Essai sur les mœurs/Chapitre 196

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CHAPITRE CXCVI.

Du Japon au xviie siècle, et de l’extinction de la religion chrétienne
en ce pays.

Dans la foule des révolutions que nous avons vues d’un bout de l’univers à l’autre, il paraît un enchaînement fatal des causes qui entraînent les hommes, comme les vents poussent les sables et les flots. Ce qui s’est passé au Japon en est une nouvelle preuve. Un prince portugais, sans puissance, sans richesses, imagine, au XVe siècle, d’envoyer quelques vaisseaux sur les côtes d’Afrique. Bientôt après les Portugais découvrent l’empire du Japon. L’Espagne, devenue pour un temps souveraine du Portugal, fait au Japon un commerce immense. La religion chrétienne y est portée à la faveur de ce commerce, et, à la faveur de cette tolérance de toutes les sectes admises si généralement dans l’Asie, elle s’y introduit, elle s’y établit. Trois princes japonais chrétiens viennent à Rome baiser les pieds du pape Grégoire XIII. Le christianisme allait devenir au Japon la religion dominante, et bientôt l’unique, lorsque sa puissance même servit à le détruire. Nous avons déjà remarqué[1] que les missionnaires y avaient beaucoup d’ennemis ; mais aussi ils s’y étaient fait un parti très-puissant. Les bonzes craignirent pour leurs anciennes possessions, et l’empereur enfin craignit pour l’État. Les Espagnols s’étaient rendus maîtres des Philippines, voisines du Japon : on savait ce qu’ils avaient fait en Amérique ; il n’est pas étonnant que les Japonais fussent alarmés.

L’empereur du Japon, dès l’an 1586, proscrivit la religion chrétienne ; l’exercice en fut défendu aux Japonais sous peine de mort : mais comme on permettait toujours le commerce aux Portugais et aux Espagnols, leurs missionnaires faisaient dans le peuple autant de prosélytes qu’on en condamnait aux supplices. Le gouvernement défendit aux marchands étrangers d’introduire des prêtres chrétiens dans le pays ; malgré cette défense, le gouverneur des îles Philippines envoya des cordeliers en ambassade à l’empereur japonais. Ces ambassadeurs commencèrent par faire construire une chapelle publique dans la ville capitale, nommée Méaco ; ils furent chassés, et la persécution redoubla. Il y eut longtemps des alternatives de cruauté et d’indulgence. Il est évident que la raison d’État fut la seule cause des persécutions, et qu’on ne se déclara contre la religion chrétienne que par la crainte de la voir servir d’instrument aux entreprises des Espagnols ; car jamais on ne persécuta au Japon la religion de Confucius, quoique apportée par un peuple dont les Japonais sont jaloux, et auquel ils ont souvent fait la guerre.

Le savant et judicieux observateur Kempfer, qui a si longtemps été sur les lieux, nous dit que, l’an 1674, on fit le dénombrement des habitants de Méaco. Il y avait douze religions dans cette capitale, qui vivaient toutes en paix ; et ces douze sectes composaient plus de quatre cent mille habitants, sans compter la cour nombreuse du daïri, souverain pontife. Il paraît que si les Portugais et les Espagnols s’étaient contentés de la liberté de conscience, ils auraient été aussi paisibles dans le Japon que ces douze religions. Ils y faisaient encore en 1636 le commerce le plus avantageux ; Kempfer dit qu’ils en rapportèrent à Macao deux mille trois cent cinquante caisses d’argent.

Les Hollandais, qui trafiquaient au Japon depuis 1600, étaient jaloux du commerce des Espagnols. Ils prirent en 1637, vers le cap de Bonne-Espérance, un vaisseau espagnol qui faisait voile du Japon à Lisbonne : ils y trouvèrent des lettres d’un officier portugais, nommé Moro, espèce de consul de la nation : ces lettres renfermaient le plan d’une conspiration des chrétiens du Japon contre l’empereur ; on spécifiait le nombre des vaisseaux et des soldats qu’on attendait de l’Europe et des établissements d’Asie, pour faire réussir le projet. Les lettres furent envoyées à la cour du Japon : Moro reconnut son crime, et fut brûlé publiquement.

Alors le gouvernement aima mieux renoncer à tout commerce avec les étrangers que se voir exposé à de telles entreprises. L’empereur Jemitz, dans une assemblée de tous les grands, porta ce fameux édit, que désormais aucun Japonais ne pourrait sortir du pays, sous peine de mort ; qu’aucun étranger ne serait reçu dans l’empire ; que tous les Espagnols ou Portugais seraient renvoyés, que tous les chrétiens du pays seraient mis en prison, et qu’on donnerait environ mille écus à quiconque découvrirait un prêtre chrétien. Ce parti extrême de se séparer tout d’un coup du reste du monde, et de renoncer à tous les avantages du commerce, ne permet pas de douter que la conspiration n’ait été véritable ; mais ce qui rend la preuve complète, c’est qu’en effet les chrétiens du pays, avec quelques Portugais à leur tête, s’assemblèrent en armes au nombre de plus de trente mille. Ils furent battus en 1638, et se retirèrent dans une forteresse sur le bord de la mer, dans le voisinage du port de Nangazaki.

Cependant toutes les nations étrangères étaient alors chassées du Japon ; les Chinois mêmes étaient compris dans cette loi générale, parce que quelques missionnaires d’Europe s’étaient vantés au Japon d’être sur le point de convertir la Chine au christianisme. Les Hollandais eux-mêmes, qui avaient découvert la conspiration, étaient chassés comme les autres : on avait déjà démoli le comptoir qu’ils avaient à Firando ; leurs vaisseaux étaient déjà partis : il en restait un, que le gouvernement somma de tirer son canon contre la forteresse où les chrétiens étaient réfugiés. Le capitaine hollandais Kokbeker rendit ce funeste service : les chrétiens furent bientôt forcés, et périrent dans d’affreux supplices. Encore une fois, quand on se représente un capitaine portugais, nommé Moro, et un capitaine hollandais, nommé Kokbeker, suscitant dans le Japon de si étranges événements, on reste convaincu de l’esprit remuant des Européans, et de cette fatalité qui dispose des nations.

Le service odieux qu’avaient rendu les Hollandais au Japon ne leur attira pas la grâce qu’ils espéraient d’y commercer et de s’y établir librement ; mais ils obtinrent la permission d’aborder dans une petite île nommée Désima, près du port de Nangazaki : c’est là qu’il leur est permis d’apporter une quantité déterminée de marchandises.

Il fallut d’abord marcher sur la croix[2], renoncer à toutes les marques du christianisme, et jurer qu’ils n’étaient pas de la religion des Portugais, pour obtenir d’être reçus dans cette petite île, qui leur sert de prison : dès qu’ils y arrivent on s’empare de leurs vaisseaux et de leurs marchandises, auxquelles on met le prix. Ils viennent chaque année subir cette prison pour gagner de l’argent : ceux qui sont rois à Batavia et dans les Moluques se laissent ainsi traiter en esclaves : on les conduit, il est vrai, de la petite île où ils sont retenus jusqu’à la cour de l’empereur ; et ils sont partout reçus avec civilité et avec honneur, mais gardés à vue et observés ; leurs conducteurs et leurs gardes font un serment par écrit, signé de leur sang, qu’ils observeront toutes les démarches des Hollandais, et qu’ils en rendront un compte fidèle.

On a imprimé dans plusieurs livres qu’ils abjuraient le christianisme au Japon : cette opinion a sa source dans l’aventure d’un Hollandais qui, s’étant échappé et vivant parmi les naturels du pays, fut bientôt reconnu ; il dit, pour sauver sa vie, qu’il n’était pas chrétien, mais Hollandais. Le gouvernement japonais a défendu depuis ce temps qu’on bâtît des vaisseaux qui pussent aller en haute mer. Ils ne veulent avoir que de longues barques à voiles et à rames pour le commerce de leurs îles. La fréquentation des étrangers est devenue chez eux le plus grand des crimes ; il semble qu’ils les craignent encore après le danger qu’ils ont couru. Cette terreur ne s’accorde ni avec le courage de la nation, ni avec la grandeur de l’empire ; mais l’horreur du passé a plus agi en eux que la crainte de l’avenir. Toute la conduite des Japonais a été celle d’un peuple généreux, facile, fier, et extrême dans ses résolutions : ils reçurent d’abord les étrangers avec cordialité ; et quand ils se sont crus outragés et trahis par eux, ils ont rompu avec eux sans retour.

Lorsque le ministre Colbert, d’éternelle mémoire, établit le premier une compagnie des Indes en France, il voulut essayer d’introduire le commerce des Français au Japon, comptant se servir des seuls protestants, qui pouvaient jurer qu’ils n’étaient pas de la religion des Portugais ; mais les Hollandais s’opposèrent à ce dessein, et les Japonais, contents de recevoir tous les ans chez eux une nation qu’ils font prisonnière, ne voulurent pas en recevoir deux.

Je ne parlerai point ici du royaume de Siam, qu’on nous représentait beaucoup plus vaste et plus opulent qu’il n’est ; on verra dans le Siècle de Louis XIV (chapitre xiv) le peu qu’il est nécessaire d’en savoir. La Corée, la Cochinchine, le Tunquin, le Laos, Ava, Pégu, sont des pays dont on a peu de connaissance ; et dans ce prodigieux nombre d’îles répandues aux extrémités de l’Asie, il n’y a guère que celle de Java, où les Hollandais ont établi le centre de leur domination et de leur commerce, qui puisse entrer dans le plan de cette histoire générale. Il en est ainsi de tous les peuples qui occupent le milieu de l’Afrique, et d’une infinité de peuplades dans le nouveau monde. Je remarquerai seulement qu’avant le XVIe siècle plus de la moitié du globe ignorait l’usage du pain et du vin ; une grande partie de l’Amérique et de l’Afrique orientale l’ignore encore, et il faut y porter ces nourritures pour y célébrer les mystères de notre religion.

Les anthropophages sont beaucoup plus rares qu’on ne le dit, et depuis cinquante ans aucun de nos voyageurs n’en a vu[3]. Il y a beaucoup d’espèces d’hommes manifestement différentes les unes des autres. Plusieurs nations vivent encore dans l’état de la pure nature ; et, tandis que nous faisons le tour du monde pour découvrir si leurs terres n’ont rien qui puisse assouvir notre cupidité, ces peuples ne s’informent pas s’il existe d’autres hommes qu’eux, et passent leurs jours dans une heureuse indolence qui serait un malheur pour nous.

Il reste beaucoup à découvrir pour notre vaine curiosité ; mais si l’on s’en tient à l’utile, on n’a que trop découvert.

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  1. Chapitre cxlii.
  2. Voyez une note du chapitre premier des Fragments sur l’Inde, dans les Mélanges, année 1773.
  3. Depuis le temps où M. de Voltaire a écrit cette histoire, les voyageurs ont trouvé des anthropophages dans plusieurs îles de la mer du Sud. Il paraît résulter de leurs observations que cet usage s’abolit peu à peu chez ces peuples, à mesure que le temps amène quelques progrès dans leur civilisation. Les peuples qui mangent quelques-uns de leurs ennemis dans une espèce de fête barbare sont encore en assez grand nombre ; mais il est très-rare d’en trouver qui tuent leurs ennemis pour les manger. Ce sont deux degrés de barbarie bien distincts, dont le premier a précédé l’autre, qui paraît n’être qu’un reste de l’ancien usage. Au reste, on n’a trouvé chez aucun de ces peuples l’usage de faire brûler vivants les hommes qui ne sont pas de l’avis des autres, ni celui de faire mourir les prisonniers dans les supplices : ces coutumes paraissent appartenir exclusivement aux théologiens de l’Europe et aux sauvages de l’Amérique septentrionale. (K.)