Essai sur les mœurs/Chapitre 93

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CHAPITRE XCIII.

État de la Grèce sous le joug des Turcs : leur gouvernement,
leurs mœurs
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Si l’Italie respira par la mort de Mahomet II, les Ottomans n’ont pas moins conservé en Europe un pays plus beau et plus grand que l’Italie entière. La patrie des Miltiade, des Léonidas, des Alexandre, des Sophocle et des Platon, devint bientôt barbare. La langue grecque dès lors se corrompit. Il ne resta presque plus de trace des arts : car quoiqu’il y ait dans Constantinople une académie grecque, ce n’est pas assurément celle d’Athènes ; et les beaux-arts n’ont pas été rétablis par les trois mille moines que les sultans laissent toujours subsister au mont Athos. Autrefois cette même Constantinople fut sous la protection d’Athènes. Chalcédoine fut sa tributaire ; le roi de Thrace briguait l’honneur d’être admis au rang de ses bourgeois. Aujourd’hui les descendants des Tartares dominent dans ces belles régions, et à peine le nom de la Grèce subsiste. Cependant la seule petite ville d’Athènes aura toujours plus de réputation parmi nous que les Turcs ses oppresseurs, eussent-ils l’empire de la terre.

La plupart des grands monuments d’Athènes, que les Romains imitèrent et ne purent surpasser, ou sont en ruine, ou ont disparu : une petite mosquée est bâtie sur le tombeau de Thémistocle, ainsi qu’une chapelle de récollets est élevée à Rome sur les débris du Capitole ; l’ancien temple de Minerve est aussi changé en mosquée ; le port de Pirée n’est plus. Un lion antique de marbre subsiste encore auprès, et donne son nom au port du Lion presque comblé. Le lieu où était l’académie est couvert de quelques huttes de jardiniers. Les beaux restes du Stadion inspirent de la vénération et des regrets ; et le temple de Cérès, qui n’a rien souffert des injures du temps, fait entrevoir ce que fut autrefois Athènes. Cette ville, qui vainquit Xerxès, contient seize à dix-sept mille habitants, tremblants devant douze cents janissaires qui n’ont qu’un bâton blanc à la main. Les Spartiates, ces anciens rivaux et ces vainqueurs d’Athènes, sont confondus avec elle dans le même assujettissement. Ils ont combattu plus longtemps pour leur liberté, et semblent garder encore quelques restes de ces mœurs dures et altières que leur inspira Lycurgue.

Les Grecs restèrent dans l’oppression, mais non pas dans l’esclavage. On leur laissa leur religion et leurs lois ; et les Turcs se conduisirent comme s’étaient conduits les Arabes en Espagne. Les familles grecques subsistent dans leur patrie, avilies, méprisées, mais tranquilles : elles ne payent qu’un léger tribut ; elles font le commerce et cultivent la terre ; leurs villes et leurs bourgades ont encore leur protogéros qui juge leurs différends ; leur patriarche est entretenu par elles honorablement. Il faut bien qu’il en tire des sommes assez considérables, puisqu’il paye à son installation quatre mille ducats au trésor impérial, et autant aux officiers de la Porte.

Le plus grand assujettissement des Grecs a été longtemps d’être obligés de livrer au sultan des enfants de tribut, pour servir dans le sérail ou parmi les janissaires. Il fallait qu’un père de famille donnât un de ses fils, ou qu’il le rachetât. Il y a en Europe des provinces chrétiennes où la coutume de donner ses enfants, destinés à la guerre dès le berceau, est établie. Ces enfants de tribut, élevés par les Turcs, faisaient souvent dans le sérail une grande fortune. La condition même des janissaires est assez bonne. C’était une grande preuve de la force de l’éducation et des bizarreries de ce monde, que la plupart de ces fiers ennemis des chrétiens fussent nés des chrétiens opprimés. Une plus grande preuve de cette fatale et invincible destinée par qui l’Être suprême enchaîne tous les événements de l’univers, c’est que Constantin ait bâti Constantinople pour les Turcs, comme Romulus avait, tant de siècles auparavant, jeté les fondements du Capitole pour les pontifes de l’Église catholique.

Je crois devoir ici combattre un préjugé : que le gouvernement turc est un gouvernement absurde qu’on appelle despotique ; que les peuples sont tous esclaves du sultan, qu’ils n’ont rien eu propre, que leur vie et leurs biens appartiennent à leur maître. Une telle administration se détruirait elle-même. Il serait bien étrange que les Grecs vaincus ne fussent point réellement esclaves, et que leurs vainqueurs le fussent. Quelques voyageurs ont cru que toutes les terres appartenaient au sultan, parce qu’il donne des timariots à vie, comme autrefois les rois francs donnaient des bénéfices militaires. Ces voyageurs devaient considérer qu’il y a des lois pour les héritages en Turquie, comme partout ailleurs. L’Alcoran, qui est la loi civile aussi bien que celle de la religion, pourvoit dès le quatrième chapitre aux héritages des hommes et des femmes, et la loi de tradition et de coutume supplée à ce que l’Alcoran ne dit pas.

Il est vrai que le mobilier des bâchas décédés appartient au sultan, et qu’il fait la part à la famille. Mais c’était une coutume établie en Europe dans le temps que les fiefs n’étaient point héréditaires ; et longtemps après les évêques mêmes héritèrent des meubles des ecclésiastiques inférieurs, et les papes exercèrent ce droit sur les cardinaux et sur tous les bénéficiers qui mouraient dans la résidence du premier pontife.

Non-seulement les Turcs sont tous libres, mais ils n’ont chez eux aucune distinction de noblesse. Ils ne connaissent de supériorité que celle des emplois.

Leurs mœurs sont à la fois féroces, altières, et efféminées ; ils tiennent leur dureté des Scythes leurs ancêtres, et leur mollesse de la Grèce et de l’Asie, Leur orgueil est extrême. Ils sont conquérants et ignorants : c’est pourquoi ils méprisent toutes les nations.

L’empire ottoman n’est point un gouvernement monarchique tempéré par des mœurs douces, comme le sont aujourd’hui la France et l’Espagne ; il ressemble encore moins à l’Allemagne, devenue avec le temps une république de princes et de villes, sous un chef suprême qui a le titre d’empereur. Il n’a rien de la Pologne, où les cultivateurs sont esclaves, et où les nobles sont rois ; il est aussi éloigné de l’Angleterre par sa constitution que par la distance des lieux. Mais il ne faut pas imaginer que ce soit un gouvernement arbitraire en tout, où la loi permette aux caprices d’un seul d’immoler à son gré des multitudes d’hommes, comme des bêtes fauves qu’on entretient dans un parc pour son plaisir.

Il semble à nos préjugés qu’un chiaoux peut aller, un hati-chérif à la main, demander de la part du sultan tout l’argent des pères de famille d’une ville, et toutes les filles pour l’usage de son maître. Il y a sans doute d’horribles abus dans l’administration turque ; mais en général ces abus sont bien moins funestes au peuple qu’à ceux mêmes qui partagent le gouvernement ; c’est sur eux que tombe la rigueur du despotisme. La sentence secrète d’un divan suffit pour sacrifier les principales têtes aux moindres soupçons. Nul grand corps légal établi dans ce pays pour rendre les lois respectables, et la personne du souverain sacrée. Nulle digue opposée par la constitution de l’État aux injustices du vizir. Ainsi peu de ressources pour le sujet quand il est opprimé, et pour le maître quand on conspire contre lui. Le souverain qui passe pour le plus puissant de la terre est en même temps le moins affermi sur son trône. Il suffit d’un jour de révolution pour l’en faire tomber. Les Turcs ont en cela imité les mœurs de l’empire grec qu’ils ont détruit. Ils ont seulement plus de respect pour la maison ottomane que les Grecs n’en avaient pour la famille de leurs empereurs. Ils déposent, ils égorgent un sultan ; mais c’est toujours en faveur d’un prince de la maison ottomane. L’empire grec, au contraire, avait passé, par les assassinats, dans vingt familles différentes.

La crainte d’être déposé est un plus grand frein pour les empereurs turcs que toutes les lois de l’Alcoran. Maître absolu dans son sérail, maître de la vie de ses officiers, au moyen d’un fetfa du muphti, il ne l’est pas des usages de l’empire : il n’augmente point les impôts, il ne touche point aux monnaies ; son trésor particulier est séparé du trésor public.

La place du sultan est quelquefois la plus oisive de la terre, et celle du grand vizir la plus laborieuse : il est à la fois connétable, chancelier et premier président. Le prix de tant de peines a été souvent l’exil ou le cordeau.

Les places de bachas n’ont pas été moins dangereuses, et jusqu’à nos jours une mort violente a été souvent leur destinée. Tout cela ne prouve que des mœurs dures et féroces, telles que l’ont été longtemps celles de l’Europe chrétienne, lorsque tant de têtes tombaient sur les échafauds, lorsqu’on pendait La Brosse, le favori de saint Louis ; que le ministre Laguette mourait dans la question sous Charles le Bel ; que le connétable de France, Charles de la Cerda, était exécuté sous le roi Jean, sans forme de procès ; qu’on voyait Enguerrand de Marigny pendu au gibet de Montfaucon que lui-même avait fait dresser ; qu’on portait au même gibet le corps du premier ministre Montagu ; que le grand maître des templiers et tant de chevaliers expiraient dans les flammes, et que de telles cruautés étaient ordinaires dans les États monarchiques. On se tromperait beaucoup si on pensait que ces barbaries fussent la suite du pouvoir absolu. Aucun prince chrétien n’était despotique, et le Grand Seigneur ne l’est pas davantage. Plusieurs sultans, à la vérité, ont fait plier toutes les lois à leurs volontés, comme un Mahomet II, un Sélim, un Soliman... Les conquérants trouvent peu de contradictions dans leurs sujets ; mais tous nos historiens nous ont bien trompés quand ils ont regardé l’empire ottoman comme un gouvernement dont l’essence est le despotisme.

Le comte de Marsigli, plus instruit qu’eux tous, s’exprime ainsi : « In tutte le nostre storie sentiamo esaltar la sovranità che cosi despoticamente praticasi dal sultano ; ma quanto si scostano elle dal vero ! » La milice des janissaires, dit-il, qui reste à Constantinople, et qu’on nomme capiculi, a par ses lois le pouvoir de mettre en prison le sultan, de le faire mourir, et de lui donner un successeur. Il ajoute que le Grand Seigneur est souvent obligé de consulter l’État politique et militaire pour faire la guerre et la paix.

Les hachas ne sont point absolus dans leurs provinces comme nous le croyons ; ils dépendent de leur divan. Les principaux citoyens ont le droit de se plaindre de leur conduite, et d’envoyer contre eux des mémoires au grand divan de Constantinople. Enfin Marsigli conclut par donner au gouvernement turc le nom de démocratie. C’en est une en etfet à peu près dans la forme de celle de Tunis et d’Alger. Ces sultans, que le peuple n’ose regarder, et qu’on n’aborde qu’avec des prosternements qui semblent tenir de l’adoration, n’ont donc que le dehors du despotisme ; ils ne sont absolus que quand ils savent déployer heureusement cette fureur de pouvoir arbitraire qui semble être née chez tous les hommes. Louis XI, Henri VIII, Sixte-Quint, d’autres princes ont été aussi despotiques qu’aucun sultan. Si on approfondissait ainsi le secret des trônes de l’Asie, presque toujours inconnu aux étrangers, on verrait qu’il y a bien moins de despotisme sur la terre qu’on ne pense. Notre Europe a vu des princes, vassaux d’un autre prince qui n’est pas absolu, prendre dans leurs États une autorité plus arbitraire que les empereurs de la Perse et de l’Inde. Ce serait pourtant une grande erreur de penser que les États de ces princes sont par leur constitution un gouvernement despotique.

Toutes les histoires des peuples modernes, excepté peut-être celles d’Angleterre et d’Allemagne, nous donnent presque toujours de fausses notions, parce qu’on a rarement distingué les temps et les personnes, les abus et les lois, les événements passagers et les usages.

On se tromperait encore si on croyait que le gouvernement turc est une administration uniforme, et que du fond du sérail de Constantinople il part tous les jours des courriers qui portent les mêmes ordres à toutes les provinces. Ce vaste empire, qui s’est formé par la victoire en divers temps, et que nous verrons toujours s’accroître jusqu’au xviiie siècle, est composé de trente peuples différents qui n’ont ni la même langue, ni la même religion, ni les mêmes mœurs. Ce sont les Grecs de l’ancienne Ionie, des côtes de l’Asie Mineure et de l’Achaïe, les habitants de l’ancienne Colchide, ceux de la Chersonèse Taurique ; ce sont les Gètes devenus chrétiens, et connus sous le nom de Valaques et de Moldaves ; des Arabes, des Arméniens, des Bulgares, des Illyriens, des Juifs ; ce sont enfin les Égyptiens, et les peuples de l’ancienne Carthage, que nous verrons bientôt engloutis par la puissance ottomane. La seule milice des Turcs a vaincu tous ces peuples, et les a contenus. Tous sont différemment gouvernés : les uns reçoivent des princes nommés par la Porte, comme la Valachie, la Moldavie et la Crimée, Les Grecs vivent sous l’administration municipale dépendante d’un bâcha. Le nombre des subjugués est immense par rapport au nombre des vainqueurs ; il n’y a que très-peu de Turcs naturels ; presque aucun d’eux ne cultive la terre, très-peu s’adonnent aux arts. On pourrait dire ce que Virgile dit des Romains : Leur art est de commander[1]. La grande différence entre les conquérants turcs et les anciens conquérants romains, c’est que Rome s’incorpora tous les peuples vaincus, et que les Turcs restent toujours séparés de ceux qu’ils ont soumis, et dont ils sont entourés.

Il est resté, à la vérité, deux cent mille Grecs dans Constantinople ; mais ce sont environ deux cent mille artisans ou marchands qui travaillent pour leurs dominateurs. C’est un peuple entier toujours conquis dans sa capitale, auquel il n’est pas même permis de s’habiller comme les Turcs.

Ajoutons à cette remarque qu’une seule puissance a subjugué tous ces pays, depuis l’Archipel jusqu’à l’Euphrate, et que vingt puissances conjurées n’avaient pu, par les croisades, établir que des dominations passagères dans ces mêmes contrées, avec vingt fois plus de soldats, et des travaux qui durèrent deux siècles entiers.

Ricaut, qui a demeuré longtemps en Turquie, attribue la puissance permanente de l’empire ottoman à quelque chose de surnaturel. Il ne peut comprendre comment ce gouvernement, qui dépend si souvent du caprice des janissaires, peut se soutenir contre ses propres soldats et contre ses ennemis. Mais l’empire romain a duré cinq cents ans à Rome, et près de quatorze siècles dans le Levant, au milieu des séditions des armées ; les possesseurs du trône furent renversés, et le trône ne le fut pas. Les Turcs ont pour la race ottomane une vénération qui leur tient lieu de loi fondamentale : l’empire est arraché souvent au sultan, mais, comme nous l’avons remarqué[2] il ne passe jamais dans une maison étrangère. La constitution intérieure n’a donc eu rien à craindre, quoique le monarque et les vizirs aient eu si souvent à trembler.

Jusqu’à présent cet empire n’a pas redouté d’invasions étrangères. Les Persans ont rarement entamé les frontières des Turcs. Vous verrez au contraire le sultan Amurat IV prendre Bagdad d’assaut sur les Persans en 1638[3], demeurer toujours le maître de la Mésopotamie, envoyer d’un côté des troupes au Grand Mogol contre la Perse, et de l’autre menacer Venise. Les Allemands ne se sont jamais présentés aux portes de Constantinople comme les Turcs à celles de Vienne[4]. Les Russes ne sont devenus redoutables à la Turquie que depuis Pierre le Grand. Enfin la force et la rapine établirent l’empire ottoman, et les divisions des chrétiens l’ont maintenu : il n’est rien là que de naturel. Nous verrons comment cet empire s’est accru dans sa puissance, et s’est conservé longtemps dans ses usages féroces, qui commencent enfin à s’adoucir.

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  1. Tu regere imperio populos, Romane, memento ;
    Hæ tibi erunt artes.

    Æn., VI, 851-52.
  2. Page 111.
  3. Chapitre cxci.
  4. En 1529 et 1683. Voyez, pour le dernier siége, le chapitre cxcii ; Voltaire parle du premier, à sa date, dans les Annales de l’Empire.