Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique/Chapitre 7


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Deux facultés corrélatives, celle de sentir et celle de se mouvoir, paraissent constituer, par leur union, le caractère fondamental et distinctif de l’animalité. Dès que ces deux facultés commencent à se montrer nettement, nous voyons qu’elles dépendent d’un appareil organique que l’on nomme le système nerveux, dont une branche, en se ramifiant, va chercher à l’enveloppe extérieure de l’animal les impressions venues du dehors, pour les transmettre à de certaines parties centrales, où une organisation bien plus compliquée indique le siège d’une élaboration très-complexe, tandis que l’autre branche, par ses ramifications, transmet des parties centrales aux organes moteurs l’excitation qui doit en provoquer les mouvements. Certaines ramifications de la première branche, en prenant une texture et des dispositions particulières, en s’adaptant à des organes d’une structure toute spéciale, acquièrent aussi des fonctions spéciales, deviennent propres à subir dans leur sensibilité des modifications très-distinctes les unes des autres, et distinctes de celles qui affectent généralement l’ensemble de l’appareil. Ces modifications de la sensibilité, modifications spéciales, distinctes, et en quelque sorte hétérogènes, sont ce qu’on nomme proprement des sensations ou des affections sensorielles. On observe que les sensations se distinguent d’autant mieux les unes des autres, et donnent lieu à des perceptions d’autant plus nettes, qu’elles proviennent de sens d’une organisation plus parfaite, c’est-à-dire d’une organisation qui nous frappe par plus de complication dans les détails, plus d’unité et d’harmonie dans l’ensemble. Quelle est précisément la part des sens dans l’élaboration de la connaissance humaine ? C’est là le point de litige entre les philosophes ; mais que les sens fournissent des matériaux indispensables à l’édifice de nos connaissances, c’est un fait hors de toute contestation. L’homme a cinq sens, ni plus ni moins : les animaux voisins de l’homme ont les mêmes sens et en même nombre, sauf quelques anomalies tenant à des circonstances accidentelles ; et il faut descendre très-bas dans la série animale pour arriver à des espèces chez lesquelles les organes des sens, ou certains de ces organes, subissent des modifications profondes, se dégradent et disparaissent. À peine pouvons-nous soupçonner, chez quelques espèces, des organes de sensation essentiellement distincts des nôtres, qui n’appartiendraient pas aux types normaux de l’animalité, ou qui ne se montreraient qu’accidentellement et accessoirement. Ce nombre cinq a-t-il donc quelque vertu secrète, tenant à l’essence des choses ? Ou si la nature en l’adoptant a usé pour ainsi dire de son pouvoir discrétionnaire, n’y a-t-il pas lieu de croire qu’avec un sens de plus ou de moins tout le système de nos connaissances serait bouleversé, et non pas seulement étendu ou amoindri ; qu’ainsi c’est de notre part une prétention bien chimérique que celle d’avoir l’intelligence, même superficielle ou bornée, de ce que sont les choses, avec des moyens de perception si visiblement contingents et relatifs, appropriés sans doute aux besoins de notre nature animale, mais nullement accommodés aux exigences présomptueuses de notre curiosité ? Reprenons à ce point de vue l’analyse de nos sensations, tant de fois faite par les philosophes et par les physiologistes, et où il y a toujours à faire.

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Commençons par des remarques qui s’appliquent, non à des organes de sensations spéciales, ou aux sens proprement dits, mais au système général de la sensibilité. L’animal reçoit par toutes les parties de son enveloppe sensible les impressions du chaud et du froid : l’homme, guidé par cette sensation sui generis, arrive à connaître, non pas la nature intime, mais la présence d’un agent qui occasionne cette sensation ; qui pénètre tous les corps en leur imprimant des modifications innombrables ; qui joue un rôle capital dans tous les phénomènes physiques ; qui se propage et se disperse suivant des lois que la science a assignées, et dont la découverte a grandement contribué à étendre nos connaissances dans le domaine de la nature. L’homme, supposé insensible à l’action de la chaleur, serait privé d’avertissements indispensables pour la conservation de sa vie animale, cela est évident et ne doit pas nous occuper dans la question présente. Le système de ses connaissances en serait-il profondément altéré ? C’est là le point qui doit attirer notre attention. Avec quelques notions d’astronomie, on se représente volontiers ce que serait pour nous le spectacle du ciel, vu de la lune ou de Saturne, dans un monde astronomiquement constitué autrement que le nôtre. On suit même avec quelque curiosité le roman d’une astronomie imaginaire, et l’on se demande comment, muni d’instruments d’observation semblables aux nôtres, mais d’une station différente, un observateur intelligent aurait pu s’élever graduellement, de l’intuition de mouvements apparents autres que ceux que l’on voit de notre terre, jusqu’à la connaissance des mouvements réels, telle que la science a fini par nous la donner à nous-mêmes, en parcourant des phases dont la trace historique est parfaitement conservée. Dans le but que nous poursuivons ici, il est non-seulement curieux, mais utile d’indiquer comment on referait notre physique, en l’accommodant à des hypothèses, imaginaires sans doute, mais où il n’entre rien qui implique contradiction ou qui répugne de toute autre manière à la raison.

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Feignons donc que les variations de l’état calorifique des corps ne tombent pas plus directement sous nos sens que n’y tombent les variations de leur état électrique ou celles de l’état magnétique d’un barreau d’acier. Il ne faudrait pas une étude bien curieuse de la nature pour remarquer que les liquides sont sujets à éprouver à chaque instant des variations de volume ; que ces variations sont particulièrement sensibles lorsqu’on les expose aux rayons solaires ou qu’on les en met à l’abri, lorsqu’on les approche ou qu’on les éloigne d’un corps incandescent. On imaginerait de rendre ces variations plus sensibles en donnant au vase qui contient le liquide la forme d’une boule terminée par un tube effilé ; et l’on aurait, non pas encore un thermomètre ou un instrument propre à mesurer les variations de température, mais un instrument indicateur, propre à accuser l’existence de ces variations, ou ce que les physiciens nomment un thermoscope. En plaçant le thermoscope à des distances diverses du corps incandescent, en mettant un écran entre ce corps et le thermoscope, en interposant des milieux de diverse nature, des miroirs ou des lentilles à foyer, en recouvrant la boule de divers enduits, on constaterait que l’action émanée des corps incandescents se transmet dans un temps inappréciable, qu’elle varie d’énergie en raison inverse du carré de la distance, qu’elle est modifiée par l’état de la surface du corps qui la subit, que cette émanation invisible se réfléchit et se réfracte comme la lumière, que certains milieux la transmettent, l’éteignent en partie ou lui refusent tout passage. On remarquerait surtout que des milieux opaques ou imperméables à la lumière sont très-perméables à cette autre émanation dont il s’agit d’étudier les lois ; que par conséquent elle peut être rapportée à un principe analogue à la lumière, qui tantôt l’accompagne, tantôt s’en sépare ; qui paraît en différer à plusieurs égards, et qui suit dans certains cas des lois différentes. En poursuivant cette idée, on arriverait ou l’on pourrait arriver à une théorie de la chaleur rayonnante, qui vraiment ne différerait pas de celle que nous ont donnée les résultats des travaux les plus récents.

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On ne tarderait pas à s’apercevoir que des corps obscurs, exposés pendant un certain temps aux rayons solaires ou aux émanations d’un corps incandescent, agissent aussi sur le thermoscope, jusqu’à ce qu’ils soient graduellement revenus à leur état primitif ; et l’on se confirmerait dans l’idée que le principe de cette émanation doit être, au moins provisoirement, distingué de la lumière, bien que la lumière l’accompagne lorsqu’il est porté à un certain degré d’exaltation. Une induction naturelle, confirmée par des expériences faciles à imaginer, porterait à admettre que tous les corps, même lorsqu’ils n’ont pas été mis en présence de corps incandescents, ou exposés aux rayons solaires, ont une irradiation de même nature, quoique moins intense ; que l’irradiation appartient aussi à la matière du thermoscope, mais qu’il n’y a pas d’effet apparent lorsque ce corps perd autant par rayonnement sur les corps environnants, qu’il reçoit par l’irradiation de ces corps. On acquerrait, en un mot, la notion de la température, et l’on construirait la théorie de l’équilibre mobile des températures, telle qu’elle se trouve enseignée dans nos livres. Les expériences qu’on a faites pour étudier les lois de la propagation de la chaleur dans les corps solides pourraient se faire pour la plupart de la même manière, et donneraient naissance à la même théorie mathématique. Enfin l’on remarquerait que les changements dans l’état moléculaire des corps sont liés à leur état thermoscopique ; que l’eau, par exemple, se dilate ou que ses molécules s’écartent jusqu’à prendre l’état gazeux ; qu’elle se contracte, ou que ses molécules se rapprochent jusqu’à prendre l’état solide ; que le thermoscope, plongé dans la neige ou dans l’eau bouillante et soumis à l’irradiation d’un corps incandescent, ne bouge pas tant qu’il y a de la neige à fondre ou de l’eau à vaporiser. Cette dernière observation donnerait l’idée de la construction du thermomètre, ou d’un instrument gradué propre à définir et à mesurer les températures ; celle de la construction du calorimètre, ou d’un instrument propre à mesurer dans ses effets cette irradiation singulière, cet effluve qui n’est, comme la lumière, ni tangible, ni pondérable. On remarquerait que la plupart des actions chimiques sont accompagnées de dégagement ou d’absorption de ce principe intangible. On le concevrait comme une cause dont l’effet le plus général est de tendre à écarter les molécules des corps et à contre-balancer l’action d’autres forces qui tendent à les rapprocher les unes des autres.

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En un mot (car on sent bien que nous sommes obligé d’omettre ou d’abréger les détails), on aurait du principe de la chaleur et de ses effets les idées que nous en avons nous-mêmes, excepté qu’à ces idées ne s’associerait par la réminiscence d’une certaine sensation qui ici ne contribue manifestement en rien à la clarté des idées, qui n’aide point l’esprit dans le travail de la construction théorique. Nous connaîtrions la chaleur comme nous connaissons l’électricité, d’une connaissance scientifique et non vulgaire. Il n’y aurait pas de mots usuels dans toutes les langues pour désigner le chaud et le froid ; mais il y aurait des termes techniques ou scientifiques qui tendraient même, vu la généralité et l’importance des notions qu’ils expriment, à passer dans la langue usuelle des peuples instruits ; et c’est ainsi qu’on peut dire maintenant chez nous, avec la certitude d’être compris de tout le monde, qu’un orateur a électrisé son auditoire, ce qui eût été inintelligible au temps de Louis XIV. L’ordre historique des découvertes aurait changé sans doute ; le point de départ et l’ordre de l’exposition didactique ne seraient plus les mêmes ; mais toutes ces circonstances accessoires, quoique d’un grand intérêt lorsqu’on prend l’homme dans sa nature mixte, comme un être à la fois sensible et intelligent (lorsqu’il s’agit, par exemple, d’éducation et de pédagogie), deviennent indifférentes lorsqu’il est uniquement question de ses facultés intellectuelles, des idées que ces facultés élaborent par leur vertu propre, et qui ne changent point dans leur essence, quel que soit, pour ainsi dire, le sol sensible sur lequel elles se sont implantées.

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Non-seulement l’aptitude de notre sensibilité à recevoir les impressions du chaud et du froid n’est pas la condition essentielle de la connaissance que nous avons du principe de la chaleur et de ses effets ; non-seulement elle ne contribue pas au perfectionnement scientifique de cette connaissance, mais elle y pourrait nuire si la raison ne se mettait en garde contre les illusions dont elle est la source. Les modifications de la fibre nerveuse auxquelles se lient les sensations de chaud et de froid peuvent être provoquées par le trouble des fonctions organiques aussi bien que par l’action physique de la chaleur. On frissonne dans la fièvre, quoiqu’on soit plongé dans une atmosphère chaude, et ainsi de suite. Sans trouble organique, l’habitude émousse modifie, dénature les sensations que l’action physique de la chaleur nous fait éprouver. Un bain à la même température nous semble chaud ou froid selon que nous sortons d’une atmosphère plus froide ou plus chaude. Nous trouvons fraîche en été et tiède en hiver une cave dont la température ne varie pas sensiblement avec les saisons. Aussi, dans tous les livres de physique, après que l’auteur a parlé brièvement de l’impression de la chaleur sur nos organes, se hâte-t-il de montrer qu’il ne faut pas juger d’après cette impression, et d’exposer la construction de l’instrument dont les indications sûres, indépendantes de l’état de nos organes, au moins entre de certaines limites de précision, doivent guider l’observateur, sans qu’il ait nullement égard aux suggestions trompeuses de la sensibilité.

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Ce n’est donc pas sans fondement que, dès les premiers âges de la philosophie, des esprits spéculatifs se sont récriés contre les erreurs des sens, ont insisté sur la nécessité de dégager la perception sensible de ce qu’elle a de variable, de relatif, d’inhérent à notre organisation, pour arriver à l’idée ou à la pure intelligence des choses. On a outré cette doctrine ; on l’a souvent bien mal attaquée et bien mal défendue ; on l’a liée à des systèmes hasardés ou à des visions mystiques avec lesquelles elle n’a pourtant rien de commun. Surtout on s’est généralement mépris sur le mode de démonstration ou de réfutation qu’elle comporte. Au lieu de prendre, pour l’analyser, la connaissance vulgaire, la connaissance restée, pour ainsi dire, à l’état rudimentaire, il fallait prendre de préférence la connaissance scientifique, c’est-à-dire la connaissance organisée, développée, perfectionnée. Les naturalistes savent bien qu’à l’état rudimentaire, tous les types, toutes les trames organiques se confondent ou semblent se confondre, et que, pour en bien saisir les caractères distinctifs, il est préférable de les étudier dans les hauts perfectionnements de l’organisme. Le type de l’animal et celui du végétal, si nettement distincts dans les espèces supérieures, vont en se confondant à mesure qu’ils se dégradent dans les espèces inférieures. Si donc la science est le perfectionnement organique de la connaissance, il y a de bonnes raisons de présumer que c’est en cherchant jusqu’à quel point, de quelle manière les sens contribuent à l’organisation de la science, que nous pourrons le mieux saisir quelle est essentiellement la part des sens dans l’élaboration de la connaissance, même à l’état élémentaire ou rudimentaire.

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Avant de quitter l’exemple qui nous a suggéré ces réflexions générales, nous ne pouvons nous refuser à fixer un moment l’attention du lecteur sur les principes en vertu desquels nous parvenons à trouver, en fait de températures et de quantités de chaleur, les termes fixes de comparaison, que l’organisation de notre nature sensible ne peut nous fournir. Si l’on construit des thermomètres avec des liquides divers, tels que l’eau, l’alcool, le Mercure, on trouvera que ces instruments ou ces sens artificiels, imaginés pour nous donner l’indication précise de la température des milieux avec lesquels on les met en contact, ne marchent point dans un parfait accord, et de prime abord on ne saura quel est celui dont les indications doivent être préférées. Si pourtant l’on remarque que tous ces thermomètres concordent sensiblement tant que les liquides avec lesquels ils sont formés sont tous fort éloignés des températures où ils se congèlent et de celles où ils entrent en ébullition, et que les écarts, pour chaque thermomètre en particulier, sont d’autant plus grands que la température du liquide qu’il renferme approche plus de l’un que de l’autre de ces points extrêmes, on comprendra que les écarts sont dus à des causes perturbatrices qui tiennent à la constitution spécifique de chaque liquide, et qui cessent d’avoir une action sensible pour la portion intermédiaire où l’on voit tous les thermomètres concorder sensiblement. Lorsque ensuite on imaginera de remplacer les liquides par des gaz, c’est-à-dire par des fluides où nous avons de grands motifs de croire que la constitution moléculaire est arrivée à un plus haut degré de simplicité et de régularité que dans les liquides, et quand on verra ces thermomètres à gaz être d’accord entre eux à toutes les températures, ainsi qu’avec les thermomètres à liquides, dans la portion de leur échelle où les causes perturbatrices tenant à leur constitution spécifique n’ont plus d’action sensible, on aura la conviction que le thermomètre à gaz est bien l’instrument régulateur qui doit servir à contrôler les autres et à fixer absolument les degrés de l’échelle des températures. C’est un jugement de probabilité tout à fait analogue à celui par lequel nous prononçons sur les mouvements relatifs et absolus d’un système de corps (5), et les motifs de choisir entre les témoignages de divers sens artificiels sont exactement de même nature que les motifs de choisir entre les indications des sens et des facultés diverses dont la nature nous a doués (85). Passons à la mesure des quantités de chaleur qu’un corps dégage ou absorbe en changeant d’état physique, en s’unissant chimiquement à d’autres corps, en variant de température, etc. Ces quantités ne sont ni tangibles ni pondérables : elles échappent aux procédés ordinaires de mesure à l’aide des sens de la vue et du tact, et il faut qu’une conception de la raison supplée au défaut des sens. Si deux quantités de chaleur A et B ont servi à élever la température de deux litres d’eau, l’un de 10 degrés à 50 degrés, l’autre de 10 degrés à 90 degrés, nous ne sommes pas autorisés pour cela à affirmer que B est double de A ; car il pourrait bien se faire qu’une masse liquide déjà échauffée de 40 degrés, et par suite déjà modifiée dans sa constitution moléculaire, exigeât plus ou moins de chaleur pour s’échauffer encore de 40 degrés. La conséquence deviendrait bien plus probable si les deux quantités A et B avaient servi, l’une à élever de 10 degrés à 50 degrés la température de deux litres d’eau, l’autre à élever de 10 degrés à 50 degrés la température de quatre litres du même liquide ; ou bien encore si la quantité A avait servi à fondre un kilogramme de glace, et la quantité B à fondre deux kilogrammes : car on concevrait difficilement que la simple juxtaposition de deux masses de glace ou de deux masses d’eau liquide influât sur la quantité de chaleur nécessaire pour fondre chacune des masses solides, ou pour porter chacune des masses liquides, de la température de 10 degrés à celle de 50 degrés. Mais, ce que chaque expérience prise à part indique au moins avec une grande vraisemblance, le concours des deux expériences qui se renforcent l’une l’autre ne permet plus d’en douter raisonnablement : car, vu la disparité des effets produits, on ne concevrait pas qu’ils fussent ainsi en proportion exacte, si les quantités de chaleur qui les produisent n’étaient aussi dans la même proportion. En multipliant les expériences et les concordances de cette nature, on mettra la conséquence que nous venons de tirer hors de toute contestation. C’est ainsi que, par le concours des sens qui observent et de la raison qui interprète, on peut franchir sans présomption les limites de l’observation sensible, et arriver, sans cercle vicieux, au terme fixe de comparaison, à ce quid inconcussum dont on a besoin pour asseoir l’édifice de la théorie.

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Reprenons maintenant la suite de la discussion que nous avions entamée, et, après avoir montré que l’abolition d’une faculté tenant à la sensibilité générale, comme celle de percevoir les impressions du froid et du chaud, n’apporterait ni retranchement ni modification dans le système de nos idées, examinons quelle est sur ce système l’influence propre à chacun des organes spéciaux des sens, en commençant par celui dont l’organisation est la moins compliquée, et où (de l’avis de tous les physiologistes) la sensibilité générale a reçu les perfectionnements les moins recherchés, c’est-à-dire par l’organe du goût. Certes, l’importance de cet organe pour une des principales fonctions de la vie de l’animal est assez manifeste ; mais autant cette importance est grande, autant (par une sorte de compensation dont la nature offre mille exemples) l’utilité de l’organe est faible, et même nulle, dans l’ordre de la connaissance. La perception des saveurs vient à la suite d’une action chimique que des molécules liquides, ou en dissolution dans un liquide, exercent sur les papilles nerveuses de l’organe du goût ; cet organe est un réactif chimique, doué quelquefois d’une délicatesse exquise, et qui pourra accuser dans un mélange, par la perception de saveurs caractéristiques, la présence de quelques atomes qui échapperaient aux balances ou aux réactifs de laboratoire. Mais la perception des saveurs ne porte avec elle aucune lumière sur la nature de l’action chimique ou moléculaire : c’est une affection du sujet sentant, laquelle ne donne aucune représentation, ni n’implique aucune connaissance de l’objet senti. Apprendre par le sens du goût que le sel marin a, comme on dit, une saveur franche et que le sulfate de fer a une saveur astringente, c’est apprendre que ces deux sels sont susceptibles d’affecter, chacun à sa manière, l’organe du goût, mais ce n’est rien apprendre quant à la nature du sel marin ou du sulfate de fer. Une douleur de goutte nous apprend de même qu’il y a dans les humeurs ou les tissus de nos organes quelque chose de propre à provoquer une sensation douloureuse, sans que pour cela nous en soyons plus avancés dans la connaissance de la structure des tissus, de la composition des humeurs et de la nature du principe morbide. Le goût ne contribue donc à nos connaissances que d’une manière indirecte et à titre de réactif : c’est-à-dire qu’après que nous avons reconnu que tel corps nous donne telle sensation de saveur bien déterminée, et, comme on dit, caractéristique, la saveur nous sert ensuite à reconnaître la présence du corps dans un mélange où il se trouve confondu, et où nous ne pourrions pas le discerner autrement, soit parce qu’il s’y trouve en quantité trop petite, soit pour toute autre cause. La sensation de saveur, comme tout autre réactif, peut aussi, dans certains cas, nous renseigner, non point sur la nature spécifique du corps, mais sur le genre du corps auquel il appartient, et par conséquent sur les propriétés caractéristiques qu’il partage avec ses congénères. Ainsi, quand un corps nous aura fait éprouver la saveur acide, nous saurons qu’il est capable de s’unir chimiquement aux bases salifiables ; que si l’on décompose par un courant électrique le produit de cette union, le même corps, redevenu libre, se portera au pôle électro-positif de la pile voltaïque, etc. Nous saurons toutes ces choses, parce que l’expérience nous aura appris que la propriété de s’unir aux bases salifiables, celle de se transporter au pôle positif de la pile, se trouvent constamment associées à la propriété ou qualité d’exciter en nous la sensation de saveur acide ; mais nous n’en connaîtrons pas mieux, pour cela, ni la raison des caractères chimiques par lesquels contrastent les acides et les bases, ni la liaison qu’il peut y avoir entre la constitution chimique des acides et la propriété dont ils jouissent de nous faire éprouver la sensation d’une saveur acide. Lors même que nous saurions précisément en quoi consiste l’action chimique du corps acide sur la pulpe nerveuse, nous n’en resterions pas moins dans une ignorance invincible sur la question de savoir pourquoi telle action chimique engendre telle sensation de saveur plutôt que telle autre ; et cette ignorance invincible tient précisément à ce que la sensation de saveur n’a par elle-même aucune vertu représentative et n’apporte avec soi aucune lumière sur les causes qui la produisent. L’organe du goût n’est même, à titre de réactif, que d’une fort médiocre utilité pour le progrès de nos connaissances scientifiques. Assurément aucun chimiste ne s’imaginera que Scheele ou Lavoisier auraient manqué quelques-unes de leurs mémorables découvertes, quand bien même ils auraient été absolument privés du sens du goût. À supposer que le sens du goût fût pour les chimistes un réactif d’un usage aussi habituel que l’est celui du papier de tournesol pour reconnaître la présence des acides, il ne viendrait à personne l’envie de croire que la possibilité d’acquérir le système de nos connaissances actuelles en chimie tient au fait accidentel de la sensibilité de l’organe du goût pour certaines actions chimiques, pas plus qu’elle ne tient au fait très-particulier et très-accidentel de la présence, dans les sucs de certaines plantes, d’une matière colorante fort sensible à l’action des acides. Et puis il s’agit ici des conditions essentielles de la connaissance ou des causes invincibles d’ignorance, et non des circonstances accidentelles qui peuvent faciliter nos recherches, ou les entraver, ou leur imprimer de préférence une certaine direction.

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Le sens de l’odorat est bien supérieur à celui du goût dans l’ordre de la complication organique ; il est à la fois plus spécial et plus perfectionné, car c’est toujours par une plus grande spécialité de fonctions que le perfectionnement de l’organisation s’annonce. Les nerfs du sentiment y dépouillent la sensibilité tactile, en même temps qu’ils cessent d’être en connexion immédiate avec l’appareil des nerfs du mouvement ; et par ce double caractère le sens de l’odorat s’éloigne du sens du goût, pour se rapprocher de ceux de l’ouïe et de la vue. Quoiqu’il soit loin d’égaler en perfection ces deux sens supérieurs, il est manifestement destiné comme eux à donner à l’animal la perception des corps situés à distance ; et il acquiert, chez quelques espèces, un tel degré de finesse, qu’il peut, en prêtant son concours aux facultés du tact et de la locomotion, pourvoir aux besoins de l’animal aussi bien, mieux peut-être, que les sens de la vue et de l’ouïe. Mais, d’autre part, il y a entre les sens de l’odorat et du goût des connexions évidentes ; soit anatomiques, c’est-à-dire tenant à la structure et à la disposition des organes ; soit physiologiques, c’est-à-dire tenant à l’analogie et à la sympathie des fonctions ; à ce point qu’on a pu soupçonner chez certaines espèces, et notamment chez quelques animaux ruminants, l’existence d’un organe approprié à la recherche de leurs aliments, faisant fonction de sens intermédiaire, ou établissant le passage de l’un à l’autre. Tous deux sont en rapport direct avec la nutrition et se développent parallèlement à ce que nous nommons l’instinct, plutôt que parallèlement à l’intelligence de l’animal. Tous deux sont adaptés à la perception d’actions moléculaires, ou d’actions émanées de particules matérielles dans un état de division extrême, chimique ou mécanique. Tous deux enfin, et le sens de l’odorat surtout, doivent, dans l’ordre de la connaissance, être considérés comme des réactifs d’une délicatesse exquise, mais qui n’ont point la propriété de nous renseigner sur la nature des causes productrices de la réaction. Une odeur, comme une saveur, est une affection du sujet sentant, qui ne donne aucune représentation, qui n’implique ni ne détermine par elle-même aucune connaissance de l’objet senti. Condillac a pu dire convenablement, en imaginant sa statue bornée au sens de l’odorat, qu’elle se sent odeur de rose, si toutefois notre langage, suggéré par une constitution et des habitudes toutes différentes, est propre à bien rendre les phénomènes obscurs qui se produiraient dans cet état hypothétique. Ce qu’il y a d’incontestable, c’est que le sens de l’odorat ne donnerait à lui seul aucune notion du monde extérieur, et que, dans la constitution normale de l’homme, il n’ajoute rien à la connaissance théorique ou scientifique du monde extérieur. Il fournit aux physiciens quelques exemples de plus de l’extrême divisibilité de la matière ; il sert quelquefois (comme on l’a dit pour le goût) de réactif aux chimistes ; mais ce sens serait aboli, que les progrès de la science n’en seraient point entravés ; la nature n’en aurait pas doué l’homme, qu’il n’en pourrait résulter de perturbation que dans le jeu de ses fonctions animales, sans que, toutes choses égales d’ailleurs, le système de ses connaissances ou la constitution de son intellect en ressentissent la moindre altération.

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Quelque admirable que nous paraisse la structure de l’œil, il y a de bonnes raisons de penser que le sens de l’ouïe est un appareil d’une complication et d’une perfection organique encore plus grande, occupant le plus haut rang dans la série des organes des sens : et, sans rapporter les explications que donnent à ce sujet les anatomistes modernes, et qui ne sont pas de notre ressort, nous ferons remarquer (89) que le sens de la vue est moins parfait chez l’homme que chez des espèces qui s’éloignent beaucoup de l’homme et qui occupent incontestablement un rang inférieur dans la série animale ; tandis que l’appareil de l’audition atteint sa perfection chez l’homme, où il doit être en rapport avec la faculté de produire des voix articulées, de manière à déterminer la formation du langage, condition organique du développement de toutes nos facultés intellectuelles. Néanmoins, comme l’influence du langage sur l’élaboration de la pensée doit être étudiée à part et à la faveur de considérations d’un autre ordre, nous ferons abstraction ici de cette influence indirecte du sens de l’ouïe sur le développement de l’intelligence ; nous supposerons l’homme en possession d’un langage par gestes, ou d’un langage écrit, ou de tout autre instrument analogue à la parole et susceptible des mêmes perfectionnements ; et alors, en procédant toujours par voie de retranchements successifs, nous ferons passer le sens de l’ouïe avant celui de la vue ; attendu qu’il doit résulter de cette suppression, sous les conditions indiquées, des modifications moins profondes dans le système de la connaissance. En effet, bien que la physique ait deux grandes sections, l’optique et l’acoustique, dont les noms suffisent pour indiquer la dépendance où elles se trouvent de nos deux sens les plus élevés, il s’en faut que les liens de dépendance soient aussi étroits pour l’une que pour l’autre. Le son est causé par des vibrations qu’exécutent les particules des corps, dérangées de leurs positions d’équilibre ; vibrations très-rapides, mais dont pourtant la rapidité n’est pas telle qu’on ne puisse la mesurer sans le secours du sens de l’ouïe, indirectement et par le calcul, à cause des liaisons que la théorie a fait connaître entre la durée des vibrations et d’autres phénomènes susceptibles de mesure ; directement même, à l’aide de certains instruments ingénieux dont on doit l’invention aux physiciens modernes. Privé du sens de l’ouïe, l’homme continuerait d’être averti par la vue et le tact des mouvements vibratoires imprimés aux très-petites particules des corps ; et si ses facultés intellectuelles n’étaient d’ailleurs pas plus dénaturées que ne le sont celles du sourd-muet instruit, il arriverait, par les mêmes actes de l’esprit, à la même conception théorique des causes de ces mouvements vibratoires, aux mêmes formules mathématiques qui en sont la plus haute expression. Au fond, le physicien et le géomètre sont dans le cas du sourd-muet, pour tous les mouvements vibratoires dont la rapidité dépasse ou n’atteint pas certaines limites ; l’oreille est sourde aux mouvements vibratoires trop lents ou trop rapides, aux sons trop graves ou trop aigus ; ce qui n’empêche pas le physicien de les comprendre tous dans la même théorie, le géomètre de les lire tous dans la même formule, sans égard aux limites de cette échelle sensible, susceptible probablement de varier, par des causes organiques, d’un individu à l’autre et d’une espèce à l’autre. Sans doute, pour les sons auxquels l’oreille est sourde, le physicien se trouve privé, non plus seulement d’un réactif délicat, servant à la manière des odeurs et des saveurs, mais d’un instrument de mesure, qui acquiert souvent une merveilleuse précision chez les personnes dont l’oreille, par l’effet des dispositions naturelles ou de l’habitude acquise, perçoit avec une grande justesse les intervalles musicaux ; et nous accordons volontiers qu’il serait difficile à un sourd-muet, non pas de professer l’acoustique (comme l’aveugle Saunderson professait l’optique), mais d’y briller par le talent de l’expérimentation comme un Chladni ou un Savart. Sans doute aussi, quoiqu’une formule mathématique contienne virtuellement tous les détails d’un phénomène, il y a telle conséquence qui échapperait, si l’expérience sensible n’attirait notre attention, et même tel fait qu’on a bien de la peine à lire dans la formule, après que le résultat de l’expérience nous a forcés d’y réfléchir longuement. Mais, encore une fois, il s’agit ici des conditions essentielles de la connaissance ; et à ce point de vue, tout ce qui se trouve virtuellement compris dans l’énoncé d’une loi, tout ce qui peut en être tiré par les seules forces du raisonnement, est censé nous être donné par la connaissance de la loi même. Il ne s’agit pas du résultat auquel peut atteindre tel ou tel homme, selon la mesure de ses forces individuelles : il s’agit du résultat auquel la raison humaine peut parvenir, et doit parvenir, si aucun obstacle accidentel ne vient arrêter son progrès indéfini. La sensation d’un son isolé n’est pas plus propre qu’une sensation de saveur ou d’odeur à nous donner l’idée de la cause qui la produit, quoique nous ayons tout lieu de croire que la modification physique de la fibre nerveuse, à laquelle se rattache la sensation du son, consiste dans un mouvement vibratoire, de sorte qu’elle conserve une grande analogie avec le phénomène extérieur qui la détermine. En effet, les vibrations de la fibre nerveuse, comme celles du corps sonore, se succèdent si rapidement, que nous ne pouvons avoir aucune conscience de leur distinction ni de leur succession. Mais, lorsque l’oreille est simultanément frappée de deux ou de plusieurs sons qui ont entre eux un intervalle musical défini (dont l’un est, par exemple, l’octave ou la quinte de l’autre), un rapport simple s’établit entre les divers mouvements vibratoires dont la fibre nerveuse est le siège comme entre les mouvements vibratoires des divers corps sonores ; et la conscience qui n’a pas la faculté de compter ou de distinguer les vibrations une à une, est au contraire très-capable de saisir la régularité des périodes auxquelles sont assujetties les vibrations de la fibre nerveuse. Voilà pourquoi l’oreille n’est plus seulement un réactif, mais aussi un instrument de mesure, lorsqu’il s’agit de comparer entre eux des sons musicaux. Nous nous rendons ainsi compte du plaisir que l’oreille trouve dans les consonances harmoniques et de son aversion pour les dissonances, tandis que nous n’avons pas la moindre idée des causes physiques de l’attrait ou de la répugnance que nous éprouvons pour une saveur ou pour une odeur. En nous élevant dans l’échelle des sens, nous trouvons que la sensation commence à acquérir une valeur représentative, et à cesser d’être une simple affection, incapable de nous rien apprendre sur la nature des causes productrices.

102

De même que le sens de l’ouïe contribue de deux manières à l’accroissement de nos connaissances et à la génération de nos idées ; d’abord d’une manière directe, par la perception des sons et des divers phénomènes qui sont du ressort de l’acoustique ; puis d’une manière indirecte et plus générale, en déterminant la construction de l’instrument du langage, à l’aide duquel nous formons et communiquons nos pensées, de quelque nature qu’elles soient ; de même le sens de la vue doit être étudié sous deux aspects : d’une part, en tant qu’il nous donne directement, par une sensation sui generis, la perception de la lumière, des couleurs et de tous les phénomènes dont la théorie constitue la science de l’optique ; d’autre part, en tant qu’il contribue indirectement à nous faire connaître l’universalité des phénomènes du monde physique, en mettant à notre disposition le flambeau qui les éclaire tous ; puisque, de l’action des corps sur la lumière, résulte pour nous la manifestation de l’existence de ces corps, de leurs formes, de leurs dimensions, de leurs mouvements, et des modifications qu’ils subissent par leurs actions réciproques. De ces deux fonctions du sens de la vue, l’une directe et spéciale, l’autre indirecte et générale, laquelle constitue la vision proprement dite, celle-ci doit être mise en première ligne : car, bien que la lumière soit en elle-même un très-digne objet d’étude et quoique l’œil dût encore passer pour un organe très-précieux, quand il ne servirait qu’à nous révéler l’existence et quelques-unes des propriétés d’un agent naturel de cette importance, il est assez clair que ce n’est point là sa destination propre, et que la nature nous a donné, comme aux animaux, des yeux pour voir les objets que la lumière éclaire, et nullement pour nous procurer la satisfaction de pénétrer plus ou moins dans la connaissance de la nature de la lumière et des lois qui régissent les phénomènes d’optique. Or, il faut remarquer que l’acte de la vision ne dépend essentiellement, ni de la nature intime du principe lumineux, ni de son mode spécial d’action sur la fibre nerveuse, ni de l’espèce de sensation qui est immédiatement liée à ce mode d’action. La rétine pourrait devenir insensible aux rayons du spectre solaire qui lui envoient maintenant les diverses sensations de couleurs, et recevoir par des rayons actuellement invisibles (comme nous savons qu’il en existe en deçà et au delà des limites du spectre visible) des sensations dont nous n’avons présentement nulle idée, sans que cela altérât les conditions essentielles de la visibilité des corps, savoir : le rayonnement indéfini en tous sens suivant des lignes droites, la réflexion et le brisement des rayons au passage d’un milieu dans un autre. Toute irradiation assujettie à ces lois géométriques, quoique d’ailleurs physiquement distincte de l’irradiation lumineuse, pourrait, comme la lumière, se prêter au jeu d’un instrument destiné à percevoir les corps à distance, pourrait être l’intermédiaire de ce toucher à distance, tout à fait indépendant de la sensation sui generis qui s’y associe, et qui résulte (sans que nous sachions comment) tant de la nature intime des divers rayons du spectre lumineux, que de la structure spéciale des tissus nerveux de la rétine et du nerf optique. Les suppositions que nous faisons, pour le besoin de notre analyse, ne sont pas purement gratuites : il y a des anomalies organiques qui suffiraient pour en suggérer l’idée. Les yeux de quelques personnes sont naturellement ou deviennent accidentellement insensibles à certaines couleurs. On cite des cas où la distinction des couleurs paraissait être entièrement abolie, et où les images des corps éclairés continuaient d’être perçues à la manière des figures d’une estampe ou d’une peinture en grisaille. Les sujets chez qui la vision s’opérait dans ces conditions anomales peuvent se comparer à ceux chez qui la distinction des saveurs est abolie, quoiqu’ils perçoivent encore, en prenant leurs aliments, les impressions du chaud et du froid et les autres sensations tactiles. Ce qu’il y a de fondamental dans la fonction et dans la sensation qui l’accompagne subsiste encore, même après la suppression ou l’émoussement de cette sensibilité spéciale et accessoire que la nature emploie, dans cette circonstance comme dans bien d’autres, pour l’excitation du sujet sentant ou la parure de l’objet senti, de manière à atteindre plus complètement ou plus sûrement la fin en vue de laquelle tout l’organisme fonctionne. Lorsque nous plaçons devant nos yeux des verres colorés, ou lorsque nous éclairons les objets avec une lumière privée artificiellement de quelques-uns des rayons qui entrent dans la composition de la lumière solaire, nous nous plaçons volontairement dans des conditions analogues à celles où se trouvent placés, par infirmité ou par maladie, les sujets dont nous parlions tout à l’heure ; et néanmoins la vision s’opère comme dans les conditions ordinaires, de manière à nous donner les mêmes idées des distances, des formes et des dimensions des corps, et en général de tous les phénomènes du monde physique, excepté seulement ce qui tient à la coloration des corps et des images. Nos théories de mécanique, d’astronomie, de physique générale, de chimie, de physiologie, seraient absolument les mêmes, quand la nature aurait compris dans l’étendue du spectre solaire visible pour nous un rayon de moins ou un rayon de plus, ou quand, sans modifier la sensibilité de notre organe, elle aurait changé la nature du flambeau, en substituant à notre Soleil une de ces étoiles qui nous paraissent rouges ou vertes, ou dont la lumière, sans offrir des différences aussi saillantes, se trouve pourtant, par l’analyse qu’on en fait avec le prisme, autrement composée que ne l’est la lumière solaire. On doit au physicien Brewster une théorie ingénieuse, d’après laquelle les teintes graduées du spectre solaire seraient dues à la superposition de trois spectres, rouge, jaune et bleu, pour chacun desquels la lumière est de même teinte partout, mais d’intensité variable d’un point à l’autre : de sorte que, les points où chaque teinte atteint son maximum d’intensité n’étant pas les mêmes, c’est tantôt une couleur et tantôt l’autre qui domine dans le spectre formé par la superposition et le mélange des trois spectres élémentaires. Suivant cette théorie que nous n’avons point à discuter, mais qu’il nous est permis de citer à titre d’exemple hypothétique, il y aurait, non pas une lumière, mais trois lumières distinctes auxquelles l’œil de l’homme serait sensible, trois sortes d’irradiations ou d’effluves, affectées, pour ainsi dire, au service de la vision, parmi d’autres irradiations qui n’y concourent pas, mais qui produisent d’autres effets physiques, chimiques ou physiologiques, parfaitement certains. Et dans cette manière de nous rendre compte des choses, nous comprendrions encore mieux combien est accessoire et accidentel, dans l’acte de la vision, le phénomène de la distinction des couleurs dont l’échelle serait renversée par un simple déplacement des points qui correspondent au maximum d’intensité de chacune des teintes élémentaires. Il n’y a de là qu’un pas à la suppression de l’un ou de l’autre de ces trois effluves visibles, ou à la substitution de l’un des effluves actuellement invisibles à l’un des effluves actuellement visibles. Certes, nous ne tombons pas dans la puérilité de croire qu’on puisse proposer des hypothèses et imaginer des plans propres à remplacer le plan de la nature. Il y a sans doute de bonnes raisons pour que nos sensations et les causes de nos sensations soient ce qu’elles sont, jusque dans leurs moindres détails. Il s’agit seulement de distinguer (ce qui est possible et permis à la raison) les conditions essentielles et fondamentales d’un phénomène d’avec les conditions accessoires et de perfectionnement ; il s’agit aussi de reconnaître qu’ici les conditions essentielles sont des conditions géométriques et non physiques, des conditions de forme et non des conditions d’étoffe ou de matière (1).

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Qu’arriverait-il donc si l’œil cessait d’être sensible aux rayons visibles qui lui donnent maintenant la sensation de telle couleur déterminée, ou si les limites du spectre visible venaient à être resserrées davantage ? Evidemment, ce qui arrive pour les rayons actuellement invisibles, et dont nous ne laissons pas que de constater l’existence, par suite des actions qu’ils exercent sur l’aiguille aimantée, sur le thermomètre, sur les réactifs chimiques, à l’égard desquels nous parvenons même à constater des lois de réflexion, de réfraction, de polarisation, tout à fait identiques ou analogues à celles qui régissent les rayons visibles. Ainsi, il en est au fond des sensations de couleurs comme des sensations de sons, d’odeurs, de saveurs : elles pourraient être abolies, sans qu’il en résultât, de toute nécessité, aucune suppression dans le système de nos connaissances. La lumière, prise en masse, c’est-à-dire tout le système des rayons actuellement visibles, pourrait perdre son action spéciale sur la rétine, et passer ainsi à l’état d’effluve invisible, que nous pourrions encore, non-seulement arriver à la connaissance du monde extérieur et des corps à distance, mais même découvrir l’existence et les propriétés caractéristiques du principe lumineux rendu invisible, si d’ailleurs la rétine devenait sensible à un autre effluve soumis aux mêmes lois de rayonnement, et qui satisferait par conséquent aux conditions géométriques de la vision ou du toucher à distance. À la vérité, l’œil est pour les rayons actuellement visibles un réactif bien plus sensible, et (ce qui est encore d’une tout autre importance scientifique) un instrument de mesure bien plus précis que ne sauraient l’être le thermomètre, l’aiguille aimantée ou les préparations chimiques ; de sorte qu’il y aurait, dans les hypothèses imaginaires où nous nous plaçons pour le besoin de notre analyse, bien plus de difficultés à créer la théorie de cette lumière invisible, qu’à créer la théorie de la chaleur sans la suggestion des sensations du chaud et du froid, les théories chimiques sans le secours des organes du goût et de l’odorat, ou même la théorie des vibrations des corps sans le secours du sens de l’ouïe. Mais, encore une fois, il s’agit pour nous, dans toute cette analyse, des conditions essentielles de la connaissance, de celles dont le défaut est une cause d’ignorance invincible, et non des circonstances accessoires qui facilitent les progrès des connaissances et en développent le germe naturel, de manière à les faire passer à l’état de théories scientifiques. La marche de toute la physique serait singulièrement entravée si nous ne possédions ni une substance solide et transparente, comme le verre, ni un métal liquide aux températures ordinaires, comme le Mercure : ce qui ne veut pas dire qu’il faille, dans une critique des sources de la connaissance humaine, assigner un rôle fondamental à ces propriétés spécifiques et très-particulières, qui donnent, dans la pratique industrieuse des expériences, une importance très-grande au verre et au Mercure. Les sensations de couleurs sont d’ailleurs, à tous égards, comparables aux sensations du chaud et du froid, aux sensations de saveurs, d’odeurs et de sons. Elles sont dues souvent à un trouble intérieur du système nerveux, que ne provoque aucune excitation du dehors, ou à des irritations produites par l’électricité, par des lésions mécaniques, en un mot par d’autre causes que celles qui déterminent les mêmes sensations, dans l’état normal et habituel. Nous n’avons nulle idée des rapports qu’il peut y avoir entre la nature spécifique de chaque rayon de lumière et la sensation spéciale de couleur dont il est la cause déterminante ou provocatrice. La sensation de couleur, comme celle de saveur, n’a en elle-même aucune vertu représentative ; et l’une ne nous instruit pas plus sur la constitution spécifique du rayon lumineux, que l’autre ne nous instruit sur la constitution moléculaire de la substance sapide. On a comparé quelquefois l’échelle des couleurs du spectre solaire à la gamme des tons musicaux, et l’harmonie ou le contraste de certaines couleurs aux consonances ou aux dissonances musicales ; mais ces comparaisons sont très-inexactes, notamment au point de vue de l’analyse qui nous occupe, en ce qu’elles tendraient à établir un parallélisme entre deux sens dont l’un, celui de l’ouïe, est sous ce rapport très-supérieur à l’autre. En effet, dans le mode même d’ébranlement des ramifications du nerf auditif, qui se mettent à vibrer à l’unisson des vibrations du corps sonore et des milieux ambiants, nous avons trouvé (101) une raison pour que l’oreille perçoive les rapports numériques des tons ou leurs intervalles musicaux. Ce n’est pas que l’oreille puisse nombrer ces vibrations, si rapides qu’elles se succèdent par centaines dans le court intervalle d’une seconde ; ce que l’oreille saisit ou nombre à sa manière, à cause de l’exacte correspondance des vibrations du nerf acoustique avec les vibrations du corps sonore, ce sont des rapports très-simples entre ces grands nombres qui échappent à la perception directe, l’un étant, par exemple, double, ou triple, ou quadruple de l’autre. En conséquence, l’oreille n’est pas seulement le siège d’affections agréables ou désagréables ; elle est un instrument de perception immédiate des intervalles musicaux, la sensation ayant par elle-même une valeur représentative qui tient encore à un caractère de forme, savoir, au retour périodique des mêmes impressions, et non à la nature de l’impression produite. Aussi la perception de l’intervalle musical reste-t-elle la même, quelle que soit la hauteur absolue des tons comparés, ou leur timbre, ou leurs autres qualités accessoires, qui modifient la sensation dans ce qu’elle a de purement affectif. C’est une propriété tout à fait éminente du sens de l’ouïe, que la vertu qu’il a de dégager ainsi, du fond ou de l’étoffe de la sensation, un rapport abstrait et mathématique, lequel (comme le langage même l’indique assez, et comme l’histoire de la philosophie le témoigne) est devenu le type de nos plus hautes conceptions sur l’ordre et sur l’harmonie des êtres. Le sens de la vue ne possède point un tel pouvoir à l’endroit de la perception des couleurs. L’association de certaines couleurs peut le flatter ou lui déplaire, comme l’association de certaines voix, de timbres différents, flatte ou déplaît dans un concert ; comme l’association de certaines saveurs plaît ou déplaît à l’organe du goût : mais, bien qu’on puisse assigner des raisons physiques à ce qu’on a nommé l’harmonie ou le contraste des couleurs, la sensation de l’harmonie des couleurs n’est pas, comme celle de l’intervalle musical, la perception d’un rapport mathématique qui resterait le même, quand les termes du rapport, c’est-à-dire les couleurs associées, viendraient à changer. En admettant, ce qui est douteux, que l’accident de la couleur soit lié à la rapidité des vibrations de l’éther, il resterait certain que l’un n’est en aucune façon la représentation de l’autre ; que, par suite, non-seulement l’œil est incapable de compter les vibrations de l’éther, dont la rapidité est hors de toute proportion avec celle des mouvements vibratoires des corps pondérables, mais de plus qu’il est inhabile à saisir des intervalles harmoniques ou des rapports simples entre ces nombres, sous l’énormité desquels l’imagination succombe.

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Il faut maintenant reprendre l’étude du sens de la vue dans sa fonction générale, qui constitue la vision proprement dite, et que nous avons reconnu être fondamentalement indépendante de la distinction spécifique des rayons et des couleurs. Or, on est frappé dès l’abord de cette circonstance, qu’autant nous ignorons les rapports entre les sensations de saveurs, d’odeurs, de couleurs, et les causes qui les déterminent à être ce qu’elles sont spécifiquement, autant la corrélation entre la chose perçue et la constitution de l’organe de perception devient manifeste quand il s’agit de la perception d’une étendue colorée, non pas en tant que colorée, mais en tant qu’étendue. La rétine est un tableau sentant : ce mot dispense de tout commentaire. C’est le cas d’appliquer au sens de la vue les remarques que nous appliquions tout à l’heure au sens de l’ouïe. Nous n’apercevons rien qui puisse lier la sensation de tel timbre de son à tel mode d’excursion vibratoire des particules du corps résonnant, pas plus que nous n’apercevons ce qui lierait les sensations de jaune et de vert à l’action de tels rayons du spectre, ou telle saveur à l’action chimique des molécules de telle substance. Aussi de pareilles sensations sont-elles affectives, et non point représentatives. Mais, dans le mode même d’ébranlement des fibres du nerf auditif, nous trouvions une raison, tirée de la correspondance et du synchronisme des vibrations, pour que l’oreille eût la représentation immédiate et par suite la perception directe des rapports numériques ou des intervalles des tons ; et, dans le mode même d’épanouissement du tissu nerveux dans la rétine, nous trouvons une raison bien plus immédiate encore, bien plus apparente, pour que l’œil perçoive les relations géométriques, les rapports de situation et de grandeur entre les objets d’où émanent les rayons lumineux ; sauf, bien entendu, les altérations de perspective dont le redressement est l’objet d’une éducation ultérieure du sens de la vue, sur laquelle les psychologues ont assez disserté, et dont nous ne nous occupons pas en ce moment. La vertu représentative résulte, dans un cas comme dans l’autre, de ce que le phénomène de sensation est la traduction ou l’image du phénomène extérieur, non quant au fond ou à l’étoffe, mais quant à la forme, sur laquelle seule porte la représentation. Si nous avons pu concevoir le retranchement successif des sens du goût, de l’odorat et de l’ouïe, et même l’abolition de la distinction des couleurs, sans que le système de nos connaissances en fût essentiellement modifié, sans que le germe d’aucune de nos théories scientifiques fût par cela même, et de toute nécessité, condamné à la destruction ou à l’avortement, il est manifeste que le retranchement du sens de la vision, en rendant l’acquisition d’une foule de connaissances absolument impossible, arrêterait de fait presque tout développement scientifique. Mais, ce qu’il faut bien remarquer, le système de nos connaissances en serait mutilé, et non désorganisé ou viscéralement altéré. Ce serait comme un arbre dont on a coupé les rameaux, qui a perdu sa parure, mais qui conserve son tronc et ses maîtresses branches. Inversement, si l’on rend le sens de la vision à un aveugle précédemment instruit par le seul secours du tact, dans une société d’aveugles comme lui, ses connaissances s’étendront, se développeront, s’orneront, sans qu’il se trouve dans la nécessité de reconstruire sur un plan nouveau la charpente qui les supporte. Un sens s’ajoutant à l’autre, des idées ne supplantent pas d’autres idées, mais des idées nouvelles s’ajoutent, ou plutôt s’ajustent aux idées anciennement acquises. Bien entendu que nous ne parlons que des idées auxquelles conduit nécessairement la perception sensible, éclairée par la raison, et non de celles qui tirent leur origine d’inductions douteuses, ou que l’imagination créerait de toutes pièces, en dépassant les bornes de l’observation et de l’induction légitime. Au lieu de supposer l’abolition brusque et totale de la vision ou du toucher à distance, on peut supposer que la vue se raccourcit progressivement, ou que la portée de ce toucher à distance est de plus en plus réduite. L’effet de cette myopie croissante pourrait bien être d’amener une gêne dans le jeu des fonctions animales, de priver le myope de la jouissance de certains spectacles, de lui interdire même certains genres d’études et de découvertes ; mais cela n’irait pas jusqu’à bouleverser le système de ses idées, et il concevrait les choses absolument comme les autres hommes pour qui le sens de la vue a conservé sa portée naturelle. À l’inverse, lorsque la découverte des divers instruments d’optique est venue étendre la portée naturelle de la vision chez l’homme, la matière de nos études et le fond de nos connaissances se sont accrus sans doute, mais la forme de nos connaissances ou la constitution essentielle de nos idées n’ont pas changé, pas plus qu’elles ne changent par la découverte de tout autre appareil de physique qui multiplie nos moyens d’observation. Il est arrivé seulement, comme il arrive encore à chaque découverte de ce genre, que nos observations, en s’étendant, ont donné lieu de signaler d’autres analogies, de saisir d’autres inductions, et par suite de modifier nos théories scientifiques dans ce qu’elles avaient de prématuré et d’hypothétique.

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Les psychologues ont agité la question de savoir si le sens de la vue, sans le concours de celui du tact, donnerait l’idée de l’étendue à deux ou à trois dimensions, ou même si les sensations qu’il procurerait dans cet état d’isolement suffiraient pour que le sujet sentant conçût l’idée d’un monde extérieur et apprît à s’en distinguer ; question évidemment insoluble par l’expérience, et qu’on pourrait regarder comme étant de pure fantaisie, puisque l’hypothèse à laquelle elle se rapporte répugne non-seulement à l’organisation de notre espèce, mais au plan fondamental de l’animalité. Que serait-ce effectivement qu’un sens destiné à donner la perception des objets situés à distance, et auquel ne s’associerait pas la faculté de se porter vers les uns, de s’éloigner des autres, par conséquent la conscience de l’effort musculaire qui produit le mouvement, et le cortège de sensations tactiles qui accompagnent l’exercice de la puissance locomotrice ? Ce serait une dérogation à l’harmonie générale de la nature, une combinaison monstrueuse, dépourvue de toute condition de stabilité. Etant donnés un appareil et une fonction fondamentale, on peut bien concevoir que des perfectionnements accessoires s’y ajoutent successivement ou qu’on les retranche successivement ; mais il serait absurde de supposer le perfectionnement accessoire en retranchant la partie fondamentale. En conséquence, et même en admettant que le raisonnement pût donner une solution non arbitraire de la question qui vient d’être indiquée, il n’y aurait à tirer de la solution quelle qu’elle fût aucune induction légitime, aucun argument pour ou contre les fondements de nos connaissances, puisque toutes les inductions légitimes doivent se tirer de la considération de l’ordre général de la nature (81), et non d’une hypothèse où l’on se mettrait en contradiction avec cet ordre général. Au reste, nous pensons que, s’il plaisait d’imaginer un animal intelligent, privé de locomotion et de sensations tactiles, et cependant pourvu d’un organe de vision, tel que ces yeux à pédoncules flexibles et rétractiles que la nature a donnés à certaines espèces inférieures, avec lequel il pourrait diriger en tous sens ses explorations au gré de sa volonté, et avec conscience de la direction volontaire, il faudrait regarder un pareil être comme habile à acquérir la notion de l’extériorité des choses. Il faudrait supposer qu’il parvient peu à peu à démêler dans les changements de perspective ce qui est dû au déplacement des objets perçus sur lesquels sa volonté n’a aucune prise, d’avec ce qui provient du déplacement volontaire de l’organe de perception ; de sorte que, s’il n’arrivait pas à une conception nette de l’espace dans ses trois dimensions, il se ferait au moins l’idée d’une étendue à deux dimensions ou d’une sorte de surface arrondie sur laquelle il projetterait toutes les images, sans tenir compte de la distance où elles peuvent être de lui : idée assez semblable à celle qu’un enfant ou qu’un peuple enfant peuvent se faire de la voûte du ciel. Mais nous ne voulons pas insister davantage sur une discussion si inévitablement entachée de vague et d’arbitraire.

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Il vaut mieux poursuivre notre analyse et aborder enfin l’étude du sens du tact, qui n’est pas, comme les quatre autres, un sens spécial, et qui ne réside point dans un organe distinct, mais que l’on doit regarder comme l’appareil général de la sensibilité, comme l’animal lui-même entrant en communication avec le monde extérieur par tous les points de son enveloppe sensible. Ici la sensibilité propre de la fibre nerveuse n’est pas exaltée pour la perception des impressions les plus délicates ; elle est plutôt émoussée, affaiblie par des organes protecteurs. De là des variétés innombrables dans les impressions tactiles, selon les variétés de configuration, de structure et de fonctions des organes de l’animal et des téguments qui les protègent. On a distingué avec raison le toucher passif, ou la nue sensation du contact, d’avec le toucher actif ou le tact proprement dit. Le sens du tact fait encore par là contraste avec les autres sens. Ce n’est pas qu’il y ait des sensations absolument passives : l’action et la réaction sont inséparables, dans l’ordre des phénomènes physiologiques comme dans tout autre, et le nerf optique ou le nerf olfactif ne peuvent être affectés par la lumière ou par les particules odorantes, sans qu’il y ait une réaction de la fibre nerveuse, qui sert à faire comprendre, quoique bien imparfaitement encore, le phénomène de l’attention et celui de la persistance ou de la reproduction des émotions et des images. De même, toutes les sensations peuvent provoquer et sont en général destinées à provoquer des mouvements qui offrent la manifestation la plus nette de l’activité de l’animal ; mais, tandis que les mouvements qui se produisent à la suite d’une sensation de saveur ou d’odeur ne contribuent pas pour l’ordinaire, ou contribuent peu, soit à renforcer la sensation, soit à la rendre plus nette, les sensations tactiles ont pour effet ordinaire de provoquer des mouvements par suite desquels ces sensations se répètent, s’étendent ou se localisent, jusqu’à ce qu’elles aient atteint le degré de netteté que l’animal recherche en exécutant ces mouvements. Le sens du tact devient ainsi un instrument plus sûr de perception, parce qu’il est plus susceptible de direction volontaire ; et il doit cette prérogative précisément au caractère d’infériorité de la sensibilité tactile, dans l’ordre anatomique et physiologique, qui fait que cette sensibilité n’est pas exclusivement dévolue à des organes d’une perfection toute spéciale. D’ailleurs, tous les animaux sont pourvus d’organes plutôt singuliers que spéciaux, dans lesquels se montrent davantage la finesse et l’activité du toucher, comme les mains de l’homme, la trompe de l’éléphant, les moustaches du chat, les tentacules de l’insecte : et à cet égard il y a de grandes différences entre les espèces les plus voisines, parce que les modifications portent sur des appareils accessoires qui n’ont ni la fixité ni la valeur caractéristique réservées aux traits profonds et fondamentaux de l’organisme, quoiqu’elles aient la plus grande influence sur les mœurs des espèces, et qu’elles se trouvent en relation bien évidente avec le milieu où ces espèces doivent vivre, avec leurs divers instincts de chasse ou de propagation. Ces mêmes modifications accessoires ne sont pas non plus de nature à changer les conditions fondamentales de la connaissance, ni les caractères essentiels de la perception. C’est avec grande raison sans doute que tous les naturalistes, depuis Aristote, ont vu, dans l’admirable structure de la main de l’homme, une des causes de la prééminence de notre espèce, une de celles qui ont efficacement concouru, non-seulement au développement de son industrie, et par suite à sa puissance de fait sur la nature, mais encore au développement de ses facultés intellectuelles et morales dont la supériorité donne à cette puissance de fait la consécration du droit. Tout se lie, tout se coordonne merveilleusement dans l’économie des œuvres de la nature : elle donne à la fois la supériorité intellectuelle et les instruments mécaniques que doit manier l’intelligence. Néanmoins, en reconnaissant cette harmonie providentielle, il faut toujours distinguer le principal de l’accessoire, l’essentiel de l’accidentel. De ce qu’il serait difficile, ou peut-être pratiquement impossible de se faire une réputation d’habilité en physique, en chimie, en anatomie, sans avoir reçu de la nature une certaine adresse manuelle, on ne conclura pas que l’adresse manuelle est ce qui fait essentiellement le grand physicien ou le grand anatomiste ; et personne ne s’est avisé de contester que les idées que se fait du monde extérieur un malheureux privé dès sa naissance de l’usage de ses mains, soient entièrement conformes à celles des autres hommes.

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Déjà nous avons reconnu que les sensations de chaud et de froid, qui font partie des impressions tactiles, pourraient être abolies sans que le système de nos connaissances en fût altéré ; que par conséquent elles ne contribuent pas directement et essentiellement à la connaissance : ce qui peut aussi se conclure a priori de ce qu’elles n’ont point en soi de vertu représentative. Il en faut dire autant de toutes ces affections de la sensibilité tactile qui restent obscures et confuses chez la plupart des hommes, mais qui acquièrent, dit-on, chez certains aveugles une finesse et une netteté surprenantes. Un homme distingue au toucher le poli du verre de celui du bois, du marbre ou du métal, tous ces corps étant supposés à la même température et à la température de la main. Un autre ira plus loin, et distinguera le poli du chêne de celui du hêtre, le poli du porphyre de celui du marbre statuaire, le poli de l’acier de celui du cuivre ; mais toutes ces sensations n’auront aucune vertu représentative et ne donneront aucune notion des variétés de structure moléculaire auxquelles il faut probablement les rapporter comme à leur cause. Il en sera de ces diverses sensations tactiles comme des sensations de saveurs, d’odeurs, de couleurs : elles pourraient être abolies, et de fait elles sont comme non avenues chez la plupart des hommes, sans que notre connaissance de la nature extérieure en soit le moins du monde amoindrie ; seulement nous n’aurions plus à notre disposition un réactif qui devient précieux, à défaut d’autres, pour indiquer à quels corps nous avons affaire, en supposant que nous ayons acquis d’ailleurs, sur la nature, la constitution et les propriétés de ces corps, des connaissances qu’il serait impossible de tirer des sensations dont il s’agit. Quelques physiologistes allemands, entre autres Weber et Valentin, ont eu l’ingénieuse idée de mesurer avec précision le degré de finesse des impressions tactiles dans les diverses régions de la peau : pour cela on touche la peau, dans la région explorée, avec un compas dont les branches (garnies de liège à leur pointe, afin d’éviter toute lésion ou toute impression trop vive) sont inégalement écartées ; et l’on note l’écartement des pointes au moment où les impressions qu’elles produisent commencent à se distinguer l’une de l’autre. On a ainsi des nombres qui varient beaucoup d’une région à l’autre, et dont on peut former des tables, pour rendre les comparaisons plus faciles. En suivant la même idée, imaginons qu’on ait circonscrit à la surface de la peau une région où les impressions tactiles acquièrent leur maximum de finesse et de netteté ; et cet organe aura une grande analogie avec la rétine, quoique sans doute il soit bien loin d’en pouvoir atteindre la prodigieuse délicatesse. Que l’on substitue aux tampons de liège des tampons de soie, de laine ou d’autres tissus, et l’impression tactile sera modifiée, comme l’est l’impression visuelle par la substitution d’une couleur à l’autre ; mais, la sensation changeant dans ce qui en constitue la matière ou l’étoffe, et dans ce qui n’a nulle influence sur la perception ou la connaissance, la forme essentielle de la sensation, à laquelle la vertu représentative est attachée, restera constante pour chaque organe, et, qui plus est, la même pour l’un et l’autre organe. Au lieu de deux pointes, on en peut concevoir un plus grand nombre agissant simultanément sur autant de points sensibles, étant d’ailleurs diversement espacées et affectant des configurations variables : au moyen de quoi, les sensations tactiles ainsi circonscrites seront capables d’engendrer la représentation d’une étendue superficielle ou à deux dimensions, dans les mêmes circonstances où cette représentation pourrait résulter de l’impression nue des rayons visuels sur la rétine (105). Elles pourront aussi donner lieu à des illusions comparables à celles qui affectent le sens de la vue, et dont on peut prendre une idée par cet exemple si connu, de la bille que l’on sent double, quand on la fait rouler entre deux doigts qui s’entrecroisent. Maintenant, sans plus nous arrêter à ces suppositions arbitraires, rendons la sensibilité tactile à tous les organes par lesquels l’animal agit sur les corps extérieurs et sur le sien propre ; donnons-lui le sentiment intime de l’effort musculaire qui détermine les mouvements des organes ; permettons aux organes de céder aux sollicitations de l’instinct et à l’impulsion de la volonté, en venant s’appliquer dans leurs articulations, se mouler partiellement sur des corps résistants, par des contacts simultanés ou par des contacts successifs auxquels la faculté de réminiscence prête une quasi-simultanéité : et la représentation de l’espace sortira dans toute sa netteté de cette série de sensations complexes, par une raison de pure forme, quelle que soit d’ailleurs la nature sui generis des sensations tactiles de chaud ou de froid, de poli ou de rude, et lors même que ces sensations seraient remplacées par d’autres dont nous n’avons nulle idée, lors même que la conscience du mouvement produit résulterait d’une sensation autre que celle qui accompagne en nous la contraction et les efforts de la fibre musculaire. À la vérité, la résistance que les corps opposent au déploiement de la force musculaire ajoute à la représentation de l’espace et à la notion de l’extériorité, en suggérant à notre intelligence les idées de solidité, de matérialité, de masse, d’inertie, etc., qui nous servent à imaginer et à expliquer les divers phénomènes du monde physique. Voilà ce que ne pourraient nous donner les sensations visuelles, non plus que celles qui nous arrivent par le goût, l’odorat ou l’ouïe ; mais toutes les sensations tactiles de chaud et de froid, de poli et de rude, etc., ne nous les donneraient pas davantage, si elles n’étaient accompagnées ou suivies du déploiement de la force musculaire, sous l’action de cette branche du système nerveux qui préside aux mouvements volontaires ; branche que l’on sait maintenant (par les découvertes de la physiologie moderne) être nettement distincte de la branche destinée à recueillir et à transmettre les diverses impressions sensorielles, aussi bien les sensations tactiles de chaud, de froid, de poli, de rude, que les sensations de couleurs, de sons, d’odeurs, de saveurs. Cette grande découverte physiologique vient merveilleusement en aide à l’analyse philosophique des sensations, en nous forçant de distinguer, dans le fait complexe que les psychologues ont désigné sous le nom de toucher actif, ce qui est vraiment une sensation, d’avec ce qui tient à l’exercice d’une fonction active, dévolue à un appareil organique parfaitement distinct de l’appareil des nerfs sensoriels, quoique en connexion nécessaire avec celui-ci. Or, pour le moment, nous ne nous occupons que des impressions sensorielles et des notions ou représentations qu’elles sont, par elles-mêmes, capables de donner. Nous examinerons plus loin la valeur représentative des notions physiques qui sont, pour notre intelligence, le produit moins immédiat de la conscience que nous avons des fonctions du système nerveux moteur, et du déploiement de notre force musculaire.

108.

Ainsi, en résumé, des cinq sens dont la nature a doué l’homme et les animaux supérieurs, et qui tous ont assurément une grande, quoique inégale importance dans l’ordre des fonctions de la vie animale, il n’y en a réellement que deux qui soient pour l’homme des instruments essentiels de connaissance ; et en tant qu’instruments de connaissance, ces deux sens s’identifient en quelque sorte ; ils sont homogènes ou ils procurent des représentations et des connaissances homogènes, savoir, la représentation de l’espace et la connaissance des rapports de grandeur et de configuration géométrique ; la vertu représentative étant, pour chacun de ces deux sens, attachée à la forme et indépendante du fond de la sensation, ratione formae et non ratione materiae. Les autres sens, ou les fonctions de ces deux sens à l’égard desquels ils doivent être réputés hétérogènes, ne contribuent à l’accroissement de la connaissance que d’une manière indirecte et accessoire, en fournissant des réactifs, c’est-à-dire des moyens de reconnaître la présence d’agents sur la nature et la constitution desquels nous ne savons que ce que des sensations douées de vertu représentative nous ont fait connaître. Le sens fondamental de la connaissance, le toucher actif, n’est pas attaché à un appareil spécial dont la nature se soit plu à doter certaines espèces privilégiées, dont les individus puissent être accidentellement privés, sans cesser d’être privés des moyens de se conserver et de commercer avec le monde extérieur : il est constitué dans son essence, sinon dans ses perfectionnements spécifiques et individuels, par ce qu’il y a de plus fondamental dans le type de l’animalité. La conséquence qu’on en doit naturellement tirer, c’est que d’autres sens, ou un surcroît de perfectionnement des sens que nous possédons, aideraient au progrès de nos connaissances, comme le font la découverte d’un nouveau réactif ou d’un instrument nouveau, et vraisemblablement nous mettraient sur la trace de phénomènes dont nous ne soupçonnons pas actuellement, dont peut-être on ne soupçonnera jamais l’existence ; mais sans changer pour nous les conditions formelles de la représentation et de la connaissance des phénomènes : de manière à modifier nos théories actuelles dans ce qu’elles ont de conjectural, et dans ce qui dépasse l’observation, mais non dans ce qui n’est que la pure coordination des faits observés. Nous n’entendons pas donner ceci pour une démonstration, ni même pour une induction de l’ordre de celles auxquelles la raison ne peut s’empêcher de céder, mais pour une induction très-probable à laquelle on a de bons motifs d’acquiescer ; non pas de ces motifs qui tiennent à la routine ou à l’habitude aveugle, mais de ceux qui ressortent d’une analyse raisonnée des faits observables. Lors donc qu’on nous parlera de certains états nerveux où les conditions organiques de la sensibilité semblent bouleversées ; où certains sens seraient suspendus, tandis que d’autres prendraient une exaltation anormale ; où même des sens inconnus dans l’état normal entreraient, dit-on, en jeu, nous nous abstiendrons sagement de nier les phénomènes dont nous ne pouvons dire autre chose, sinon que leur explication surpasse nos connaissances ; mais nous n’hésiterons pas à rejeter ceux qui impliquent le renversement des conditions essentielles de notre connaissance, lesquelles ne sont autres que les lois fondamentales des êtres animés, et sont elles-mêmes en rapport nécessaire avec les lois du monde au sein duquel les êtres animés vivent et agissent.

109

Si nous retranchons de la sensation, ou de la réminiscence de la sensation, tout ce qui n’a en soi aucune vertu représentative, tout ce qui ne contribue pas à la connaissance, ou ce qui n’y contribue que par voie indirecte, à titre de réactif, ainsi qu’on l’a expliqué, tout ce qui pourrait ne pas s’y trouver, sans que la connaissance fût nécessairement arrêtée dans sa marche vulgaire ou dans ses progrès scientifiques, il restera l’idée ou la pure connaissance de l’objet. Si nous prenons au contraire la sensation complexe, l’idée avec ses accessoires, ou plutôt avec son support sensible, nous aurons ce qu’on peut appeler, par opposition, l’image de l’objet. À ne consulter que l’étymologie, idée et image seraient des mots équivalents empruntés, l’un au grec, l’autre au latin ; mais, parce que le premier n’a passé que plus tard dans notre propre langue, et qu’il est même resté longtemps confiné dans le vocabulaire philosophique, l’usage, en variant les acceptions de l’un et de l’autre terme, a toujours rattaché le premier à des fonctions intellectuelles d’un ordre plus élevé. Suivant l’étymologie, les mots idée, image, ne devraient non plus s’appliquer qu’aux impressions reçues par le sens de la vue et aux réminiscences de ces impressions. On transporterait, pour ainsi dire, dans le cerveau ou dans l’esprit le tableau qui vient se peindre sur la rétine quand l’œil est ouvert aux rayons lumineux. C’est là sans doute un moyen bien grossier de se rendre compte de la perception des objets visibles et de leur représentation dans l’esprit ; mais il n’y en a pas qui s’offre plus naturellement, et en recourant à cette métaphore, l’homme ne fait qu’obéir à la loi qui l’oblige à fixer par des signes ou par des comparaisons sensibles toutes les notions purement intelligibles. Si le mot image et ses dérivés n’avaient jamais été détournés de cette acception originelle, la faculté d’imaginer serait inséparable de celle de percevoir les couleurs ; il n’y aurait pas d’images pour les aveugles-nés ; il n’y aurait d’images dans les écrits des poètes que celles qui s’adressent aux yeux ou qui consistent dans la reproduction des impressions produites par des objets visibles. Les écrivains n’ont point observé cette distinction, et l’usage n’a pas tracé, dans le style familier ou littéraire, de démarcation rigoureuse entre les acceptions des deux termes idée et image. Généralement on emploie celui-ci pour désigner des perceptions venues plus immédiatement des sens ; et l’autre, pour désigner celles qui ont exigé un concours plus actif des forces propres de l’esprit. Les traits d’une personne qui m’est chère, le son de sa voix sont des images présentes à ma pensée, et je conserve l’idée de sa bonté. On s’exprimera convenablement en disant de l’homme faible qui fuit le péril, qu’il est frappé de l’image de la mort ; et du chrétien fervent, que l’idée de la mort est l’objet de ses méditations habituelles.

110

Quant à nous qui avons besoin de nous faire un langage plus précis, nous le pourrons sans difficulté, à la faveur de la distinction établie plus haut, et de l’analyse qui a préparé et motivé cette distinction bien nette. Ainsi, toutes les idées sur les formes et les dimensions des corps seront les mêmes pour un aveugle-né que pour un clairvoyant, quoique le premier imagine certainement les corps d’une autre manière que le second, indépendamment de tous les accidents de lumière, d’ombre et de couleur, dont l’habitude ne nous permet pas de les dépouiller tout à fait en nous les représentant, même lorsque notre attention se concentre sur des qualités ou des propriétés indépendantes de tout accident de lumière. L’aveugle-né et le clairvoyant, en pensant à une démonstration de géométrie, construiront idéalement la même figure, en auront la même idée, mais non pas la même image ; et parce que tous deux pensent à l’aide de cerveaux organisés à peu près de même, ils auront tous les deux besoin d’images, mais non de la même image, pour penser la même idée. L’idée que le clairvoyant aura des corps sera plus complète que celle qu’en pourrait acquérir l’aveugle-né livré à lui-même, parce que le premier aura l’idée de la propriété inhérente à ces corps de renvoyer des rayons lumineux, distingués des autres rayons par certains caractères intrinsèques, comme seraient celui de posséder tel indice de réfraction, celui d’exercer telle action chimique ; mais la sensation de couleur, en entrant dans la formation de l’image que le clairvoyant se fait des corps, n’entrera pas dans la formation de l’idée, bien qu’elle ait suggéré un des éléments de l’idée. Le sourd-muet, suffisamment instruit, aura des phénomènes de l’acoustique la même idée que nous ; un homme que son organisation rendrait insensible aux impressions de chaleur et de froid pourrait, comme on l’a expliqué, avoir toutes les idées que nous avons du principe de la chaleur et de ses effets ; mais l’image qu’il s’en ferait, l’image des phénomènes de l’acoustique pour le sourd-muet, n’impliqueraient que des mouvements, des changements de distance et de configurations ; elles seraient dépouillées de ce cortège d’impressions sensibles que réveillent en nous, quelque faiblement que ce soit, les seuls mots de chaleur et de son.

111

Il y a une analyse qui sépare les objets, et une analyse qui les distingue sans les isoler. Ainsi, dans l’expérience du prisme réfringent, des rayons de couleurs différentes, qui jusque-là s’étaient constamment accompagnés, se trouvent brisés inégalement, et par suite séparés dans le surplus de leur trajet : voilà un exemple de l’analyse qui sépare ou qui isole. Mais supposons, comme l’a pensé ingénieusement Brewster, en construisant l’hypothèse déjà citée (102), que des rayons diversement colorés aient le même indice de réfraction ; il n’y aura aucun moyen de les isoler, de manière à leur faire décrire des trajectoires différentes. Si pourtant de certains milieux ont la propriété d’éteindre les rayons de certaines couleurs, sinon totalement, du moins dans une proportion croissant avec l’épaisseur du milieu traversé, on pourra encore distinguer l’un de l’autre deux rayons qui auraient la même marche, épurer successivement le mélange par rapport à l’un et par rapport à l’autre, en conclure, par une induction légitime, et dont le principe a été exposé ailleurs (46 et suiv.), ce que donnerait l’observation, s’il était possible d’éteindre totalement le rayon qui ne comporte qu’une extinction partielle et graduelle. C’est une analyse de cette seconde espèce qui peut s’appliquer à la distinction de l’idée pure et du cortège d’impressions sensibles qui l’accompagne nécessairement, par une loi inhérente à la constitution de l’esprit humain, parce que l’esprit humain n’est pas une intelligence pure, mais une intelligence fonctionnant à l’aide d’appareils organiques ; parce que la vie intellectuelle est dans l’homme étroitement unie à une nature animale d’où elle tire ce qui doit la nourrir et la fortifier. Nous pouvons, sinon dégager complètement l’idée, du moins l’épurer successivement, affaiblir graduellement l’impression sensible ou l’image qui y reste unie dans les opérations de la pensée, et reconnaître clairement que ni les caractères essentiels de l’idée, ni les résultats des opérations de la pensée ne dépendent, soit de l’espèce, soit de l’intensité de l’image ou de l’impression sensible. La nature elle-même, en émoussant graduellement certaines impressions sensibles, par le seul effet de l’habitude, se charge de préparer cette analyse que doit ensuite compléter un jugement de la raison qu’on a exprimé dans cet adage aussi vrai qu’énergique : summum principium remotissimum a sensibus.

112

À la nécessité de donner un corps à l’idée, par l’emploi d’images sensibles, tient la nécessité des signes d’institution, qui jouent un si grand rôle dans le développement de l’esprit humain, et sur la nature desquels nous aurons lieu de faire par la suite des observations importantes. Dès à présent nous pouvons remarquer que l’impression sensible des sons de la voix articulée ou des caractères de la parole écrite s’émousse d’autant plus par l’habitude, et par conséquent dérobe à l’idée une part d’autant moindre de l’attention, que la langue parlée ou écrite nous devient plus familière, sans que jamais l’idée puisse se passer tout à fait du support de l’impression sensible, même lorsque nous ne nous servons du langage que pour converser avec nous-mêmes et pour le besoin de nos méditations solitaires. On entend ordinairement par imagination une faculté éminemment active et créatrice, une aptitude à saisir avec vivacité et à exprimer avec énergie, par des images empruntées à la nature sensible, les émotions de l’âme et les inspirations du cœur. Mais, au-dessous de cette faculté poétique, il y en a une autre moins brillante, et qui consiste aussi à pouvoir associer des images sensibles, pour le besoin de la pensée, aux idées souvent les plus arides et les moins faites pour exciter l’enthousiasme et émouvoir les passions du cœur humain. Les hommes possèdent cette faculté à des degrés très-inégaux, selon qu’elle est perfectionnée par l’exercice ou émoussée par l’inaction, et, bien probablement aussi, en conséquence de quelques variétés individuelles d’organisation. Tel se représente facilement et distinctement un polygone régulier de six, de sept, de huit côtés ; tel autre ira plus loin ; mais personne ne peut se faire l’image d’un polygone de mille côtés, et il faut, pour y penser, l’emploi des signes artificiels ; et cependant les propriétés de ce polygone sont aussi bien connues du géomètre, l’idée qu’il s’en fait est aussi claire que celles de l’hexagone et du carré. Nous nous représentons le mouvement d’un corps, pourvu que ce mouvement ne soit ni trop lent, ni trop rapide ; mais nous ne nous formons aucune image du mouvement vibratoire d’un fil tendu qui exécute cinq cents oscillations par seconde, quoique nous ayons de ce mouvement une idée ou une connaissance aussi exacte que s’il était rendu cent fois plus lent, et que par là il donnât prise à la faculté d’imagination dont nous parlons. C’est au singulier développement de cette faculté qu’il faut rapporter certaines aptitudes merveilleuses, telles que l’aptitude à faire, de tête et très-rapidement, des calculs fort compliqués. Cette aptitude n’a rien de commun (comme des personnes, même instruites, sont tentées de le croire à la vue de semblables prodiges) avec le génie mathématique qui s’exerce sur les idées, qui découvre entre elles de nouveaux rapports, ni même avec le talent qui rend apte à suivre et à coordonner les découvertes du génie dans la région des idées, bien que d’ailleurs l’aptitude à imaginer puisse aider le génie ou le talent, comme pourrait le faire une mémoire heureuse, sans qu’on fût pour cela autorisé à dire qu’une mémoire heureuse est la cause déterminante du talent ou du génie. Nous ignorons tout à fait les causes organiques d’une mémoire plus heureuse ou d’une plus grande aptitude à retenir et à construire les images des choses ; mais nous les connaîtrions que nous serions probablement encore très-loin de connaître les causes organiques de la supériorité du génie opérant sur les idées, si tant est que cette supériorité soit imputable à des modifications organiques. La question de savoir si l’animal, si l’enfant en bas âge ont des idées, reviendra pour nous à celle de savoir si quelque connaissance des objets extérieurs et des qualités qui compètent à ces objets se joint, chez l’animal et chez l’enfant, aux images ou aux impressions de la sensibilité ; et comme nous ne doutons pas qu’il n’y ait pour l’animal et pour l’enfant un commencement de connaissance, nous admettrons sans hésitation qu’ils ont des idées, incomparablement moins épurées, moins nettement distinguées de l’impression sensible, que ne le sont celles de l’homme, et surtout incapables chez l’animal de ce perfectionnement indéfini, de ce progrès continuel dont Dieu a réservé à l’homme le glorieux privilège. Et comme, d’un autre côté, nous n’entendons point par idée la capacité de connaître, mais une connaissance effective, il ne sera pas question pour nous d’idée à l’état latent, ni d’idées innées, puisqu’on ne peut pas douter raisonnablement que les premières traces de connaissance et de vie intellectuelle n’apparaissent après un développement déjà avancé des fonctions de la vie animale, et lorsque la sensibilité a déjà été sollicitée par une foule d’impressions diverses, tant générales que locales. Au reste, toutes ces questions sont connexes ; car c’est une loi de la nature vivante, des plus curieuses et des mieux établies maintenant, que les espèces supérieures passent dans leurs développements successifs par des phases, sinon identiques, du moins très-analogues à celles auxquelles s’arrêtent définitivement les espèces de rang inférieur ; et par conséquent, de ce qu’il y a des espèces bornées après leur complet développement aux impressions de la sensibilité la plus obscure, c’est déjà une forte raison de présumer qu’il doit y avoir, même pour les espèces les plus élevées, des phases transitoires dans lesquelles les impressions sensibles sont au même degré obscures et confuses. Mais nous nous contenterons d’indiquer ici ce rapprochement, devant y revenir plus tard, lorsque nous jetterons un coup d’œil sur l’ensemble de la psychologie et sur les connexions des facultés de la vie intellectuelle avec les facultés de la vie animale.