Essai sur les mœurs/Chapitre 103

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CHAPITRE CIII.

De l’état des Juifs en Europe.

Après avoir vu comment on traitait les Juifs en Espagne, on peut observer ici quelle fut leur situation chez les autres nations. Ce peuple doit nous intéresser, puisque nous tenons d’eux notre religion, plusieurs même de nos lois et de nos usages, et que nous ne sommes au fond que des Juifs avec un prépuce. Ils firent, comme vous ne l’ignorez pas, le métier de courtiers et de revendeurs, ainsi qu’autrefois à Babylone, à Rome, et dans Alexandrie. Leur mobilier en France appartenait au baron des terres dans lesquelles ils demeuraient. Les meubles des Juifs sont au baron, disent les établissements de saint Louis.

Il n’était pas plus permis d’ôter un Juif à un baron que de lui prendre ses manants ou ses chevaux. Le même droit s’exerçait en Allemagne. Ils sont déclarés serfs par une constitution de Frédéric II. Un Juif était domaine de l’empereur, et ensuite chaque seigneur eut ses Juifs.

Les lois féodales avaient établi dans presque toute l’Europe, jusqu’à la fin du xive siècle, que si un Juif embrassait le christianisme, il perdait alors tous ses biens, qui étaient confisqués au profit de son seigneur. Ce n’était pas un sûr moyen de les convertir ; mais il fallait bien dédommager le baron de la perte de son Juif.

Dans les grandes villes, et surtout dans les villes impériales, ils avaient leurs synagogues et leurs droits municipaux, qu’on leur faisait acheter fort chèrement ; et lorsqu’ils étaient devenus riches, on ne manquait pas, comme on a vu[1] de les accuser d’avoir crucifié un petit enfant le vendredi saint. C’est sur cette accusation populaire que dans plusieurs villes de Languedoc et de Provence on établit la loi qui permettait de les battre depuis le vendredi saint jusqu’à Pâques, quand on les trouvait dans les rues.

Leur grande application ayant été de temps immémorial à prêter sur gages, il leur était défendu de prêter ni sur des ornements d’église, ni sur des habits sanglants ou mouillés. (1215) Le concile de Latran ordonna qu’ils portassent une petite roue sur la poitrine, pour les distinguer des chrétiens. Ces marques changèrent avec le temps ; mais partout on leur en faisait porter une à laquelle on pût les reconnaître. Il leur était expressément défendu de prendre des servantes ou des nourrices chrétiennes, et encore plus des concubines : il y eut même quelques pays où l’on faisait brûler les filles dont un Juif avait abusé, et les hommes qui avaient eu les faveurs d’une Juive, par la grande raison qu’en rend le grand jurisconsulte Gallus, que « c’est la même chose de coucher avec un Juif que de coucher avec un chien ».

Quand ils avaient un procès contre un chrétien, on les faisait jurer par Sabaoth, Éloï et Adonaï, par les dix noms de Dieu, et on leur annonçait la fièvre tierce, quarte, et quotidienne, s’ils se parjuraient ; à quoi ils répondaient : Amen. On avait toujours soin de les pendre entre deux chiens, lorsqu’ils étaient condamnés.

Il leur était permis en Angleterre de prendre des biens de campagne en hypothèque pour les sommes qu’ils avaient prêtées. On trouve dans le Monasticum anglicanum qu’il en coûta six marques sterling, sex marcas (peut-être six marcs), pour libérer une terre hypothéquée à la juiverie.

Ils furent chassés de presque toutes les villes de l’Europe chrétienne en divers temps mais presque toujours rappelés ; il n’y a guère que Rome qui les ait constamment gardés. Ils furent entièrement chassés de France, en 1394, par Charles VI, et jamais depuis ils n’ont pu obtenir de séjourner dans Paris, où ils avaient occupé les halles et sept ou huit rues entières. On leur a seulement permis des synagogues dans Metz et dans Bordeaux, parce qu’on les y trouva établis lorsque ces villes furent unies à la couronne ; et ils sont toujours restés constamment à Avignon, parce que c’était terre papale. En un mot, ils furent partout usuriers, selon le privilége et la bénédiction de leur loi, et partout en horreur par la même raison.

Leurs fameux rabbins Maïmonide, Abrabanel, Aben-Esra, et d’autres, avaient beau dire aux chrétiens dans leurs livres : Nous sommes vos pères, nos écritures sont les vôtres, nos livres sont lus dans vos églises, nos cantiques y sont chantés ; on leur répondait en les pillant, en les chassant, ou en les faisant pendre entre deux chiens ; on prit en Espagne et en Portugal l’usage de les brûler. Les derniers temps leur ont été plus favorables, surtout en Hollande et en Angleterre, où ils jouissent de leurs richesses, et de tous les droits de l’humanité dont on ne doit dépouiller personne. Ils ont même été sur le point d’obtenir le droit de bourgeoisie en Angleterre, vers l’an 1750, et l’acte du parlement allait déjà passer en leur faveur ; mais enfin le cri de la nation et l’excès du ridicule jeté sur cette entreprise la fit échouer. Il courut cent pasquinades représentant milord Aaron et milord Judas séants dans la chambre des pairs : on rit, et les Juifs se contentèrent d’être riches et libres.

Ce n’est pas une légère preuve des caprices de l’esprit humain de voir les descendants de Jacob brûlés en procession à Lisbonne, et aspirant à tous les priviléges de la Grande-Bretagne. Ils ne sont, en Turquie, ni brûlés ni bachas ; mais ils s’y sont rendus les maîtres de tout le commerce ; et ni les Français, ni les Vénitiens, ni les Anglais, ni les Hollandais, n’y peuvent acheter ou vendre qu’en passant par les mains des Juifs : aussi les riches courtiers de Constantinople regrettent-ils peu Jérusalem, tout méprisés et tout rançonnés qu’ils sont par les Turcs.

Vous êtes frappés[2] de cette haine et de ce mépris que toutes les nations ont toujours eus pour les Juifs : c’est la suite inévitable de leur législation ; il fallait, ou qu’ils subjuguassent tout, ou qu’ils fussent écrasés. Il leur fut ordonné d’avoir les nations en horreur, et de se croire souillés s’ils avaient mangé dans un plat qui eût appartenu à un homme d’une autre loi. Ils appelaient les nations vingt à trente bourgades, leurs voisines, qu’ils voulaient exterminer, et ils crurent qu’il fallait n’avoir rien de commun avec elles. Quand leurs yeux furent un peu ouverts par d’autres nations victorieuses, qui leur apprirent que le monde était plus grand qu’ils le croyaient, ils se trouvèrent, par leur loi même, ennemis naturels de ces nations, et enfin du genre humain. Leur politique absurde subsista quand elle devait changer ; leur superstition augmenta avec leurs malheurs : leurs vainqueurs étaient incirconcis ; il ne parut pas plus permis à un Juif de manger dans un plat qui avait servi à un Romain que dans le plat d’un Amorrhéen. Ils gardèrent tous leurs usages, qui sont précisément le contraire des usages sociables ; ils furent donc avec raison traités comme une nation opposée en tout aux autres ; les servant par avarice, les détestant par fanatisme se faisant de l’usure un devoir sacré. Et ce sont nos pères !

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  1. Annales de l’Empire, année 1309.
  2. L’ouvrage ayant été composé pour Mme  du Châtelet, il semblerait qu’on devrait lire ici frappée ; mais il y a frappés dans l’édition de 1761, la première qui contienne ce chapitre. (B.)