Essai sur les mœurs/Chapitre 116

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CHAPITRE CXVI.

D’Édouard IV, de Marguerite d’Anjou, et de la mort de Henri VI.

L’intrépide Marguerite ne perdit point courage. Mal secourue en Écosse, elle passe en France à travers des vaisseaux ennemis qui couvraient la mer. Louis XI commençait alors à régner. Elle sollicita du secours ; et quoique la fausse politique de Louis lui en refuse, elle ne se rebute point. Elle emprunte de l’argent, elle emprunte des vaisseaux ; elle obtient enfin cinq cents hommes ; elle se rembarque ; elle essuie une tempête qui sépare son vaisseau de sa petite flotte : enfin elle regagne le rivage de l’Angleterre ; elle y assemble des forces ; elle affronte encore le sort des batailles ; elle ne craint plus alors d’exposer sa personne, et son mari, et son fils. Elle donne une nouvelle bataille vers Hexham (1462) ; mais elle la perd encore. Toutes les ressources lui manquent après cette défaite. Le mari fuit d’un côté, la femme et le fils de l’autre, sans domestiques, sans secours, exposés à tous les accidents et à tous les affronts. Henri, dans sa fuite, tomba entre les mains de ses ennemis. On le conduisit à Londres avec ignominie, et on le renferma dans la Tour. Marguerite, moins malheureuse, se sauva avec son fils en France, chez René d’Anjou son père, qui ne pouvait que la plaindre.

Le jeune Édouard IV, mis sur le trône par les mains de Warwick, délivré par lui de tous ses ennemis, maître de la personne de Henri, régnait paisiblement. Mais dès qu’il fut tranquille, il fut ingrat. Warwick, qui lui servait de père, négociait en France le mariage de ce prince avec Bonne de Savoie, sœur de la femme de Louis XI. Édouard, pendant qu’on était prêt à conclure, voit Élisabeth Woodville, veuve du chevalier Gray, en devient amoureux, l’épouse en secret, et enfin la déclare reine sans en faire part à Warwick (1465). L’ayant ainsi offensé, il le néglige ; il l’écarte des conseils ; il s’en fait un ennemi irréconciliable. Warwick, dont l’artifice égalait l’audace, employa bientôt l’un et l’autre à se venger. Il séduisit le duc de Clarence, frère du roi ; il arma l’Angleterre : et ce n’était point alors le parti de la rose rouge contre la rose blanche ; la guerre civile était entre le roi et son sujet irrité. Les combats, les trêves, les négociations, les trahisons, se succédèrent rapidement. (1470) Warwick chassa enfin d’Angleterre le roi qu’il avait fait, et alla à la Tour de Londres tirer de prison ce même Henri VI qu’il avait détrôné, et le replaça sur le trône. On le nommait le faiseur de rois. Les parlements n’étaient que les organes de la volonté du plus fort, Warwick en fit convoquer un qui rétablit bientôt Henri VI dans tous ses droits, et qui déclara usurpateur et traître ce même Édouard IV, auquel il avait, peu d’années auparavant, décerné la couronne. Cette longue et sanglante tragédie n’était pas à son dénoûment. Édouard IV, réfugié en Hollande, avait des partisans en Angleterre. Il y rentra après sept mois d’exil. Sa faction lui ouvrit les portes de Londres. Henri, le jouet de la fortune, rétabli à peine, fut encore remis dans la Tour. Sa femme, Marguerite d’Anjou, toujours prête à le venger, et toujours féconde en ressources, repassait dans ces temps-là même en Angleterre avec son fils le prince de Galles. Elle apprit, en abordant, son nouveau malheur. Warwick, qui l’avait tant persécutée, était son défenseur ; il marchait contre Édouard : c’était un reste d’espérance pour cette malheureuse reine. Mais à peine avait-elle appris la nouvelle prison de son mari qu’un second courrier lui apprend sur le rivage que Warwick vient d’être tué dans un combat, et qu’Édouard IV est vainqueur (1471).

On est étonné qu’une femme, après cette foule de disgrâces, ait encore osé tenter la fortune. L’excès de son courage lui fit trouver des ressources et des amis. Quiconque avait un parti en Angleterre était sûr, au bout de quelque temps, de trouver sa faction fortifiée par la haine contre la cour et contre le ministre. C’est en partie ce qui valut encore une armée à Marguerite d’Anjou, après tant de revers et de défaites. Il n’y avait guère de province en Angleterre dans laquelle elle n’eût combattu. Les bords de la Saverne et le parc de Tewkesbury furent le champ de sa dernière bataille. Elle commandait ses troupes, menant de rang en rang le prince de Galles (1471). Le combat fut opiniâtre ; mais enfin Édouard IV demeura victorieux.

La reine, dans le désordre de sa défaite, ne voyant point son fils, et demandant en vain de ses nouvelles, perdit tout sentiment et toute connaissance. Elle resta longtemps évanouie sur un chariot, et ne reprit ses sens que pour voir son fils prisonnier et son vainqueur Édouard IV devant elle. On sépara la mère et le fils. Elle fut conduite à Londres, dans la Tour, où était le roi son mari.

Tandis qu’on enlevait ainsi la mère, Édouard se tournant vers le prince de Galles : « Qui vous a rendu assez hardi, lui dit-il, pour entrer dans mes États ? — Je suis venu dans les États de mon père, répondit le prince, pour le venger, et pour sauver de vos mains mon héritage. » Édouard, irrité, le frappa de son gantelet au visage ; et les historiens disent que les propres frères d’Édouard, le duc de Clarence, rentré pour lors en grâce, et le duc de Glocester, accompagnés de quelques seigneurs, se jetèrent alors comme des bêtes féroces sur le prince de Galles, et le percèrent de coups. Quand les premiers d’une nation ont de telles mœurs, quelles doivent être celles du peuple ? On ne donna la vie à aucun prisonnier ; et enfin on résolut la mort de Henri VI.

Le respect que, dans ces temps féroces, on avait eu pendant plus de quarante années pour la vertu de ce monarque avait toujours arrêté jusque-là les mains des assassins. Mais après avoir ainsi massacré le prince de Galles, on respecta moins le roi. On prétend que ce même duc de Glocester, depuis Richard III, qui avait trempé ses mains dans le sang du fils, alla lui-même dans la Tour de Londres assassiner le père (1471). Cette horreur peut être vraie, et n’est point du tout vraisemblable ; à moins, comme le dit l’ingénieux M. Walpole, que ce duc de Glocester n’eût reçu d’Édouard IV, son frère, des patentes de bourreau en titre d’office. On laissa vivre Marguerite d’Anjou, parce qu’on espérait que les Français payeraient sa rançon. En effet lorsque, quatre ans après, Édouard, paisible chez lui, vint à Calais pour faire la guerre à la France, et que Louis XI le renvoya en Angleterre à force d’argent par un traité honteux, Louis, dans cet accord, racheta cette héroïne pour cinquante mille écus. C’était beaucoup pour des Anglais appauvris par les guerres de France et par leurs troubles domestiques. Marguerite d’Anjou, après avoir soutenu dans douze batailles les droits de son mari et de son fils, (1482) mourut la reine, l’épouse et la mère la plus malheureuse de l’Europe ; et, sans le meurtre de l’oncle de son mari, la plus vénérable.

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