Essai sur les mœurs/Chapitre 148

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CHAPITRE CXLVIII.

De la conquête du Pérou.

Cortès, ayant soumis à Charles-Quint plus de deux cents lieues de nouvelles terres en longueur, et plus de cent cinquante en largeur, croyait avoir peu fait. L’isthme qui resserre entre deux mers le continent de l’Amérique n’est pas de vingt-cinq lieues communes : on voit du haut d’une montagne, près de Nombre de Dios, d’un côté la mer qui s’étend de l’Amérique jusqu’à nos côtes, et de l’autre celle qui se prolonge jusqu’aux grandes Indes. La première a été nommée mer du Nord, parce que nous sommes au nord ; la seconde, mer du Sud, parce que c’est au sud que les grandes Indes sont situées. On tenta donc, dès l’an 1513, de chercher par cette mer du Sud de nouveaux pays à soumettre.

Vers l’an 1527, deux simples aventuriers, Diego d’Almagro et Francisco Pizarro, qui même ne connaissaient pas leur père, et dont l’éducation avait été si abandonnée qu’ils ne savaient ni lire ni écrire, furent ceux par qui Charles-Quint acquit de nouvelles terres plus vastes et plus riches que le Mexique. D’abord ils reconnaissent trois cents lieues de côtes américaines en cinglant droit au midi ; bientôt ils entendent dire que vers la ligne équinoxiale et sous l’autre tropique il y a une contrée immense où l’or, l’argent, et les pierreries, sont plus communs que le bois et que le pays est gouverné par un roi aussi despotique que Montezuma : car dans tout l’univers le despotisme est le fruit de la richesse.

Du pays de Cusco et des environs du tropique du Capricorne jusqu’à la hauteur de l’île des Perles, qui est au sixième degré de latitude septentrionale, un seul roi étendait sa domination absolue dans l’espace de près de trente degrés. Il était d’une race de conquérants qu’on appelait Incas. Le premier de ces incas qui avait subjugué le pays, et qui lui imposa des lois, passait pour le fils du Soleil. Ainsi les peuples les plus policés de l’ancien monde et du nouveau se ressemblaient dans l’usage de déifier les hommes extraordinaires, soit conquérants, soit législateurs.

Garcilasso de La Vega, issu de ces incas, transporté à Madrid, écrivit leur histoire vers l’an 1608. Il était alors avancé en âge, et son père pouvait aisément avoir vu la révolution arrivée vers l’an 1530. Il ne pouvait, à la vérité, savoir avec certitude l’histoire détaillée de ses ancêtres. Aucun peuple de l’Amérique n’avait connu l’art de l’écriture ; semblables en ce point aux anciennes nations tartares, aux habitants de l’Afrique méridionale, à nos ancêtres les Celtes, aux peuples du Septentrion, aucune de ces nations n’eut rien qui tînt lieu de l’histoire. Les Péruviens transmettaient les principaux faits à la postérité par des nœuds qu’ils faisaient à des cordes ; mais en général les lois fondamentales, les points les plus essentiels de la religion, les grands exploits dégagés de détails, passent assez fidèlement de bouche en bouche. Ainsi Garcilasso pouvait être instruit de quelques principaux événements. C’est sur ces objets seuls qu’on peut l’en croire. Il assure que dans tout le Pérou on adorait le soleil, culte plus raisonnable qu’aucun autre dans un monde où la raison humaine n’était point perfectionnée. Pline, chez les Romains, dans les temps les plus éclairés, n’admet point d’autre dieu. Platon, plus éclairé que Pline, avait appelé le soleil le fils de Dieu, la splendeur du Père ; et cet astre longtemps auparavant fut révéré par les mages et par les anciens Égyptiens. La même vraisemblance et la même erreur régnèrent également dans les deux hémisphères.

Les Péruviens avaient des obélisques, des gnomons réguliers, pour marquer les points des équinoxes et des solstices. Leur année était de trois cent soixante et cinq jours ; peut-être la science de l’antique Égypte ne s’étendit pas au delà. Ils avaient élevé des prodiges d’architecture et taillé des statues avec un art surprenant. C’était la nation la plus policée et la plus industrieuse du nouveau monde.

L’inca Huescar, père d’Atabalipa, dernier inca, sous qui ce vaste empire fut détruit, l’avait beaucoup augmenté et embelli. Cet inca, qui conquit tout le pays de Quito, aujourd’hui la capitale du Pérou, avait fait, par les mains de ses soldats et des peuples vaincus, un grand chemin de cinq cents lieues de Cusco jusqu’à Quito, à travers des précipices comblés et des montagnes aplanies. Ce monument de l’obéissance et de l’industrie humaine n’a pas été depuis entretenu par les Espagnols. Des relais d’hommes établis de demi-lieue en demi-lieue portaient les ordres du monarque dans son empire. Telle était la police ; et si on veut juger de la magnificence, il suffit de savoir que le roi était porté dans ses voyages sur un trône d’or, qu’on trouva peser vingt-cinq mille ducats, et que la litière de lames d’or sur laquelle était le trône était soutenue par les premiers de l’État.

Dans les cérémonies pacifiques et religieuses à l’honneur du soleil, on formait des danses : rien n’est plus naturel ; c’est un des plus anciens usages de notre hémisphère. Huescar, pour rendre les danses plus graves, fit porter par les danseurs une chaîne d’or longue de sept cents de nos pas géométriques, et grosse comme le poignet ; chacun en soulevait un chaînon. Il faut conclure de ce fait que l’or était plus commun au Pérou que ne l’est parmi nous le cuivre.

François Pizarro attaqua cet empire avec deux cent cinquante fantassins, soixante cavaliers, et une douzaine de petits canons que traînaient souvent les esclaves des pays déjà domptés. Il arrive par la mer du Sud à la hauteur de Quito par delà l’équateur. Atabalipa, fils d’Huescar, régnait alors[1] ; il était vers Quito avec environ quarante mille soldats armés de flèches et de piques d’or et d’argent. Pizarro commença, comme Cortès, par une ambassade, et offrit à l’inca l’amitié de Charles-Quint. L’inca répond qu’il ne recevra pour amis les déprédateurs de son empire que quand ils auront rendu tout ce qu’ils ont ravi sur leur route ; et après cette réponse il marche aux Espagnols. Quand l’armée de l’inca et la petite troupe castillane furent en présence, les Espagnols voulurent encore mettre de leur côté jusqu’aux apparences de la religion. Un moine nommé Valverda, fait évêque de ce pays même qui ne leur appartenait pas encore, s’avance avec un interprète vers l’inca, une Bible à la main, et lui dit qu’il faut croire tout ce qui est dans ce livre. Il lui fait un long sermon de tous les mystères du christianisme. Les historiens ne s’accordent pas sur la manière dont le sermon fut reçu ; mais ils conviennent tous que la prédication finit par le combat.

Les canons, les chevaux, et les armes de fer, firent sur les Péruviens le même effet que sur les Mexicains ; on n’eut guère que la peine de tuer, et Atabalipa, arraché de son trône d’or par les vainqueurs, fut chargé de fers.

Cet empereur, pour se procurer une liberté prompte, promit une trop grosse rançon ; il s’obligea, selon Herrera et Zarata, de donner autant d’or qu’une des salles de ses palais pouvait en contenir jusqu’à la hauteur de sa main, qu’il éleva en l’air au-dessus de sa tête. Aussitôt ses courriers partent de tous côtés pour assembler cette rançon immense : l’or et l’argent arrivent tous les jours au quartier des Espagnols ; mais soit que les Péruviens se lassassent de dépouiller l’empire pour un captif, soit qu’Atabalipa ne les pressât pas, on ne remplit point toute l’étendue de ses promesses. Les esprits des vainqueurs s’aigrirent, leur avarice trompée monta à cet excès de rage qu’ils condamnèrent l’empereur à être brûlé vif ; toute la grâce qu’ils lui promirent, c’est qu’en cas qu’il voulût mourir chrétien, on l’étranglerait avant de le brûler. Ce même évêque Valverda lui parla de christianisme par un interprète ; il le baisa, et immédiatement après on le pendit, et on le jeta dans les flammes. Le malheureux Garcilasso, inca devenu espagnol, dit qu’Atabalipa avait été très-cruel envers sa famille, et qu’il méritait la mort ; mais il n’ose pas dire que ce n’était point aux Espagnols à le punir. Quelques écrivains témoins, oculaires, comme Zarata, prétendent que François Pizarro était déjà parti pour aller porter à Charles-Quint une partie des trésors d’Atabalipa, et que d’Almagro seul fut coupable de cette barbarie. Cet évêque de Chiapa, que j’ai déjà cité, ajoute qu’on fit souffrir le même supplice à plusieurs capitaines péruviens qui, par une générosité aussi grande que la cruauté des vainqueurs, aimèrent mieux recevoir la mort que de découvrir les trésors de leurs maîtres.

Cependant, de la rançon déjà payée par Atabalipa, chaque cavalier espagnol eut deux cent cinquante marcs en or pur, chaque fantassin en eut cent soixante : on partagea dix fois environ autant d’argent dans la même proportion ; ainsi le cavalier eut un tiers de plus que le fantassin, les officiers eurent des richesses immenses, et on envoya à Charles-Quint trente mille marcs d’argent, trois mille d’or non travaillé, et vingt mille marcs pesant d’argent avec deux mille d’or en ouvrages du pays. L’Amérique lui aurait servi à tenir sous le joug une partie de l’Europe, et surtout les papes, qui lui avaient adjugé ce nouveau monde, s’il avait reçu souvent de pareils tributs.

On ne sait si on doit plus admirer le courage opiniâtre de ceux qui découvrirent et conquirent tant de terres, ou plus détester leur férocité : la même source, qui est l’avarice, produisit tant de bien et tant de mal. Diego d’Almagro marche à Cusco à travers des multitudes qu’il faut écarter ; il pénètre jusqu’au Chili par delà le tropique du Capricorne. Partout on prend possession au nom de Charles-Quint. Bientôt après, la discorde se met entre les vainqueurs du Pérou, comme elle avait divisé Velasquez et Fernand Cortès dans l’Amérique septentrionale.

Diego d’Almagro et Francisco Pizarro font la guerre civile dans Cusco même, la capitale des incas. Toutes les recrues qu’ils avaient reçues d’Europe se partagent, et combattent pour le chef qu’elles choisissent. Ils donnent un combat sanglant sous les murs de Cusco, sans que les Péruviens osent profiter de l’affaiblissement de leur ennemi commun ; au contraire il y avait des Péruviens dans chaque armée : ils se battaient pour leurs tyrans, et les multitudes de Péruviens dispersés attendaient stupidement à quel parti de leurs destructeurs ils seraient soumis, et chaque parti n’était que d’environ trois cents hommes ; tant la nature a donné en tout la supériorité aux Européans sur les habitants du nouveau monde ! Enfin d’Almagro fut fait prisonnier, et son rival Pizarro lui fit trancher la tête ; mais bientôt après il fut assassiné lui-même par les amis d’Almagro.

Déjà se formait dans tout le nouveau monde le gouvernement espagnol. Les grandes provinces avaient leurs gouverneurs. Des audiences, qui sont à peu près ce que sont nos parlements, étaient établies ; des archevêques, des évêques, des tribunaux d’Inquisition, toute la hiérarchie ecclésiastique exerçait ses fonctions comme à Madrid, lorsque les capitaines qui avaient conquis le Pérou pour l’empereur Charles-Quint voulurent le prendre pour eux-mêmes. Un fils d’Almagro se fit reconnaître roi du Pérou ; mais d’autres Espagnols, aimant mieux obéir à leur maître qui demeurait en Europe qu’à leur compagnon qui devenait leur souverain, le prirent, et le firent périr par la main du bourreau. Un frère de François Pizarro eut la même ambition et le même sort. Il n’y eut contre Charles-Quint de révoltes que celles des Espagnols mêmes, et pas une des peuples soumis.

Au milieu de ces combats que les vainqueurs livraient entre eux, ils découvrirent les mines du Potosi, que les Péruviens même avaient ignorées. Ce n’est point exagérer de dire que la terre de ce canton était toute d’argent ; elle est encore aujourd’hui très-loin d’être épuisée. Les Péruviens travaillèrent à ces mines pour les Espagnols comme pour les vrais propriétaires. Bientôt après on joignit à ces esclaves des nègres qu’on achetait en Afrique, et qu’on transportait au Pérou comme des animaux destinés au service des hommes.

On ne traitait en effet ni ces nègres, ni les habitants du nouveau monde, comme une espèce humaine. Ce Las Casas, religieux dominicain, évêque de Chiapa, duquel nous avons parlé, touché des cruautés de ses compatriotes et des misères de tant de peuples, eut le courage de s’en plaindre à Charles-Quint et à son fils Philippe II par des mémoires que nous avons encore. Il y représente presque tous les Américains comme des hommes doux et timides, d’un tempérament faible qui les rend naturellement esclaves. Il dit que les Espagnols ne regardèrent dans cette faiblesse que la facilité qu’elle donnait aux vainqueurs de les détruire ; que dans Cuba, dans la Jamaïque, dans les îles voisines, ils firent périr plus de douze cent mille hommes, comme des chasseurs qui dépeuplent une terre de bêtes fauves. « Je les ai vus, dit-il, dans l’île Saint-Domingue et dans la Jamaïque, remplir les campagnes de fourches patibulaires, auxquelles ils pendaient ces malheureux treize à treize, en l’honneur, disaient-ils, des treize apôtres. Je les ai vus donner des enfants à dévorer à leurs chiens de chasse[2]. »

Un cacique de l’île de Cuba, nommé Hatucu, condamné par eux à périr par le feu pour n’avoir pas donné assez d’or, fut remis, avant qu’on allumât le bûcher, entre les mains d’un franciscain qui l’exhortait à mourir chrétien, et qui lui promettait le ciel. « Quoi ! les Espagnols iront donc au ciel ? demandait le cacique. — Oui, sans doute, disait le moine. — Ah ! s’il est ainsi, que je n’aille point au ciel, » répliqua ce prince. Un cacique de la Nouvelle-Grenade, qui est entre le Pérou et le Mexique, fut brûlé publiquement pour avoir promis en vain de remplir d’or la chambre d’un capitaine.

Des milliers d’Américains servaient aux Espagnols de bêtes de somme, et on les tuait quand leur lassitude les empêchait de marcher. Enfin ce témoin oculaire affirme que, dans les îles et sur la terre ferme, ce petit nombre d’Européans a fait périr plus de douze millions d’Américains. « Pour vous justifier, ajoute-t-il, vous dites que ces malheureux s’étaient rendus coupables de sacrifices humains ; que, par exemple, dans le temple du Mexique on avait sacrifié vingt mille hommes : je prends à témoin le ciel et la terre que les Mexicains, usant du droit barbare de la guerre, n’avaient pas fait souffrir la mort dans leurs temples à cent cinquante prisonniers. »

De tout ce que je viens de citer il résulte que probablement les Espagnols avaient beaucoup exagéré les dépravations des Mexicains, et que l’évêque de Chiapa outrait aussi quelquefois ses reproches contre ses compatriotes. Observons ici que, si on reproche aux Mexicains d’avoir quelquefois sacrifié des ennemis vaincus au dieu de la guerre, jamais les Péruviens ne firent de tels sacrifices au soleil, qu’ils regardaient comme le dieu bienfaisant de la nature. La nation du Pérou était peut-être la plus douce de toute la terre.

Enfin les plaintes réitérées de Las Casas ne furent pas inutiles. Les lois envoyées d’Europe ont un peu adouci le sort des Américains. Ils sont aujourd’hui sujets soumis, et non esclaves.

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  1. En l’année 1532.
  2. Voyez la note de la page 384.