Essai sur les mœurs/Chapitre 72

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CHAPITRE LXXII.

Concile de Constance.

Sur le bord occidental du lac de Constance, la ville de ce nom fut bâtie, dit-on, par Constantin. Sigismond la choisit pour être le théâtre où cette scène devait se passer. Jamais assemblée n’avait été plus nombreuse que celle de Pise : le concile de Constance le fut davantage.

Outre la foule de prélats et de docteurs, il y eut cent vingt-huit grands vassaux de l’empire ; l’empereur y fut presque toujours présent. Les électeurs de Mayence, de Saxe, du Palatinat, de Brandebourg, les ducs de Bavière, d’Autriche, et de Silésie, y assistèrent ; vingt-sept ambassadeurs y représentèrent leurs souverains : chacun y disputa de luxe et de magnificence ; on en peut juger par le nombre de cinquante orfèvres qui vinrent s’y établir avec leurs ouvriers pendant la tenue du concile ; on y compta cinq cents joueurs d’instruments, qu’on appelait alors ménétriers, et sept cent dix-huit courtisanes, sous la protection du magistrat. Il fallut bâtir des cabanes de bois pour loger tous ces esclaves du luxe et de l’incontinence, que les seigneurs, et, dit-on, les pères du concile traînaient après eux. On ne rougissait point de cette coutume ; elle était autorisée dans tous les États, comme elle le fut autrefois chez presque tous les peuples de l’antiquité. Au reste, l’Église de France donnait à chaque archevêque député au concile dix francs par jour (qui reviennent environ à soixante-dix de nos livres), huit à un évêque, cinq à un abbé, et trois à un docteur.

Avant de voir ce qui se passa dans ces états de la chrétienté, je dois vous rappeler, en peu de mots, quels étaient alors les principaux princes de l’Europe, et en quel état étaient leurs dominations.

Sigismond joignait le royaume de Hongrie à la dignité d’empereur : il avait été malheureux contre le fameux Bajazet, sultan des Turcs ; la Hongrie épuisée, et l’Allemagne divisée, étaient menacées du joug mahométan. Il avait encore eu plus à souffrir de ses sujets que des Turcs ; les Hongrois l’avaient mis en prison, et avaient offert la couronne à Lancelot, roi de Naples. Échappé de sa prison, il s’était rétabli en Hongrie, et enfin avait été choisi pour chef de l’empire.

En France, le malheureux Charles VI, tombé en frénésie, avait le nom de roi : ses parents, occupés à déchirer la France, en étaient moins attentifs au concile ; mais ils avaient intérêt que l’empereur ne parût pas le maître de l’Europe.

Ferdinand régnait en Aragon, et s’intéressait pour son pape Pierre Luna.

Jean II, roi de Castille, n’avait aucune influence dans les affaires de l’Europe ; mais il suivait encore le parti de Luna. La Navarre s’était aussi rangée sous son obédience.

Henri V, roi d’Angleterre, occupé, comme nous le verrons, de la conquête de la France, souhaitait que le pontificat, déchiré et avili, ne pût jamais ni rançonner l’Angleterre, ni se mêler des droits des couronnes ; et il avait assez d’esprit pour désirer que le nom de pape fût aboli pour jamais.

Rome, délivrée des troupes françaises, maîtresses pourtant encore du château Saint-Ange, et retournée sous l’obéissance de Jean XXIII, n’aimait point son pape, et craignait l’empereur.

Les villes d’Italie, divisées, ne mettaient presque point de poids dans la balance ; Venise, qui aspirait à la domination de l’Italie, profitait de ses troubles et de ceux de l’Église.

Le duc de Bavière, pour jouer un rôle, protégeait le pape Corrario réfugié à Rimini ; et Frédéric, duc d’Autriche, ennemi secret de l’empereur, ne songeait qu’à le traverser.

Sigismond se rendit maître du concile, en mettant des soldats autour de Constance pour la sûreté des pères. Le pape corsaire, Jean XXIII, eût bien mieux fait de retourner à Rome, où il pouvait être le maître, que de s’aller mettre entre les mains d’un empereur qui pouvait le perdre. Il se ligua avec le duc d’Autriche, l’archevêque de Mayence, et le duc de Bourgogne ; et ce fut ce qui le perdit. L’empereur devint son ennemi. Tout pape légitime qu’il était, on exigea de lui qu’il cédât la tiare, aussi bien que Luna et Corrario : il le promit solennellement, et s’en repentit le moment d’après. Il se trouvait prisonnier au milieu du concile même auquel il présidait (1415). Il n’avait plus de ressource que dans la fuite. L’empereur le faisait observer de près. Le duc d’Autriche ne trouva pas de meilleur moyen, pour favoriser l’évasion du pape, que de donner au concile le spectacle d’un tournoi. Le pape, au milieu du tumulte de la fête, s’enfuit, déguisé en postillon. Le duc d’Autriche part un moment après lui. Tous deux se retirent dans une partie de la Suisse, qui appartenait encore à la maison autrichienne. Le pape devait être protégé par le duc de Bourgogne, puissant par ses États et par l’autorité qu’il avait en France. Un nouveau schisme allait recommencer. Les chefs d’ordre attachés au pape se retiraient déjà de Constance ; et le concile, par le sort des événements, pouvait devenir une assemblée de rebelles. Sigismond, malheureux en tant d’occasions, réussit en celle-ci. Il avait des troupes prêtes ; il se saisit des terres du duc d’Autriche en Alsace, dans le Tyrol, en Suisse. Ce prince, retourné au concile, y demande à genoux sa grâce à l’empereur : il lui promet, en joignant les mains, de ne rien entreprendre jamais contre sa volonté ; il lui remet tous ses États, pour que l’empereur en dispose en cas d’infidélité. L’empereur tendit enfin la main au duc d’Autriche, et lui pardonna, à condition qu’il lui livrerait la personne du pape.

Le pontife fugitif est saisi dans Fribourg en Brisgaw, et transféré dans un château voisin. Cependant le concile instruit son procès.

On l’accuse d’avoir vendu les bénéfices et des reliques, d’avoir empoisonné le pape son prédécesseur, d’avoir fait massacrer plusieurs personnes : l’impiété la plus licencieuse, la débauche la plus outrée, la sodomie, le blasphème, lui furent imputés ; mais on supprima cinquante articles du procès-verbal, trop injurieux au pontificat ; enfin, en présence de l’empereur, on lut la sentence de déposition. Cette sentence porte que « le concile se réserve le droit de punir le pape pour ses crimes, suivant la justice ou la miséricorde » (29 mai 1415).

Jean XXIII, qui avait eu tant de courage quand il s’était battu autrefois sur mer et sur terre, n’eut que de la résignation quand on lui vint lire son arrêt dans sa prison. L’empereur le garda trois ans prisonnier dans Manheim, avec une rigueur qui attira plus de compassion sur ce pontife que ses crimes n’avaient excité de haine contre lui.

On avait déposé le vrai pape. On voulut avoir les renonciations de ceux qui prétendaient l’être. Corrario envoya la sienne, mais le fier Espagnol Luna ne voulut jamais plier. Sa déposition dans le concile n’était pas une affaire ; mais c’en était une de choisir un pape. Les cardinaux réclamaient le droit d’élection, et le concile, représentant la chrétienté, voulait jouir de ce droit. Il fallait donner un chef à l’Église, et un souverain à Rome : il était juste que les cardinaux, qui sont le conseil du prince de Rome, et les pères du concile, qui avec eux représentent l’Église, jouissent tous du droit de suffrage. Trente députés du concile, joints aux cardinaux, (1417) élurent d’une commune voix Othon Colonne, de cette même maison de Colonne excommuniée par Boniface VIII jusqu’à la cinquième génération. Ce pape, qui changea son beau nom contre celui de Martin, avait les qualités d’un prince et les vertus d’un évêque.

Jamais pontife ne fut inauguré plus pompeusement. Il marcha vers l’église, monté sur un cheval blanc dont l’empereur et l’électeur palatin à pied tenaient les rênes ; une foule de princes et un concile entier fermaient la marche. On le couronna de la triple couronne que les papes portaient depuis environ deux

siècles.

Les pères du concile ne s’étaient pas d’abord assemblés pour détrôner un pontife ; mais leur principal objet avait paru être de réformer toute l’Église : c’était surtout le but du fameux Gerson, et des autres députés de l’université de Paris.

On avait crié pendant deux ans dans le concile contre les annales, les exemptions, les réserves, les impôts des papes sur le clergé au profit de la cour de Rome, contre tous les vices dont l’Église était inondée. Quelle fut la réforme tant attendue ? Le pape Martin déclara : 1° qu’il ne fallait pas donner d’exemptions sans connaissance de cause ; 2° qu’on examinerait les bénéfices réunis ; 3° qu’on devait disposer selon le droit public des revenus des églises vacantes ; 4° il défendit inutilement la simonie ; 5° il voulut que ceux qui auraient des bénéfices fussent tonsurés ; 6° il défendit qu’on dît la messe en habit séculier. Ce sont là les lois qui furent promulguées par l’assemblée la plus solennelle du monde. Le concile déclara qu’il était au-dessus du pape : cette vérité était bien claire, puisqu’il lui faisait son procès ; mais un concile passe, la papauté reste, et l’autorité lui demeure.

Gerson eut même beaucoup de peine à obtenir la condamnation de ces propositions : qu’il y a des cas où l’assassinat est une action vertueuse, beaucoup plus méritoire dans un chevalier que dans un écuyer, et beaucoup plus dans un prince que dans un chevalier. Cette doctrine de l’assassinat avait été soutenue par un nommé Jean Petit, docteur de l’université de Paris, à l’occasion du meurtre du duc d’Orléans, propre frère du roi. Le concile éluda longtemps la requête de Gerson. Enfin il fallut condamner cette doctrine du meurtre ; mais ce fut sans nommer le cordelier Jean Petit, ni Jean de Rocha, aussi cordelier, son apologiste[1].

Voilà l’idée que j’ai cru devoir vous donner de tous les objets politiques qui occupèrent le concile de Constance. Les bûchers que le zèle de la religion alluma sont d’une autre espèce.

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  1. Jean Hus, moins coupable, fut brûlé vif ; mais Jean Hus avait attaqué les prétentions des prêtres, et les deux cordeliers n’avaient attaqué que les droits des hommes. (K.)