Essai sur les mœurs/Chapitre 83

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CHAPITRE LXXXIII.

Affranchissements, priviléges des villes, états généraux.

De l’anarchie générale de l’Europe, de tant de désastres même, naquit le bien inestimable de la liberté, qui a fait fleurir peu à peu les villes impériales et tant d’autres cités.

Vous avez déjà observé que dans les commencements de l’anarchie féodale presque toutes les villes étaient peuplées plutôt de serfs que de citoyens, comme on le voit encore en Pologne, où il n’y a que trois ou quatre villes qui puissent posséder des terres, et où les habitants appartiennent à leur seigneur, qui a sur eux droit de vie et de mort. Il en fut de même en Allemagne et en France. Les empereurs commencèrent par affranchir plusieurs villes ; et, dès le xiiie siècle, elles s’unirent pour leur défense commune contre les seigneurs de châteaux, qui subsistaient de brigandage.

Louis le Gros, en France, suivit cet exemple dans ses domaines, pour affaiblir des seigneurs qui lui faisaient la guerre. Les seigneurs eux-mêmes vendirent à leurs petites villes la liberté, pour avoir de quoi soutenir en Palestine l’honneur de la chevalerie.

Enfin, en 1167, le pape Alexandre III déclare, au nom du concile, « que tous les chrétiens devaient être exempts de la servitude ». Cette loi seule doit rendre sa mémoire chère à tous les peuples, ainsi que ses efforts pour soutenir la liberté de l’Italie doivent rendre son nom précieux aux Italiens.

C’est en vertu de cette loi que, longtemps après, le roi Louis Hutin, dans ses chartes, déclara que tous les serfs qui restaient encore en France devaient être affranchis, parce que c’est, dit-il, le royaume des Francs[1]. Il faisait à la vérité payer cette liberté, mais pouvait-on l’acheter trop cher ?

Cependant les hommes ne rentrèrent que par degrés, et trèsdifficilement, dans leur droit naturel, Louis Hutin ne put forcer les seigneurs ses vassaux à faire pour les sujets de leurs domaines ce qu’il faisait pour les siens. Les cultivateurs, les bourgeois même, restèrent encore longtemps hommes de poest, hommes de puissance attachés à la glèbe, ainsi qu’ils le sont encore en plusieurs provinces d’Allemagne. Ce ne fut guère en France que du temps de Charles VII[2] que la servitude fut abolie dans les principales villes. Enfin il est si difficile de faire bien qu’en 1778, temps auquel je revois ce chapitre, il est encore quelques cantons en France où le peuple est esclave, et, ce qui est aussi horrible que contradictoire, esclaves de moines[3].

Le monde avec lenteur marche vers la sagesse[4].

Avant Louis Hutin les rois anoblirent quelques citoyens. Philippe le Hardi, fils de saint Louis, anoblit Raoul qu’on appelait Raoul l’Orfévre, non que ce fût un ouvrier, son anoblissement eût été ridicule : c’était celui qui gardait l’argent du roi. On appelait orfévres ces dépositaires, ainsi qu’on les nomme encore à Londres, où l’on a retenu beaucoup de coutumes de l’ancienne France ; et saint Louis anoblit sans doute son chirurgien La Brosse, puisqu’il le fit son chambellan.

Les communautés des villes avaient commencé en France sous Philippe le Bel, en 1301, à être admises dans les états généraux, qui furent alors substitués aux anciens parlements de la nation, composés auparavant des seigneurs et des prélats. Le tiers état y forma son avis sous le nom de requête : cette requête fut présentée à genoux. L’usage a toujours subsisté que les députés du tiers état parlassent aux rois un genou en terre, ainsi que les gens du parlement, du parquet, et le chancelier même dans les lits de justice. Ces premiers états généraux furent tenus pour s’opposer aux prétentions du pape Boniface VIII. Il faut avouer qu’il était triste pour l’humanité qu’il n’y eût que deux ordres dans l’État : l’un, composé de seigneurs des fiefs, qui ne faisaient pas la cinq-millième partie de la nation ; l’autre, du clergé, bien moins nombreux encore, et qui par son institution sacrée est destiné à un ministère supérieur, étranger aux affaires temporelles. Le corps de la nation avait donc été compté pour rien jusque-là. C’était une des véritables raisons qui avaient fait languir le royaume de France en étouffant toute industrie. Si en Hollande et en Angleterre le corps de l’État n’était formé que de barons séculiers et ecclésiastiques, ces peuples n’auraient pas, dans la guerre de 1701, tenu la balance de l’Europe. Dans les républiques, à Venise, à Gênes, le peuple n’eut jamais de part au gouvernement, mais il ne fut jamais esclave. Les citadins d’Italie étaient fort différents des bourgeois des pays du Nord ; les bourgeois en France, en Allemagne, étaient bourgeois d’un seigneur, d’un évêque ou du roi : ils appartenaient à un homme ; les citadins n’appartenaient qu’à la république. Ce qu’il y a d’affreux, c’est qu’il est resté encore en France trop de serfs de glèbe.

Philippe le Bel, à qui on reproche son peu de fidélité sur l’article des monnaies, sa persécution contre les templiers, et une animosité peut-être trop acharnée contre Boniface VIII et contre sa mémoire, fit donc beaucoup de bien à la nation en appelant le tiers état aux assemblées générales de la France.

Il est essentiel de faire sur les états généraux de France une remarque que nos historiens auraient dû faire : c’est que la France est le seul pays du monde où le clergé fasse un ordre de l’État. Partout ailleurs les prêtres ont du crédit, des richesses, ils sont distingués du peuple par leurs vêtements ; mais ils ne composent point un ordre légal, une nation dans la nation. Ils ne sont ordre de l’État ni à Rome ni à Constantinople : ni le pape ni le Grand Turc n’assemblent jamais le clergé, la noblesse, et le tiers état. L’uléma, qui est le clergé des Turcs, est un corps formidable, mais non pas ce que nous appelons un ordre de la nation. En Angleterre les évêques siégent en parlement, mais ils y siégent comme barons et non comme prêtres. Les évêques, les abbés, ont séance à la diète d’Allemagne ; mais c’est en qualité d’électeurs, de princes, de comtes. La France est la seule où l’on dise : le clergé, la noblesse, et le peuple.

La chambre des communes, en Angleterre, commençait à se former dans ces temps-là, et prit un grand crédit dès l’an 1300. Ainsi le chaos du gouvernement commençait à se débrouiller presque partout, par les malheurs mêmes que le gouvernement féodal, trop anarchique, avait partout occasionnés. Mais les peuples, en reprenant tant de liberté et tant de droits, ne purent de longtemps sortir de la barbarie où l’abrutissement qui naît d’une longue servitude les avait réduits. Ils acquirent la liberté : ils furent comptés pour des hommes ; mais ils n’en furent ni plus polis, ni plus industrieux. Les guerres cruelles d’Edouard III et de Henri V plongèrent le peuple en France dans un état pire que l’esclavage, et il ne respira que dans les dernières années de Charles VII. Il ne fut pas moins malheureux en Angleterre après le règne de Henri V. Son sort fut moins à plaindre en Allemagne du temps de Venceslas et de Sigismond, parce que les villes impériales étaient déjà puissantes.

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  1. « Comme selon le droit de la nature, dit l’ordonnance, chacun doit naistre franc ; et par aucuns usages et coustumes qui de grant ancienneté ont été introduites et gardées jusques cy en nostre royaume, et par avanture pour le meffet de leurs prédécesseurs, moult de personnes de nostre commun peuple sont enchües en lien de servitudes et de diverses conditions qui moult nous desplait : Nous considérants que nostre royaume est dit et nommé le royaume des Francs, et voullants que la chose en vérité soit accordant au nom, et que la condition des gents amende de nous et la venüe de nostre nouvel gouvernement ; par délibération de nostre grant conseil avons ordené et ordenons que, generaument, par tout nostre royaume, de tant comme il peut appartenir à nous et à nos successeurs, telles servitudes soient ramenées à franchises, etc. »
  2. Dans l’édition de 1775 et autres on lisait : que la servitude fut entièrement abolie par l’affaiblissement des seigneurs. Les Anglais mêmes y contribuèrent beaucoup en apportant avec eux la liberté, qui fait leur caractère. Avant Louis Hutin même les rois ennoblirent, etc. Cependant l’édition de 1769 (in-4°) portait déjà anoblirent. (B.)
  3. Ce sont les moines de l’abbaye de Cherzel et les chanoines du chapitre noble de Saint-Claude que Voltaire désigne ici. Depuis 1770 il avait élevé contre eux sa voix en faveur des serfs du mont Jura. Voyez dans les Mélanges, année 1770, l’opuscule intitulé Au roi en son conseil pour les sujets du roi qui réclament la liberté en France, et les autres écrits postérieurs. (B.)
  4. Vers des Lois de Minos, acte III, scène v (tome VI du Théâtre, page 213).