Essai sur les mœurs/Chapitre 164

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CHAPITRE CLXIV.

Fondation de la république des Provinces-Unies.

Si on consulte tous les monuments de la fondation de cet État, auparavant presque inconnu, devenu bientôt si puissant, on verra qu’il s’est formé sans dessein et contre toute vraisemblance. La révolution commença par les belles et grandes provinces de terre ferme, le Brabant, la Flandre, et le Hainaut, elles qui pourtant restèrent sujettes ; et un petit coin de terre presque noyé dans l’eau, qui ne subsistait que de la pêche du hareng, est devenu une puissance formidable, a tenu tête à Philippe II, a dépouillé ses successeurs de presque tout ce qu’ils avaient dans les Indes orientales, et a fini enfin par les protéger.

On ne peut nier que ce ne soit Philippe II lui-même qui ait forcé ces peuples à jouer un si grand rôle, auquel ils ne s’attendaient certainement pas : son despotisme sanguinaire fut la cause de leur grandeur.

Il est important de considérer que tous les peuples ne se gouvernent pas sur le même modèle ; que les Pays-Bas étaient un assemblage de plusieurs seigneuries appartenantes à Philippe à des titres différents ; que chacune avait ses lois et ses usages ; que dans la Frise et dans le pays de Groningue, un tribut de six mille écus était tout ce qu’on devait au seigneur ; que dans aucune ville on ne pouvait mettre d’impôts, ni donner les emplois à d’autres qu’à des régnicoles, ni entretenir des troupes étrangères, ni enfin rien innover, sans le consentement des états. Il était dit par les anciennes constitutions du Brabant : « Si le souverain, par violence ou par artifice, veut enfreindre les priviléges, les états seront déliés du serment de fidélité, et pourront prendre le parti qu’ils croiront convenable. » Cette forme de gouvernement avait prévalu longtemps dans une très-grande partie de l’Europe : nulle loi n’était portée, nulle levée de deniers n’était faite sans la sanction des états assemblés. Un gouverneur de la province présidait à ces états au nom du prince, et ce gouverneur s’appelait stadt-holder, teneur d’états, ou tenant l’état, ou lieutenant dans toute la basse Allemagne.

Philippe II, en 1559, donna le gouvernement de Hollande, de Zélande, de Frise, et d’Utrecht, à Guillaume de Nassau, prince d’Orange. On peut observer que ce titre de prince ne signifiait pas prince de l’empire. La principauté de la ville d’Orange, tombée de la maison de Châlons dans la Sienne par une donation, était un ancien fief du royaume d’Arles, devenu indépendant. Guillaume tirait une plus grande illustration de la maison impériale dont il était ; mais quoique cette maison, aussi ancienne que celle d’Autriche, eût donné un empereur à l’Allemagne, elle n’était pas au rang des princes de l’empire. Ce titre de prince, qui ne commença à être en usage que vers le temps de Frédéric II, ne fut pris que par les plus grands terriens. Le sang impérial ne donnait aucun droit, aucun honneur ; et le fils d’un empereur qui n’aurait possédé aucune terre n’était qu’empereur s’il était élu, et simple gentilhomme s’il ne succédait pas à son père. Guillaume de Nassau était comte dans l’empire, comme le roi Philippe II était comte de Hollande et seigneur de Malines ; mais il était sujet de Philippe en qualité de son stadt-holder, et comme possédant des terres dans les Pays-Bas.

Philippe voulut être souverain absolu dans les Pays-Bas, ainsi qu’il l’était en Espagne. Il suffisait d’être homme pour avoir ce projet, tant l’autorité cherche toujours à renverser les barrières qui la restreignent ; mais Philippe trouvait encore un autre avantage à être despotique dans un vaste et riche pays, voisin de la France ; il pouvait en ce cas démembrer au moins la France pour jamais, puisqu’on perdant sept provinces, et étant souvent très-gêné dans les autres, il fut encore sur le point de subjuguer ce royaume, sans même être jamais à la tête d’aucune armée.

(1565) Il voulut donc abroger toutes les lois, imposer des taxes arbitraires, créer de nouveaux évêques, et établir l’Inquisition, qu’il n’avait pu faire recevoir ni dans Naples ni dans Milan. Les Flamands sont naturellement de bons sujets et de mauvais esclaves. La seule crainte de l’Inquisition fit plus de protestants que tous les livres de Calvin chez ce peuple, qui n’est assurément porté par son caractère ni à la nouveauté ni aux remuements. Les principaux seigneurs s’unissent d’abord à Bruxelles pour représenter leurs droits à la gouvernante des Pays-Bas, Marguerite de Parme, fille naturelle de Charles-Quint. Leurs assemblées s’appelaient une conspiration, à Madrid : c’était, dans les Pays-Bas, l’acte le plus légitime. Il est certain que les confédérés n’étaient point des rebelles, qu’ils envoyèrent le comte de Berghes et le seigneur de Montmorency-Montigny porter en Espagne leurs plaintes au pied du trône. Ils demandaient l’éloignement du cardinal de Granvelle, premier ministre, dont ils craignaient les artifices. La cour leur envoya le duc d’Albe avec des troupes espagnoles et italiennes, et avec l’ordre d’employer les bourreaux autant que les soldats. Ce qui peut ailleurs étouffer aisément une guerre civile fut précisément ce qui la fit naître en Flandre. Guillaume de Nassau, prince d’Orange, surnommé le Taciturne, songea presque seul à prendre les armes, tandis que tous les autres pensaient à se soumettre.

Il y a des esprits fiers, profonds, d’une intrépidité tranquille et opiniâtre, qui s’irritent par les difficultés. Tel était le caractère de Guillaume le Taciturne, et tel a été depuis son arrière-petit-fils le prince d’Orange, roi d’Angleterre. Guillaume le Taciturne n’avait ni troupes ni argent pour résister à un monarque tel que Philippe II ; les persécutions lui en donnèrent. Le nouveau tribunal établi à Bruxelles jeta les peuples dans le désespoir. Le comte d’Egmont et de Horn, avec dix-huit gentilshommes, ont la tête tranchée ; leur sang fut le premier ciment de la république des Provinces-Unies.

Le prince d’Orange, retiré en Allemagne, condamné à perdre la tête, ne pouvait armer que les protestants en sa faveur ; et pour les animer, il fallait l’être. Le calvinisme dominait dans les provinces maritimes des Pays-Bas. Guillaume était né luthérien. Charles-Quint, qui l’aimait, l’avait rendu catholique ; la nécessité le fit calviniste : car les princes qui ont ou établi, ou protégé, ou changé les religions, en ont rarement eu. Il était très-difficile à Guillaume de lever une armée. Ses terres en Allemagne étaient peu de chose : le comté de Nassau appartenait à l’un de ses frères. Mais ses frères, ses amis, son mérite, et ses promesses, lui firent trouver des soldats. Il les envoie d’abord en Frise sous les ordres de son frère le comte Louis : son armée est détruite. Il ne se décourage point. Il en forme une autre d’Allemands et de Français que l’enthousiasme de la religion et l’espoir du pillage engagent à son service. La fortune lui est rarement favorable ; il est réduit à aller combattre dans l’armée des huguenots de France, ne pouvant pénétrer dans les Pays-Bas. Les sévérités espagnoles donnèrent encore de nouvelles ressources. L’imposition du dixième de la vente des biens meubles, du vingtième des immeubles, et du centième des fonds, acheva d’irriter les Flamands. Comment le maître du Mexique et du Pérou était-il forcé à ces exactions ? et comment Philippe n’était-il pas venu lui-même dans le pays, comme son père, étouffer tous ces troubles ?

(1570) Le prince d’Orange entra enfin dans le Brabant avec une petite armée. Il se retira en Zélande et en Hollande. Amsterdam, aujourd’hui si fameuse, était alors peu de chose, et n’osa pas même se déclarer pour le prince d’Orange. Cette ville était alors occupée d’un commerce nouveau et bas en apparence, mais qui fut le fondement de sa grandeur. La pêche du hareng et l’art de le saler ne paraissent pas un objet bien important dans l’histoire du monde : c’est cependant ce qui a fait d’un pays méprisé et stérile une puissance respectable. Venise n’eut pas des commencements plus brillants ; tous les grands empires ont commencé par des hameaux, et les puissances maritimes par des barques de pêcheurs.

Toute la ressource du prince d’Orange était dans des pirates : l’un d’eux surprend la Brille ; un curé fait déclarer Flessingue ; enfin les états de Hollande et de Zélande assemblés à Dordrecht, et Amsterdam elle-même, s’unissent avec lui, et le reconnaissent pour stathouder : il tint alors des peuples cette même dignité qu’il avait tenue du roi. On abolit la religion romaine, afin de n’avoir plus rien de commun avec le gouvernement espagnol.

Ces peuples depuis longtemps n’avaient point passé pour guerriers, et ils le devinrent tout d’un coup. Jamais on ne combattit de part et d’autre ni avec plus de courage ni avec tant de fureur. Les Espagnols, au siége de Harlem (1573), ayant jeté dans la ville la tête d’un de leurs prisonniers, les habitants leur jetèrent onze têtes d’Espagnols, avec cette inscription : « Dix têtes pour le payement du dixième denier, et l’onzième pour l’intérêt. » Harlem s’étant rendu à discrétion, les vainqueurs font pendre tous les magistrats, tous les pasteurs, et plus de quinze cents citoyens : c’était traiter les Pays-Bas comme on avait traité le nouveau monde. La plume tombe des mains quand on voit comment les hommes en usent avec les hommes.

Le duc d’Albe, dont les inhumanités n’avaient servi qu’à faire perdre deux provinces au roi son maître, est enfin rappelé. On dit qu’il se vantait, en partant, d’avoir fait mourir dix-huit mille personnes par la main du bourreau. Les horreurs de la guerre n’en continuèrent pas moins sous le nouveau gouverneur des Pays-Bas, le grand commandeur de Bequesens. L’armée du prince d’Orange est encore battue (1574), ses frères sont tués, et son parti se fortifie par l’animosité d’un peuple né tranquille, qui, ayant une fois passé les bornes, ne savait plus reculer.

(1574, 1575) Le siége et la défense de Leyde sont un des plus grands témoignages de ce que peuvent la constance et la liberté. Les Hollandais firent précisément la même chose qu’on leur a vu hasarder depuis, en 1672, lorsque Louis XIV était aux portes d’Amsterdam : ils percèrent les digues ; les eaux de l’Issel, de la Meuse, et de l’Océan, inondèrent les campagnes ; et une flotte de deux cents bateaux apporta du secours dans la ville par-dessus les ouvrages des Espagnols. Il y eut un autre prodige, c’est que les assiégeants osèrent continuer le siége et entreprendre de saigner cette vaste inondation. Il n’y avait point d’exemple dans l’histoire ni d’une telle ressource dans des assiégés, ni d’une telle opiniâtreté dans des assiégeants ; mais cette opiniâtreté fut inutile, et Leyde célèbre encore aujourd’hui tous les ans le jour de sa délivrance. Il ne faut pas oublier que les habitants se servirent de pigeons dans ce siége pour donner des nouvelles au prince d’Orange : c’est une pratique commune en Asie.

Quel était donc ce gouvernement si sage et si vanté de Philippe II, lorsqu’on voit dans ce temps-là même ses troupes se mutiner en Flandre, faute de payement, saccager la ville d’Anvers (1576), et que toutes les provinces des Pays-Bas, sans consulter ni lui ni son gouverneur, font un traité de pacification avec les révoltés, publient une amnistie, rendent les prisonniers, font démolir des forteresses, et ordonnent qu’on abattra la fameuse statue du duc d’Albe, trophée que son orgueil avait élevé à sa cruauté, et qui était encore debout dans la citadelle d’Anvers, dont le roi était le maître ?

Après la mort du grand-commandeur de Requesens, Philippe, qui pouvait encore essayer de remettre le calme dans les Pays-Bas par sa présence, y envoie don Juan d’Autriche, son frère, ce prince célèbre dans l’Europe par la fameuse victoire de Lépante remportée sur les Turcs, et par son ambition qui lui avait fait tenter d’être roi de Tunis. Philippe n’aimait pas don Juan : il craignait sa gloire, et se défiait de ses desseins. Cependant il lui donne malgré lui le gouvernement des Pays-Bas, dans l’espérance que les peuples, qui aimaient dans ce prince le sang et la valeur de Charles-Quint, pourraient revenir à leur devoir : il se trompa. Le prince d’Orange fut reconnu gouverneur du Brabant dans Bruxelles, lorsque don Juan en sortait (1577), après y avoir été installé gouverneur général. Cet honneur qu’on rendit à Guillaume le Taciturne fut cependant ce qui empêcha le Brabant et la Flandre d’être libres, comme le furent les Hollandais. Il y avait trop de seigneurs dans ces deux provinces : ils furent jaloux du prince d’Orange, et cette jalousie conserva dix provinces à l’Espagne. Ils appellent l’archiduc Mathias pour être gouverneur général en concurrence avec don Juan. On a peine à concevoir qu’un archiduc d’Autriche, proche parent de Philippe II, et catholique, vienne se mettre à la tête d’un parti presque tout protestant contre le chef de sa maison ; mais l’ambition ne connaît point ces liens, et Philippe n’était aimé ni de l’empereur ni de l’empire.

Tout se divise alors, tout est en confusion. Le prince d’Orange, nommé par les états lieutenant général de l’archiduc Mathias, est nécessairement le rival secret de ce prince : tous deux sont opposés à don Juan ; les états se défirent de tous les trois. Un autre parti, également mécontent et des états et des trois princes, déchire la patrie. Les états publient la liberté de conscience (1578) ; mais il n’y avait plus de remède à la frénésie incurable des factions. Don Juan, ayant gagné une bataille inutile à Gemblours, meurt à la fleur de son âge au milieu de ces troubles (1578).

À ce fils de Charles-Quint succède un petit-fils non moins illustre : c’est cet Alexandre Farnèse, duc de Parme, descendant de Charles par sa mère, et du pape Paul III par son père ; le même qui vint depuis en France délivrer Paris, et combattre Henri le Grand. L’histoire ne célèbre point de plus grand homme de guerre ; mais il ne put empêcher ni la fondation des sept Provinces-Unies, ni les progrès de cette république, qui naquit sous ses yeux.

Ces sept provinces, que nous appelons aujourd’hui du nom général de la Hollande, contractent (29 janvier 1579) par les soins du prince d’Orange cette union qui paraît si fragile, et qui a été si constante, de sept provinces toujours indépendantes l’une de l’autre, ayant toujours des intérêts divers, et toujours aussi étroitement jointes par le grand intérêt de la liberté que l’est ce faisceau de flèches qui forme leurs armoiries et leur emblème.

Cette union d’Utrecht, le fondement de la république, l’est aussi du stathoudérat. Guillaume est déclaré chef des sept provinces sous le nom de capitaine, d’amiral général, de stathouder. Les dix autres provinces, qui pouvaient avec la Hollande former la république la plus puissante du monde, ne se joignent point aux sept petites Provinces-Unies. Celles-ci se protègent elles-mêmes ; mais le Brabant, la Flandre, et les autres, veulent un prince étranger pour les protéger. L’archiduc Mathias était devenu inutile. Les états généraux renvoient avec une pension modique ce fils et ce frère d’empereur, qui fut depuis empereur lui-même. Ils font venir François, duc d’Anjou[1], frère du roi de France Henri III, avec lequel ils négociaient depuis longtemps. Toutes ces provinces étaient partagées entre quatre partis : celui de Mathias, si faible qu’on le renvoie ; celui du duc d’Anjou, qui devint bientôt funeste ; celui du duc de Parme, qui, n’ayant pour lui que quelques seigneurs et son armée, sut enfin conserver dix provinces au roi d’Espagne ; et celui de Guillaume de Nassau, qui lui en arracha sept pour jamais.

C’est dans ce temps que Philippe, toujours tranquille à Madrid, proscrivit le prince d’Orange (1580), et mit sa tête à vingt-cinq mille écus. Cette méthode de commander des assassinats, inouïe depuis le triumvirat, avait été pratiquée en France contre l’amiral de Coligny, beau-père de Guillaume ; et on avait promis cinquante mille écus pour son sang : celui du prince son gendre ne fut estimé que la moitié par Philippe, qui pouvait payer plus chèrement.

Quel était le préjugé qui régnait encore ! Le roi d’Espagne, dans son édit de proscription, avoue qu’il a violé le serment qu’il avait fait aux Flamands, et dit que « le pape l’a dispensé de ce serment ». Il croyait donc que cette raison pouvait faire une forte impression sur les esprits des catholiques ? Mais combien devait-elle irriter les protestants, et les affermir dans leur défection !

La réponse de Guillaume est un des plus beaux monuments de l’histoire[2]. De sujet qu’il avait été de Philippe, il devient son égal dès qu’il est proscrit. On voit dans son apologie un prince d’une maison impériale non moins ancienne, non moins illustre autrefois que la maison d’Autriche, un stathouder qui se porte pour accusateur du plus puissant roi de l’Europe au tribunal de toutes les cours et de tous les hommes. Il est enfin supérieur à Philippe en ce que, pouvant le proscrire à son tour, il abhorre cette vengeance, et n’attend sa sûreté que de son épée.

Philippe dans ce temps-là même était plus redoutable que jamais : car il s’emparait du Portugal sans sortir de son cabinet, et pensait réduire de même les Provinces-Unies. Guillaume avait à craindre d’un côté les assassins, et de l’autre un nouveau maître dans le duc d’Anjou, frère de Henri III, arrivé dans les Pays-Bas, et reconnu par les peuples pour duc de Brabant et comte de Flandre. Il fut bientôt défait du duc d’Anjou, comme de l’archiduc Mathias.

(1580) Ce duc d’Anjou voulut être souverain absolu d’un pays qui l’avait choisi pour son protecteur. Il y a eu de tout temps des conspirations contre les princes : ce prince en fit une contre les peuples. Il voulut surprendre à la fois Anvers, Bruges, et d’autres villes qu’il était venu défendre. Quinze cents Français furent tués dans la surprise inutile d’Anvers : ses mesures manquèrent sur les autres places. Pressé d’un côté par Alexandre Farnèse, de l’autre, haï des peuples, il se retira en France couvert de honte, et laissa le duc de Parme et le prince d’Orange se disputer les Pays-Bas, qui devinrent le théâtre le plus illustre de la guerre en Europe, et l’école militaire où les braves de tous les pays allèrent faire leur apprentissage.

Des assassins vengèrent enfin Philippe du prince d’Orange. Un Français, nommé Salcède[3], trama sa mort. Jaurigny[4], Espagnol, le blessa d’un coup de pistolet dans Anvers (1583). Enfin Balthasar Gérard, Franc-Comtois, le tua dans Delft (1584), aux yeux de son épouse, qui vit ainsi assassiner son second mari après avoir perdu le premier, ainsi que son père l’amiral, à la journée de la Saint-Barthélemy. Cet assassinat du prince d’Orange ne fut point commis par l’envie de gagner les vingt-cinq mille écus qu’avait promis Philippe, mais par l’enthousiasme de la religion[5]. Le jésuite Strada rapporte que Gérard soutint toujours dans les tourments « qu’il avait été poussé à cette action par un instinct divin ». Il dit encore expressément que « Jaurigny n’avait auparavant entrepris la mort du prince d’Orange qu’après avoir purgé son âme par la confession aux pieds d’un dominicain, et après l’avoir fortifiée par le pain céleste ». C’était le crime du temps : les anabaptistes avaient commencé. Une femme, en Allemagne, pendant le siége de Munster, avait voulu imiter Judith ; elle sortit de la ville dans le dessein de coucher avec l’évêque qui l’assiégeait, et de le tuer dans son lit. Poltrot de Méré avait assassiné François, duc de Guise, par les mêmes principes. Les massacres de la Saint-Barthélemy avaient mis le comble à ces horreurs : le même esprit fit répandre ensuite le sang de Henri III et de Henri IV, et forma la conspiration des poudres en Angleterre. Les exemples tirés de l’Écriture, prêchés d’abord par les réformés ou les novateurs, et trop souvent ensuite par les catholiques, faisaient impression sur des esprits faibles et féroces, imbécilement persuadés que Dieu leur ordonnait le meurtre. Leur aveugle fureur ne leur laissait pas comprendre que si Dieu demandait du sang dans l’ancien Testament, on ne pouvait obéir à cet ordre que quand Dieu lui-même descendait du ciel pour dicter de sa bouche, d’une manière claire et précise, ses arrêts sur la vie des hommes, dont il est le maître ; et qui sait encore si Dieu n’eût pas été plus content de ceux qui auraient fait des remontrances à sa clémence que de ceux qui auraient obéi à sa justice ?

Philippe II fut très-content de l’assassinat ; il récompensa la famille de Gérard ; il lui accorda des lettres de noblesse, pareilles à celles que Charles VII donna à la famille de la Pucelle d’Orléans, lettres par lesquelles le ventre anoblissait. Les descendants d’une sœur de l’assassin Gérard jouirent tous de ce singulier privilége jusqu’au temps où Louis XIV s’empara de la Franche-Comté : alors on leur disputa un honneur que les maisons les plus illustres n’ont point en France, et dont même les descendants des frères de Jeanne d’Arc avaient été privés. On mit à la taille la famille de Gérard ; elle osa présenter ses lettres de noblesse à M. de Vanolles, intendant de la province ; il les foula aux pieds : le crime cessa d’être honoré, et la famille resta roturière.

Quand Guillaume le Taciturne fut assassiné, il était près d’être déclaré comte de Hollande. Les conditions de cette nouvelle dignité avaient déjà été stipulées par toutes les villes, excepté Amsterdam et Gouda. On voit par là qu’il avait travaillé pour lui-même autant que pour la république.

Maurice son fils ne put prétendre à cette principauté ; mais les sept provinces le déclarèrent stathouder (1584), et il affermit l’édifice de la liberté fondé par son père. Il fut digne de combattre Alexandre Farnèse. Ces deux grands hommes s’immortalisaient sur ce théâtre resserré où la scène de la guerre attirait les regards des nations. Quand le duc de Parme Farnèse ne serait illustre que par le siége d’Anvers, il serait compté parmi les plus grands capitaines : les Anversois se défendirent comme autrefois les Tyriens ; et il prit Anvers comme Alexandre, dont il portait le nom, avait pris la ville de Tyr, en faisant une digue sur le fleuve profond et rapide de l’Escaut, et en renouvelant un exemple que le cardinal de Richelieu suivit aussi au siége de la Rochelle.

La nouvelle république fut obligée d’implorer le secours de la reine d’Angleterre Élisabeth. Elle lui envoya, sous le comte de Leicester, un secours de quatre mille soldats : c’était assez alors. Le prince Maurice eut quelque temps dans Leicester un supérieur, comme son père en avait eu un dans le duc d’Anjou et dans l’archiduc Mathias. Leicester prit le titre et le rang de gouverneur général ; mais il fut bientôt désavoué par sa reine. Maurice ne laissa pas entamer son stathoudérat des sept Provinces-Unies : heureux s’il n’avait pas voulu aller au delà.

Toute cette guerre si longue et si pleine de vicissitudes ne put enfin ni rendre sept provinces à Philippe, ni lui ôter les autres. La république devenait chaque jour si formidable sur mer qu’elle ne servit pas peu à détruire cette flotte de Philippe II, surnommée l’Invincible. Ce peuple pendant plus de quarante ans ressembla aux Lacédémoniens, qui repoussèrent toujours le grand roi. Les mœurs, la simplicité, l’égalité, étaient les mêmes dans Amsterdam qu’à Sparte, et la sobriété plus grande. Ces provinces tenaient encore quelque chose des premiers âges du monde. Il n’y a point de Frison un peu instruit qui ne sache qu’alors l’usage des clefs et des serrures était inconnu en Frise. On n’avait que le simple nécessaire, et ce n’était pas la peine de l’enfermer : on ne craignait point ses compatriotes ; on défendait ses troupeaux et ses grains contre l’ennemi. Les maisons, dans tous ces cantons maritimes, n’étaient que des cabanes où la propreté fit toute la magnificence. Jamais peuple ne connut moins la délicatesse : quand Louise de Coligny vint épouser à La Haye le prince Guillaume, on envoya au-devant d’elle une charrette de poste découverte, où elle fut assise sur une planche. Mais La Haye devint, sur la fin de la vie de Maurice, et dans le temps de Frédéric-Henri, un séjour agréable par l’affluence des princes, des négociateurs, et des guerriers. Amsterdam fut, par le commerce seul, une des plus florissantes villes de la terre, et la bonté des pâturages d’alentour fit la richesse des habitants des campagnes.

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  1. Ou mieux François d’Anjou, ex-duc d’Alençon.
  2. Apologie, ou Défense du très-illustre prince Guillaume.
  3. Ou mieux Salseda.
  4. Ou mieux Jean Jaureguy, né en Biscaye. (G. A.)
  5. Les historiens hollandais prétendent, au contraire, que Gérard eut pour principal mobile les encouragements de Philippe. Ils s’autorisent d’une lettre de Farnèse au roi, qui existe dans les archives de Bruxelles, et dans laquelle le prince de Parme dit que Gérard lui avait communiqué son dessein. Reste à savoir si le document est authentique. (G. A.)