Essai sur les mœurs/Chapitre 121

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CHAPITRE CXXI.

Usages des xve et xvie siècles, et de l’état des Beaux-Arts.

On voit qu’en Europe il n’y avait guère de souverains absolus. Les empereurs, avant Charles-Quint, n’avaient osé prétendre au despotisme. Les papes étaient beaucoup plus maîtres à Rome qu’auparavant, mais moins dans l’Église. Les couronnes de Hongrie et de Bohême étaient encore électives, ainsi que toutes celles du Nord ; et l’élection suppose nécessairement un contrat entre le roi et la nation. Les rois d’Angleterre ne pouvaient ni faire des lois ni en abuser sans le concours du parlement. Isabelle, en Castille, avait respecté les priviléges des Cortes, qui sont les états du royaume. Ferdinand le Catholique n’avait pu en Aragon détruire l’autorité du justicier, qui se croyait en droit de juger les rois. La France seule, depuis Louis XI, s’était tournée en État purement monarchique : gouvernement heureux lorsqu’un roi tel que Louis XII répara par son amour pour son peuple toutes les fautes qu’il commit avec les étrangers ; mais gouvernement le pire de tous sous un roi faible ou méchant.

La police générale de l’Europe s’était perfectionnée, en ce que les guerres particulières des seigneurs féodaux n’étaient plus permises nulle part par les lois ; mais il restait l’usage des duels[1].

Les décrets des papes, toujours sages, et de plus toujours utiles à la chrétienté dans ce qui ne concernait pas leurs intérêts personnels, anathématisaient ces combats ; mais plusieurs évêques les permettaient. Les parlements de France les ordonnaient quelquefois ; témoin celui de Legris et de Carrouge sous Charles VI. Il se fit beaucoup de duels depuis assez juridiquement. Le même abus était aussi appuyé en Allemagne, en Italie, et en Espagne, par des formes regardées comme essentielles. On ne manquait pas surtout de se confesser et de communier avant de se préparer au meurtre. Le bon chevalier Bayard faisait toujours dire une messe lorsqu’il allait se battre en duel. Les combattants choisissaient un parrain, qui prenait soin de leur donner des armes égales, et surtout de voir s’ils n’avaient point sur eux quelques enchantements ; car rien n’était plus crédule qu’un chevalier.

On vit quelquefois de ces chevaliers partir de leurs pays pour aller chercher un duel dans un autre, sans autre raison que l’envie de se signaler. (1414) On a vu que le duc Jean de Bourbon fit déclarer « qu’il irait en Angleterre avec seize chevaliers combattre à outrance pour éviter l’oisiveté, et pour mériter la grâce de la très-belle dont il est serviteur ».

Les tournois[2] quoique encore condamnés par les papes, étaient partout en usage. On les appelait toujours Ludi Gallici, parce que Geoffroi de Preuilly en avait rédigé les lois au XIe siècle. Il y avait eu plus de cent chevaliers tués dans ces jeux, et ils n’en étaient que plus en vogue. C’est ce qui a été détaillé au chapitre des Tournois.

L’art de la guerre, l’ordonnance des armées, les armes offensives et défensives, étaient tout autres encore qu’aujourd’hui.

L’empereur Maximilien avait mis en usage les armes de la phalange macédonienne, qui étaient des piques de dix-huit pieds : les Suisses s’en servirent dans les guerres du Milanais ; mais ils les quittèrent pour l’espadon à deux mains.

Les arquebuses étaient devenues une arme offensive indispensable contre ces remparts d’acier dont chaque gendarme était couvert. Il n’y avait guère de casque et de cuirasse à l’épreuve de ces arquebuses. La gendarmerie, qu’on appelait la bataille, combattait à pied comme à cheval : celle de France, au XVe siècle, était la plus estimée.

L’infanterie allemande et l’espagnole étaient réputées les meilleures. Le cri d’alarmes était aboli presque partout. Il y a eu des modes dans la guerre comme dans les habillements. Quant au gouvernement des États, je vois des cardinaux à la tête de presque tous les royaumes. C’est en Espagne un Ximénès, sous Isabelle, qui, après la mort de sa reine, est régent du royaume ; qui, toujours vêtu en cordelier, met son faste à fouler sous ses sandales le faste espagnol ; qui lève une armée à ses propres dépens, la conduit en Afrique, et prend Oran ; qui enfin est absolu, jusqu’à ce que le jeune Charles-Quint le renvoie à son archevêché de Tolède, et le fasse mourir de douleur.

On voit Louis XII gouverné par le cardinal d’Amboise ; François Ier a pour ministre le cardinal Duprat ; Henri VIII est pendant vingt ans soumis au cardinal Wolsey, fils d’un boucher, homme aussi fastueux que d’Amboise, qui comme lui voulut être pape, et qui n’y réussit pas mieux. Charles-Quint prit pour son ministre en Espagne son précepteur le cardinal Adrien, que depuis il fit pape ; et le cardinal Granvelle gouverna ensuite la Flandre. Le cardinal Martinusius fut maître en Hongrie sous Ferdinand, frère de Charles-Quint.

Si tant d’ecclésiastiques ont régi des États tous militaires, ce n’est pas seulement parce que les rois se fiaient plus aisément à un prêtre, qu’ils ne craignaient point, qu’à un général d’armée, qu’ils redoutaient ; c’est encore parce que ces hommes d’église étaient souvent plus instruits, plus propres aux affaires, que les généraux et les courtisans.

Ce ne fut que dans ce siècle que les cardinaux, sujets des rois, commencèrent à prendre le pas sur les chanceliers. Ils le disputaient aux électeurs, et le cédaient en France et en Angleterre aux chanceliers de ces royaumes ; et c’est encore une des contradictions que les usages de l’orgueil avaient introduites dans la république chrétienne. Les registres du parlement d’Angleterre font foi que le chancelier Warham précéda le cardinal Wolsey jusqu’à l’année 1516.

Le terme de majesté commençait à être affecté par les rois[3]. Leurs rangs étaient réglés à Rome. L’empereur avait sans contredit les premiers honneurs. Après lui venait le roi de France sans aucune concurrence ; la Castille, l’Aragon, le Portugal, la Sicile, alternaient avec l’Angleterre ; puis venaient l’Écosse, la Hongrie, la Navarre, Chypre, la Bohême, et la Pologne. Le Danemark et la Suède étaient les derniers. Ces préséances causèrent depuis de violents démêlés. Presque tous les rois ont voulu être égaux ; mais aucun n’a jamais contesté le premier rang aux empereurs ; ils l’ont conservé en perdant leur puissance.

Tous les usages de la vie civile différaient des nôtres ; le pourpoint et le petit manteau étaient devenus l’habit de toutes les cours. Les hommes de robe portaient partout la robe longue et étroite ; les marchands, une petite robe qui descendait à la moitié des jambes.

Il n’y avait sous François Ier que deux coches dans Paris, l’un pour la reine, l’autre pour Diane de Poitiers : hommes et femmes allaient à cheval.

Les richesses étaient tellement augmentées que Henri VIII, roi d’Angleterre, promit en 1519 une dot de trois cent trente-trois mille écus d’or à sa fille Marie, qui devait épouser le fils aîné de François Ier : on n’en avait jamais donné une si forte,

L’entrevue de François Ier et de Henri fut longtemps célèbre par sa magnificence. Leur camp fut appelé le camp du drap d’or ; mais cet appareil passager et cet effort de luxe ne supposait pas cette magnificence générale et ces commodités d’usage si supérieures à la pompe d’un jour, et qui sont aujourd’hui si communes. L’industrie n’avait point changé en palais somptueux les cabanes de bois et de plâtre qui formaient les rues de Paris : Londres était encore plus mal bâtie, et la vie y était plus dure. Les plus grands seigneurs menaient à cheval leurs femmes en croupe à la campagne : c’était ainsi que voyageaient toutes les princesses, couvertes d’une cape de toile cirée dans les saisons pluvieuses ; on n’allait point autrement au palais des rois. Cet usage se conserva jusqu’au milieu du XVIe siècle. La magnificence de Charles-Quint, de François Ier de Henri VIII, de Léon X, n’était que pour les jours d’éclat et de solennité : aujourd’hui les spectacles journaliers, la foule des chars dorés, les milliers de fanaux qui éclairent pendant la nuit les grandes villes, forment un plus beau spectacle et annoncent plus d’abondance que les plus brillantes cérémonies des monarques du XVIe siècle.

On commençait dès le temps de Louis XII à substituer aux fourrures précieuses les étoffes d’or et d’argent qui se fabriquaient en Italie : il n’y en avait point encore à Lyon. L’orfévrerie était grossière. Louis XII l’ayant défendue dans son royaume par une loi somptuaire indiscrète, les Français firent venir leur argenterie de Venise. Les orfévres de France furent réduits à la pauvreté, et Louis XII révoqua sagement la loi.

François Ier, devenu économe sur la fin de sa vie, défendit les étoffes d’or et de soie. Henri III renouvela cette défense ; mais si ces lois avaient été observées, les manufactures de Lyon étaient perdues. Ce qui détermina à faire ces lois, c’est qu’on tirait la soie de l’étranger. On ne permit sous Henri II des habits de soie qu’aux évêques. Les princes et les princesses eurent la prérogative d’avoir des habits rouges, soit en soie, soit en laine. (1563) Enfin il n’y eut que les princes et les évêques qui eurent le droit de porter des souliers de soie.

Toutes ces lois somptuaires ne prouvent autre chose sinon que le gouvernement n’avait pas toujours de grandes vues, et qu’il parut plus aisé aux ministres de proscrire l’industrie que de l’encourager[4].

Les mûriers n’étaient encore cultivés qu’en Italie et en Espagne : l’or trait ne se fabriquait qu’à Venise et à Milan. Cependant les modes des Français se communiquaient déjà aux cours d’Allemagne, à l’Angleterre, et à la Lombardie. Les historiens italiens se plaignent que depuis le passage de Charles VIII on affectait chez eux de s’habiller à la française, et de faire venir de France tout ce qui servait à la parure.

Le pape Jules II fut le premier qui laissa croître sa barbe, pour inspirer par cette singularité un nouveau respect aux peuples. François Ier, Charles-Quint, et tous les autres rois, suivirent cet exemple, adopté à l’instant par leurs courtisans. Mais les gens de robe, toujours attachés à l’ancien usage, quel qu’il soit, continuaient de se faire raser, tandis que les jeunes guerriers affectaient la marque de la gravité et de la vieillesse. C’est une petite observation, mais elle entre dans l’histoire des usages.

Ce qui est bien plus digne de l’attention de la postérité, ce qui doit l’emporter sur toutes ces coutumes introduites par le caprice, sur toutes ces lois abolies par le temps, sur les querelles des rois qui passent avec eux, c’est la gloire des arts, qui ne passera jamais. Cette gloire a été, pendant tout le XVIe siècle, le partage de la seule Italie. Rien ne rappelle davantage l’idée de l’ancienne Grèce : Car si les arts fleurirent en Grèce au milieu des guerres étrangères et civiles, ils eurent en Italie le même sort ; et presque tout y fut porté à sa perfection tandis que les armées de Charles-Quint saccagèrent Rome, que Barberousse ravagea les côtes, et que les dissensions des princes et des républiques troublèrent l’intérieur du pays.

L’Italie eut, dans Guichardin, son Thucydide, ou plutôt son Xénophon, car il commanda quelquefois dans les guerres qu’il écrivit. Il n’y eut, en aucune province d’Italie, d’orateurs comme les Démosthène, les Périclès, les Eschine. Le gouvernement ne comportait presque nulle part cette espèce de mérite. Celui du théâtre, quoique très-inférieur à ce que fut depuis la scène française, pouvait être comparé à la scène grecque qu’elle faisait revivre ; il y a de la vérité, du naturel et du bon comique dans les comédies de l’Arioste ; et la seule Mandragore de Machiavel vaut peut-être mieux que toutes les pièces d’Aristophane. Machiavel, d’ailleurs, était un excellent historien, avec lequel un bel esprit, tel qu’Aristophane, ne peut entrer en aucune sorte de comparaison. Le cardinal Bibiena avait fait revivre la comédie grecque ; et Trissino, archevêque de Bénévent[5], la tragédie, dès le commencement du XVIe siècle. Ruccelaï suivit bientôt l’archevêque Trissino. On traduisit à Venise les meilleures pièces de Plaute ; et on les traduisit en vers, comme elles doivent l’être, puisque c’est en vers que Plaute les écrivit ; elles furent jouées avec succès sur les théâtres de Venise, et dans les couvents où l’on cultivait les lettres.

Les Italiens, en imitant les tragiques grecs et les comiques latins, ne les égalèrent pas ; mais ils firent de la pastorale un genre nouveau dans lequel ils n’avaient point de guides, et où personne ne les a surpassés. L’Aminta du Tasse, et le Pastor Fido du Guarini, sont encore le charme de tous ceux qui entendent l’italien.

Presque toutes les nations polies de l’Europe sentirent alors le besoin de l’art théâtral, qui rassemble les citoyens, adoucit les mœurs, et conduit à la morale par le plaisir. Les Espagnols approchèrent un peu des Italiens ; mais ils ne purent parvenir à faire aucun ouvrage régulier. Il y eut un théâtre en Angleterre, mais il était encore plus sauvage. Shakespeare donna de la réputation à ce théâtre sur la fin du XVIe siècle. Son génie perça au milieu de la barbarie, comme Lope de Véga en Espagne. C’est dommage qu’il y ait beaucoup plus de barbarie encore que de génie dans les ouvrages de Shakespeare. Pourquoi des scènes entières du Pastor Fido sont-elles sues par cœur aujourd’hui à Stockholm et à Pétersbourg ? et pourquoi aucune pièce de Shakespeare n’a-t-elle pu passer la mer ? C’est que le bon est recherché de toutes les nations. Un peuple qui aurait des tragédies, des tableaux, une musique uniquement de son goût, et réprouvés de tous les autres peuples policés, ne pourra jamais se flatter justement d’avoir le bon goût en partage.

Les Italiens réussirent surtout dans les grands poëmes de longue haleine : genre d’autant plus difficile que l’uniformité de la rime et des stances, à laquelle ils s’asservirent, semblait devoir étouffer le génie.

Si l’on veut mettre sans préjugé dans la balance l’Odyssée d’Homère avec le Roland de l’Arioste, l’italien l’emporte à tous égards, tous deux ayant le même défaut, l’intempérance de l’imagination, et le romanesque incroyable. L’Arioste a racheté ce défaut par des allégories si vraies, par des satires si fines, par une connaissance si approfondie du cœur humain, par les grâces du comique, qui succèdent sans cesse à des traits terribles, enfin par des beautés si innombrables en tout genre, qu’il a trouvé le secret de faire un monstre admirable.

A l’égard de l’Iliade, que chaque lecteur se demande à lui-même ce qu’il penserait s’il lisait, pour la première fois, ce poëme et celui du Tasse, en ignorant les noms des auteurs et les temps où ces ouvrages furent composés, en ne prenant enfin pour juge que son plaisir. Pourrait-il ne pas donner en tous sens la préférence au Tasse ? Ne trouverait-il pas dans l’italien plus de conduite, d’intérêt, de variété, de justesse, de grâces, et de cette mollesse qui relève le sublime ? Encore quelques siècles, et on n’en fera peut-être pas de comparaison.

Il paraît indubitable que la peinture fut portée, dans ce XVIe siècle, à une perfection que les Grecs ne connurent jamais, puisque non-seulement ils n’avaient pas cette variété de couleurs que les Italiens employèrent, mais qu’ils ignoraient l’art de la perspective et du clair-obscur.

La sculpture, art plus facile et plus borné, fut celui où les Grecs excellèrent, et la gloire des Italiens est d’avoir approché de leurs modèles. Ils les ont surpassés dans l’architecture ; et, de l’aveu de toutes les nations, rien n’a jamais été comparable au temple principal de Rome moderne, le plus beau, le plus vaste, le plus hardi qui jamais ait été dans l’univers.

La musique ne fut bien cultivée qu’après ce XVIe siècle ; mais les plus fortes présomptions font penser qu’elle est très-supérieure à celle des Grecs, qui n’ont laissé aucun monument par lequel on pût soupçonner qu’ils chantassent en parties.

La gravure en estampes, inventée à Florence au milieu du XVe siècle, était un art tout nouveau qui était alors dans sa perfection. Les Allemands jouissaient de la gloire d’avoir inventé l’imprimerie, à peu près dans le temps que la gravure fut connue ; et, par ce seul service, ils multiplièrent les connaissances humaines. Il n’est pas vrai, comme le disent les auteurs anglais de l’Histoire universelle, que Fauste fut condamné au feu par le parlement de Paris comme sorcier ; mais il est vrai que ses facteurs, qui vinrent vendre à Paris les premiers livres imprimés, furent accusés de magie ; cette accusation n’eut aucune suite. C’est seulement une triste preuve de la grossière ignorance dans laquelle on était plongé, et que l’art même de l’imprimerie ne put dissiper de longtemps. (1474) Le parlement fit saisir tous les livres qu’un des facteurs de Mayence avait apportés : c’est ce que nous avons vu à l’article de Louis XI[6].

Il n’eût pas fait cette démarche dans un temps plus éclairé ; mais tel est le sort des compagnies les plus sages qui n’ont d’autres règles que leurs anciens usages et leurs formalités : tout ce qui est nouveau les effarouche. Ils s’opposent à tous les arts naissants, à toutes les vérités contraires aux erreurs de leur enfance, à tout ce qui n’est pas dans l’ancien goût et dans l’ancienne forme. C’est par cet esprit que ce même parlement a résisté si longtemps à la réforme du calendrier, qu’il a défendu d’enseigner d’autre doctrine que celle d’Aristote, qu’il a proscrit l’émétique, qu’il a fallu plusieurs lettres de jussion pour lui faire enregistrer les lettres de pairie d’un Montmorency, qu’il s’est refusé quelque temps à l’établissement de l’Académie française, et qu’il s’est enfin opposé de nos jours à l’inoculation de la petite vérole et au débit de l’Encyclopédie[7].

Comme aucun membre d’une compagnie ne répond des délibérations du corps, les avis les moins raisonnables passent quelquefois sans contradiction : c’est pourquoi le duc de Sully dit dans ses Mémoires que « si la sagesse descendait sur la terre, elle aimerait mieux se loger dans une seule tête que dans celles d’une compagnie ».

Louis XI, qui ne pouvait être méchant quand il ne s’agissait pas de ses intérêts, et dont la raison était supérieure quand elle n’était pas aveuglée par ses passions, ôta la connaissance de cette affaire au parlement ; il ne souffrit pas que la France fût à jamais déshonorée par la proscription de l’imprimerie, et fit payer aux artistes de Mayence le prix de leurs livres.

La vraie philosophie ne commença à luire aux hommes que sur la fin du XVIe siècle. Galilée fut le premier qui fit parler à la physique le langage de la vérité et de la raison : c’était un peu avant que Copernic, sur les frontières de la Pologne, avait découvert le véritable système du monde. Galilée fut non-seulement le premier bon physicien, mais il écrivit aussi élégamment que Platon, et il eut sur le philosophe grec l’avantage incomparable de ne dire que des choses certaines et intelligibles. La manière dont ce grand homme fut traité par l’Inquisition, sur la fin de ses jours, imprimerait une honte éternelle à l’Italie si cette honte n’était pas effacée par la gloire même de Galilée. Une congrégation de théologiens, dans un décret donné en 1616, déclara l’opinion de Copernic, mise par le philosophe florentin dans un si beau jour, « non-seulement hérétique dans la foi, mais absurde dans la philosophie ». Ce jugement contre une vérité prouvée depuis en tant de manières est un grand témoignage de la force des préjugés. Il dut apprendre à ceux qui n’ont que le pouvoir à se taire quand la philosophie parle, et à ne pas se mêler de décider sur ce qui n’est pas de leur ressort. Galilée fut condamné depuis par le même tribunal, en 1633, à la prison et à la pénitence, et fut obligé de se rétracter à genoux. Sa sentence est à la vérité plus douce que celle de Socrate ; mais elle n’est pas moins honteuse à la raison des juges de Rome que la condamnation de Socrate le fut aux lumières des juges d’Athènes : c’est le sort du genre humain que la vérité soit persécutée dès qu’elle commence à paraître. La philosophie, toujours gênée, ne put, dans le XVIe siècle, faire autant de progrès que les beaux-arts.

Les disputes de religion qui agitèrent les esprits en Allemagne, dans le Nord, en France, et en Angleterre, retardèrent les progrès de la raison au lieu de les hâter : des aveugles qui combattaient avec fureur ne pouvaient trouver le chemin de la vérité : ces querelles ne furent qu’une maladie de plus dans l’esprit humain. Les beaux-arts continuèrent à fleurir en Italie, parce que la contagion des controverses ne pénétra guère dans ce pays ; et il arriva que lorsqu’on s’égorgeait en Allemagne, en France, en Angleterre, pour des choses qu’on n’entendait point, l’Italie, tranquille depuis le saccagement étonnant de Rome par l’armée de Charles-Quint, cultiva les arts plus que jamais. Les guerres de religion étalaient ailleurs des ruines ; mais, à Rome et dans plusieurs autres villes italiennes, l’architecture était signalée par des prodiges. Dix papes de suite contribuèrent presque sans interruption à l’achèvement de la basilique de Saint-Pierre, et encouragèrent les autres arts : on ne voyait rien de semblable dans le reste de l’Europe. Enfin la gloire du génie appartint alors à la seule Italie, ainsi qu’elle avait été le partage de la Grèce.

Une centaine d’artistes en tout genre a formé ce beau siècle que les Italiens appellent le Seicento[8]. Plusieurs de ces grands hommes ont été malheureux et persécutés ; la postérité les venge : leur siècle, comme tous les autres, produisit des crimes et des calamités ; mais il a sur les autres siècles la supériorité que ces rares génies lui ont donnée. C’est ce qui arriva dans l’âge qui produisit les Sophocle et les Démosthène, dans celui qui fit naître les Cicéron et les Virgile. Ces hommes, qui sont les précepteurs de tous les temps, n’ont pas empêché qu’Alexandre n’ait tué Clitus, et qu’Auguste n’ait signé les proscriptions. Racine, Corneille, et La Fontaine, n’ont certainement pu empêcher que Louis XIV n’ait commis de très-grandes fautes. Les crimes et les malheurs ont été de tous les temps, et il n’y a que quatre siècles pour les beaux-arts. Il faut être fou pour dire que ces arts ont nui aux mœurs ; ils sont nés malgré la méchanceté des hommes, et ils ont adouci jusqu’aux mœurs des tyrans.

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  1. Voyez le chapitre c, des Duels. (Note de Voltaire.)
  2. Voyez le chapitre xcix, des Tournois. (Note de Voltaire.)
  3. Voyez chapitre xciv.
  4. Toute loi somptuaire est injuste en elle-même. C’est pour le maintien de leurs droits que les hommes se sont réunis en société, et non pour donner aux autres celui d’attenter à la liberté que doit avoir chaque individu de s’habiller, de se nourrir, de se loger, à sa fantaisie ; en un mot, de faire de sa propriété l’usage qu’il veut en faire, pourvu que cet usage ne blesse le droit de personne.

    Les lois somptuaires ont été très-communes chez les nations anciennes ; elles eurent pour cause l’envie que les citoyens pauvres portaient aux riches, ou la politique des riches mêmes, qui ne voulaient pas que les hommes de leur parti dissipassent en frivolités des richesses qu’on pouvait employer à l’accroissement de la puissance commune. Les anciens, qui, dans plusieurs de leurs institutions politiques, ont montré une sagacité et une profondeur de vues que nous admirons avec raison, ignoraient les vrais principes de la législation, et comptaient pour rien la justice. Ils croyaient que la volonté publique a droit d’exiger tout des individus, et de les soumettre à tout ; opinion fausse, dangereuse, funeste aux progrès de la civilisation et des lumières, et qui ne subsiste encore que trop parmi nous.

    L’histoire a prouvé que toutes les lois somptuaires des anciens et des modernes ont été partout, après un temps très-court, abolies, éludées, ou négligées : la vanité inventera toujours plus de manières de se distinguer que les lois n’en pourront défendre.

    Le seul moyen permis d’attaquer le luxe par les lois, et en même temps le seul qui soit vraiment efficace, est de chercher à établir la plus grande égalité entre les fortunes, par le partage égal des successions, la destruction ou la restriction du droit de tester, la liberté de toute espèce de commerce et d’industrie ; et ces lois sont précisément celles qu’indépendamment du désir d’abolir le luxe, la justice, la raison, et la nature, conseilleraient à tout législateur éclairé. (K.)

  5. Trissino n’était pas ecclésiastique : voyez la note sur la Dissertation, en tête de la tragédie de Sémiramis, tome III du Théâtre, page 488.
  6. Voltaire ne dit pas tout à fait cela dans le chapitre xciv ; mais il le dit dans l’Histoire du parlement, à la fin du chapitre xi.
  7. Sur l’arrêt concernant l’inoculation, voyez, dans les Mélanges, année 1763, l’opuscule intitulé Omer de Fleury ; sur l’arrêt concernant l’Encyclopédie, du 6 février 1759, voyez une des notes sur le premier des Dialogues chrétiens (Mélanges, année 1760). (B.)
  8. Ginguené fait observer qu’ici Voltaire se trompe. Les Italiens appellent Seicento le siècle pendant lequel on compte six cents après mille, c’est-à-dire le XVIIe siècle (de 1601 à 1700). Le siècle auquel appartiennent les années du règne de Léon X est appelé par les Italiens Cinquecento (de 1501 à 1600), et non Seicento. (B.)