Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique/Chapitre 12


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Il n’y a rien de plus frappant, dans l’harmonie générale du monde, que l’accord qu’on observe, à tous les degrés de l’animalité, entre le système des organes et des facultés par lesquels l’animal reçoit les impressions du dehors, et l’ensemble de facultés et d’organes par lesquels l’animal réagit sur le monde extérieur pour l’accomplissement de sa destinée propre. Les deux systèmes marchent parallèlement, se développent, se perfectionnent et se dégradent ensemble. À côté du système nerveux conducteur de la sensation, le système nerveux conducteur des ordres de la volonté ; avec des sens plus perfectionnés, des organes de locomotion ou de préhension plus puissants ou plus délicats ; à la suite de perceptions plus obscures ou plus distinctes, des actes plus indécis ou mieux déterminés (91 et 131). Ainsi, l’analogie suffirait pour faire présumer que l’homme, ayant, dans l’ordre de la connaissance, des facultés très-supérieures à celle des animaux, est par cela même appelé à une destinée supérieure et doit accomplir des actes d’une nature plus relevée. Si cette supériorité de l’homme, dans l’ordre de la connaissance, allait jusqu’à lui faire concevoir des vérités absolues et nécessaires, cela seul ferait pressentir, dans la règle de ses actes, l’intervention d’un principe pourvu de ce caractère de nécessité et de rigueur absolue. Ce ne serait sans doute là qu’une présomption, mais une présomption fondée sur une induction rationnelle, comme celle que pourrait saisir un être intelligent, qui, sans appartenir à l’humanité, sans avoir directement conscience de la loi qui règle les actes de l’homme, observerait l’homme comme nous observons les espèces animales, assez bien pour entrevoir dans leur ensemble les rapports de l’humanité avec le reste de la création. Il est donc tout simple que l’étude philosophique de l’homme comprenne deux parties essentielles, distinctes quoique unies, et qu’à chaque théorie philosophique de la connaissance ou des idées corresponde une théorie philosophique de nos actes et de leur règle ; il est tout simple que la nature mixte de l’homme, cette complication de facultés intellectuelles, rationnelles, et de facultés instinctives et animales, cette vie de relation et cette puissance de s’élever par le relatif à la conception de l’absolu, jouent en logique et en morale des rôles analogues ; l’un étant, pour ainsi dire, la contre-épreuve de l’autre ou sa reproduction symétrique. Un développement de la connaissance auquel ne correspondrait pas un développement parallèle des facultés actives de l’homme, serait, autant que nous pouvons naturellement en juger, une anomalie, un désordre, un trouble dans le plan général de la création. Ainsi, lorsque à force de soins et d’artifices de culture, on a transformé en parure de luxe, en corolle resplendissante mais stérile, ces organes que la nature avait destinés à la propagation de la plante, la raison, malgré le charme des sens, n’y peut voir qu’une monstruosité au lieu d’un perfectionnement. Lorsque l’on considère l’homme tel que la société l’a fait, il ne faut plus s’attendre à trouver chez les individus cette juste proportion entre les connaissances et les actes, ce développement parallèle des facultés intellectuelles et des facultés actives ; la division du travail, la distribution des rôles entre les membres de la famille humaine ne le permettent pas ; et indépendamment des nécessités sociales, l’abus que l’homme peut faire de sa liberté suffirait pour troubler cet accord. C’est dans le corps social qu’il faut chercher et qu’on peut trouver, au moins approximativement, la corrélation, le parallélisme que la nature réalise d’une main plus sûre chez les individus, pour les espèces qu’elle n’a pas destinées à une vie sociale, nécessairement mêlée de progrès et d’abus.

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Nous nous proposons dans ce livre de donner l’esquisse d’une critique de la connaissance, et nullement de chercher dans le cœur humain, dans l’analyse des penchants et des besoins de la nature humaine, des règles de morale privée, de droit ou de politique. Sans doute, l’homme peut trouver dans sa conscience des motifs d’admettre ou de rejeter certaines théories, suivant qu’elles lui paraissent conduire à des conséquences pratiques qu’un cœur honnête approuve ou désavoue. C’est un critère comme un autre, et peut-être le meilleur de tous ; mais ce n’est pas celui dont nous voulons nous occuper ici. Nous envisageons au contraire les idées morales, de quelque source qu’elles proviennent, comme des objets de connaissance pour l’entendement ; et la question philosophique que nous posons est celle de savoir s’il y a lieu de les regarder simplement comme des faits humains qui tiennent à la constitution toute particulière de notre espèce, ou s’il faut au contraire les rattacher à un ordre de faits, de lois et de conditions qui dominent les lois et les conditions de l’humanité. C’est un autre cas du problème qui nous a occupé jusqu’ici, et le principe de solution doit encore être le même.

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Supposons, par exemple, qu’il s’agisse d’apprécier avec une parfaite indépendance philosophique un système de morale où la recherche du plaisir, l’éloignement de la douleur seraient considérés comme le but et la règle des actions humaines. Il ne serait pas difficile d’apercevoir qu’un tel système n’est point en harmonie, non-seulement avec certains éléments de la nature humaine, mais avec ce qui nous est dévoilé du plan général de la création. Partout nous voyons que la nature fait intervenir le plaisir et la douleur comme moyen et non comme but, comme ressorts pour obtenir certains résultats et non comme fins dernières. Le plaisir et la douleur sont attachés à certaines impressions des agents extérieurs, à certaines fonctions de la vie de l’animal, précisément dans la mesure requise pour la conservation des individus et des espèces. Toute analogie serait rompue, si l’homme, en acquérant des facultés supérieures à celles de l’animalité, ne les acquérait pas pour d’autres fins que pour ce qui n’est pas même une fin dans l’ordre des fonctions et des facultés animales. Et la dissonance ne serait pas sauvée, quand on remplacerait l’appétit du plaisir actuel ou la répugnance de la douleur instante par une sorte de balance arithmétique des plaisirs et des douleurs qui doivent se succéder dans le cours de la vie de l’individu, en conséquence de telle détermination ; ni même quand on rassemblerait en un tout solidaire, pour établir cette balance, tant d’existences individuelles ou tant de générations successives que l’on voudrait.

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C’est surtout en morale que les sceptiques ont eu beau jeu d’opposer les opinions, les maximes, les pratiques d’un peuple, d’une secte, d’une caste, d’une époque, aux pratiques, aux maximes, aux opinions en vogue dans d’autres sectes, chez d’autres nations, ou à des âges différents de l’humanité. « Un méridien décide de la vérité… Le droit a ses époques… Plaisante justice qu’une montagne ou une rivière borne… Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà… » Et à cette objection redoutable, ainsi résumée par Pascal dans sa phrase énergique, les dogmatistes n’ont pu répondre qu’en alléguant les intérêts et les passions des hommes, qui obscurcissent leur jugement dans ce qui touche à la pratique, tout en lui laissant habituellement sa netteté, tant qu’il ne s’agit que des vérités spéculatives. Mais nous ne voyons pas pourquoi l’on ferait difficulté d’accorder que dans ce qui tient aux facultés morales de l’homme, comme dans ce qu’on nomme proprement l’esprit, le génie, le caractère, les variétés de races ou même les variétés individuelles ont un champ plus libre que dans ce qui tient à l’organisation des facultés par lesquelles nous acquérons la connaissance des objets physiques et de leurs rapports. Il y a, pour toutes les espèces, des caractères plus constants, plus spécifiques, comme il y en a d’autres sur lesquels portent de préférence les variétés individuelles ou les variétés de race ; et de même, quand on rapproche plusieurs espèces du même genre, on reconnaît que le genre n’est constitué naturellement que par la persistance de certains caractères plus fondamentaux que ceux dont la variation différencie les espèces. Il est selon toutes les analogies, que les facultés qui existent fondamentalement chez les animaux voisins de l’homme, comme chez l’homme, quoique très-inégalement développées, aient dans l’espèce humaine plus de constance spécifique ; et au contraire, que les facultés exclusivement propres à l’espèce (par conséquent moins fondamentales pour qui envisage la série des espèces et l’ordonnance générale de la nature) se prêtent plus aisément aux variétés individuelles, aux variétés de races, ou aux variétés résultant de l’action prolongée des mêmes influences extérieures, selon les pays et les époques. La tâche du philosophe moraliste est de distinguer autant que possible, au sujet des idées morales, ce qui est spécifiquement fondamental, ce qui appartient essentiellement à la nature humaine, ce qui n’en est retranché que dans des cas morbides ou monstrueux, d’avec ce qui est abandonné aux variétés individuelles ou à des variétés du genre de celles que nous venons de signaler ; mais sa tâche ne se borne pas là : il peut, il doit encore, en suivant des inductions rationnelles, démêler parmi des idées et des croyances d’origines diverses, celles qui ont leur fondement, leur raison, leur type, dans des lois d’un ordre supérieur, comparativement à celles qui ont donné à l’homme sa constitution spécifique, et par là même distinguer ce qui est moralement bon ou mauvais dans les variétés individuelles.

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Ceci reçoit particulièrement son application à propos de ce qu’on appelle l’honneur, dont les lois, souvent tyranniques, ont pour sanction, non le remords, mais la honte, et ne peuvent être confondues avec celles que la conscience nous révèle, et dont nous respectons l’autorité lors même qu’il nous arrive de les enfreindre. Nous ne trouvons nulle part ce sujet mieux analysé que dans le livre où un spirituel écrivain a envisagé sous toutes leurs faces les conséquences de la grande transformation sociale dont nous sommes les témoins. « Il semble, dit M De Tocqueville, que les hommes se servent de deux méthodes fort distinctes dans le jugement public qu’ils portent des actions de leurs semblables ; tantôt ils les jugent suivant les simples notions du juste et de l’injuste, qui sont répandues sur toute la terre ; tantôt ils les apprécient à l’aide de notions très-particulières qui n’appartiennent qu’à un pays et à une époque. Souvent il arrive que ces deux règles diffèrent ; quelquefois elles se combattent ; mais jamais elles ne se confondent entièrement, ni ne se détruisent. L’honneur, dans le temps de son plus grand pouvoir, régit la volonté plus que la croyance, et les hommes, alors même qu’ils se soumettent sans hésitation et sans murmure à ses commandements, sentent encore, par une sorte d’instinct obscur, mais puissant, qu’il existe une loi plus générale, plus ancienne et plus sainte, à laquelle ils désobéissent quelquefois sans cesser de la connaître. Il y a des actions qui ont été jugées à la fois honnêtes et déshonorantes. Le refus d’un duel a souvent été dans ce cas. L’auteur montre ensuite, avec beaucoup de sagacité, comment les idées d’honneur, propres à certains pays, à certaines professions ou à certaines castes, sont déterminées par des besoins ou par des exigences qui tiennent à la constitution même des pays, de la profession ou de la caste ; de sorte que ces idées ont d’autant plus de singularité et d’empire, qu’elles correspondent à des besoins plus particuliers et ressentis par un plus petit nombre d’hommes, et vont au contraire en s’affaiblissant à mesure que les rangs se confondent et que les populations se mélangent. D’où l’auteur conclut enfin que : « s’il était permis de supposer que toutes les races se confondissent et que tous les peuples du monde en vinssent à ce point d’avoir les mêmes intérêts, les mêmes besoins, et de ne plus se distinguer les uns des autres par aucun trait caractéristique, on cesserait entièrement d’attribuer une valeur conventionnelle aux actions humaines ; tous les envisageraient sous le même jour ; les besoins généraux de l’humanité, que la conscience révèle à chaque homme, seraient la commune mesure. Alors, on ne rencontrerait plus dans ce monde que les simples et générales notions du bien et du mal, auxquelles s’attacheraient, par un lien naturel et nécessaire, les idées de louange ou de blâme. » Mais, dans cette supposition extrême, il ne serait pas encore permis, d’après les principes mêmes de l’auteur, de considérer les règles de la morale universelle, appropriées aux besoins généraux de l’humanité, comme une sorte de résultante ou de moyenne entre les règles d’honneur ou de morale particulière, propres à certaines agrégations d’hommes et adaptées à leurs besoins spéciaux. Car la simple fusion des intérêts et des besoins ne pourrait pas changer tout à coup le caractère de la règle morale, la rendre plus sainte, l’imposer à la croyance autant qu’à la volonté, lui donner pour sanction, d’un côté le remords, de l’autre la satisfaction de la conscience. Ces caractères si remarquables de la morale universelle, par lesquels elle contraste avec les règles de l’honneur de caste ou de l’honneur professionnel, ne sauraient tenir seulement à ce que les besoins généraux de l’humanité l’emportent sur les besoins d’une caste ou d’une profession, et ne sont point le produit d’institutions conventionnelles ; ils doivent tenir surtout à ce que les notions du juste et de l’injuste dominent par leur généralité l’idée même de l’humanité, et à ce que nous concevons que ces notions gouverneraient encore des sociétés d’êtres intelligents et raisonnables, autrement constitués que l’homme, n’ayant ni les mêmes organes, ni les mêmes besoins physiques ; de même que nous concevons qu’il y a dans notre logique humaine des règles qui gouverneraient encore des intelligences servies par d’autres sens que les nôtres, employant d’autres signes, ou à qui la vérité parviendrait sans l’intermédiaire des impressions des sens, et qui n’auraient pas besoin du secours des signes pour se la transmettre. S’il y a, au sein même de l’humanité, une distinction ineffaçable qui ne tienne pas à des institutions conventionnelles, et qui exerce une influence capitale sur tout ce qui touche aux mœurs et à ce qu’on appelle honneur, c’est assurément la distinction des sexes. Or, quoi que le christianisme ait pu faire pour relever la dignité morale de la femme à l’égal de celle de l’homme, et pour imposer à l’homme, dans le for de la conscience, des devoirs non moins austères que ceux qui sont imposés à la femme par suite des conditions naturelles de son sexe, le monde (pour parler le langage de la chaire chrétienne) a persisté dans sa morale à la fois relâchée et tyrannique, pleine de rigueur pour un sexe et d’indulgence pour l’autre. Voilà bien les caractères que tout à l’heure on assignait à cet honneur qui a sa raison dans les besoins d’une société, dans les conditions d’existence d’une caste ou d’une classe particulière ; mais, en même temps que les mœurs publiques cèdent partout à la nécessité de ces conditions naturelles, la raison, le sens moral, au défaut même des croyances religieuses, protesteraient dans le for de la conscience contre l’injustice des mœurs ; et cette protestation signifie qu’au-dessus des lois de l’organisation physique et des conséquences qui s’y rattachent, nous concevons une réciprocité de droits et d’obligations entre des personnes morales liées par un engagement mutuel, et capables au même degré de s’élever aux idées de droit et de devoir, nonobstant toutes les dissemblances physiques que la nature a mises entre elles.

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On ne saurait contester le fait de l’apparition successive et du développement d’un certain nombre d’idées morales, en raison de la culture des sociétés et des individus, sous l’influence des institutions religieuses et civiles et de l’éducation individuelle. Mais il semble que ce fait si naturel et si constant n’ait été bien interprété, ni par les esprits à tendances sceptiques, ni par ceux qui avaient ou qui se donnaient la mission de les combattre. Les uns ont cru pouvoir en conclure que les principes moraux n’ont aucun fondement en dehors ou en dessus des institutions sociales : les autres ont voulu, par des distinctions subtiles, maintenir intacte la preuve tirée d’un prétendu consentement unanime des peuples à toutes les époques de l’humanité. En quoi pourtant l’idée d’un progrès moral des sociétés et des individus blesserait-elle la raison et l’ordre universel, plus que l’idée d’un progrès dans les sciences, dans la philosophie et dans les arts ? Si l’on niait, par un tel motif, la valeur objective des idées morales, il faudrait contester la valeur objective de toutes les vérités scientifiques, qui ne sont pas le patrimoine de toutes les intelligences, et qui ne se manifestent qu’à quelques esprits d’élite à l’aide d’un grand nombre d’instruments et de secours de tout genre, qu’on ne peut rencontrer qu’au sein de sociétés très-cultivées. Ne doit-on pas, au contraire, en tirer un argument en faveur de la valeur objective des idées morales, s’il arrive qu’en partant de conditions initiales très-diverses, sous des influences de races, de climats et d’institutions qui diffèrent considérablement, les idées morales, épurées par la culture, tendent de plus en plus à se rapprocher du même type, bien loin que leurs distinctions originelles, sous les mêmes influences physiques, aillent en se consolidant et en se prononçant de plus en plus ?

Par cela seul que le système des idées morales tendrait à l’uniformité, chez des peuples dont la culture sociale va en se perfectionnant sous l’empire de circonstances différentes il y aurait lieu d’admettre que ce système se dépouille progressivement de tout ce qui tient à des causes accessoires et variables, pour ne plus retenir que ce qui appartient au fond même de l’humanité et à la constitution morale de notre espèce, à ses penchants et à ses besoins permanents. Mais si, de plus, des idées nouvelles s’y introduisaient à la suite de ce perfectionnement progressif, il deviendrait présumable que de telles idées, dont l’humanité n’a pas toujours été en possession quoique ses besoins fussent les mêmes, ne sont pas vraies seulement d’une vérité humaine et relative ; qu’elles tiennent à l’ordre général que nous ne sommes pas toujours capables de découvrir, mais qui nous frappe toujours dès qu’on nous le montre ; qu’en un mot elles font partie d’un fonds de vérités supérieures. Bien loin qu’on pût arguer contre elles de ce qu’elles sont restées inconnues à des hommes grossiers et à des peuples barbares, de ce qu’elles n’ont été aperçues qu’à la suite des progrès de la civilisation et des mœurs, leur nouveauté même, c’est-à-dire la nouveauté de leur révélation, serait le meilleur témoignage du rang éminent qu’elles occupent, entre les principes que l’homme découvre, mais qu’il ne crée pas. Autrement, comment pourrait-il se faire qu’un génie, quelle que fût sa puissance, imposât aux générations à venir des croyances impérissables ? La nature, en douant quelques individus privilégiés des plus brillantes facultés du génie, ne produit après tout qu’un phénomène accidentel et passager. Que Newton, au lieu de découvrir une des grandes lois de la nature, n’ait imaginé qu’un système ingénieux, et l’on peut affirmer qu’un jour viendra où le nom de Newton s’effacera ; mais il ne périra jamais dans la mémoire des hommes, s’il se rattache à la découverte d’une vérité éternelle. C’est une loi de l’ordre moral comme de l’ordre physique, que les traces des circonstances initiales et accidentelles s’effacent à la longue, sous l’action prolongée des causes qui agissent constamment dans le même sens et de la même manière : et lors même que les traces des circonstances initiales ne pourraient jamais entièrement disparaître, ou exigeraient pour leur disparition des périodes dont jusqu’ici l’histoire n’a pu embrasser la durée, on s’apercevrait à leur affaiblissement graduel et séculaire qu’elles ne font point partie des conditions d’un état normal et définitif. Ainsi, des idées morales auraient encore la plus grande valeur pour l’homme d’état, pour l’historien politique, qu’elles seraient devenues, pour ainsi dire, indifférentes au philosophe dont la pensée aspire à faire abstraction des faits accidentels et variables, pour mieux pénétrer dans l’économie intérieure des lois permanentes de la nature. Au contraire, si une idée, une croyance morale ne s’affaiblit point par la transmission traditionnelle ; si elle se maintient ou se reproduit, compliquée ou dégagée d’accessoires variables, à tous les âges de l’humanité et chez les peuples qui différent le plus par les formes de la civilisation, elle devra être réputée tenir à la constitution naturelle de l’espèce, lors même qu’à défaut de transmission traditionnelle elle ne se développerait pas chez l’individu, ou ne s’y développerait qu’à la faveur de circonstances exceptionnelles, qui elles-mêmes, en un sens, rentrent dans le plan général de la nature et dans les conditions de l’ordre définitif et permanent ; puisque tout ce qui n’arrive que par cas fortuit et singulier est néanmoins destiné à arriver tôt ou tard, lorsque le jeu des combinaisons fortuites aura fini par amener, dans une multitude de combinaisons qui ne laissent pas de trace, la combinaison singulière qui porte en elle le principe de sa perpétuité. Qui nous dit que parmi les espèces, aujourd’hui les plus stables dans leurs caractères physiques, il n’y en ait pas dont l’origine tienne à des singularités individuelles, qui, loin de disparaître avec les individus, ont trouvé des circonstances à la faveur desquelles elles ont pu se propager et se consolider dans leur descendance ? La même remarque (pour le dire en passant) ne doit pas être perdue de vue, quand on agite la question de l’origine naturelle ou surnaturelle du langage. Il se peut que la plupart des hommes soient organisés de telle sorte que, livrés à eux-mêmes et dans les conditions ordinaires de la vie sauvage, ils n’inventeraient pas l’art de la parole ; mais il suffit que quelques individus d’une organisation plus heureuse, placés dans des circonstances plus favorables, soient capables de commencer l’ébauche d’une langue, pour que cette langue rudimentaire aille ensuite en se perfectionnant et en se propageant à tous les individus de l’espèce ; et en ce sens il serait encore vrai de dire que le don du langage appartient naturellement à l’espèce, ou fait naturellement partie de la constitution de l’espèce.

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Tout ce que nous venons de dire au sujet des idées morales, s’appliquerait, à quelques changements près, à cette autre catégorie d’idées abstraites, relatives au beau et au goût dans les arts, idées dont la théorie, cultivée avec une sorte de prédilection dans les temps modernes, est d’ordinaire désignée maintenant sous le nom d’esthétique. Notre objet est encore moins de développer ici un système d’esthétique qu’un système de morale : mais il rentre pourtant dans notre cadre de faire comprendre qu’en esthétique comme en morale, la critique philosophique a essentiellement pour but d’opérer le départ entre les modifications abandonnées aux variétés individuelles ou de race, aux influences accidentelles et passagères, et le fond appartenant à la constitution normale et spécifique ; qu’elle a encore pour but, après ce départ opéré, de rechercher si les idées qui tiennent à l’état normal et à la constitution spécifique n’ont pas leur type objectif ou leur raison d’être dans la nature même des objets extérieurs qui nous les suggèrent, ou dans des lois plus générales que celles qui ont imprimé à l’humanité sa constitution spécifique ; qu’enfin, pour tout ce travail, la critique philosophique ne peut disposer que d’inductions rationnelles, d’analogies et de probabilités de la nature de celles sur lesquelles nous n’avons cessé jusqu’ici d’appeler l’attention. Un objet nous plaît-il parce qu’il est beau, en lui-même et essentiellement, et parce que nous tenons de la nature le don de percevoir cette qualité des choses extérieures et de nous y complaire ; ou bien le qualifions-nous de beau parce qu’il nous plaît, sans qu’il y ait d’autre fondement à l’idée de beauté que le plaisir même que l’objet nous cause, en vertu des lois constantes de notre organisation, ou des modifications accidentelles qu’elle a pu subir ? Telle est la face sous laquelle se présente en esthétique le problème qui se reproduit partout, et qui consiste à faire la part du sujet sentant ou percevant et de l’objet perçu ou senti, dans l’acte qui les met en rapport l’un avec l’autre et d’où résulte un sentiment ou une perception. En esthétique comme ailleurs, il doit y avoir des cas extrêmes où la solution du problème, dans un sens ou dans l’autre, n’est pas douteuse pour un bon esprit, quoiqu’elle ne soit donnée que par des procédés d’induction nécessairement exclusifs d’une démonstration rigoureuse, et nécessairement exposés à la négation sophistique : comme il doit y avoir aussi des cas douteux, incertains, pour lesquels des esprits divers inclinent d’un côté ou de l’autre, selon leurs propres habitudes et le point de vue où ils se placent. À l’occasion de la perception d’un objet qui nous plaît et qui réveille en nous l’idée du beau, la critique philosophique peut être conduite à une solution différente du même problème fondamental, selon qu’elle se place au point de vue de l’esthétique, ou au point de vue de la connaissance nue et dégagée du sentiment de plaisir qui l’accompagne. Par exemple, l’architecte qui connaît les effets de la perspective, altérera à dessein les proportions d’un édifice, afin que, de la place où le spectateur le contemple, la perspective corrigeant ces altérations, l’objet apparaisse tel qu’il doit être pour nous plaire et pour nous offrir les caractères de la beauté. Le tragédien, le pantomime outreront de même certains effets de leur jeu, en tenant compte de l’éloignement de la scène. Or, en pareil cas, si l’on considère l’idée que l’impression sensible nous donne de l’objet extérieur, en tant que représentative de l’objet même, cette idée est certainement faussée par des conditions subjectives, et conséquemment le caractère de beauté que nous plaçons dans l’objet n’appartient en réalité qu’à l’image, telle que les sens nous la donnent : mais il ne suit nullement de là que les conditions de la beauté de cette image soient purement relatives à notre sensibilité, et que l’image, telle que nous la concevons, ou l’objet qui la réaliserait au dehors n’aient pas une beauté intrinsèque qui subsisterait par elle-même, soit que nous fussions ou non organisés pour la sentir, comme la lumière subsisterait, quand même nous n’aurions pas d’yeux pour nous apprendre qu’elle existe.

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Avant d’entrer dans des explications plus détaillées, faisons quelques remarques générales. Non-seulement une multitude d’objets naturels nous plaisent et nous semblent beaux, mais le monde lui-même, pris dans son ensemble, nous offre à un degré éminent les caractères de la beauté, et le nom même que lui ont donné les anciens, s’il faut en croire leur propre témoignage, est l’expression de cette beauté éminente. La nature extérieure n’est pas seulement une source inépuisable d’observations méthodiques pour les savants, de calculs pour les géomètres et de méditations pour les philosophes : c’est une source aussi merveilleusement féconde de beautés poétiques et de ravissantes extases. Or, si l’homme ne tirait l’idée du beau que des convenances de sa propre nature et des particularités de son organisation ; si, par exemple, comme beaucoup de gens l’ont prétendu, nous ne jugions de la beauté des proportions et des formes que tout autant qu’elles se rapportent aux proportions et aux formes du corps humain, ne serait-ce point par un hasard tout à fait singulier et improbable, qu’en partant de ce modèle arbitraire, nous trouverions sans cesse dans la nature extérieure, à mesure que nous en sondons les profondeurs et que nous en scrutons les détails, non-seulement quelques objets réunissant fortuitement les conditions de cette beauté relative et toute humaine, mais des beautés de détail sans nombre et des beautés d’ensemble qui l’emportent infiniment, comme chacun en tombe d’accord, sur celles des plus admirables productions de l’art humain ? Ne voyons-nous pas que, pour ce qui tient à d’autres idées, par exemple aux idées du bon et de l’utile, idées relatives en effet à notre nature et à nos besoins, un pareil accord ne s’observe pas : en sorte qu’il nous est le plus souvent impossible de dire à quoi servent, à quoi sont bonnes, à quoi sont utiles tant d’œuvres merveilleuses que la nature, selon nos idées humaines, ne semble produire que pour le plaisir de produire ? Donc, cette idée humaine du bon et de l’utile ne doit pas être transportée, ou du moins rien ne nous autorise à la transporter dans le domaine des faits naturels, et l’on court grand risque de s’égarer en y cherchant la raison de l’ordre et de l’harmonie des phénomènes. Mais à l’inverse, puisque la beauté des œuvres de l’homme ne nous apparaît que comme un reflet et une image affaiblie des beautés cosmiques, il y a lieu d’en induire que l’idée du beau ne tire pas son origine de convenances purement humaines : et de même qu’en voyant le monde soumis à des lois géométriques, nous en inférons que les idées et les rapports géométriques subsistent indépendamment de l’esprit qui les conçoit et ne doivent pas être rangés parmi les abstractions artificielles et arbitraires, mais parmi les principes rationnels des choses ; de même les beautés répandues à profusion dans l’ensemble et dans les détails du monde doivent nous porter à croire que les principes et la raison du beau ne tiennent pas aux particularités de l’organisation de l’homme, et sont d’un ordre bien supérieur à l’ordre des faits purement humains. On pourrait même supposer, au moins de prime abord, que l’influence exercée sur l’homme par le spectacle de la nature est ce qui a façonné les goûts de l’homme, au point de lui rendre un objet agréable et de faire qu’il y trouve de la beauté, lorsque cet objet lui rappelle les proportions, les formes, les assortiments de couleurs, etc., auxquels le spectacle journalier du monde l’a de bonne heure habitué. En général, toutes les hypothèses dont la discussion fait l’objet du chapitre v, et auxquelles on peut recourir pour l’explication des diverses harmonies de la nature, peuvent être invoquées pour rendre raison de l’harmonie entre l’ordre du monde et nos goûts sur la beauté, sauf à examiner plus à fond laquelle a le plus haut degré de probabilité, selon la force des inductions et l’étendue des analogies qui militent en sa faveur ; mais ce qui semble de prime abord improbable et inadmissible, c’est la supposition que nos idées et nos goûts sur la beauté tiennent aux particularités de notre organisation individuelle ou spécifique, et que pourtant elles se trouvent fortuitement d’accord avec l’ordonnance générale du monde.

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Il y a lieu de faire une autre remarque générale, complètement analogue à celle qui nous a été suggérée (173) à propos des idées morales. Dans les produits de l’art humain, la découverte des règles et des conditions du beau est le fruit de recherches patientes ou de l’inspiration du génie. Si l’on y arrive méthodiquement et progressivement, en raison des progrès de la civilisation et de la culture des individus et des peuples, et de manière que des idées et des goûts très-contrastants entre eux dans les temps de barbarie ou d’enfance des peuples tendent à se rapprocher des mêmes types par suite des communications et des progrès que la civilisation amène, on est fondé à penser que l’homme ne se forge pas ces types, mais qu’il les découvre et les perçoit d’autant plus nettement que ses yeux sont mieux préparés à s’ouvrir aux impressions d’une lumière du dehors. Si au contraire (ce qui semble plus conforme aux témoignages historiques) l’inspiration du génie individuel entre pour la plus grande part dans la découverte du beau en fait d’art ; si les chefs-d’œuvre du génie, objets continuels d’imitation et d’étude, exercent sur les idées que les hommes se font du beau une influence ineffaçable, peut-on concilier ce fait avec la loi générale qui veut que toute action accidentelle et isolée ne laisse que des traces passagères, à moins d’admettre que le génie individuel a révélé à l’humanité des types permanents, dont la connaissance et le sentiment une fois acquis ne peuvent plus se perdre, à moins d’un retour à la barbarie qui en abolirait toute empreinte ?

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« Il y a dans l’art, dit La Bruyère, un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature : celui qui le sent et qui l’aime a le goût parfait ; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà ou au delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l’on dispute des goûts avec fondement. » Mais quel est donc ce point de bonté ou de maturité dans la nature, qui peut être regardé comme le fondement et la raison, ou tout au moins comme le modèle de la perfection dans l’art ? Nous allons prendre un exemple, et discuter à ce point de vue l’idée que nous nous faisons des types spécifiques et les conditions de la perfection idéale dans les êtres organisés, façonnés d’après ces types. Ne considérons d’abord, pour plus de simplicité, que ce qui tient aux dimensions, aux contours et aux formes sensibles. Faut-il concevoir que l’on mesure sur un grand nombre d’individus toutes les grandeurs, toutes les lignes, tous les angles qui peuvent servir à déterminer leurs formes individuelles ; que pour toutes ces grandeurs en particulier l’on prenne des moyennes, et que le système de ces valeurs moyennes détermine la forme, l’(…) du type spécifique ? Il semble que les statisticiens modernes l’aient entendu ainsi, mais sans se rendre compte d’une grave difficulté théorique. En effet, il peut bien arriver, et même il doit arriver en général, que ces valeurs moyennes ne s’ajustent point entre elles et soient incompatibles, dans leur ensemble, avec les conditions essentielles de l’existence des individus et de l’espèce. Supposons (pour prendre une comparaison étrangère, mais dont la simplicité géométrique fasse bien saisir notre pensée) qu’il s’agisse d’un triangle dont l’essence soit d’être rectangle, et dont les côtés puissent varier accidentellement entre de certaines limites, d’un individu à l’autre, sans conserver exactement ni les mêmes grandeurs absolues, ni les mêmes proportions ; on mesurera un grand nombre de ces triangles ; on prendra les valeurs moyennes de chaque côté, et, avec ces valeurs moyennes, on construira un autre triangle qu’on pourrait appeler en un sens triangle moyen, mais qui ne sera pas le type spécifique de chacun des triangles individuels, car ce triangle moyen (comme la géométrie le démontre) ne sera pas rectangle, et ainsi ne possédera pas le caractère essentiel de l’espèce. Admettons qu’on tienne compte de cette condition essentielle, en assujettissant le triangle type à être rectangle, et qu’on achève de le déterminer en donnant pour longueurs, aux deux côtés qui comprennent l’angle droit, les moyennes des longueurs de ces côtés, fournies par la série des triangles individuels : les deux angles aigus du triangle ainsi construit ne seront pas les moyennes des angles correspondants, telles que la même série les donnerait ; son aire ne sera pas l’aire moyenne ; et, en un mot, de quelque manière que l’on s’y prenne, il sera mathématiquement impossible de construire ou de définir un triangle sur lequel on trouve réalisées à la fois et reliées entre elles les valeurs moyennes de toutes les grandeurs qui prennent, pour chaque triangle individuel, des valeurs parfaitement déterminées et parfaitement compatibles. S’il en est ainsi pour la plus simple des figures géométriques, pour le triangle, à plus forte raison ne peut-on pas, sans restriction ou convention arbitraire, définir par un tableau de mesures moyennes la forme ou la structure du type spécifique, pour un système aussi complexe que l’ensemble des organes d’une plante ou d’un animal. Que sera-ce donc si l’on veut tenir compte d’une multitude d’autres caractères physiques ou physiologiques, tels que le poids, la force musculaire, le pouvoir des sens, etc. ? évidemment, les valeurs moyennes de ces éléments si divers ne pourront que par un très-grand hasard s’accorder entre elles ; et le tableau synoptique de toutes ces valeurs, ne devant pas être considéré comme la définition d’un individu possible, est encore moins la définition du type spécifique, dont nous poursuivons pourtant l’idée et la description approximative, quelque difficulté que nous éprouvions, ou même quelque impossibilité qu’il y ait à en donner, par des procédés méthodiques et rigoureux, une image sensible et une expression adéquate.

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Mais allons plus loin, et par là revenons aux principes d’esthétique dont ce préambule nous a écartés. Lors même que la collection des individus fournirait un système de valeurs moyennes parfaitement conciliables, il n’en faudrait nullement conclure que ce système offre la représentation du type spécifique, ou qu’il est propre à nous donner l’idée de ce que ce type est en lui-même, indépendamment de l’influence des circonstances extérieures et accidentelles qui l’altèrent et le déforment. Sans doute, si ces circonstances accidentelles agissaient sur l’un des éléments du type (sur la grandeur d’une ligne, par exemple), tantôt dans un sens et tantôt dans l’autre, par exagération ou par amoindrissement, avec la même facilité et la même intensité, la moyenne fournie par un grand nombre de cas individuels serait précisément la valeur qui appartient au type, et toutes les altérations dues à des causes accidentelles et extérieures se trouveraient exactement compensées. Mais de ce que cette compensation exacte n’aurait pas lieu, ou même de ce que les causes de déformation agiraient toujours dans le même sens,[1] il ne s’ensuivrait pas qu’elles perdent leur caractère de causes accidentelles et étrangères, ni qu’il faille cesser de considérer les effets qu’elles produisent comme des altérations du type originel, que l’on doit mettre à l’écart si l’on veut concevoir ce type dans sa perfection idéale et dans sa beauté essentielle. Tel est l’objet ou l’un des objets de l’art : c’est à cela que s’applique, à défaut des procédés méthodiques de la science, le sentiment indéfinissable que l’on nomme le goût, et qui, tenant surtout à une délicatesse particulière d’organisation, met pourtant à profit comme la science, quoique d’une manière différente, les secours de l’étude et d’une observation attentive.

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Sans doute les conditions de la perfection des types spécifiques et de la beauté idéale n’attirent pas au même degré, pour toutes les espèces, l’attention du commun des hommes et celle des artistes, et cela pour deux raisons : l’une relative à l’homme et qui fait qu’il s’intéresse de préférence aux espèces qui se rapprochent le plus de lui, qui servent le mieux ses besoins ou ses plaisirs, qu’il a pour amies ou pour ennemies naturelles ; l’autre, fondée sur la nature même des divers objets offerts aux regards de l’homme, et qui tient à ce que certains types spécifiques, comparés à d’autres, réunissent foncièrement à un degré plus éminent les conditions de la perfection et de la beauté idéale. En effet, pourquoi ne pourrait-on pas dire des espèces du même genre ce qu’on dit avec fondement des individus de la même espèce ? Il est vrai que nous connaissons encore moins les causes qui ont modifié les caractères fondamentaux du genre, de manière à particulariser les espèces, que nous ne connaissons celles qui tous les jours modifient les caractères fondamentaux de l’espèce ou de la race, de manière à produire les variétés individuelles ; mais cette ignorance où nous sommes ne nous empêche pas d’apercevoir très-bien, dans un cas comme dans l’autre, la subordination des causes modificatrices et accessoires, aux causes d’où résulte la détermination des caractères fondamentaux. Aussi n’y a-t-il pas de naturaliste qui, dans chacun de ces genres qu’on appelle naturels, parce que la parenté des espèces y est fortement marquée, tel que serait par exemple le genre Felis, ne signale une espèce, telle que le lion, qui est, comme on dit, le type du genre, c’est-à-dire où se trouvent réunis, plus excellemment que dans aucune autre, les caractères distinctifs du genre, et que pour cette raison, clairement saisie ou confusément perçue, on trouvera belle entre toutes les autres, sans qu’il entre rien d’arbitraire dans un pareil jugement. On peut remonter plus haut dans cette progression hiérarchique : et le type du genre Felis sera aussi le type de l’ordre des mammifères carnassiers, si le genre en question est celui où se trouvent à leur summum de développement, de puissance, d’harmonie, et de perfection les caractères essentiels du mammifère carnassier. Car l’harmonie, sans laquelle aucune des œuvres de la nature ne saurait subsister, ne se montre pas à nous sous des traits aussi marqués, et n’existe réellement pas au même degré dans toutes les œuvres de la nature. Il peut y avoir et il y a des imperfections compatibles avec les conditions de l’existence des individus et de la perpétuité des espèces. Parmi des types fortement accusés peuvent se rencontrer et se rencontrent des formes intermédiaires, indécises, ébauches imparfaites ou modèles moins parfaits, qui témoignent à leur manière de la fécondité inépuisable de la nature et de ses ressources infinies, mais qui ne sauraient exciter au même degré notre admiration ni éveiller l’imagination de l’artiste, parce qu’effectivement elles n’ont pas comme d’autres un type idéal et un genre de beauté qui leur soit propre.

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Supposons maintenant que l’homme agisse sur la nature pour la modifier ; qu’il crée de nouvelles races et en quelque sorte de nouvelles espèces appropriées à ses besoins et à ses jouissances : rien ne s’opposera à ce qu’il y ait aussi pour ces espèces plus récentes et moins stables, des conditions de perfection et d’harmonie, un type idéal et un genre de beauté autres que ceux qui appartiennent aux espèces de la nature sauvage, quoique dérivant d’une source commune. Si l’on suppose de plus que l’imagination de l’artiste s’empare de ces types que lui offre la nature sauvage ou cultivée, pour exprimer symboliquement une idée morale ou abstraite ; si le lion est pour lui l’emblème de la force, le cheval l’emblème de l’impétuosité docile, on pourra lui permettre une certaine exagération de caractères fondamentaux ; et son œuvre sera belle, de ce point de vue de l’art, non-seulement quoiqu’il n’y ait pas dans la nature d’individus tels que ceux qu’il a représentés, mais lors même que l’existence de tels individus serait incompatible avec les conditions organiques de leur espèce. C’est ainsi que la beauté des œuvres de l’art peut se distinguer de la beauté des œuvres de la nature, et que les conditions de la perfection idéale ne sont pas nécessairement les mêmes pour les unes et pour les autres, malgré la communauté d’origine.

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Après les œuvres de l’art, faites à l’imitation des œuvres de la nature, se rangent les œuvres si spécialement appropriées aux besoins de l’homme civilisé, que la nature n’en offre point le modèle ; et pourtant là encore nous rencontrons le beau et le laid, ce bon et ce mauvais goût dont parle La Bruyère, et dont il faudrait qu’une théorie de l’esthétique rendît raison partout. Prenons pour exemple le plus simple peut-être des produits des arts plastiques, un vase que les convenances de la fabrication comme celles de l’usage assujettissent à avoir une forme circulaire ou de révolution ; de sorte qu’il ne s’agit plus que d’en tracer le profil ou, comme disent les géomètres, la courbe génératrice, et que l’unique question est de savoir pourquoi tel profil, plutôt que tel autre, nous plaît et nous semble beau. Si donc nous consultons ceux qui ont traité à fond du sujet, nous trouvons qu’après qu’on a écarté toutes les formes vulgaires, dans l’emploi desquelles on n’a eu en vue que la confection d’un ustensile, sans aucune prétention de satisfaire aux conditions de la beauté plastique, les formes qui restent se rangent naturellement sous un assez petit nombre de types spécifiques, déterminés chacun par les combinaisons d’un très-petit nombre d’éléments et par des rapports simples entre leurs dimensions principales. On peut se représenter le système de ces conditions comme déterminant, pour chaque type ou espèce, un système de points par lesquels la courbe du profil est assujettie à passer, et qu’ensuite le goût du dessinateur doit relier par un trait continu qui achève de déterminer le profil du vase, et qui lui imprime, pour ainsi dire, son cachet d’individualité. Or, nous comprenons que, pour répondre à l’idée que l’on doit se faire de la perfection de l’objet considéré, il faut 1° que sa forme annonce clairement l’usage auquel il peut être approprié, lors même qu’en réalité il ne devrait servir que d’ornement et comme simulacre de la chose plutôt que comme la chose même ; 2° que les conditions physiques résultant de ce même usage, par exemple les conditions de stabilité, soient évidemment satisfaites ; 3° que la subordination des parties accessoires aux parties principales ressorte nettement de leur mode d’association et de leurs dimensions relatives ; 4° qu’entre les divers rapports propres à satisfaire aux conditions précédentes on choisisse de préférence les rapports les plus simples qui plaisent davantage, non-seulement parce que notre esprit les saisit mieux, mais parce que la raison est choquée d’une complication inutile, en vertu du même principe qui fait qu’elle s’offense d’un défaut de symétrie là où il n’y a aucune raison intrinsèque pour que la symétrie soit troublée, et parce que cette manière de voir de l’esprit humain trouve sans cesse sa confirmation dans l’étude des phénomènes et des lois de la nature. Voilà pour l’explication des conditions fondamentales de l’œuvre et des raisons qui, dans l’espèce, fixent les points de repère du profil ; il ne serait pas aussi facile de dire ce qui guide le goût de l’artiste dans le tracé, en apparence arbitraire, qui doit les relier, et ce qui nous fait préférer un tracé à l’autre, comme plus correct, plus élégant, plus pur ; mais l’observation nous enseigne que l’artiste a, dans cette partie de sa tâche, deux extrêmes à éviter : le style raide ou sec, et le style maniéré ou contourné. Nous comprenons de plus que l’un des extrêmes pèche en ce qu’il semble annoncer une contrainte servile, et l’autre en ce qu’il témoigne d’une complication capricieuse ; ce qui suffit pour nous convaincre qu’indépendamment de tout système arbitraire, il doit y avoir entre ces extrêmes une forme moyenne et normale. Enfin, l’histoire de l’art nous apprend, par une foule d’exemples en tout genre, que la marche naturelle de l’esprit humain est de débuter dans les arts par la raideur, et de finir par le maniéré de l’exécution. Il y a là un sujet d’analyses subtiles et des problèmes des plus curieux à résoudre, mais dont il semblerait par trop étrange qu’un algébriste essayât de trouver la solution.

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Il ne faut pas que la pénurie du langage nous porte à confondre des affections de nature diverse et foncièrement distinctes, quoiqu’elles s’unissent dans ces phénomènes complexes que nous nommons sensations et sentiments. Autre chose est le sentiment que nous avons du beau, autre chose est le plaisir ou l’émotion agréable que le spectacle du beau nous procure. De ce qu’une tragédie ou un opéra, souvent médiocres, nous remueront plus que la vue d’un tableau, d’une statue ou d’un monument d’architecture, nous nous garderons de conclure qu’il y a dans l’opéra ou dans la tragédie des beautés d’un ordre bien supérieur à tout ce que peut produire l’art des Phidias et des Raphaël. C’est principalement l’aptitude à ressentir l’impression agréable ou voluptueuse, qui dépend de particularités d’organisation très-variables, au point que souvent ce qui plaît à l’un déplaît à l’autre, et que ce qui nous a plu cesse de nous plaire. Le goût intellectuel (comme on l’a nommé), qui n’est qu’une manière de juger spontanément des conditions du beau, et de l’apercevoir où il existe, a bien plus de constance et de fixité. Mais, pour que la distinction soit plus claire, il convient de revenir en arrière, et de prendre son point de départ dans les effets plus grossiers de la sensibilité physique. Un corps odorant ou sapide agit sur les nerfs de l’olfaction ou du goût, de manière qu’il en résulte une impression caractéristique que nous reconnaissons pour être la même, quoique nous ayons pris de l’aversion pour la saveur ou l’odeur qui nous étaient primitivement agréables, ou inversement. C’est qu’en effet le nerf sensoriel peut être affecté de la même manière, et cependant provoquer dans le reste de l’organisme des réactions sympathiques complètement différentes, selon les dispositions générales du système ou celles de quelques-uns des grands centres sympathiques. Tel homme supporte avec courage ou même avec sérénité une douleur physique qui en fait tomber un autre en défaillance ; ce n’est pas que tous deux ne ressentent la même impression de douleur dans le cordon nerveux attaqué, mais le système général est constitué dans l’un de manière à résister à l’ébranlement causé par la douleur locale, ou bien l’excitation communiquée par des causes morales produit les mêmes résultats qu’un surcroît de forces physiques. Dans tous ces cas, nous voyons clairement qu’il faut distinguer la sensation locale et spéciale d’avec le sentiment attractif et répulsif qui s’y joint, lequel, étant un phénomène bien plus complexe, doit avoir bien moins de constance et de fixité. Pareille chose doit se dire au sujet des couleurs, dont le proverbe assure qu’il ne faut pas plus disputer que des goûts. La couleur qui nous a plu nous déplaît, quoique la sensation optique reste certainement la même dans sa spécialité tant que les yeux restent sains. De même, après avoir préféré le son d’un instrument à cordes à celui d’un instrument à vent, on pourra prendre une préférence contraire, quoique l’impression sui generis que le timbre de chaque instrument produit sur le nerf acoustique soit toujours la même. Il n’y a nulle distinction à faire à cet égard entre les deux sens supérieurs de la vue et de l’ouïe, et les sens inférieurs du goût et de l’odorat. Mais, si l’oreille perçoit une succession de tons divers ou si l’œil est frappé par un assortiment de couleurs, alors se montrent des harmonies et des contrastes fondés, comme la physique nous l’apprend, non point sur des particularités d’organisation variables avec les individus, ni même sur des caractères anatomiques ou physiologiques propres à l’espèce, mais sur la nature même des phénomènes dont la perception nous arrive par les sens de l’ouïe et de la vue  ; ce qui explique assez pourquoi la notion du beau s’unit aux sensations que nous procurent ces deux sens supérieurs, tandis qu’elle ne s’associe jamais aux sensations de saveur et d’odeur. En conséquence, il dépendra du goût individuel de préférer les brillantes couleurs d’un peintre flamand aux teintes sombres d’une toile espagnole, selon que les unes ou les autres seront plus en harmonie avec l’état des nerfs et les dispositions de l’âme ; il y aura, pour ainsi dire, un diapason chromatique qui changera d’un maître à l’autre et d’une école à l’autre ; mais, quelle que soit l’influence du maître ou de l’école sur le ton général du coloris, il faudra que les mêmes règles président aux relations des couleurs entre elles, à leur harmonie et à leur contraste, et l’observation de ces règles constituera la beauté ou la perfection du coloris dans tous les systèmes ; de même qu’il y a une perfection et une beauté dans un air de musique, qui tient essentiellement à la mélodie, c’est-à-dire à la succession des sons et à leurs intervalles relatifs de ton et de durée, quelle que soit la valeur absolue de la note fondamentale, et quelles que soient les préférences du goût individuel au sujet du timbre et de la qualité des sons, selon les instruments et les voix employés à l’exécution du morceau.

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Ces préférences individuelles, d’où dépendent ce qu’on appelle dans les arts le style ou la manière, et ce qu’on appelle la mode dans les choses où l’on ne vise point à la beauté esthétique, ne doivent donc pas être confondues avec le goût, qui poursuit les conditions essentielles de la beauté, conformément à un certain type idéal ; et il ne faut pas davantage confondre la perception du beau d’après un type constant et indépendant de notre organisation, avec l’émotion voluptueuse qui s’y joint, mais dont la vivacité, que l’habitude émousse (quoiqu’elle ne fasse que donner plus de persistance à nos jugements sur la beauté intrinsèque), est d’ailleurs si variable selon les tempéraments, selon la nature des agents ou des matériaux dont les arts disposent, et selon leur mode d’action sur notre organisme. Or, quand on a ainsi abstrait par la pensée tous les sentiments accessoires et variables qui s’unissent au goût intellectuel ou à la perception du beau, que reste-t-il, sinon une faculté de la pure raison, une manière de juger et de discerner dans les choses les rapports d’ordre, de convenance, d’harmonie et d’unité ? Omnis porro pulchritudinis forma unitas est, a dit saint Augustin dans une phrase que tout le monde a citée, et qui serait en effet la meilleure définition de la beauté, s’il était possible de la définir et de contenir dans une formule générale ce qui se présente (à nos yeux du moins, et dans l’éloignement où nous sommes des principes suprêmes) sous des aspects si variés. Nous la préférerons encore à ces définitions plus modernes et plus mystiques que philosophiques, qui font consister la beauté dans un prétendu rapport entre le fini et l’infini, auquel il est douteux que la plupart des grands artistes aient jamais pensé, et dont en tout cas la recherche caractériserait plutôt une école particulière, qu’elle ne répondrait à l’idée que les hommes se sont faite en tout temps de la beauté. À ce degré d’abstraction, la morale même peut être considérée, et on l’a considérée souvent comme une branche de l’esthétique. En effet, des actions sont moralement belles comme moralement bonnes, dès lors qu’elles sont conformes à ces idées de convenance, d’ordre et d’harmonie, dont la raison humaine est capable de concevoir le modèle et de poursuivre l’application. C’est ici surtout que les idées du beau et du bon se confondent, comme le voulait Platon, ou tendent à se confondre : car, si nous réservons de préférence l’épithète de belles aux actions qui supposent une vertu rare, un dévouement généreux, et qui excitent en nous un sentiment d’admiration que nous n’éprouvons pas pour des actes de probité ou de bienfaisance ordinaires, il est clair qu’on tracerait difficilement entre les unes et les autres une ligne de démarcation tranchée. Il est clair aussi que le sentiment du devoir et la satisfaction qu’on éprouve à l’accomplir, ou le remords de l’avoir enfreint, sont des affections de l’âme qu’on ne saurait ni identifier ni comparer avec l’attrait qu’on ressent pour les beautés de la nature ou de l’art, ou avec le dégoût que la laideur inspire. Mais, dès qu’on écarte ces diverses affections du sujet sentant, pour ne considérer, dans les actes par lesquels nous saisissons les qualités des choses, que ce qu’ils ont la vertu de représenter à l’entendement, on voit que tous dépendent de la même faculté supérieure qui cherche et trouve partout l’ordre, l’harmonie, l’unité, et qui, en trouvant ce qu’elle cherche, se convainc par là même de la légitimité de ses prétentions et de la conformité des lois générales avec les lois de sa nature propre.


  1. Ainsi la taille moyenne de l’homme en France, et probablement partout, est fort loin d’être ce qu’on appelle une belle taille, par la raison toute simple que les causes accidentelles de rabougrissement de la taille, tenant aux vices du régime et à l’insalubrité des occupations habituelles, l’emportent de beaucoup en intensité et en fréquence sur celles qui tendent à l’exagérer. A plus forte raison, la durée moyenne de la vie (ce que les statisticiens nomment la vie moyenne) est-elle bien au-dessous de l’idée que l’on se fait de la durée naturelle de la vie, abstraction faite des causes accidentelles de destruction, ou de ce qu’on pourrait appeler la longévité de l’espèce. La vie moyenne est si essentiellement différente de la longévité spécifique, qu’il y a des espèces où, le plus grand nombre des individus périssant avant d’arriver à l’âge adulte, la vie moyenne n’atteindrait pas l’âge où les individus sont aptes à se reproduire et à perpétuer l’espèce. C’est un des cas de désaccord signalés dans le n° précédent. Quand les statisticiens nous rapportent que dans telle contrée, à telle époque, la durée moyenne de la vie humaine est de 25, de 30 ou de 40 ans, personne n’entend que ce soit là, pour la contrée et pour l’époque, la longévité ou la durée naturelle et normale de la vie de l’homme. On comprend, au contraire, que la durée moyenne de la vie humaine peut varier de deux manières bien différentes : ou parce que les conditions extérieures d’hygiène, de police, de miturs, d’économie sociale, ont subi des changements qui influent sur les chances de mortalité, la constitution physique de l’espèce restant d’ailleurs la même; ou parce quela constitution même (U- l’espèce a subi â la longue des modifications héréditairement transmissibles, et qui sont les seules dont il faille tenir compte, au point de vue du naturaliste, pour la fixation de la longévité de l’espèce ou de la race. Mais plus de détails à ce sujet nous écarteraient trop des considérations dont il s’agit dans le texte.