Essai sur les mœurs/Chapitre 178

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CHAPITRE CLXXVIII.

Des allemands sous Rodolphe II, Mathias, et Ferndinan II. Des malheurs de Frédéric, électeur palatin. Des conquêtes de Gustave-Adolphe. Paix de Vestphalie, etc.


Pendant que la France reprenait une nouvelle vie sous Henri IV, que l’Angleterre florissait sous Élisabeth, et que l’Espagne était la puissance prépondérante de l’Europe sous Philippe II, l’Allemagne et le Nord ne jouaient pas un si grand rôle.

Si on regarde l’Allemagne comme le siége de l’empire, cet empire n’était qu’un vain nom ; et on peut observer que, depuis l’abdication de Charles-Quint jusqu’au règne de Léopold, elle n’a eu aucun crédit en Italie. Les couronnements à Rome et à Milan furent supprimés comme des cérémonies inutiles : on les regardait auparavant comme essentielles ; mais depuis que Ferdinand Ier, frère et successeur de l’empereur Charles-Quint, négligea le voyage de Rome, on s’accoutuma à s’en passer. Les prétentions des empereurs sur Rome, celles des papes de donner l’empire, tombèrent insensiblement dans l’oubli : tout s’est réduit à une lettre de félicitations que le souverain pontife écrit à l’empereur élu. L’Allemagne resta avec le titre d’empire, mais faible, parce qu’elle fut toujours divisée. Ce fut une république de princes, à laquelle présidait l’empereur ; et ces princes, ayant tous des prétentions les uns contre les autres, entretinrent presque toujours une guerre civile, tantôt sourde, tantôt éclatante, nourrie par leurs intérêts opposés, et par les trois religions de l’Allemagne, plus opposées encore que les intérêts des princes. Il était impossible que ce vaste État, partagé en tant de principautés désunies, sans commerce alors et sans richesses, influât beaucoup sur le système de l’Europe. Il n’était point fort au dehors, mais il l’était au dedans, parce que la nation fut toujours laborieuse et belliqueuse. Si la constitution germanique avait succombé, si les Turcs avaient envahi une partie de l’Allemagne, et que l’autre eût appelé des maîtres étrangers, les politiques n’auraient pas manqué de prouver que l’Allemagne, déjà déchirée par elle-même, ne pouvait subsister ; ils auraient démontré que la forme singulière de son gouvernement, la multitude de ses princes, la pluralité des religions, ne pouvaient que préparer une ruine et un esclavage inévitables. Les causes de la décadence de l’ancien empire romain n’étaient pas, à beaucoup près, si palpables ; cependant le corps de l’Allemagne est resté inébranlable, en portant dans son sein tout ce qui semblait devoir le détruire ; il est difficile d’attribuer cette permanence d’une constitution si compliquée à une autre cause qu’au génie de la nation.

L’Allemagne avait perdu Metz, Toul, et Verdun, en 1552, sous l’empereur Charles-Quint ; mais ce territoire, qui était l’ancienne France, pouvait être regardé plutôt comme une excrescence du corps germanique que comme une partie naturelle de cet État. Ferdinand Ier ni ses successeurs ne firent aucune tentative pour recouvrer ces villes. Les empereurs de la maison d’Autriche, devenus rois de Hongrie, eurent toujours les Turcs à craindre, et ne furent pas en état d’inquiéter la France, quelque faible qu’elle fût depuis François II jusqu’à Henri IV. Des princes d’Allemagne purent venir la piller, et le corps de l’Allemagne ne put se réunir pour l’accabler.

Ferdinand Ier voulut en vain réunir les trois religions qui partageaient l’empire, et les princes qui se faisaient quelquefois la guerre. L’ancienne maxime, diviser pour régner, ne lui convenait pas. Il fallait que l’Allemagne fût réunie pour qu’il fût puissant ; mais loin d’être unie, elle fut démembrée. Ce fut précisément de son temps que les chevaliers teutoniques donnèrent aux Polonais la Livonie, réputée province impériale, dont les Russes sont à présent en possession. Les évêchés de la Saxe et du Brandebourg, tous sécularisés, ne furent pas un démembrement de l’État, mais un grand changement qui rendit ces princes plus puissants, et l’empereur plus faible.

Maximilien II fut encore moins souverain que Ferdinand Ier. Si l’empire avait conservé quelque vigueur, il aurait maintenu ses droits sur les Pays-Bas qui étaient réellement une province impériale. L’empereur et la diète étaient les juges naturels ; ces peuples, qu’on appela rebelles si longtemps, devaient être mis par les lois au ban de l’empire : cependant Maximilien II laissa le prince d’Orange, Guillaume le Taciturne, faire la guerre dans les Pays-Bas, à la tête des troupes allemandes, sans se mêler de la querelle. En vain cet empereur se fit élire roi de Pologne, en 1575, après le départ du roi de France Henri III, départ regardé comme une abdication : Battori, vaivode de Transylvanie, vassal de l’empereur, l’emporta sur son souverain, et la protection de la Porte ottomane, sous laquelle était ce Battori, fut plus puissante que la cour de Vienne.

Rodolphe II, successeur de son père Maximilien II, tint les rênes de l’empire d’une main encore plus faible. Il était à la fois empereur, roi de Bohême et de Hongrie ; et il n’influa en rien ni sur la Bohême, ni sur la Hongrie, ni sur l’Allemagne, et encore moins sur l’Italie, Les temps de Rodolphe semblent prouver qu’il n’est point de règle générale en politique.

Ce prince passait pour être beaucoup plus incapable de gouverner que le roi de France Henri III. La conduite du roi de France lui coûta la vie, et perdit presque le royaume ; la conduite de Rodolphe, beaucoup plus faible, ne causa aucun trouble en Allemagne. La raison en est qu’en France tous les seigneurs voulurent s’établir sur les ruines du trône, et que les seigneurs allemands étaient déjà tout établis.

Il y a des temps où il faut qu’un prince soit guerrier. Rodolphe, qui ne le fut pas, vit toute la Hongrie envahie par les Turcs. L’Allemagne était alors si mal administrée qu’on fut obligé de faire une quête publique pour avoir de quoi s’opposer aux conquérants ottomans. Des troncs furent établis aux portes de toutes les églises : c’est la première guerre qu’on ait faite avec des aumônes ; elle fut regardée comme sainte, et n’en fut pas plus heureuse ; sans les troubles du sérail, il est vraisemblable que la Hongrie restait pour jamais sous le pouvoir de Constantinople.

On vit précisément en Allemagne, sous cet empereur, ce qu’on venait de voir en France sous Henri III, une ligue catholique contre une ligue protestante, sans que le souverain pût arrêter les efforts ni de l’une ni de l’autre. La religion, qui avait été si longtemps la cause de tant de troubles dans l’empire, n’en était plus que le prétexte. Il s’agissait de la succession aux duchés de Clèves et de Juliers. C’était encore une suite du gouvernement féodal ; on ne pouvait guère décider que par les armes à qui ces fiefs appartenaient. Les maisons de Saxe, de Brandebourg, de Neubourg, les disputaient. L’archiduc Léopold, cousin de l’empereur, s’était mis en possession de Clèves, en attendant que l’affaire fût jugée. Cette querelle fut, comme nous l’avons vu, l’unique cause de la mort de Henri IV. Il allait marcher au secours de la ligue protestante. Ce prince victorieux, suivi de troupes aguerries, des plus grands généraux et des meilleurs ministres de l’Europe, était près de profiter de la faiblesse de Rodolphe et de Philippe III.

La mort de Henri IV, qui fit avorter cette grande entreprise, ne rendit pas Rodolphe plus heureux. Il avait cédé la Hongrie, l’Autriche, la Moravie, à son frère Mathias, lorsque le roi de France se préparait à marcher contre lui ; et lorsqu’il fut délivré d’un ennemi si redoutable, il fut encore obligé de céder la Bohême à ce même Mathias ; et en conservant le titre d’empereur, il vécut en homme privé.

Tout se fit sans lui sous son empire : il ne s’était pas même mêlé de la singulière affaire de Gerhard de Truchsès, électeur de Cologne, qui voulut garder son archevêché et sa femme, et qui fut chassé de son électorat par les armes de ses chanoines et de son compétiteur. Cette inaction singulière venait d’un principe plus singulier encore dans un empereur. La philosophie qu’il cultivait lui avait appris tout ce qu’on pouvait savoir alors, excepté à remplir ses devoirs de souverain. Il aimait beaucoup mieux s’instruire avec le fameux Tycho-Brahé que tenir les États de Hongrie et de Bohême.

Les fameuses tables astronomiques de Tycho-Brahé et de Kepler portent le nom de cet empereur ; elles sont connues sous le nom de Tables Rodolphines, comme celles qui furent composées au XIIe siècle, en Espagne, par deux Arabes, portèrent le nom du roi Alfonse. Les Allemands se distinguaient principalement dans ce siècle par les commencements de la véritable physique. Ils ne réussirent jamais dans les arts de goût comme les Italiens ; à peine même s’y adonnèrent-ils. Ce n’est jamais qu’aux esprits patients et laborieux qu’appartient le don de l’invention dans les sciences naturelles. Ce génie se remarquait ; depuis longtemps en Allemagne, et s’étendait à leurs voisins du Nord. Tycho-Brahé était Danois. Ce fut une chose bien extraordinaire, surtout dans ce temps-là, de voir un gentilhomme danois dépenser cent mille écus de son bien à bâtir, avec le secours de Frédéric II, roi de Danemark, non-seulement un observatoire, mais une petite ville habitée par plusieurs savants : elle fut nommée Uranibourg, la ville du ciel. Tycho-Brahé avait, à la vérité, la faiblesse commune d’être persuadé de l’astrologie judiciaire ; mais il n’en était ni moins bon astronome, ni moins habile mécanicien. Sa destinée fut celle des grands hommes : il fut persécuté dans sa patrie après la mort du roi son protecteur ; mais il en trouva un autre dans l’empereur Rodolphe, qui le dédommagea de toutes ses pertes et de toutes les injustices des cours.

Copernic avait trouvé le vrai système du monde, avant que Tycho-Brahé inventât le sien, qui n’est qu’ingénieux. Le trait de lumière qui éclaire aujourd’hui le monde partit de la petite ville de Thorn, dans la Prusse polonaise, dès le milieu du XVIe siècle.

Kepler, né dans le duché de Virtemberg, devina, au commencement du XVIIe siècle, les lois mathématiques du cours des astres, et fut regardé comme un législateur en astronomie. Le chancelier Bacon proposait alors de nouvelles sciences ; mais Copernic et Kepler en inventaient. L’antiquité n’avait point fait de plus grands efforts, et la Grèce n’avait pas été illustrée par de plus belles découvertes ; mais les autres arts fleurirent à la fois en Grèce, au lieu qu’en Allemagne la physique seule fut cultivée par un petit nombre de sages inconnus à la multitude : cette multitude était grossière ; il y avait de vastes provinces où les hommes pensaient à peine, et on ne savait que se haïr pour la religion.

Enfin la ligue catholique et la protestante plongèrent l’Allemagne dans une guerre civile de trente années, qui la réduisit dans un état plus déplorable que n’avait été celui de la France avant le règne paisible et heureux de Henri IV.

En l’an 1619, époque de la mort de l’empereur Mathias, successeur de Rodolphe, l’empire allait échapper à la maison d’Autriche ; mais Ferdinand, archiduc de Gratz, réunit enfin les suffrages en sa faveur. Maximilien de Bavière, qui lui disputait l’empire, le lui céda ; il fit plus, il soutint le trône impérial aux dépens de son sang et de ses trésors, et affermit la grandeur d’une maison qui depuis écrasa la sienne. Deux branches de la maison de Bavière réunies auraient pu changer le sort de l’Allemagne : ces deux branches sont celles des électeurs palatins et des ducs de Bavière. Deux grands obstacles s’opposaient à leur intelligence : la rivalité, et la différence des religions. L’électeur palatin, Frédéric, était réformé ; le duc de Bavière, catholique. Cet électeur palatin fut un des plus malheureux princes de son temps, et la cause des longs malheurs de l’Allemagne.

Jamais les idées de liberté n’avaient prévalu dans l’Europe que dans ces temps-là. La Hongrie, la Bohême et l’Autriche même étaient aussi jalouses que les Anglais de leurs priviléges. Cet esprit dominait en Allemagne depuis les derniers temps de Charles-Quint. L’exemple des sept Provinces-Unies était sans cesse présent à des peuples qui prétendaient avoir les mêmes droits, et qui croyaient avoir plus de force que la Hollande.

Quand l’empereur Mathias fit élire, en 1618, son cousin Ferdinand de Gratz, roi désigné de Hongrie et de Bohême ; quand il lui fit céder l’Autriche par les autres archiducs, la Hongrie, la Bohême, l’Autriche, se plaignirent également qu’on n’eût pas assez d’égard au droit des États. La religion entra dans les griefs des Bohémiens, et alors la fureur fut extrême. Les protestants voulurent rétablir des temples que les catholiques avaient fait abattre. Le conseil d’État de Mathias et de Ferdinand se déclara contre les protestants ; ceux-ci entrèrent dans la chambre du conseil, et précipitèrent de la salle dans la rue trois principaux magistrats. Cet emportement ne caractérise que la violence du peuple, violence toujours plus grande que les tyrannies dont il se plaint ; mais ce qu’il y eut de plus étrange, c’est que les révoltés prétendirent, par un manifeste, qu’ils n’avaient fait que suivre les lois, et qu’ils avaient le droit de jeter par les fenêtres des conseillers qui les opprimaient[1]. L’Autriche prit le parti de la Bohême, et ce fut parmi ces troubles que Ferdinand de Gratz fut élu empereur.

Sa nouvelle dignité n’en imposa point aux protestants de Bohême, qui étaient alors très-redoutables : ils se crurent en droit de destituer le roi qu’ils avaient élu, et ils offrirent leur couronne à l’électeur palatin, gendre du roi d’Angleterre Jacques Ier. Il accepta ce trône (19 novembre 1620), sans avoir assez de force pour s’y maintenir. Son parent, Maximilien de Bavière, avec les troupes impériales et les siennes, lui fit perdre à la bataille de Prague et sa couronne et son palatinat.

Cette journée fut le commencement d’un carnage de trente années. La victoire de Prague décida pour quelque temps l’ancienne querelle des princes de l’empire et de l’empereur : elle rendit Ferdinand II despotique (1621). Il mit l’électeur palatin au ban de l’empire, par un simple arrêt de son conseil aulique, et proscrivit tous les princes et tous les seigneurs de son parti, au mépris des capitulations impériales, qui ne pouvaient être un frein que pour les faibles.

L’électeur palatin fuyait en Silésie, en Danemark, en Hollande, en Angleterre, en France ; il fut au nombre des princes malheureux à qui la fortune manqua toujours, privé de toutes les ressources sur lesquelles il devait compter. Il ne fut point secouru par son beau-père, le roi d’Angleterre, qui se refusa aux cris de sa nation, aux sollicitations de son gendre et aux intérêts du parti protestant, dont il pouvait être le chef ; il ne fut point aidé par Louis XIII, malgré l’intérêt visible qu’avait ce prince à empêcher les princes d’Allemagne d’être opprimés. Louis XIII n’était point alors gouverné par le cardinal de Richelieu. Il ne resta bientôt à la maison palatine et à l’union protestante d’Allemagne d’autres secours que deux guerriers qui avaient chacun une petite armée vagabonde, comme les Condottieri d’Italie : l’un était un prince de Brunsvick, qui n’avait pour tout État que l’administration ou l’usurpation de l’évêché d’Halberstadt ; il s’intitulait ami de Dieu, et ennemi des prêtres, et méritait ce dernier titre, puisqu’il ne subsistait que du pillage des églises ; l’autre, soutien de ce parti alors ruiné, était un aventurier, bâtard de la maison de Mansfeld, aussi digne du titre d’ennemi des prêtres que le prince de Brunsvick. Ces deux secours pouvaient bien servir à désoler une partie de l’Allemagne, mais non pas à rétablir le Palatin et l’équilibre des princes.

(1623) L’empereur, affermi alors en Allemagne, assemble une diète à Ratisbonne, dans laquelle il déclare que « l’électeur palatin s’étant rendu criminel de lèse-majesté, ses États, ses biens, ses dignités, sont dévolus au domaine impérial : mais que, ne voulant pas diminuer le nombre des électeurs, il veut, commande et ordonne, que Maximilien de Bavière soit investi de l’électoral palatin ». Il donna en effet cette investiture du haut du trône, et son vice-chancelier prononça que l’empereur conférait cette dignité de sa pleine puissance.

La ligue protestante, près d’être écrasée, fit de nouveaux efforts pour prévenir sa ruine entière. Elle mit à sa tête le roi de Danemark, Christiern IV. L’Angleterre fournit quelque argent ; mais ni l’argent des Anglais, ni les troupes de Danemark, ni Brunsvick, ni Mansfeld, ne prévalurent contre l’empereur, et ne servirent qu’à dévaster l’Allemagne. Ferdinand II triomphait de tout par les mains de ses deux généraux, le duc de Valstein et le comte Tilly. Le roi de Danemark était toujours battu à la tête de ses armées, et Ferdinand, sans sortir de sa maison, était victorieux et tout-puissant.

Il mettait au ban de l’empire le duc de Mockelbourg, l’un des chefs de l’union protestante, et donnait ce duché à Valstein, son général. Il proscrivait de même le duc Charles de Mantoue pour s’être mis en possession, sans ses ordres, de son pays qui lui appartenait par les droits du sang. Les troupes impériales surprirent et saccagèrent Mantoue ; elles répandirent la terreur en Italie. Il commençait à resserrer cette ancienne chaîne qui avait lié l’Italie à l’Empire, et qui était relâchée depuis si longtemps. Cent cinquante mille soldats, qui vivaient à discrétion dans l’Allemagne, rendaient sa puissance absolue. Cette puissance s’exerçait alors sur un peuple bien malheureux ; on en peut juger par la monnaie, dont la valeur numéraire était alors quatre fois au-dessus de la valeur ancienne, et qui était encore altérée. Le duc de Valstein disait publiquement que le temps était venu de réduire les électeurs à la condition des ducs et pairs de France, et les évêques à la qualité de chapelains de l’empereur. C’est ce même Valstein qui voulut depuis se rendre indépendant, et qui ne voulait asservir ses supérieurs que pour s’élever sur eux.

L’usage que Ferdinand II faisait de son bonheur et de sa puissance fut ce qui détruisit l’un et l’autre. Il voulut se mêler en maître des affaires de la Suède et de la Pologne, et prendre parti contre le jeune Gustave-Adolphe, qui soutenait alors ses prétentions contre le roi de Pologne Sigismond, son parent. Ainsi ce fut lui-même qui, en forçant ce prince à venir en Allemagne, prépara sa propre ruine. Il hâta encore son malheur en réduisant les princes protestants au désespoir.

Ferdinand II se crut, avec raison, assez puissant pour casser la paix de Passau, faite par Charles-Quint, pour ordonner de sa seule autorité à tous les princes, à tous les seigneurs, de rendre les évêchés et les bénéfices dont ils s’étaient emparés (1629). Cet édit est encore plus fort que celui de la révocation de l’édit de Nantes, qui a fait tant de bruit sous Louis XIV. Ces deux entreprises semblables ont eu des succès bien différents. Gustave-Adolphe, appelé alors par les princes protestants que le roi de Danemark n’osait plus secourir, vint les venger en se vengeant lui-même.

L’empereur voulait rétablir l’Église pour en être le maître, et le cardinal de Richelieu se déclara contre lui. Rome même le traversa. La crainte de sa puissance était plus forte que l’intérêt de la religion. Il n’était pas plus extraordinaire que le ministre du roi très-chrétien, et la cour de Rome même, soutinssent le parti protestant contre un empereur redoutable qu’il ne l’avait été de voir François Ier et Henri II ligués avec les Turcs contre Charles-Quint. C’est la plus forte démonstration que la religion se tait quand l’intérêt parle.

On aime à attribuer toutes les grandes choses à un seul homme quand il en a fait quelques-unes. C’est un préjugé fort commun en France, que le cardinal de Richelieu attira les armes de Gustave-Adolphe en Allemagne, et prépara seul cette révolution ; mais il est évident qu’il ne fit autre chose que profiter des conjonctures. Ferdinand II avait en effet déclaré la guerre à Gustave ; il voulait lui enlever la Livonie, dont ce jeune conquérant s’était emparé ; il soutenait contre lui Sigismond, son compétiteur au royaume de Suède ; il lui refusait le titre de roi. L’intérêt, la vengeance, et la fierté, appelaient Gustave en Allemagne ; et quand même, lorsqu’il fut en Poméranie, le ministère de France ne l’eût pas assisté de quelque argent, il n’en aurait pas moins tenté la fortune des armes dans une guerre déjà commencée.

(1631) Il était vainqueur en Poméranie quand la France fit son traité avec lui. Trois cent mille francs une fois payés, et neuf cent mille par an qu’on lui donna, n’étaient ni un objet important, ni un grand effort de politique, ni un secours suffisant. Gustave-Adolphe fit tout par lui-même. Arrivé en Allemagne avec moins de quinze mille hommes, il en eut bientôt près de quarante mille, en recrutant dans le pays qui les nourrissait, en faisant servir l’Allemagne même à ses conquêtes en Allemagne. Il force l’électeur de Brandebourg à lui assurer la forteresse de Spandau et tous les passages ; il force l’électeur de Saxe à lui donner ses propres troupes à commander.

L’armée impériale, commandée par Tilly, est entièrement défaite aux portes de Leipsick (17 septembre 1631). Tout se soumet à lui des bords de l’Elbe à ceux du Rhin, Il rétablit tout d’un coup le duc de Meckelbourg dans ses États, à un bout de l’Allemagne ; et il est déjà à l’autre bout, dans le Palatinat, après avoir pris Mayence.

L’empereur, immobile dans Vienne, tombé en moins d’une campagne de ce haut degré de grandeur qui avait paru si redoutable, est réduit à demander au pape Urbain VIII de l’argent et des troupes : on lui refusa l’un et l’autre. Il veut engager la cour de Rome à publier une croisade contre Gustave ; le saint-père promet un jubilé au lieu de croisade, Gustave traverse en victorieux toute l’Allemagne ; il amène dans Munich l’électeur palatin, qui eut du moins la consolation d’entrer dans le palais de celui qui l’avait dépossédé. Cet électeur allait être rétabli dans son palatinat, et même dans le royaume de Bohême, par les mains du conquérant, lorsqu’à la seconde bataille auprès de Leipsick, dans les plaines de Lutzen, Gustave fut tué au milieu de sa victoire (16 novembre 1632). Cette mort fut fatale au palatin, qui, étant alors malade, et croyant être sans ressource, termina sa malheureuse vie.

Si l’on demande comment autrefois des essaims venus du Nord conquirent l’empire romain, qu’on voie ce que Gustave a fait en deux ans contre des peuples plus belliqueux que n’était alors cet empire, et l’on ne sera point étonné.

C’est un événement bien digne d’attention, que ni la mort de Gustave, ni la minorité de sa fille Christine, reine de Suède, ni la sanglante défaite des Suédois à Nordlingen, ne nuisit point à la conquête. Ce fut alors que le ministère de France joua en effet le rôle principal : il fit la loi aux Suédois et aux princes protestants d’Allemagne, en les soutenant ; et ce fut ce qui valut depuis l’Alsace au roi de France, aux dépens de la maison d’Autriche.

Gustave-Adolphe avait laissé après lui de très-grands généraux qu’il avait formés : c’est ce qui est arrivé à presque tous les conquérants. Ils furent secondés par un héros de la maison de Saxe, Bernard de Veimar, descendant de l’ancienne branche électorale dépossédée par Charles-Quint, et respirant encore la haine contre la maison d’Autriche. Ce prince n’avait pour tout bien qu’une petite armée qu’il avait levée dans ces temps de trouble, formée et aguerrie par lui, et dont la solde était au bout de leurs épées. La France payait cette armée, et payait alors les Suédois. L’empereur, qui ne sortait point de son cabinet, n’avait plus de grand général à leur opposer ; il s’était défait lui-même du seul homme qui pouvait rétablir ses armes et son trône : il craignit que ce fameux duc de Valstein, auquel il avait donné un pouvoir sans bornes sur ses armées, ne se servit contre lui de ce pouvoir dangereux ; (3 février 1634) il fit assassiner ce général, qui voulait être indépendant.

C’est ainsi que Ferdinand Ier s’était défait, par un assassinat, du cardinal Martinusius, trop puissant en Hongrie, et que Henri III avait fait périr le cardinal et le duc de Guise.

Si Ferdinand II avait commandé lui-même ses armées, comme il le devait dans ces conjonctures critiques, il n’eût point eu besoin de recourir à cette vengeance des faibles, qu’il crut nécessaire, et qui ne le rendit pas plus heureux.

Jamais l’Allemagne ne fut plus humiliée que dans ce temps : un chancelier suédois y dominait et y tenait sous sa main tous les princes protestants. Ce chancelier, Oxenstiern, animé d’abord de l’esprit de Gustave-Adolphe, son maître, ne voulait point que les Français partageassent le fruit des conquêtes de Gustave ; mais, après la bataille de Nordlingen, il fut obligé de prier le ministre français de daigner s’emparer de l’Alsace sous le titre de protecteur. Le cardinal de Richelieu promit l’Alsace à Bernard de Veimar, et fit ce qu’il put pour l’assurer à la France. Jusque-là ce ministre avait temporisé et agi sous main ; mais alors il éclata. Il déclara la guerre aux deux branches de la maison d’Autriche, affaiblies toutes les deux en Espagne et dans l’empire. C’est là le fort de cette guerre de trente années. La France, la Suède, la Hollande, la Savoie, attaquaient à la fois la maison d’Autriche, et le vrai système de Henri IV était suivi.

(15 février 1637) Ferdinand II mourut dans ces tristes circonstances, à l’âge de cinquante-neuf ans, après dix-huit ans d’un règne toujours troublé par des guerres intestines et étrangères, n’ayant jamais combattu que de son cabinet. Il fut très-malheureux, puisque dans ses succès il se crut obligé d’être sanguinaire, et qu’il fallut soutenir ensuite de grands revers. L’Allemagne était plus malheureuse que lui, ravagée tour à tour par elle-même, par les Suédois et par les Français, éprouvant la famine, la disette, et plongée dans la barbarie, suite inévitable d’une guerre si longue et si malheureuse.

Ferdinand II a été loué comme un grand empereur, et l’Allemagne ne fut jamais plus à plaindre que sous son gouvernement : elle avait été heureuse sous ce Rodolphe II qu’on méprise.

Ferdinand II laissa l’empire à son fils Ferdinand III, déjà élu roi des Romains ; mais il ne lui laissa qu’un empire déchiré, dont la France et la Suède partagèrent les dépouilles.

Sous le règne de Ferdinand III, la puissance autrichienne déclina toujours. Les Suédois, établis dans l’Allemagne, n’en sortirent plus : la France, jointe à eux, soutenait toujours le parti protestant de son argent et de ses armes ; et, quoiqu’elle fût elle-même embarrassée dans une guerre d’abord malheureuse contre l’Espagne, quoique le ministère eût souvent des conspirations ou des guerres civiles à étouffer, cependant elle triompha de l’empire, comme un homme blessé terrasse avec du secours un ennemi plus blessé que lui.

Le duc Bernard de Veimar, descendant de l’infortuné duc de Saxe, dépossédé par Charles-Quint, vengea sur l’Autriche les malheurs de sa race. Il avait été l’un des généraux de Gustave, et il n’y eut pas un seul de ces généraux qui, depuis sa mort, ne soutînt la gloire de la Suède. Le duc de Veimar fut le plus fatal de tous à l’empereur. Il avait commencé, à la vérité, par perdre la grande bataille de Nordlingen ; mais, ayant depuis rassemblé avec l’argent de la France une armée qui ne reconnaissait que lui, il gagna quatre batailles, en moins de quatre mois, contre les Impériaux. Il comptait se faire une souveraineté le long du Rhin. La France même lui garantissait, par son traité, la possession de l’Alsace.

(1639) Ce nouveau conquérant mourut à trente-cinq ans, et légua son armée à ses frères, comme on lègue son patrimoine ; mais la France, qui avait plus d’argent que les frères du duc de Veimar, acheta l’armée, et continua les conquêtes pour elle. Le maréchal de Guébriant, le vicomte de Turenne, et le duc d’Enghien, depuis le grand Condé, achevèrent ce que le duc de Veimar avait commencé. Les généraux suédois Bannier et Torstenson pressaient l’Autriche d’un côté, tandis que Turenne et Condé l’attaquaient de l’autre.

Ferdinand III, fatigué de tant de secousses, fut obligé de conclure enfin la paix de Vestphalie. Les Suédois et les Français furent, par ce fameux traité, les législateurs de l’Allemagne dans la politique et dans la religion. La querelle des empereurs et des princes de l’empire, qui durait depuis sept cents ans, fut enfin terminée. L’Allemagne fut une grande aristocratie, composée d’un roi, des électeurs, des princes, et des villes impériales. Il fallut que l’Allemagne, épuisée, payât encore cinq millions de rixdales aux Suédois, qui l’avaient dévastée et pacifiée. Les rois de Suède devinrent princes de l’empire, en se faisant céder la plus belle partie de la Poméranie, Stetin, Vismar, Rugen, Verden, Brème, et des territoires considérables. Le roi de France devint landgrave d’Alsace, sans être prince de l’empire.

La maison palatine fut enfin rétablie dans ses droits, excepté dans le haut Palatinat, qui demeura à la branche de Bavière. Les prétentions des moindres gentilshommes furent discutées devant les plénipotentiaires, comme dans une cour suprême de justice. Il y eut cent quarante restitutions d’ordonnées, et qui furent faites. Les trois religions, la romaine, la luthérienne, et la calviniste, furent également autorisées. La chambre impériale fut composée de vingt-quatre membres protestants, et de vingt-six catholiques, et l’empereur fut obligé de recevoir six protestants jusque dans son conseil aulique à Vienne.

L’Allemagne, sans cette paix, serait devenue ce qu’elle était sous les descendants de Charlemagne, un pays presque sauvage. Les villes étaient ruinées de la Silésie jusqu’au Rhin, les campagnes en friche, les villages déserts ; la ville de Magdebourg, réduite en cendres par le général impérial Tilly, n’était point rebâtie ; le commerce d’Augsbourg et de Nuremberg avait péri. Il ne restait guère de manufactures que celles de fer et d’acier ; l’argent était d’une rareté extrême ; toutes les commodités de la vie ignorées ; les mœurs se ressentaient de la dureté que trente ans de guerre avaient mise dans tous les esprits. Il a fallu un siècle entier pour donner à l’Allemagne tout ce qui lui manquait. Les réfugiés de France ont commencé à y porter cette réforme, et c’est de tous les pays celui qui a retiré le plus d’avantages de la révocation de l’édit de Nantes. Tout le reste s’est fait de soi-même et avec le temps. Les arts se communiquent toujours de proche en proche ; et enfin l’Allemagne est devenue aussi florissante que l’était l’Italie au XVIe siècle, lorsque tant de princes entretenaient à l’envi dans leurs cours la magnificence et la politesse[2].

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  1. Ce mouvement révolutionnaire est connu sous le nom de défenestration de Prague.
  2. Pour plus de détails sur le règne de Rodolphe II, Mathias, Ferdinand II et Ferdinand III, voyez les Annales de l’Empire. Voyez aussi cet ouvrage pour bien connaître les bases du traité de Westphalie.