Essai sur les mœurs/Chapitre 105

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CHAPITRE CV.

Suite de l’état de l’Europe au xve siècle. De l’Italie. De l’assassinat de Galéas Sforce dans une église. De l’assassinat des Médicis dans une église ; de la part que Sixte IV eut à cette conjuration.

Des montagnes du Dauphiné au fond de l’Italie voici quelles étaient les puissances, les intérêts et les mœurs des nations.

L’État de la Savoie, moins étendu qu’aujourd’hui, n’ayant même ni le Montferrat ni Saluces, manquant d’argent et de commerce, n’était pas regardé comme une barrière. Ses souverains étaient attachés à la maison de France, qui depuis peu, dans leur minorité, avait disposé du gouvernement ; et les passages des Alpes étaient ouverts.

On descend du Piémont dans le Milanais, le pays le plus fertile de l’Italie citérieure : c’était encore, ainsi que la Savoie, une principauté de l’empire, mais principauté puissante, très-indépendante alors d’un empire faible. Après avoir appartenu aux Viscontis, cet État avait passé sous les lois du bâtard d’un paysan, grand homme et fils d’un grand homme : ce paysan est François Sforce, devenu par son mérite connétable de Naples et puissant en Italie. Le bâtard son fils avait été un de ces condottieri, chef de brigands disciplinés qui louaient leurs services aux papes, aux Vénitiens, aux Napolitains. Il avait pris Milan vers le milieu du xve siècle, et s’était ensuite emparé de Gênes, qui autrefois était si florissante, et qui, ayant soutenu neuf guerres contre Venise, flottait alors d’esclavage en esclavage. Elle s’était donnée aux Français du temps de Charles VI ; elle s’était révoltée (1458) ; elle prit ensuite le joug de Charles VII, et le secoua encore ; elle voulut se donner à Louis XI, qui répondit qu’elle pouvait se donner au diable, et que pour lui il n’en voulait point. Ce fut alors qu’elle fut contrainte de se livrer à ce duc de Milan, François Sforce (1464).

Galéas Sforce, fils de ce bâtard, fut assassiné dans la cathédrale de Milan le jour de Saint-Étienne (1476). Je rapporte cette circonstance, qui ailleurs serait frivole, et qui est ici très-importante : car les assassins prièrent saint Étienne et saint Ambroise à haute voix de leur donner assez de courage pour assassiner leur souverain. L’empoisonnement, l’assassinat, joints à la superstition, caractérisaient alors les peuples de l’Italie ; ils savaient se venger, et ne savaient guère se battre ; on trouvait beaucoup d’empoisonneurs et peu de soldats, et tel était le destin de ce beau pays depuis le temps des Othon. De l’esprit, de la superstition, de l’athéisme, des mascarades, des vers, des trahisons, des dévotions, des poisons, des assassinats, quelques grands hommes, un nombre infini de scélérats habiles, et cependant malheureux : voilà ce que fut l’Italie. Le fils de ce malheureux Galéas, Marie, encore enfant, succéda au duché de Milan, sous la tutelle de sa mère et du chancelier Simonetta ; mais son oncle, que nous appelons Ludovic Sforce, ou Louis le Maure, chassa la mère, fit mourir le chancelier, et bientôt après empoisonna son neveu.

C’était ce Louis le Maure qui négociait avec Charles VIII, pour faire descendre les Français en Italie.

La Toscane, pays moins fertile, était au Milanais ce que l’Attique avait été à la Béotie : car depuis un siècle Florence se signalait, comme on a vu, par le commerce et par les beaux-arts. Les Médicis étaient à la tête de cette nation polie : aucune maison dans le monde n’a jamais acquis la puissance par des titres si justes ; elle l’obtint à force de bienfaits et de vertus. Cosme de Médicis, né en 1389, simple citoyen de Florence, vécut sans rechercher de grands titres ; mais il acquit par le commerce des richesses comparables à celles des plus grands rois de son temps : il s’en servit pour secourir les pauvres, pour se faire des amis parmi les riches en leur prêtant son bien, pour orner sa patrie d’édifices, pour appeler à Florence les savants grecs chassés de Constantinople ; ses conseils furent pendant trente années les lois de sa république ; ses bienfaits furent ses principales intrigues, et ce sont toujours les plus sûres. On vit après sa mort, par ses papiers, qu’il avait prêté à ses compatriotes des sommes immenses, dont il n’avait jamais exigé le moindre payement : il mourut regretté de ses ennemis mêmes (1464). Florence, d’un commun consentement, orna son tombeau du nom de Père de la patrie, titre qu’aucun des rois qui ont passé devant vos yeux n’avait pu obtenir.

Sa réputation valut à ses descendants la principale autorité dans la Toscane : son fils l’administra sous le nom de gonfalonier. (1478) Ses deux petits-fils, Laurent et Julien, maîtres de la république, furent assassinés dans une église par des conjurés, au moment où on élevait l’hostie ; Julien en mourut ; Laurent échappa. Le gouvernement des Florentins ressemblait à celui des Athéniens, comme leur génie : il était tantôt aristocratique, tantôt populaire, et on n’y craignait rien tant que la tyrannie.

Cosme de Médicis pouvait être comparé à Pisistrate, qui, malgré son pouvoir, fut mis au nombre des sages. Les petits-fils de ce Cosme eurent le sort des enfants de Pisistrate, assassinés par Harmodius et Aristogiton : Laurent échappa aux meurtriers comme un des enfants de Pisistrate, et vengea comme lui la mort de son frère. Mais ce qu’on n’avait point vu dans Athènes, et ce qu’on vit à Florence, c’est que les chefs de la religion tramèrent cette conspiration sanguinaire.

On peut, par cet événement, se former une idée très-juste de l’esprit et des mœurs de ces temps-là. La Rovère, Sixte IV, était souverain pontife. Je n’examinerai pas ici avec Machiavel si les

Riario, qu’il faisait passer pour ses neveux, étaient en effet ses enfants ; ni avec Michel Brutus, s’il les avait fait naître lorsqu’il était cordelier. Il suffit, pour l’intelligence des faits, de savoir qu’il sacrifiait tout pour l’agrandissement de Jérôme Riario, l’un de ces prétendus neveux. Nous avons déjà observé que le domaine du saint-siége n’était pas à beaucoup près aussi étendu qu’aujourd’hui. Sixte IV voulut dépouiller les seigneurs d’Imola et de Forli pour enrichir Jérôme de leurs États. Les deux frères Médicis secoururent de leur argent ces petits princes, et les soutinrent. Le pape crut que pour dominer dans l’Italie il fallait qu’il exterminât les Médicis. Un banquier florentin établi à Rome, nommé Pazzi, ennemi des deux frères, proposa au pape de les assassiner. Le cardinal Raphaël Riario, frère de Jérôme, fut envoyé à Florence pour diriger la conspiration, et Salviati, archevêque de Florence, en dressa tout le plan. Le prêtre Stephano, attaché à cet archevêque, se chargea d’être un des assassins. On choisit la solennité d’une grande fête dans l’église de Santa-Reparata pour égorger les Médicis et leurs amis, comme les assassins du duc Galéas Sforce avaient choisi la cathédrale de Milan, et le jour de Saint-Étienne, pour massacrer ce prince au pied de l’autel. Le moment de l’élévation de l’hostie fut celui qu’on prit pour le meurtre, afin que le peuple, attentif et prosterné, ne pût en empêcher l’exécution. En effet, dans cet instant même, Julien de Médicis fut tué par un frère de Pazzi et par d’autres conjurés. Le prêtre Stephano blessa Laurent, qui eut assez de force pour se retirer dans la sacristie.

Quand on voit un pape, un archevêque, un prêtre, méditer un tel crime, et choisir pour l’exécution le moment où leur Dieu se montre dans le temple, on ne peut douter de l’athéisme qui régnait alors. Certainement s’ils avaient cru que leur Créateur leur apparaissait sous, le pain sacré, ils n’auraient osé lui insulter à ce point. Le peuple adorait ce mystère ; les grands et les hommes d’État s’en moquaient, toute l’histoire de ces temps-là le démontre. Ils pensaient comme on pensait à Rome du temps de César : leurs passions concluaient qu’il n’y a aucune religion. Ils faisaient tous ce détestable raisonnement : Les hommes m’ont enseigné des mensonges, donc il n’y a point de Dieu. Ainsi la religion naturelle fut éteinte dans presque tous ceux qui gouvernaient alors ; et jamais siècle ne fut plus fécond en assassinats, en empoisonnements, en trahisons, en débauches monstrueuses.

Les Florentins, qui aimaient les Médicis, les vengèrent par le supplice de tous les coupables qu’ils rencontrèrent. L’archevêque de Florence fut pendu aux fenêtres du palais public. Laurent eut la générosité ou la prudence de sauver la vie au cardinal neveu, qu’on voulait égorger au pied de l’autel qu’il avait souillé, et où il se réfugia. Pour Stephano, comme il n’était que prêtre, le peuple ne l’épargna pas : il fut traîné dans les rues de Florence, mutilé, écorché, et enfin pendu.

Une des singularités de cette conspiration fut que Bernard Bandini, l’un des meurtriers, retiré depuis chez les Turcs, fut livré à Laurent de Médicis, et que le sultan Bajazet servit à punir le crime que le pape Sixte avait fait commettre. Ce qui fut moins extraordinaire, c’est que le pape excommunia les Florentins pour avoir puni la conspiration ; il leur fit même une guerre que Médicis termina par sa prudence. Vous voyez à quoi l’on employait la religion et les anathèmes. Je défie l’imagination la plus atroce de rien inventer qui approche de ces détestables horreurs.

Laurent, vengé par ses concitoyens, s’en fit aimer le reste de sa vie. On le surnomma le Père des muses, titre qui ne vaut pas celui de Père de la patrie, mais qui annonce qu’il l’était en effet. C’était une chose aussi admirable qu’éloignée de nos mœurs, de voir ce citoyen, qui faisait toujours le commerce, vendre d’une main les denrées du Levant, et soutenir de l’autre le fardeau de la république ; entretenir des facteurs, et recevoir des ambassadeurs ; résister au pape, faire la guerre et la paix, être l’oracle des princes, cultiver les belles-lettres, donner des spectacles au peuple, et accueillir tous les savants grecs de Constantinople. Il égala le grand Cosme par ses bienfaits, et le surpassa par sa magnificence. Ce fut dès lors que Florence fut comparable à l’ancienne Athènes. On y vit à la fois le prince Pic de La Mirandole, Poliziano, Marcello Ficino, Landino, Lascaris, Chalcondyle, que Laurent rassemblait autour de lui, et qui étaient supérieurs peut-être à ces sages de la Grèce tant vantés.

Son fils Pierre eut comme lui l’autorité principale et presque souveraine dans la Toscane, du temps de l’expédition des Français, mais avec bien moins de crédit que ses prédécesseurs et ses descendants.

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