l’intérêt des maîtres de bien pourvoir leurs esclaves de nourriture, de vêtemens et d’instruction religieuse. Que reste-t-il maintenant de tous ces privilèges accordés par la loi à l’esclave ? Rien.

E modifier

Allocution de l’Abbé Goubert modifier


M. l’abbé Goubert, qui a exercé pendant quatre ans les fonctions sacerdotales à Fort-Royal (Martinique), avant de partir pour la France, fit, duhaut de la tribune évangélique, entendre àdejeunes communians, l’allocution suivante, que doivent désormais méditer tous ces bons prétres que la misère ou l’aversion pour le jeûne chasse de la mère patrie.

Allocution de l’Abbé Goubert

« Avant de vous quitter, mes enfans, j’ai un autre conseil à vous donner. Dans ce pays, il y a encore l’esclavage, c’est- à-dire, qu’il y a une résistance étrangement arriérée à l’esprit évangélique. Puisque vous venez de promettre que désormais vous serez des chrétiens, je dois vous avertir qu’encore, à cet égard, vous devez avoir une manière de penser et d’agir toute contraire à ce que vous verrez autour de vous. Si, à cause de la calamité des temps, vous êtes appelés à posséder des esclaves, n’oubliez pas qu’ils sont vos frères, et que vous devez les traiter avec les égards que l’homme doit à l’homme.

« Je sais que dans ce pays il se trouve des capacités scientifiques qui osent dire que l’esclave est d’une autre espèce que le maître. Eh bien ! cnfants chrétiens, jamais on n’a rien dit de plus absurde. Tous les hommes n’ont qu’une seule et même souche ; tout homme est fils d’Adam ; tout homme a été fait à l’image et ressemblance du Créateur ; tout homme a été racheté sur la croix par le sang du Rédempteur ; tout homme a droit au ciel, conséquemment à la vérité et à la liberté qui y conduisent. Notre Seigneur, dit l’Évangile, quand il naquit à Béthléem, voulut revêtir la forme de l’esclave ; et pourquoi, sinon pour l’ennoblir dans les idées des hommes, faussées à cet égard parleur hideuse avarice ?

« Allez dans l’asile des morts interroger la poussière de ceux qui vécurent sous diverses couleurs cutanées. Prenez a plusieurs sépulcres la poussière funéraire, et cherchez à distinguer là le blancdu noir. Laquelle de ces poussières sera la plus pesante ? Le vent, auquel vous l’abandonnerez, la trouvera, soyez-en certains, également légère : c’est que la mort sait rétablir l’ordre de la naissance. A leur berceau, les hommes sont égaux et frères, et la tombe les rapproche dans le même rapport.

« Si des lois civiles, lois que je ne prétends pas ici qualifier, refusent à l’esclave des droits, Dieu lui en donne, la religion lui en suppose, le sentiment naturel les proclame. Enfants, écoutez la religion, et ayez pour tous, mais pour le faible surtout, une charité sans bornes.

« Ne les battez pas ; l’homme n’est pas sorti du sein d’Eve pour être fouetté. Le moindre de vos coups ferait souffrir une âme immortelle ; et, je vous le déclare, Dieu vous le rendrait.

« Ne les laissez pas nus. N’a-t-il jamais travaillé, cet homme, pour que son aspect blesse partout la pudeur. ?

« Ne le chargez pas du carcan ni de fers. Là où l’on porte des chaînes, le riche s’asservit aussi bien que le pauvre ; car si l’inférieur porte au pied la chaîne, le supérieur est forcé de la porter au poing ; et de là, une gêne commune, de la violence, conséquemment malheur universel.

« Instruisez l’esclave ; laissez-le venir facilement à l’église pour y apprendre à vous aimer, à vous aider, à vous soutenir. De quel droit lui refuse-t-on l’instruction religieuse ? Est-ce Dieu qui la vendu ? Son service ne peut vous appartenir qu’après qu’il a servi le Seigneur. L’Ecriture lance des malédictions sur le maître qui ne favorise pas le salut de ses inférieurs. Gardez-vous bien, mes enfans, de les assumer sur vos tètes, ces malédictions ! Les âmes sont trop précieuses aux yeux de Jésus-Christ, pour qu’il puisse jamais vous permettre de lui en soustraire une seule.

« Ne les méprisez pas. Non, ne les méprisez pas, car, dites, à quoi a-t-il tenu que vous ne soyiez nés à leur place, et qu’ils ne soient nés à la vôtre î

« Que votre cœur soit donc charité. Ce sont les impies qui, comme le dit l’Ecriture, ont les entrailles dures et cruelles.

« Ainsi, pour nous résumer, l’esprit de Dieu donne la douceur pour traiter avec amour le prochain, et surtout le malheureux. C’est à ce signe, mes enfants, que Dieu vous reconnaîtra un jour. »

Cette allocution, d’une si touchante simplicité, fut écoutée dans un pieux recueillement par tout l’auditoire, et lorsque le curé qui venait de la prononcer descendit de la chaire, le préfet apostolique, qui assistait à la cérémonie de la communion, le reçut, en pleurant, dans ses bras.

Ces paroles évangéliqucs furent cependant attaquées par le conseil colonial comme anarchiqncs et subversives de l’ordre public, et les épithètes les plus outrageantes furent prodiguées au curé. Le gouverneur, M. De Moges, qui semblait pendant quelques temps le prendre sous sa protection, l’abandonna ensuite à l’animadversion des colons, et l’abbé Goubert fut forcé de quitter la colonie. Ce trait suffit pour montrer comment les possesseurs d’hommes entendent l’éducation religieuse dans les colonies.

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Voici de plus ce qu’en dit l’abbé Goubert, dans son petit livre, publié en 1840 à Paris, sous le titre de Pauvres nègres, ou quatre ans dans les Antilles françaises, par Edouard Goubert, curé démissionnaire de Saint-Pierre Martinique.

« Dans la colonie de la Martinique, je n’ai jamais vu de bons prêtres. Tous, selon moi, manquent du noble et saint orgueil ; tous végètent, sans honneur, enchevêtrés dans les préjugés qui dominent, et se trainent à la housse des grands qu’ils idolâtrent tout en les damnant. Le prêtre, dans les colonies, ne connaît que les gourdes dont on le gorge pour qu’il reste muet. II vend et achète l’homme, son frère, qu’il fustige, et qu’il mutile tout aussi bien que les planteurs les plus inhumains, »

« Ces prêtre », en général, prêchent à leur siècle toutes les vertus, et ils ont de leur siècle tous les vices. Aussi, à la Martinique, les curés, en général, sont beaucoup plus chauds défenseurs du système colonial et de la perpétuité de l’esclavage, que les colons eux-mêmes. Les nègres depuis longtemps le savent, et malgré leur extrême respect pour la religion, ils ne demandent rien à ses ministres. » Et plus loin, l’auteur ajoute : « Le sacerdoce colonial n’a rien changé aux horreurs qu’il a trouvées dans les îles ; et son œuvre, aujourd’hui encore (nous nous arrêtons à un sens général), n’est rien autre chose que la perpétuité indéfinie de l’abrutissement des noirs. Les nègres du presbytère n’ont pas d’autre importance humaine, que le chien et le chat domestique. »


FIN





Notes et références modifier

  1. Senec. épist. 47.
  2. Heeren, de la polit. et du comm. des peuples de l’antiquité.
  3. Ce fait est de beaucoup postérieur à l’époque dont nous avons parlé plus haut.
  4. Goguet, Origine des Lois, liv. 4. 1ère partie.— Huet,Histoire du commerce.
  5. Heeren, de la politique et du comm. des peuples de l’antiquité, tom. 4. p. 187.
  6. Juvén. sat. 6.
  7. Exod. xxi. v. 20. Job. XXXI. v. 13,14, 18.
  8. Diod. 1. 5. p. 88.
  9. Herod. i. Strab. xi.
  10. Aristot. Pol. ch. i.
  11. Eurip. Hécub. v. 291.
  12. Athen. vi. 19.
  13. Demost. orat. cont. med.
  14. Montesq. Esp. des Lois. xv. 17.
  15. Digest. 1. i. tit. 5 § 4. Liv. 1. t. 1. § 4. Liv. 50. tit. 17. § 32. Inst. liv. 1. § 2.
  16. Just. Lips. sur ces paroles de Sosie à Mercure : Hic qui verna est queritur. v. 24. sc. 1. act.
  17. Xenophont. œconom. m. 9. Hésiode, les jours, n.
  18. Senec. controv. liv. 5. Controv. 34.
  19. Senec. épist. 47. Dig. lib. 50. t. 17. § 32. Cod. lib. 3. t. 1. 46.
  20. Leo. const. 49. Terent. Phorm. act. 2. sc. 2. Cujac, observ. xx. 28. Quintil. Declam. 169. Demosth. in Neœram.
  21. Dig. XLVIII.18.
  22. Ulp. t. 5. Inst. lib. 1.1. 10 et 11.
  23. Dig. lib. 48. t. 9. §10.
  24. Erasm. adag. 31. p. 358. Fest. act. 1. se. 1. Senec. épist. 47.
  25. Tacit. de mor. germ. c 25.
  26. Dig. lib. 29. t. 5. § 1 et U.Tacit. Annall. lib. 14. nos 43 et suiv.
  27. Heeren, de la polit. et du cornm. des peuples, etc., t 4. p. 205.
  28. Notamment liv. 4, ch. n.
  29. De Barres. Asiat. dec. lib. 3. c. 8. fol. 33, 6.
  30. Ritter, Géograph. génér, et comp. t. 2. p. 34.
  31. 2 Charlevoix, Histoire de Saint-Domingue
  32. . 1. p. 288.
  33. Ce n’est point la conséquence, mais le principe qui est absurde : car, dès qu’il a été reçu qu’un individu par cela seul qu’il est noir devait être esclave, la conséquence logique était la négation de l’intelligence chez cet individu.
  34. 1 Labtil. Nouveau voy. aux îles de l’Amér, t. 1. p. 109.
  35. Mulat, Mulâtre, Mulate, mais plus généralement aujourd’hui Mulâtre, mot tiré du latin mulus, en français, mulet, animal engendré d’un cheval et d’une ânesse, ou d’un âne et d’une jument. Ce mot, qui était une grande injure en Espagne, était donné par mépris aux enfants nés de père et mère de différentes religions, comme d’un Maure et d’une Espagnole, ou d’un Espagnol et d’une Mauresse. On l’appliqua ensuite à tout individu né hors mariage, et enfin, dans les colonies, aux enfants d’un nègre et d’une blanche, ou d’un blanc et d’une négresse.
  36. 1 H. D. Considér. sur la colon, de S.-D. t. 1.1. 2. p. 88.
  37. 1 Edit de mars 1690. Lettre du ministre à M. Ducasse, 5 février 1698. Ordon. du roi du 10 juin 1703. Edit d’octobre 1726 Déclaration du roi du 15 décembre 1738. Arrêt du conseil du Cap, du 7 avril 1758.
  38. 1 Le comte de Custines, Observ. sur l’administ. et le comm. des colonies françaises, 1790.
  39. 1 Arrêt du conseil du Port-au-Prince, 22 janvier 1767.
  40. 1 H. D., ouvrage déjà cité. T. 2, p. 74 et 75.
  41. 1 Cinquième lettre d’un colon de Saint-Domingue, à ses concitoyens, sur les affaires de cette colonie, p. 34.
  42. 1 Herder, Idées sur la philosophie et l’histoire de l’humanité. T. 2, p. 193.
  43. *Voy. la Note A à la fin du volume.
  44. 1 Rapport fait au nom de la commission chargée d’examiner la proposition de M..de Tracy, etc. p. 7.
  45. 1 Maupertuis, Vénus Chys. 2 » partie, ch. t.
  46. 1 Camper, de l’origine des nègres. Buffon, de l’homme. Malte-Brun.
  47. 2 Camper, Dissert. sur les variétés natur. qui caract., etc., p. 32.
  48. 1 Herder, Idées sur la phil. de l’hist. de l’hum. Liv. 6. ch. 4,
  49. 1 A. Lacharrière, Réflex. sur l’affranchis, des esclaves. 1838. p. 17 et 21. A. Barclay’s, a pratic. view of the pres, state of slav. etc.
  50. 1 Cuvier, Ossem. foss. Discours prélim.
  51. *Hoskin’s, travels in Ethiop., etc. C’est un des ouvrages les plus propres à faire connaître cette contrée, le berceau, suivant l’auteur, des sciences et des arts. Les dessins très exacts qu’il donne des ruines éparses sur tout le territoire formant autrefois le royaume de Méroé, démontrent que ces expressions ne sont pas exagérées.
  52. 1 De Brotonne, Hist. de la filiation, etc. T. 1, p. 209.
  53. 2 Malte-Brun, Précis de la Géog. T. 2, p. 269.
  54. 5 Mém. de l’Acad. T. 5. p. 322.
  55. 1 Herder. Idées sur la philos. Liv. 16. ch. 6. p. 203.
  56. 1 Clarkson’s, The crics of Africa to Ihe inhabitants of Europe, etc.
  57. 2 Rittcr, Géog. génér. et comp. T. 1. p. 399.
  58. 3 Idem. T. l.p. 400.
  59. 1 Ritter, Géog. gêner, ct comp. T. 2. p. 55.
  60. 2 Idem. T. 2. p 55.
  61. 1 Ritter, Géog. gén., etc. T. 1. p. 469.
  62. 2 A. La Cliar- rière, Réflcx. sur l’affran. des escl., ctc.
  63. 3 Dict. des se. médic. art. Nègre, de M. Virey.
  64. 1 Camper, Discours sur l’orig. des nègres.
  65. 1 Buffon, de rtiomine.
  66. *Voy. la note B à la fia du volume.
  67. *Voy. la noie C à la fin du volume.
  68. 1 Hinton’s, History ofthe United. States. T. 1. p. 58. De Pons, voyage à la Terre-Ferme.T. 1. p. 181.
  69. 2 Humboldt, Essai politique sur Cuba. T. 1. p. 147.
  70. 1 Lettres sur Cuba, p. 27.
  71. 2 De Pons, voyage cité. 1.1.
  72. * Le chapelain du gouverneur de Pernambouc, qui est un homme de couleur très noir, est reçu dans toutes les sociétés, s’assied à la table du gouverneur, et est traité avec respect par tout le monde. Voy. H. Koster’s, on the amelioration ofslavery. 1816.
  73. *Voy. la note D à la fin du volume.
  74. 1 H. Koster’s, on the amelioration ofslavery. London, t816. p. 385 et suiv.
  75. Malouet, Collection de Mémoires sur les colonies. T. 4. p. 338 et suiv.
  76. Voy. la note F à la fin du volume.
  77. Voy. la note E déjà citée.
  78. E. La Boëtie, de la servitude volontaire, préface par M. de Lamennais, p. 40.
  79. A. de La Charrière, Observ. sur les Antilles franc, p. 60.
  80. Senec. épist. 47.
  81. A. de La Cliarrière, brochure citée p. 88.
  82. Prem. voy. des frères Lauder.