Essai sur les mœurs/Chapitre 63

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CHAPITRE LXIII.

État de l’Europe au xiiie siècle.

Nous avons vu que les croisades épuisèrent l’Europe d’hommes et d’argent, et ne la civilisèrent pas. L’Allemagne fut dans une entière anarchie depuis la mort de Frédéric II. Tous les seigneurs s’emparèrent à l’envi des revenus publics attachés à l’empire ; de sorte que quand Rodolphe de Habsbourg fut élu (1273), on ne lui accorda que des soldats, avec lesquels il conquit l’Autriche sur Ottocare, qui l’avait enlevée à la maison de Bavière.

C’est pendant l’interrègne qui précéda l’élection de Rodolphe que le Danemark, la Pologne, la Hongrie, s’affranchissent entièrement des légères redevances qu’elles payaient aux empereurs, quand ceux-ci étaient les plus forts.

Mais c’est aussi dans ce temps-là que plusieurs villes établissent leur gouvernement municipal, qui dure encore. Elles s’allient entre elles pour se défendre des invasions des seigneurs. Les villes anséatiques, comme Lubeck, Cologne, Brunswick, Dantzick, auxquelles quatre-vingts autres se joignent avec le temps, forment une république commerçante dispersée dans plusieurs États différents. Les Austrègues s’établissent : ce sont des arbitres de convention entre les seigneurs, comme entre les villes ; ils tiennent lieu des tribunaux et des lois, qui manquaient en Allemagne.

L’Italie se forme sur un plan nouveau avant Rodolphe de Habsbourg, et sous son règne beaucoup de villes deviennent libres. Il leur confirma cette liberté à prix d’argent. Il paraissait alors que l’Italie pouvait être pour jamais détachée de l’Allemagne.

Tous les seigneurs allemands, pour être plus puissants, s’étaient accordés à vouloir un empereur qui fût faible. Les quatre princes et les trois archevêques, qui peu à peu s’attribuèrent à eux seuls le droit d’élection, n’avaient choisi, de concert avec quelques autres princes, Rodolphe de Habsbourg pour empereur que parce qu’il était sans États considérables : c’était un seigneur suisse, qui s’était fait redouter comme un de ces chefs que les Italiens appelaient Condottieri ; il avait été le champion de l’abbé de Saint-Gall contre l’évêque de Bâle, dans une petite guerre pour quelques tonneaux de vin ; il avait secouru la ville de Strasbourg. Sa fortune était si peu proportionnée à son courage qu’il fut quelque temps grand-maître d’hôtel de ce même Ottocare, roi de Bohême, qui depuis, pressé de lui rendre hommage, répondit « qu’il ne lui devait rien, et qu’il lui avait payé ses gages ». Les princes d’Allemagne ne prévoyaient pas alors que ce même Rodolphe serait le fondateur d’une maison longtemps la plus florissante de l’Europe, et qui a été quelquefois sur le point d’avoir dans l’empire la même puissance que Charlemagne[1]. Cette puissance fut longtemps à se former ; et surtout à la fin de ce XIIIe siècle, et au commencement du XIVe l’empire n’avait sur l’Europe aucune influence.

La France eût été heureuse sous un souverain tel que saint Louis, sans ce funeste préjugé des croisades, qui causa ses malheurs, et qui le fit mourir sur les sables d’Afrique. On voit, par le grand nombre de vaisseaux équipés pour ses expéditions fatales, que la France eût pu avoir aisément une grande marine commerçantes. Les statuts de saint Louis pour le commerce, une nouvelle police établie par lui dans Paris, sa pragmatique sanction qui assura la discipline de l’Église gallicane, ses quatre grands bailliages auxquels ressortissaient les jugements de ses vassaux, et qui sont l’origine du parlement de Paris, ses règlements et sa fidélité sur les monnaies, tout fait voir que la France aurait pu alors être florissante.

Quant à l’Angleterre, elle fut, sous Édouard Ier, aussi heureuse que les mœurs du temps pouvaient le permettre. Le pays de Galles lui fut réuni ; elle subjugua l’Écosse, qui reçut un roi de la main d’Édouard. Les Anglais à la vérité n’avaient plus la Normandie ni l’Anjou, mais ils possédaient toute la Guienne. Si Édouard Ier n’eut qu’une petite guerre passagère avec la France, il le faut attribuer aux embarras qu’il eut toujours chez lui, soit quand il soumit l’Écosse, soit quand il la perdit à la fin de son règne.

Nous donnerons un article particulier et plus étendu à l’Espagne, que nous avons laissée depuis longtemps en proie aux Sarrasins. Il reste ici à dire un mot de Rome.

La papauté fut, vers le xiiie siècle, dans le même état où elle était depuis si longtemps. Les papes, mal affermis dans Rome, n’ayant qu’une autorité chancelante en Italie, et à peine maîtres de quelques places dans le patrimoine de Saint-Pierre et dans l’Ombrie, donnaient toujours des royaumes, et jugeaient les rois.

En 1289 le pape Nicolas jugea solennellement à Rome les démêlés du roi de Portugal et de son clergé. Nous avons vu[2] qu’en 1283 le pape Martin IV déposa le roi d’Aragon, et donna ses États au roi de France, qui ne put mettre la bulle du pape à exécution. Boniface VIII donna la Sardaigne et la Corse à un autre roi d’Aragon, Jacques, surnommé le Juste.

Vers l’an 1300, lorsque la succession au royaume d’Écosse était contestée, le pape Boniface VIII ne manqua pas d’écrire au roi Édouard : « Vous devez savoir que c’est à nous à donner un roi à l’Écosse, qui a toujours de plein droit appartenu et appartient encore à l’Église romaine ; que si vous y prétendez avoir quelque droit, envoyez-nous vos procureurs, et nous vous rendrons justice ; car nous réservons cette affaire à nous. »

Lorsque vers la fin du XIIIe siècle quelques princes déposèrent Adolphe de Nassau, successeur du premier prince de la maison d’Autriche, fils de Rodolphe, ils supposèrent une bulle du pape pour déposer Nassau. Ils attribuaient au pape leur propre pouvoir. Ce même Boniface, apprenant l’élection d’Albert, écrit aux électeurs (1298) : « Nous vous ordonnons de dénoncer qu’Albert, qui se dit roi des Romains, comparaisse devant nous pour se purger du crime de lèse-majesté et de l’excommunication encourue. »

On sait qu’Albert d’Autriche, au lieu de comparaître, vainquit Nassau, le tua dans la bataille auprès de Spire, et que Boniface, après lui avoir prodigué les excommunications, lui prodigua les bénédictions quand ce pape eut besoin de lui contre Philippe le Bel (1303) : alors il supplée, par la plénitude de sa puissance, à l’irrégularité de l’élection d’Albert ; il lui donne dans sa bulle le royaume de France, qui de droit appartenait, dit-il, aux empereurs. C’est ainsi que l’intérêt change ses démarches, et emploie à ses fins le sacré et le profane[3].

D’autres têtes couronnées se soumettaient à la juridiction papale. Marie, femme de Charles le Boiteux, roi de Naples, qui prétendait au royaume de Hongrie, fit plaider sa cause devant le pape et ses cardinaux, et le pape lui adjugea le royaume par défaut. Il ne manquait à la sentence qu’une armée.

L’an 1329, Christophe, roi de Danemark, ayant été déposé par la noblesse et par le clergé, Magnus, roi de Suède, demande au pape la Scanie et d’autres terres. « Le royaume de Danemark, dit-il dans sa lettre, ne dépend, comme vous le savez, très-saint-père, que de l’Église romaine, à laquelle il paye tribut, et non de l’empire. » Le pontife, que ce roi de Suède implorait, et dont il reconnaissait la juridiction temporelle sur tous les rois de la terre, était Jacques Fournier, Benoît XII, résidant à Avignon ; mais le nom est inutile ; il ne s’agit que de faire voir que tout prince qui voulait usurper ou recouvrer un domaine s’adressait au pape comme à son maître. Benoît prit le parti du roi de Danemark, et répondit « qu’il ne ferait justice de ce monarque que quand il l’aurait cité à comparaître devant lui, selon les anciens usages ».

La France, comme nous le verrons[4], n’avait pas pour Boniface VIII une pareille déférence. Au reste, il est assez connu que ce pontife institua le jubilé, et ajouta une seconde couronne à celle du bonnet pontifical, pour signifier les deux puissances. Jean XXII les surmonta depuis d’une troisième ; mais Jean ne fit point porter devant lui les deux épées nues, que faisait porter Boniface en donnant des indulgences.

On passa, dans ce XIIIe siècle, de l’ignorance sauvage à l’ignorance scolastique. Albert, surnommé le Grand, enseignait les principes du chaud, du froid, du sec, et de l’humide ; il enseignait aussi la politique suivant les règles de l’astrologie et de l’influence des astres, et la morale suivant la logique d’Aristote[5].

Souvent les institutions les plus sages ne furent dues qu’à l’aveuglement et à la faiblesse. Il n’y a guère dans l’Église de cérémonie plus noble, plus pompeuse, plus capable d’inspirer la piété aux peuples, que la fête du saint-sacrement. L’antiquité n’en eut guère dont l’appareil fut plus auguste. Cependant, qui fut la cause de cet établissement ? une religieuse de Liège, nommée Moncornillon, qui s’imaginait voir toutes les nuits un trou à la lune (1264) : elle eut ensuite une révélation qui lui apprit que la lune signifiait l’Église, et le trou une fête qui manquait. Un moine, nommé Jean, composa avec elle l’office du saint-sacrement ; la fête s’en établit à Liège, et Urbain IV l’adopta pour toute l’Église[6].

Au XIIIe siècle, les moines noirs et les blancs formaient deux grandes factions qui partageaient les villes, à peu près comme les factions bleues et vertes partagèrent les esprits dans l’empire romain. Ensuite, lorsqu’au XIIIe siècle les mendiants eurent du crédit, les blancs et les noirs se réunirent contre ces nouveaux venus, jusqu’à ce qu’enfin la moitié de l’Europe s’est élevée contre eux tous. Les études des scolastiques étaient alors et sont demeurées, presque jusqu’à nos jours, des systèmes d’absurdités, tels que, si on les imputait aux peuples de la Taprobane, nous croirions qu’on les calomnie. On agitait « si Dieu peut produire la nature universelle des choses, et la conserver sans qu’il y ait des choses ; si Dieu peut être dans un prédicat, s’il peut communiquer la faculté de créer, rendre ce qui est fait non fait, changer une femme en fille ; si chaque personne divine peut prendre la nature qu’elle veut ; si Dieu peut-être scarabée et citrouille ; si le père produit son fils par l’intellect ou la volonté, ou par l’essence, ou par l’attribut, naturellement ou librement » ? Et les docteurs qui résolvaient ces questions s’appelaient le grand, le subtil, l’angélique, l’irréfragable, le solennel, l’illuminé, l’universel, le profond.

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  1. Voyez, pour le règne de Rodolphe de Habsbourg, les Annales de l’Empire.
  2. Dès l’édition de 1756 Voltaire emploie cette expression. Cependant il n’a pas encore parlé de la déposition du roi d’Aragon par le pape Martin IV. Il n’en est pas mention non plus dans les Annales de l’Empire, publiées en 1753. Voyez, au reste, ci-après la fin du chapitre lxiv. (B.)
  3. Voyez le chapitre lxv, du roi Philippe le-Bel. (Note de Voltaire.)
  4. Chapitre lxv.
  5. Albert, dit le Grand, était né à Laningen en Souabe, et avait étudié à Pavie. Il professa à Paris avec tant de succès, en développant les idées d’Aristote, que la cour de Rome révoqua l’interdiction dont elle avait frappé les œuvres du philosophe de Stagyre. Il fut nommé, en 1254, provincial de l’ordre de Saint-Dominique, et mourut à Cologne, en 1280, à l’âge de quatre-vingt-sept ans. Ses œuvres ne forment pas moins de vingt et un volumes in-folio. (E. B.)
  6. Cette solennité fut longtemps en France une source de troubles. La populace catholique forçait à coups de pierres et de bâtons les protestants à tendre leurs maisons, à se mettre à genoux dans les rues. Le cardinal de Lorraine, les Guises, employèrent souvent ce moyen pour faire rompre les édits de pacification. Le gouvernement a fini par ériger en loi cette fantaisie de la populace ; ce qui est arrive plus souvent qu’on ne croit dans d’autres circonstances et chez d’autres nations. Pendant plus d’un siècle, il n’y a pas eu d’année où cette fête n’ait amené quelques émeutes ou quelques procès. A présent elle n’a plus d’autre effet que d’embarrasser les rues, et de nourrir dans le peuple le fanatisme et la superstition. En Flandre et à Aix en Provence, la procession est accompagnée de mascarades et de bouffonneries dignes de l’ancienne fête des fous. A Paris, il n’y a rien de curieux que des évolutions d’encensoirs assez plaisantes, et quelques enfants de la petite bourgeoisie qui courent les rues masqués en saints Jeans, en Madeleines, etc. Un des crimes qui ont conduit le chevalier de La Barre sur l’échafaud, en 1766, était d’avoir passé, un jour de pluie, le chapeau sur la tête, à quelques pas d’une de ces processions. (K.) — Voyez, dans les Mélanges, année 1766, la Relation de la mort de La Barre.