Essai sur les mœurs/Chapitre 151

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CHAPITRE CLI.

Des possessions des Français en Amérique.

Les Espagnols tiraient déjà du Mexique et du Pérou des trésors immenses, qui pourtant à la fin ne les ont pas beaucoup enrichis, quand les autres nations, jalouses et excitées par leur exemple, n’avaient pas encore dans les autres parties de l’Amérique une colonie qui leur fût avantageuse.

L’amiral Coligny, qui avait en tout de grandes idées, imagina, en 1557, sous Henri II, d’établir les Français et sa secte dans le Brésil : un chevalier de Villegagnon, alors calviniste, y fut envoyé ; Calvin s’intéressa à l’entreprise. Les Genevois n’étaient pas alors d’aussi bons commerçants qu’aujourd’hui. Calvin envoya plus de prédicants que de cultivateurs : ces ministres, qui voulaient dominer, eurent avec le commandant de violentes querelles ; ils excitèrent une sédition. La colonie fut divisée ; les Portugais la détruisirent, Villegagnon renonça à Calvin et à ses ministres ; il les traita de perturbateurs, ceux-ci le traitèrent d’athée, et le Brésil fut perdu pour la France, qui n’a jamais su faire de grands établissements au dehors.

On disait que la famille des incas s’était retirée dans ce vaste pays dont les limites touchent à celles du Pérou ; que c’était là que la plupart des Péruviens avaient échappé à l’avarice et à la cruauté des chrétiens d’Europe ; qu’ils habitaient au milieu des terres, près d’un certain lac Parima dont le sable était d’or ; qu’il y avait une ville dont les toits étaient couverts de ce métal : les Espagnols appelaient cette ville Eldorado ; ils la cherchèrent longtemps.

Ce nom d’Eldorado éveilla toutes les puissances. La reine Élisabeth envoya en 1596 une flotte sous le commandement du savant et malheureux Raleigh, pour disputer aux Espagnols ces nouvelles dépouilles. Raleigh, en effet, pénétra dans le pays habité par des peuples rouges. Il prétend qu’il y a une nation dont les épaules sont aussi hautes que la tête. Il ne doute point qu’il n’y ait des mines : il rapporta une centaine de grandes plaques d’or et quelques morceaux d’or ouvragés ; mais enfin on ne trouva ni de ville Dorado, ni de lac Parima. Les Français, après plusieurs tentatives, s’établirent en 1664 à la pointe de cette grande terre dans l’île de Cayenne, qui n’a qu’environ quinze lieues communes de tour. C’est là ce qu’on nomma la France équinoxiale. Cette France se réduisit à un bourg composé d’environ cent cinquante maisons de terre et de bois ; et l’île de Cayenne n’a valu quelque chose que sous Louis XIV, qui, le premier des rois de France, encouragea véritablement le commerce maritime ; encore cette île fut-elle enlevée aux Français par les Hollandais dans la guerre de 1672 ; mais une flotte de Louis XIV la reprit. Elle fournit aujourd’hui un peu d’indigo, de mauvais café, et on commence à y cultiver les épiceries avec succès. La Guiana était, dit-on, le plus beau pays de l’Amérique où les Français pussent s’établir, et c’est celui qu’ils négligèrent.

On leur parla de la Floride, entre l’ancien et le nouveau Mexique. Les Espagnols étaient déjà en possession d’une partie de la Floride, à laquelle même ils avaient donné ce nom ; mais comme un armateur français prétendait y avoir abordé à peu près dans le même temps qu’eux, c’était un droit à disputer : les terres des Américains devant appartenir, par notre droit des gens ou de ravisseurs, non-seulement à celui qui les envahissait le premier, mais à celui qui disait le premier les avoir vues.

L’amiral Coligny y avait envoyé, sous Charles IX, vers l’an 1564, une colonie huguenote, voulant toujours établir sa religion en Amérique comme les Espagnols y avaient porté la leur. Les Espagnols ruinèrent cet établissement (1565), et pendirent aux arbres tous les Français, avec un grand écriteau au dos : « Pendus, non comme Français, mais comme hérétiques. »

Quelque temps après, un Gascon, nommé le chevalier de Gourgues, se mit à la tête de quelques corsaires pour essayer de reprendre la Floride. Il s’empara d’un petit fort espagnol, et fit pendre à son tour les prisonniers, sans oublier de leur mettre un écriteau : « Pendus, non comme Espagnols, mais comme voleurs et maranes. » Déjà les peuples de l’Amérique voyaient leurs déprédateurs européans les venger en s’exterminant les uns les autres ; ils ont eu souvent cette consolation.

Après avoir pendu des Espagnols, il fallut, pour ne le pas être, évacuer la Floride, à laquelle les Français renoncèrent. C’était un pays meilleur encore que la Guiane ; mais les guerres affreuses de religion qui ruinaient alors les habitants de la France ne leur permettaient pas d’aller égorger et convertir des sauvages, ni de disputer de beaux pays aux Espagnols.

Déjà les Anglais se mettaient en possession des meilleures terres et des plus avantageusement situées qu’on puisse posséder dans l’Amérique septentrionale au delà de la Floride, quand deux ou trois marchands de Normandie, sur la légère espérance d’un petit commerce de pelleterie, équipèrent quelques vaisseaux, et établirent une colonie dans le Canada, pays couvert de neiges et de glaces huit mois de l’année, habité par des barbares, des ours, et des castors. Cette terre, découverte auparavant, dès l’an 1535, avait été abandonnée ; mais enfin, après plusieurs tentatives, mal appuyées par un gouvernement qui n’avait point de marine, une petite compagnie de marchands de Dieppe et de Saint-Malo fonda Québec, en 1608, c’est-à-dire bâtit quelques cabanes ; et ces cabanes ne sont devenues une ville que sous Louis XIV.

Cet établissement, celui de Louisbourg, et tous les autres dans cette nouvelle France, ont été toujours très-pauvres, tandis qu’il y a quinze mille carrosses dans la ville de Mexico, et davantage dans celle de Lima. Ces mauvais pays n’en ont pas moins été un sujet de guerre presque continuel, soit avec les naturels, soit avec les Anglais, qui, possesseurs des meilleurs territoires, ont voulu ravir celui des Français, pour être les seuls maîtres du commerce de cette partie boréale du monde.

Les peuples qu’on trouva dans le Canada n’étaient pas de la nature de ceux du Mexique, du Pérou, et du Brésil. Ils leur ressemblaient en ce qu’ils sont privés de poil comme eux, et qu’ils n’en ont qu’aux sourcils et à la tête[1]. Ils en diffèrent par la couleur, qui approche de la nôtre ; ils en diffèrent encore plus par la fierté et le courage. Ils ne connurent jamais le gouvernement monarchique ; l’esprit républicain a été le partage de tous les peuples du Nord dans l’ancien monde et dans le nouveau. Tous les habitants de l’Amérique septentrionale, des montagnes des Apalaches au détroit de Davis, sont des paysans et des chasseurs divisés en bourgades, institution naturelle de l’espèce humaine. Nous leur avons rarement donné le nom d’Indiens, dont nous avions très-mal à propos désigné les peuples du Pérou et du Brésil. On n’appela ce pays les Indes que parce qu’il en venait autant de trésors que de l’Inde véritable. On se contenta dénommer les Américains du Nord Sauvages ; ils l’étaient moins à quelques égards que les paysans de nos côtes européanes, qui ont si longtemps pillé de droit les vaisseaux naufragés, et tué les navigateurs. La guerre, ce crime et ce fléau de tous les temps et de tous les hommes, n’avait pas chez eux, comme chez nous, l’intérêt pour motif ; c’était d’ordinaire l’insulte et la vengeance qui en étaient le sujet, comme chez les Brasiliens et chez tous les sauvages.

Ce qu’il y avait de plus horrible chez les Canadiens est qu’ils faisaient mourir dans les supplices leurs ennemis captifs, et qu’ils les mangeaient. Cette horreur leur était commune avec les Brasiliens, éloignés d’eux de cinquante degrés. Les uns et les autres mangeaient un ennemi comme le gibier de leur chasse. C’est un usage qui n’est pas de tous les jours ; mais il a été commun à plus d’un peuple, et nous en avons traité à part[2].

C’était dans ces terres stériles et glacées du Canada que les hommes étaient souvent anthropophages : ils ne l’étaient point dans l’Acadie, pays meilleur où l’on ne manque pas de nourriture ; ils ne l’étaient point dans le reste du continent, excepté dans quelques parties du Brésil, et chez les cannibales des îles Caraïbes.

Quelques jésuites et quelques huguenots, rassemblés par une fatalité singulière, cultivèrent la colonie naissante du Canada ; elle s’allia ensuite avec les Hurons qui faisaient la guerre aux Iroquois. Ceux-ci nuisirent beaucoup à la colonie, prirent quelques jésuites prisonniers, et, dit-on, les mangèrent. Les Anglais ne furent pas moins funestes à l’établissement de Québec. À peine cette ville commençait à être bâtie et fortifiée (1629) qu’ils l’attaquèrent. Ils prirent toute l’Acadie : cela ne veut dire autre chose sinon qu’ils détruisirent des cabanes de pêcheurs.

Les Français n’avaient donc dans ces temps-là aucun établissement hors de France, et pas plus en Amérique qu’en Asie.

La compagnie de marchands qui s’était ruinée dans ces entreprises, espérant réparer ses pertes, pressa le cardinal de Richelieu de la comprendre dans le traité de Saint-Germain fait avec les Anglais. Ces peuples rendirent le peu qu’ils avaient envahi, dont ils ne faisaient alors aucun cas ; et ce peu devint ensuite la Nouvelle-France. Cette Nouvelle-France resta longtemps dans un état misérable ; la pêche de la morue rapporta quelques légers profits qui soutinrent la compagnie. Les Anglais, informés de ces petits profits, prirent encore l’Acadie.

Ils la rendirent encore au traité de Breda (1654). Enfin ils la prirent cinq fois, et s’en sont conservé la propriété par la paix d’Utrecht (1713), paix alors heureuse, qui est devenue depuis funeste à l’Europe : car nous verrons que les ministres qui firent ce traité, n’ayant pas déterminé les limites de l’Acadie, l’Angle- terre voulant les étendre, et la France les resserrer, ce coin de terre a été le sujet d’une guerre violente en 1755 entre ces deux nations rivales ; et cette guerre a produit celle de l’Allemagne, qui n’y avait aucun rapport. La complication des intérêts politiques est venue au point qu’un coup de canon tiré en Amérique peut être le signal de l’embrasement de l’Europe.

La petite île du cap Breton, où est Louisbourg, la rivière de Saint-Laurent, Québec, le Canada, demeurèrent donc à la France en 1713. Ces établissements servirent plus à entretenir la navigation et à former des matelots qu’ils ne rapportèrent de profits. Québec contenait environ sept mille habitants : les dépenses de la guerre pour conserver ces pays coûtaient plus qu’ils ne vaudront jamais ; et cependant elles paraissaient nécessaires.

On a compris dans la Nouvelle-France un pays immense qui touche d’un côté au Canada, de l’autre au Nouveau-Mexique, et dont les bornes vers le nord-ouest sont inconnues : on l’a nommé Mississipi, du nom du fleuve qui descend dans le golfe du Mexique ; et Louisiane, du nom de Louis XIV.

Cette étendue de terre était à la bienséance des Espagnols, qui, n’ayant que trop de domaines en Amérique, ont négligé cette possession, d’autant plus qu’ils n’y ont pas trouvé d’or. Quelques Français du Canada s’y transportèrent, en descendant par le pays et par la rivière des Illinois, et en essuyant toutes les fatigues et tous les dangers d’un tel voyage. C’est comme si on voulait aller en Égypte par le cap de Bonne-Espérance, au lieu de prendre la route de Damiette. Cette grande partie de la Nouvelle-France fut, jusqu’en 1708, composée d’une douzaine de familles errantes dans des déserts et dans des bois[3].

Louis XIV, accablé alors de malheurs, voyait dépérir l’ancienne France, et ne pouvait penser à la nouvelle. L’État était épuisé d’hommes et d’argent. Il est bon de savoir que, dans cette misère publique, deux hommes avaient gagné chacun environ quarante millions : l’un par un grand commerce dans l’Inde ancienne, tandis que la compagnie des Indes, établie par Colbert, était détruite ; l’autre, par des affaires avec un ministère malheureux, obéré, et ignorant. Le grand négociant, qui se nommait Crozat, étant assez riche et assez hardi pour risquer une partie de ses trésors, se fit concéder la Louisiane par le roi, à condition que chaque vaisseau que lui et ses associés enverraient y porterait six garçons et six filles pour peupler. Le commerce et la population y languirent également.

Après la mort de Louis XIV, l’Écossais Law ou Lass, homme extraordinaire, dont plusieurs idées ont été utiles, et d’autres pernicieuses, fit accroire à la nation que la Louisiane produisait autant d’or que le Pérou, et allait fournir autant de soie que la Chine. Ce fut la première époque du fameux système de Law. On envoya des colonies au Mississipi (1717 et 1718) ; on grava le plan d’une ville magnifique et régulière, nommée la Nouvelle-Orléans. Les colons périrent la plupart de misère, et la ville se réduisit à quelques méchantes maisons. Peut-être un jour, s’il y a des millions d’habitants de trop en France, sera-t-il avantageux de peupler la Louisiane ; mais il est plus vraisemblable qu’il faudra l’abandonner[4].

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  1. Il est très-vraisemblable, comme nous l’avons déjà observé, que si ces peuples sont privés de poil c’est qu’ils l’arrachent dès qu’il commence à paraître. (K.) — Cette note a paru pour la première fois dans les éditions de Kehl, où l’on l’attribue à Voltaire, et longtemps je l’ai crue de lui. Si je la donne aux éditeurs de Kehl, c’est parce que ce sont eux qui ont fait l’observation qu’ils rappellent. (Voyez leur note sur le paragraphe viii de l’Introduction, page 26 du tome XI). Voltaire s’est d’ailleurs moqué de cette idée dans le chapitre xxxvi de son écrit des Singularités de la nature (voyez Mélanges, année 1768), et dans ses Questions sur l’Encyclopédie (fondues dans le Dictionnaire philosophique), au mot Barbe. (B.)
  2. Dans le Dictionnaire philosophique, au mot Anthropophages.
  3. Les Français, dans la guerre de 1756, ont perdu cette Louisiane. Elle leur a été rendue à la paix ; mais ils l’ont cédée aux Espagnols, et tout le Canada. Ainsi, à l’exception de quelques îles et de quelques établissements très-peu considérables des Hollandais et des Français sur la côte de l’Amérique méridionale, l’Amérique a été partagée entre les Espagnols, les Anglais, et les Portugais. — La Louisiane a été rétrocédée à la France par le traité du 1er octobre 1800, et par le traité du 30 avril 1803 vendue aux États-Unis moyennant soixante millions de francs. La Louisiane forme déjà plusieurs des États de la grande Union américaine du Nord. M. Barbé-Marbois a publié à la fin de 1828 une Histoire de la Louisiane et de la cession de cette colonie par la France aux États-Unis. (B.)
  4. L’événement a justifié cette prédiction. (Note de Voltaire.)