Essai sur les mœurs/Chapitre 77

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CHAPITRE LXXVII.

Du Prince Noir, du roi de Castille don Pèdre le Cruel,
et du connétable du Guesclin.

La Castille était presque aussi désolée que la France. Pierre ou don Pèdre, qu’on nomme le Cruel, y régnait. On nous le représente comme un tigre altéré de sang humain, et qui sentait de la joie à le répandre : un tel caractère est bien rarement dans la nature ; les hommes sanguinaires ne le sont que dans la fureur de la vengeance, ou dans les sévérités de cette politique atroce, qui fait croire la cruauté nécessaire ; mais personne ne répand le sang pour son plaisir.

Il monta sur le trône de Castille étant encore mineur, et dans des circonstances fâcheuses. Son père Alfonse XI avait eu sept bâtards de sa maîtresse Éléonore de Gusman. Ces sept bâtards, puissamment établis, bravaient l’autorité de don Pèdre ; et leur mère, encore plus puissante qu’eux, insultait à la mère du roi. La Castille était partagée entre le parti de la reine mère et celui d’Éléonore. À peine le roi eut-il atteint l’âge de vingt-un ans qu’il lui fallut soutenir contre la faction des bâtards une guerre civile. Il combattit, fut vainqueur, et accorda la mort d’Éléonore à la vengeance de sa mère. On peut le nommer jusque-là courageux et trop sévère. (1351) Il épouse Blanche de Bourbon, et la première nouvelle qu’il apprend de sa femme, quand elle est arrivée à Valladolid, c’est qu’elle est amoureuse du grand-maître de Saint- Jacques, l’un de ces mêmes bâtards qui lui avaient fait la guerre. Je sais que de telles intrigues sont rarement prouvées, qu’un roi sage doit plutôt les ignorer que s’en venger ; mais enfin le roi fut excusable, puisqu’il y a encore une famille en Espagne qui se vante d’être issue de ce commerce : c’est celle des Henriques.

Blanche de Bourbon eut au moins l’imprudence d’être trop unie avec la faction des bâtards ennemis de son mari. Faut-il après cela s’étonner que le roi la laissât dans un château, et se consolât dans d’autres amours ?

Don Pèdre eut à la fois à combattre et les Aragonais et ses frères rebelles : il fut encore vainqueur, et rendit sa victoire inhumaine. Il ne pardonna guère : ses proches, qui avaient pris parti contre lui, furent immolés à ses ressentiments ; enfin ce grand-maître de Saint-Jacques fut tué par ses ordres. C’est ce qui lui mérita le nom de Cruel, tandis que Jean, roi de France, qui avait assassiné son connétable et quatre seigneurs de Normandie, était nommé Jean le Bon.

Dans ces troubles, la femme de don Pèdre mourut. Elle avait été coupable, il fallait bien qu’on dît qu’elle mourut empoisonnée ; mais, encore une fois, on ne doit point intenter cette accusation de poison sans preuve.

C’était sans doute l’intérêt des ennemis de don Pèdre de répandre dans l’Europe qu’il avait empoisonné sa femme. Henri de Transtamare, l’un de ces sept bâtards, qui avait d’ailleurs son frère et sa mère à venger, et surtout ses intérêts à soutenir, profita de la conjoncture. La France était infestée par des brigands réunis, nommés Malandrins ; ils faisaient tout le mal qu’Édouard n’avait pu faire. Henri de Transtamare négocia avec le roi de France Charles V pour délivrer la France de ces brigands et les avoir à son service : l’Aragonais, toujours ennemi du Castillan, promit de livrer passage. Bertrand du Guesclin, chevalier d’une grande réputation, qui ne cherchait qu’à se signaler et à s’enrichir par les armes, engagea les Malandrins à le reconnaître pour chef et à le suivre en Castille. On a regardé cette entreprise de Bertrand du Guesclin comme une action sainte, et qu’il faisait, dit-il, pour le bien de son âme : cette action sainte consistait à conduire des brigands au secours d’un rebelle contre un roi cruel, mais légitime.

On sait qu’en passant près d’Avignon, du Guesclin, manquant d’argent pour payer ses troupes, rançonna le pape et sa cour. Cette extorsion était nécessaire ; mais je n’ose prononcer le nom qu’on lui donnerait si elle n’eût pas été faite à la tête d’une troupe qui pouvait passer pour une armée.

(1366) Le bâtard Henri, secondé de ces troupes grossies dans leur marche, et appuyé de l’Aragon, commença par se faire déclarer roi dans Burgos. Don Pèdre, attaqué ainsi par les Français, eut recours au Prince Noir, leur vainqueur. Ce prince était souverain de la Guienne ; le roi son père la lui avait cédée pour prix de ses actions héroïques. Il devait voir d’un œil jaloux le succès des armes françaises en Espagne, et prendre par intérêt et par honneur le parti le plus juste. Il marche en Espagne avec ses Gascons et quelques Anglais. Bientôt, sur les bords de l’Èbre et près du village de Navarette, don Pèdre et le Prince Noir d’un côté, de l’autre Henri de Transtamare et du Guesclin, donnèrent la sanglante bataille qu’on nomme de Navarette. Elle fut plus glorieuse au Prince Noir que celles de Crécy et de Poitiers, parce qu’elle fut plus disputée. Sa victoire fut complète ; il prit Bertrand du Guesclin et le maréchal d’Andrehen, qui ne se rendirent qu’à lui. Henri de Transtamare fut obligé de fuir en Aragon, et le Prince Noir rétablit don Pèdre sur le trône. Ce roi traita plusieurs rebelles avec une cruauté que les lois de tous les États autorisent du nom de justice. Don Pèdre usait dans toute son étendue du malheureux droit de se venger (1368). Le Prince Noir, qui avait eu la gloire de le rétablir, eut encore celle d’arrêter le cours de ses cruautés. Il est, après Alfred, celui de tous les héros que l’Angleterre a le plus en vénération.

Quand celui qui soutenait don Pèdre se fut retiré, et que Bertrand du Guesclin se fut racheté, alors le bâtard Transtamare réveilla le parti des mécontents, et Bertrand du Guesclin, que le roi Charles V employait secrètement, leva de nouvelles troupes.

Transtamare avait pour lui l’Aragon, les révoltés de Castille, et les secours de la France. Don Pèdre avait la meilleure partie des Castillans, le Portugal, et enfin les musulmans d’Espagne : ce nouveau secours le rendit plus odieux, et le défendit mal. Transtamare et du Guesclin, n’ayant plus à combattre le génie et l’ascendant du Prince Noir, vainquirent enfin don Pèdre auprès de Tolède (1368). Retiré et assiégé dans un château après sa défaite, il est pris, en voulant s’échapper, par un gentilhomme français qu’on appelait Le Bègue de Vilaines. Conduit dans la tente de ce chevalier, le premier objet qu’il y aperçoit est le comte de Transtamare. On dit que, transporté de fureur, il se jeta, quoique désarmé, sur son frère. Ce qui est vrai, c’est que ce frère lui arracha la vie d’un coup de poignard.

Ainsi périt don Pèdre à l’âge de trente-quatre ans, et avec lui s’éteignit la race de Castille. Son ennemi, son frère, son assassin, parvint à la couronne sans autre droit que celui du meurtre : c’est de lui que sont descendus les rois de Castille, qui ont régné en Espagne jusqu’à Jeanne, qui fit passer ce sceptre dans la maison d’Autriche par son mariage avec Philippe le Beau, père de Charles-Quint.

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