Essai sur le mérite et la vertu/Livre premier/Partie seconde

Traduction par Denis Diderot.
Zacharie Chatelain (p. 17-68).

PARTIE SECONDE

Section Première


Lorsque je tourne les yeux sur les Ouvrages de l’Art ou de la Nature, & que je sens en moi-même combien il est difficile de parler avec exactitude des parties, sans une connoissance profonde du Tout, je ne suis point étonné de notre insuffisance dans les recherches qui concernent le Monde, le chef-d’œuvre de la Nature. Cependant à force d’observations & d’étude, à force de combiner les proportions & les formes dont la plupart des Créatures qui nous environnent, sont revêtuës, nous sommes parvenus à déterminer quelques-uns de leurs usages. Mais quelle est la fin de ces Créatures en particulier ? En général même, à quoi sert l’espèce entière de quelques-unes d’entre elles ? C’est ce que nous ne connaîtrons peut-être jamais.

Nous savons que chaque Créature a un Intérêt privé, un bien-être qui lui est propre, & auquel elle tend de toute sa puissance ; penchant raisonnable qui a son origine dans les avantages de sa conformation naturelle. Nous sçavons que sa condition relative aux autres Etres est bonne ou mauvaise, qu’elle affectionne la bonne, & que le Créateur lui en facilité la possession. Mais si toute Créature a un bien particulier, un intérêt privé, un but auquel tous les avantages de sa constitution sont naturellement dirigés ; & si je remarque dans les passions, les sentiments, les affections d’une Créature, quelque chose qui l’éloigne de sa fin, j’assurerai qu’elle est mauvaise & mal conditionnée. Par rapport à elle-même, cela est évident. De plus, si ces sentiments, ces appétits qui l’écartent de son but naturel, croisent encore celui de quelque individu de son espèce, j’ajouterai qu’elle est mauvaise & mal conditionnée, relativement aux autres. Enfin, si le même désordre dans sa constitution naturelle qui la rend mauvaise par rapport aux autres, la rendoit aussi mauvaise par rapport à elle-même ; si la même économie dans ses affections qui la qualifie bonne par rapport à elle-même, produisoit le même effet relativement à ses semblables, elle trouveroit en ce cas son avantage particulier en cette bonté, par laquelle elle feroit le bien d’autrui ; & c’est en ce sens que l’intérêt privé peut s’accorder avec la Vertu morale.

Nous approfondirons ce point à la fin de ces Recherches. Notre objet, quant à présent, c’est de chercher en quoi consiste cette qualité que nous désignons par le nom de bonté. Qu’est-ce que la bonté ?

Si un Historien ou quelque Voyageur nous faisoit la description d’une Créature parfaitement isolée, sans supérieure, sans égale sans inférieure, à l’abri de tout ce qui pourroit émouvoir ses passions ; seule en un mot de son espèce, nous dirons sans hésiter, que cette Créature singulière doit être plongée dans une affreuse mélancolie ; car quelle consolation pourrait-elle avoir en un Monde qui n’est pour elle qu’une vaste solitude. Mais si l’on ajoutoit, qu’en dépit des apparences, cette Créature jouit de la vie, sent le bonheur d’exister, & trouve en elle-même de la félicité. Alors nous pourrions convenir que ce n’est pas tout à fait un monstre, & que relativement à elle-même, sa constitution naturelle n’est pas entièrement absurde ; mais nous n’irions jamais jusqu’à dire que cet Etre est bon. Cependant si l’on insistoit & qu’on nous objectât qu’il est parfait dans sa manière, & conséquemment que nous lui refusons à tort l’épithète de bon ; car qu’importe qu’il ait quelque chose à démêler avec d’autres, ou non ? il faudrait bien franchir le mot, & reconnoître que cet être est bon ; s’il est possible toutefois qu’il soit parfait en soi-même, sans avoir aucun rapport avec l’univers dans lequel il est placé. Mais si l’on venait à découvrir à la longue quelque système dans la Nature où on pût considérer ce vivant Automate, comme faisant partie, il perdroit incontinent le titre de bon, dont nous l’avions décoré. Car comment conviendroit-il à un individu qui par sa solitude & son inaction tendroit aussi directement à la ruine de son espece[1].

Mais si dans la structure de cet Animal ou de tout autre, j’entrevois des liens qui l’attachent à des Etres connus & différents de lui ; si sa conformation m’indique des rapports, même à d’autres espèces que la sienne, j’assurerai qu’il fait partie de quelque système. Par exemple, s’il est mâle, il a rapport en cette qualité avec la femelle ; & la conformation relative du mâle & de la femelle annonce une nouvelle chaîne d’Etres & un nouvel ordre des choses. C’est celui d’une espèce ou d’une race particulière de Créatures qui ont une tige commune ; race qui s’accroît & s’éternise aux dépens de plusieurs systèmes qui lui sont destinés.

Donc si toute une espèce d’animaux contribue à l’existence ou au bien-être d’une autre espèce, l’espèce sacrifiée n’est que partie d’un autre système. L’existence de la Mouche est nécessaire à la subsistance de l’Araignée : aussi le vol étourdi, la structure délicate, & les membres déliés de l’un de ces Insectes ne le destinent pas moins évidemment à être la proye, que la force, la vigilance & l’adresse de l’autre à être le prédateur. Les toiles de l’Araignée sont faites pour des ailes de Mouche.

Enfin, le rapport mutuel des membres du Corps Humain ; dans un Arbre, celui des feuilles aux branches, & des branches au tronc, n’est pas mieux caractérisé, que l’est dans la conformation & le génie de ces animaux, leur destination réciproque.

Les Mouches servent encore à la subsistance des Poissons & des Oiseaux ; les Poissons & les Oiseaux à la subsistance d’une autre espèce. C’est ainsi qu’une multitude de systèmes différents se réunissent & se fondent, pour ainsi dire, les uns dans les autres pour ne former qu’un seul ordre de choses.

Tous les Animaux composent un système, & ce système est soumis à des lois mécaniques selon lesquelles tout ce qui y entre est calculé. Or, si le système des Animaux se réunit au système des Végétaux, & celui-ci au système des autres Etres qui couvrent la surface de notre Globe, pour constituer ensemble le système Terrestre ; si la Terre elle-même a des relations connues avec le Soleil & les Planètes, il faudra dire que tous ces systèmes ne sont que des parties d’un système plus étendu. Enfin, si la Nature entière n’est qu’un seul & vaste système que tous les autres Etres composent, il n’y aura aucun de ces Etres qui ne soit mauvais ou bon par rapport à ce grand Tout, dont il est une Partie[2] ; car si cet Etre est superflu, ou déplacé, c’est une imperfection, & conséquemment un mal absolu dans le système général.

Si un Etre est absolument mauvais, il est tel relativement au système général, & ce système est imparfait. Mais si le mal d’un système particulier fait le bien d’un autre système, si ce mal apparent contribue au bien général, comme il arrive, lorsqu’une espèce subsiste par la destruction d’une autre ; lorsque la corruption d’un Etre en fait éclore un nouveau, lorsqu’un tourbillon se fond dans un tourbillon voisin, ce mal particulier n’est pas un mal absolu ; non plus qu’une dent qui pousse avec douleur, n’est pas un mal réel dans un système, que cet inconvénient prétendu conduit à la perfection.

Nous nous garderons donc de prononcer qu’un Etre est absolument mauvais, à moins que nous ne soyons en état de démontrer qu’il n’est bon dans aucun système[3].

Si l’on remarquait dans la Nature une espèce qui fût incommode à toute autre ; cette espèce mauvaise relativement au système général serait mauvaise en elle-même. De même dans chaque espèce d’Animaux ; par exemple, dans l’espèce Humaine, si quelque individu est d’un caractère pernicieux à tous ses semblables, il méritera le nom de mauvais dans son espèce.

Je dis d’un caractère pernicieux ; car un méchant Homme, ce n’est ni celui dont le corps est couvert de peste, ni celui qui dans une fièvre violente, s’élance, frappe & blesse quiconque ose l’approcher. Par la même raison, je n’appellerai point honnête homme celui qui ne blesse personne, parce qu’il est étroitement garrotté, ou, ce qui revient à cet état, celui qui n’abandonne ses mauvais desseins que par la crainte d’un châtiment ou par l’espoir d’une récompense.

Dans une Créature raisonnable, tout ce qui n’est point fait par affection, n’est ni mal, ni bien : l’Homme n’est bon ou méchant, que lorsque l’intérêt ou le désavantage de son système est l’objet immédiat de la passion qui le meut.

Puisque l’inclination seule rend la Créature méchante ou bonne, conforme à la nature, ou dénaturée, nous allons maintenant examiner quelles sont les inclinations naturelles & bonnes, & quelles sont les affections contraires à la nature, & mauvaises.


Section Seconde

Remarquez d’abord que toute affection qui a pour objet un bien imaginaire, devenant superfluë & diminuant l’énergie de celles qui nous portent aux biens réels, est vicieuse en elle-même, & mauvaise relativement à l’intérêt particulier & au bonheur de la Créature.

Si l’on pouvait supposer que quelqu’un de ces penchants qui entraînent la Créature à ses intérêts particuliers, fût, dans son énergie légitime, incompatible avec le bien général, un tel penchant seroit vicieux. Conséquemment à cette hypothèse, une Créature ne pourroit agir conformément sa nature sans être mauvaise dans la société ; ou contribuer aux intérêts de la société, sans être dénaturée par rapport à elle-même. Mais si le penchant a ses intérêts privés, n’est injurieux à la société, que quand il est excessif, & jamais lorsqu’il est tempéré, nous dirons alors que l’excès a rendu vicieux un penchant qui dans sa nature était bon. Ainsi toute inclination qui portera la Créature à son bien particulier, pour être vicieuse, doit être nuisible à l’intérêt public. C’est ce défaut qui caractérise l’Homme intéressé ; défaut contre lequel on se récrie si haut[4], quand il est trop marqué.

Mais si dans la Créature, l’amour de son intérêt propre n’est point incompatible avec le bien général, quelque concentré que cet amour puisse être ; s’il est même important à la société que chacun de ses membres s’applique sérieusement à ce qui le concerne en son particulier, ce sentiment est si peu vicieux, que la Créature ne peut être bonne sans en être pénétrée : car si c’est faire tort à la société que de négliger sa conservation, cet excès de désintéressement rendrait la Créature méchante & dénaturée, autant que l’absence de toute autre affection naturelle. Jugement qu’on ne balanceroit pas à porter, si l’on voyait un homme fermer les yeux sur les précipices qui s’ouvriraient devant lui, ou, sans égard pour son tempérament & pour sa santé, braver la distinction des saisons & des vêtements. On peut envelopper dans la même condamnation quiconque serait frappé[5] d’aversion pour le commerce des femmes, & qu’un tempérament dépravé, mais non pas un vice de conformation, rendrait inhabile à la propagation de l’espèce.

L’amour des intérêts privés peut donc être bon ou mauvais : si cette passion est trop vive, & telle, par exemple, qu’un attachement à la vie qui nous rendroit incapable d’un acte généreux, elle est vicieuse, & conséquemment la Créature qu’elle dirige, est mal dirigée & plus ou moins mauvaise. Celui donc à qui, par un désir excessif de vivre, il arriveroit de faire quelque bien, ne mérite non plus par le bien qu’il fait, qu’un Avocat qui n’a que son salaire en vue, lors même qu’il défend la cause de l’innocence, ou qu’un soldat qui, dans la guerre la plus juste, ne combat que parce qu’il reçoit la paie.

Quelque avantage que l’on ait procuré à la Société, le motif seul fait le mérite. Illustrez-vous par de grandes actions, tant qu’il vous plaira, vous serez vicieux, tant que vous n’agirez que par des principes intéressés. Vous poursuivez votre bien particulier avec toute la modération possible ; à la bonne heure : mais si vous n’aviez point d’autre motif en rendant à votre espèce ce que vous lui deviez par inclination naturelle ; vous n’êtes pas vertueux.

En effet, quels que soient les secours étrangers qui vous ont incliné vers le bien ; quoi que ce soit qui vous ait prêté main forte contre vos inclinations perverses, tant que vous conserverez le même caractère, je ne verrai point en vous de bonté. Vous ne serez bon que quand vous ferez le bien d’affection & de cœur.

Si par hasard, quelqu’une de ces Créatures douces, privées, & amies de l’Homme, développant un caractère contraire à sa constitution naturelle, devenoit sauvage & cruelle, on ne manqueroit pas d’être frappé de ce phénomène & de se récrier sur sa dépravation. Supposons maintenant que le temps & des soins la dépouillassent de cette férocité accidentelle, & la ramenassent à la douleur de celles de son espèce, on dirait que cette Créature s’est rétablie dans son état naturel. Mais si la guérison n’est que simulée si l’animal hypocrite revient à sa méchanceté, sitôt que la crainte de son Geôlier l’abandonne, direz-vous que la douceur est son vrai caractère, son caractère naturel ? non, sans doute. Le tempérament est tel qu’il était, & l’Animal est toujours méchant.

Donc la bonté ou la méchanceté animales[6] de la Créature à sa source dans son tempérament actuel. Donc la Créature sera bonne en ce sens, lorsqu’en suivant la pente de ses affections, elle aimera le bien, & le fera sans contrainte, & qu’elle haïra & fuira le mal, sans effroi pour le châtiment. La Créature sera méchante au contraire, si elle ne reçoit pas de ses inclinations naturelles la force de remplir ses fonctions, ou si des inclinations dépravées l’entraînent au mal, & l’éloignent du bien qui lui sont propres.

En général, lorsque toutes les affections sont d’accord avec l’intérêt de l’espèce, le tempérament naturel est parfaitement bon. Au contraire, si l’on manque de quelque affection avantageuse, ou qu’on en ait de superflues, de foibles, de nuisibles, & d’opposées à cette fin principale, le tempérament est dépravé, & conséquemment l’animal est méchant ; il n’y a que de plus ou du moins.

Il est inutile d’entrer ici dans le détail des affections, & de démontrer que la colère, l’envie, la paresse, l’orgueil & le reste de ces passions généralement détestées, sont mauvaises en elles-mêmes, & rendent méchante la Créature qui en est affectée. Mais il est à propos d’observer que la tendresse la plus naturelle, celle des mères pour leurs petits, & des parents pour leurs enfants a des bornes prescrites, au delà desquelles elle dégénère en vice. L’excès de l’affection maternelle peut anéantir les effets de l’amour, & le trop de commisération mettre hors d’état de procurer du secours. Dans d’autres conjonctures, le même amour peut se changer en une espèce de frénésie ; la pitié devenir foiblesse ; l’horreur de la mort se convertir en lâcheté ; le mépris des dangers en témérité ; la haine de la vie ou toute autre passion qui conduit à la destruction, au désespoir ou folie.


Section Troisième


Mais passons de cette bonté pure & simple dont toute Créature sensible est capable, à cette qualité qu’on appelle Vertu & qui convient ici bas à l’Homme seul.

Dans toute Créature capable de se former des notions exactes des choses, cette écorce des Etres dont les sens sont frappés, n’est pas l’unique objet de ses affections. Les actions elles-mêmes, les passions qui les ont produites, la commisération, l’affabilité, la reconnaissance & leurs Antagonistes s’offrent bientôt à son esprit, & ces familles ennemies qui ne lui sont point étrangères, sont pour elle de nouveaux objets d’une tendresse ou d’une haine réfléchie.

Les sujets intellectuels & moraux agissent sur l’esprit à peu près de la même manière que les Etres organisés sur les sens. Les figures, les proportions, les mouvements & les couleurs de ceux-ci ne sont pas plutôt exposés à nos yeux, qu’il résulte de l’arrangement & de l’économie de leurs parties, une beauté qui nous recrée, ou une difformité qui nous choque. Tel est aussi sur les esprits l’effet de la conduite & des actions humaines. La régularité & le désordre dans ces objets les affectent diversement, & le jugement qu’ils en portent n’est pas moins nécessité que celui des sens.

L’entendement a ses yeux : les esprits entre eux se prêtent l’oreille ; ils aperçoivent des proportions ; ils sont sensibles à des accords ; ils mesurent, pour ainsi dire, les sentiments & les pensées ; en un mot, ils ont leur critique à qui rien n’échappe. Les sens ne sont ni plus réellement ni plus vivement frappées, soit par les nombres de la Musique, soit par les formes & les proportions des Etres corporels, que les esprits par la connaissance & le détail des affections. Ils distinguent dans les caractères, douceur & dureté ; ils y démêlent l’agréable & le dégoûtant, le dissonant & l’harmonieux ; en un mot, ils y discernent, & laideur & beauté ; laideur qui va jusqu’à exciter leur mépris & leur aversion ; beauté qui les transporte quelquefois d’admiration & les tient en extase. Devant tout Homme qui pèse mûrement les choses, ce serait une affectation puérile[7] que de nier qu’il y ait dans les Etres moraux, ainsi que dans les objets corporels, un vrai beau, un beau essentiel, un sublime réel[8].

Or de même que les objets sensibles, les images des Corps, les couleurs & les sons agissent perpétuellement sur nos yeux, affectent nos sens, lors même que nous sommeillons. Les Etres intellectuels & moraux, non moins puissants sur l’esprit, l’appliquent & l’exercent en tout temps. Ces formes le captivent dans l’absence même des réalités.

Mais le cœur regarde-t-il avec indifférence les esquisses des mœurs que l’esprit est forcé de tracer & qui lui sont presque toujours présentes ? Je m’en rapporte au sentiment intérieur. Il me dit qu’aussi nécessité dans ses jugements, que l’esprit dans ses opérations, sa corruption ne va jamais jusqu’à lui dérober totalement la différence du beau & du laid, & qu’il ne manquera pas d’approuver le naturel & l’honnête, & de rejeter le déshonnête & le dépravé, surtout dans les moments désintéressés : c’est alors un connaisseur équitable qui se promène dans une galerie de Peintures, qui s’émerveille de la hardiesse de ce trait, qui sourit à la douceur de ce sentiment, qui se prête au tour de cette affection, & qui passe dédaigneusement sur tout ce qui blesse la belle Nature.

Les sentiments, les inclinations, les affections, les penchants, les dispositions, & conséquemment toute la conduite des Créatures dans les différents états de la vie, sont les sujets d’une infinité de Tableaux exécutés par l’esprit, qui saisit avec promptitude & rend avec vivacité & le bien & le mal. Nouvelle épreuve, nouvel exercice pour le cœur qui, dans son état naturel & sain, est affecté du raisonnable & du beau ; mais qui dans la dépravation renonce à ses lumières pour embrasser le monstrueux & le laid.

Par conséquent, point de Vertu morale, point de mérite, sans quelques notions claires & distinctes du bien général, & sans une connaissance réfléchie de ce qui est moralement bien ou mal, digne d’admiration ou de haine, droit ou injuste. Car quoique nous disions communément d’un Cheval mauvais, qu’il est vicieux, on n’a jamais dit d’un bon Cheval ou de tout autre animal imbécile & stupide, pour docile qu’il fût, qu’il était méritant & vertueux.

Qu’une Créature soit généreuse, douce, affable, ferme & compatissante ; si jamais elle n’a réfléchi sur ce qu’elle pratique & voit pratiquer aux autres ; si elle ne s’est fait aucune idée nette & précise du bien & du mal ; si les charmes de la Vertu & de l’honnêteté ne sont point les objets de son affection, son caractère n’est point vertueux par principes : elle en est encore à acquérir cette connaissance active de la droiture qui devait la déterminer ; cet amour désintéressé de la Vertu, qui seul pouvait donner tout le prix à ses actions.

Tout ce qui part d’une mauvaise affection est mauvais, inique & blâmable : mais si les affections sont saines, si leur objet est avantageux à la société, & digne en tout temps de la poursuite d’un Etre raisonnable, ces deux conditions réunies formeront ce qu’on appelle droiture, équité dans les actions. Faire tort, ce n’est pas faire injustice : car un fils généreux peut, sans cesser de l’être, tuer par malheur ou par maladresse, son père au lieu de l’ennemi dont il s’efforçoit de le garantir ; mais si par une affection déplacée, il eut porté ses secours à quelqu’un d’autre, ou négligé les moyens de le conserver par défaut de tendresse, il eût été coupable d’injustice.

Si l’objet de notre affection est raisonnable, s’il est digne de notre ardeur & de nos soins, l’imperfection & la foiblesse des sens ne nous rendent point coupables d’injustice. Supposons qu’un homme dont le jugement est entier & les affections saines, mais la constitution si bizarre & les organes si dépravés, qu’à travers ces miroirs trompeurs il n’aperçoive les objets que défigurés, estropiés & tout autres qu’ils sont ; il est évident que le défaut ne résidant point dans la partie supérieure & libre, cette infortunée Créature ne peut passer pour vicieuse.

Il n’en est pas ainsi des opinions qu’on adopte, des idées qu’on se fait ou des Religions qu’on professe. Si dans une de ces Contrées jadis soumises aux plus extravagantes superstitions, où les Chats, les Crocodiles, les Singes & d’autres animaux vils & malfaisants, étaient adorés, un de ces Idolâtres se fût saintement[9] persuadé qu’il était juste de préférer le salut d’un Chat au salut de son Père, & qu’il ne pouvait se dispenser en conscience de traiter en ennemi, quiconque ne professait pas ce culte ; ce fidèle Croyant n’eut été qu’un homme détestable, & de toute action fondée sur des dogmes pareils, ne peut être qu’injuste, abominable & maudite.

Toute méprise sur la valeur des choses qui tend à détruire quelque affection raisonnable, ou à en produire d’injustes, rend vicieux, & nul motif ne peut excuser cette dépravation. Celui, par exemple, qui séduit par des vices brillants, a mal placé son estime, est vicieux lui-même. Il est quelquefois aisé de remonter à l’origine de cette corruption nationale. Ici, c’est un Ambitieux qui vous étonne par le bruit de ses exploits ; là, c’est un Pirate, ou quelque injuste Conquérant, qui par des crimes illustres a surpris l’admiration des peuples, & mis en honneur des caractères qu’on devroit détester. Quiconque applaudit à ces renommées, se dégrade lui-même. Quant à celui qui croyant estimer & chérir un homme vertueux n’est que la dupe d’un scélérat hypocrite, il peut être un sot ; mais il n’est pas un méchant pour cela.

L’erreur de fait ne touchant point aux affections, ne produit point le vice ; mais l’erreur de droit influe dans toute Créature raisonnable & conséquente, sur ses affections naturelles, & ne peut manquer de la rendre vicieuse.

Mais il y a beaucoup d’occasions où les matières de droit sont d’une discussion trop épineuse, même pour les personnes les plus éclairées[10]. Dans ces circonstances, une faute légère ne suffit pas pour dépouiller un homme du caractère & du titre de vertueux. Mais lorsque la superstition ou des coutumes barbares le précipitent dans de grossières erreurs sur l’emploi de ses affections ; lorsque ces bévues sont si fréquentes, si lourdes & si compliquées qu’elles tirent la Créature de son état naturel, c’est-à-dire, lorsqu’elles exigent d’elle des sentiments contraires à l’humaine société, & pernicieux dans la vie civile ; céder, c’est renoncer à la Vertu.

Concluons donc que le Mérite ou la Vertu dépendent d’une connaissance de la justice & d’une fermeté de raison, capables de nous diriger dans l’emploi de nos affections. Notions de la justice, courage de la raison, ressources uniques dans le danger où l’on se trouve de consacrer ses efforts, & de prostituer son estime à des abominations, à des horreurs, à des idées destructives de toute affection naturelle. Affections naturelles, fondements de la société, que les lois sanguinaires d’un point d’honneur & les principes erronés d’une fausse religion tendent quelquefois à sapper. Loix & principes qui sont vicieux, & ne conduiront ceux qui les suivent qu’au crime & à la dépravation, puisque la justice & la raison les combattent. Quoique ce soit donc qui, sous prétexte d’un bien présent ou futur, prescrive aux hommes de la part de Dieu, la trahison, l’ingratitude, & les cruautés. Quoi que ce soit, qui leur apprenne à persécuter leurs semblables par bonne amitié, à tourmenter par passe-temps leurs Prisonniers de guerre, à souiller les Autels de sang humain, à se tourmenter eux-mêmes, à se macérer cruellement, à se déchirer dans des accès[11] de zèle en présence de leurs Divinités, & à commettre, pour les honorer ou pour leur complaire, quelque action inhumaine & brutale ; qu’ils refusent d’obéir, s’ils sont vertueux, & qu’ils ne permettent point aux vains applaudissements de la coutume, ou aux Oracles imposteurs de la superstition, d’étouffer les cris de la Nature & les conseils de la Vertu. Toutes ces actions que l’humanité[12] proscrit, seront toujours des horreurs en dépit des coutumes . barbares, des loix capricieuses, & des faux cultes qui les auront ordonnées. Mais rien ne peut altérer les lois éternelles de la Justice.


Section Quatrième


Les Créatures qui ne sont affectées que par les objets sensibles, sont bonnes ou mauvaises selon que leurs affections sensibles sont bien ou mal ordonnées. Mais c’est toute autre chose dans les Créatures capables de trouver dans le bien ou le mal moral, des motifs raisonnés de tendresse ou d’aversion ; car dans un individu de cette espèce, quelque déréglées que soient les affections sensibles, le caractère sera bon & l’individu vertueux, tant que ces penchants libertins demeureront subordonnés aux affections réfléchies dont nous avons parlé.

Il y a plus. Si le tempérament est bouillant, colérique, amoureux, & si la Créature domptant ces passions, s’attache à la vertu, en dépit de leurs efforts ; nous disons alors que son mérite en est d’autant plus grand, & nous avons raison. Si toutefois l’intérêt privé était la seule digue qui la retînt ; si, sans égard pour les charmes de la Vertu, son unique bien était le fléau de ses vices, nous avons démontré qu’elle n’en serait pas plus vertueuse : mais il est certain que si de plein gré, & sans aucun motif bas & servile, l’homme colère étouffe la passion, & le luxurieux réprime ses mouvements ; si tous deux supérieurs à la violence de leurs penchants, ils sont devenus, l’un modeste & l’autre tranquille & doux ; nous applaudirons à leur vertu, beaucoup plus hautement que s’ils n’avaient point eu d’obstacles à surmonter. Quoi donc ! le penchant au vice serait-il un relief pour la vertu ? Des inclinations perverses seraient-elles nécessaires pour parfaire l’homme vertueux ?

Voici à quoi se réduit cette espèce de difficulté. Si les affections libertines se révoltent par quelqu’endroit, pourvû que leur effort soit souverainement réprimé, c’est une preuve incontestable que la vertu, maîtresse du caractère, y prédomine : mais si la Créature vertueuse à meilleur compte, n’éprouve aucune sédition de la part de ses passions, on peut dire qu’elle suit les principes de la vertu, sans donner d’exercice à ses forces. La vertu qui n’a point d’ennemis à combattre dans ce dernier cas, n’en est peut-être pas moins puissante ; & celui qui dans le premier cas, a vaincu ses ennemis, n’en est pas moins vertueux. Au contraire, débarrassé des obstacles qui s’opposaient à ses progrès, il peut se livrer entièrement à la vertu, & la posséder dans un degré plus éminent.

C’est ainsi que la vertu se partage en degrés inégaux chez l’espèce raisonnable, c’est-à-dire, chez les hommes, quoiqu’il n’y en ait pas un entre eux peut-être, qui jouisse de cette raison saine & solide, qui seule peut constituer un caractère uniforme & parfait. C’est ainsi qu’avec la vertu, le vice dispose de leur conduite, alternativement vainqueur & vaincu ; car il est évident par ce que nous avons dit jusqu’à présent, que, quel que soit dans une Créature le désordre des affections, tant par rapport aux objets sensibles, que par rapport aux Etres intellectuels & moraux ; quelque effrénés que soient ses principes ; quelque furieuse, impudique ou cruelle qu’elle soit devenue, si toutefois il lui reste la moindre sensibilité pour les charmes de la vertu ; si elle donne encore quelque signe de bonté, de commisération, de douceur, ou de reconnaissance ; il est, dis-je, évident que la vertu n’est pas morte en elle, & qu’elle n’est pas entièrement vicieuse & dénaturée.

Un criminel, qui par un sentiment d’honneur & de fidélité pour ses complices, refuse de les déclarer, & qui, plutôt que de les trahir, endure les derniers tourments & la mort même, a certainement quelques principes de vertu ; mais qu’il déplace. C’est aussi le jugement qu’il fait porter de ce malfaiteur, qui plutôt que d’exécuter ses compagnons, aima mieux mourir avec eux.

Nous avons vû combien il était difficile de dire de quelqu’un, qu’il était un parfait Athée ; il paraît maintenant qu’il ne l’est guère moins d’assurer qu’un homme est parfaitement vicieux. Il reste aux plus grands scélérats toujours quelque étincelle de vertu, & un mot des plus justes que je connaisse, c’est celui-ci : « Rien n’est aussi rare qu’un parfaitement honnête homme, si ce n’est peut-être un parfait scélérat » : car partout où il y a la moindre affection intègre, il y a, à parler exactement, quelque germe de vertu.

Après avoir examiné ce que c’est que la Vertu en elle-même, nous allons considérer comment elle s’accorde avec les différents systêmes concernant la Divinité.

  1. Divin Anachorete, suspendez un moment la profondeur de vos méditations, & daignez détromper un pauvre Mondain & qui fait gloire de l’être. J’ai des passions &e je serois bien fäché d’en manquer : c’est très-passionnément que j’aime mon Dieu, mon Roi, mon Pays, mes Parens, mes Amis, ma Maîtrefle & moi-même.
      Je fais un grand cas des richesses : j’en ai beaucoup & j’en désire encore : un homme bienfaifant en a-t’il jamais assez ? Qu’il me seroit doux de pouvoir animer ce talent qui languit sous mes yeux ; unir ces Amans que lindigence retient dans le célibat, venger par mes largesses ce laborieux Commerçant des revers de la fortune ? Je ne fais chaque jour qu’un ingrat ; que ne puis-je en faire un cent ? C’est à mon aisance, Religieux fanatique, que vous devez le pain que votre quêteur vous apporte.
      J’aime les plaisirs honnêtes : je les quitte le moins que je peux : je les conduis d’une table moins somptueuse que délicate, à des jeux plus amusans qu’intéressés que j’interromps pour pleurer les malheurs d’Andromaque ou rire des boutades du Misantrope : je me garderai bien de les exiler par de noires réflexions : que l’épouvanre & le trouble poursuivent sans cesse le crime ! l’espoir & la tranquillité, compagnes inséparables de la justice, me conduiront par la main jusqu’au bord du précipice que le sage Auteur de mes jours m’a dérobé par les fleurs dont il l’a couvert ; & malgré les soins avec lesquels vous vous préparez à un instant que je laisse venir, je doute que votre fin soit plus douce & plus heureuse que la mienne, En tout cas, si la conscience reproche à l’un de nous deux d’avoir été inutile à sa Patrie, à sa Famille & à ses Amis ; je ne crains point que ce soit à moi.
  2. Dans l’Univers tout est uni. Cette vérité fut un des premiers pas de la Philosophie, & ce fut un pas de Géant. Ac mihi quidem veteres illi majus quiddam animo complexi, multo plus etiam vidisse videntur, quam quantum nostrorum acies intueri potest ; qui omnia hæc quæ supra & subter, unum esse & una vi, atque am consensione Naturæ constricta effe dixerunt. Nullum est enim genus rerum, quod aut avulsum à cœteris per seipsum constare, aut quo catera si careant, vim suam atque ætermitatem conservare possint. Cic. Lib. 3. de Orat. Toutes les découvertes des Philosophes modernes se réunissent pour constater la même proposition. Tous les Auteurs de systême, sans en excepter Epicure, la supposoient, lorsqu’ils ont considéré le Monde comme une Machine dont ils avoient à expliquer la formation & à développer les ressorts secrets. Plus on voit loin dans la Nature, & plus on y voit d’union. Il ne nous manque qu’une Intelligence & des Expériences proportionnées à la multitude des Parties & à la grandeur du Tout, pour parvenir à la démonstration. Mais si le Tout est immense ; si le nombre des Parties est infini ; devons-nous être surpris que cette union nous échappe souvent ? Quelle raison a-t’on d’en conclure qu’elle ne subsiste pas. Je ne vois pas comment ce Phénomene fatal à cette espece est, par une fuite de l’ordre universel des choses, avantageux à une autre espece ; donc l’ordre universel est une chimere. Voilà le raisonnement de ceux qui attaquent la nature, Voici maintenant la réponse & le raisonnement de ceux qui la défendent : je suis en état de démontrer que ce qui fait en mille occasions le mal d’un systême, se tourne, par une suite merveilleuse de l’ordre universel, à l’avantage d’un autre ; donc lorsque je n’ai pas la même évidence par rapport à d’autres Phénomenes semblables, ce n’est point altération dans l’ordre ; mais insuffifance dans mes lumieres ; donc l’ordre universel des choses n’en est pas moins réel & parfait. Entre la présomption raisonnable de ceux-ci & l’ignorante témériré de leurs antagonistes, il n’est pas difficile de prendre parti.
  3. Que deviennent donc les Manichéens avec la nécessité prétendue de leurs principes ? où aboutissent les reproches que les Athées font à la Nature ? On diroit à les entendre dogmatiser, qu’ils sont initiés dans tous ses desseins, qu’ils ont une connoissance parfaire de ses ouvrages, & qu’ils seroient en état de se mettre au gouvernail & de manœuvrer à sa place. Et ils ne veulent pas s’appercevoir qu’ils sont, par rapport à l’univers, dans un cas plus désavantageux qu’un de ces Mexiquains qui ne connoissant ni la Navigation, ni la nature de la Mer, ni les propriétés des vents & des eaux, s’éveilleroit au milieu d’un Vaisseau, arrêté en plein Océan par un calme profond. Que penseroit-il en considérant cette pesante Machine suspendue sur un Elément sans consistance ? Et que penseroit-on de lui, s’il venoit à traiter de poids incommodes & superflus, les ancres, les voiles, les mats, les échelles, les vergues & tout cet attirail de cordages dont il ignoreroit l’utilité. En attendant qu’il fût mieux instruit, (dût-il ne l’être jamais parfaitement), ne lui siéroit-il pas mieux de juger, sur les proportions qu’il remarque dans le petit nombre de parties qui sont à sa portée, plus avantageusement de l’Ouvrier & du Tout.
  4. Tous les Livres de Morale sont pleins de déclamations vagues contre l’intérêt. On s’épuise en détails, en divisions, & en subdivisions pour en venir à cette conclusion énigmatique, que quel que foit le désinteressement spécieux, quelle que soit la générosité apparente dont nous nous parions ; au fond, l’intérêt & l’amour-propre sont les seuls principes de nos actions. Si au lieu de courir après l’esprit & d’arranger des Phrases, ces Auteurs, partant de définitions exactes, avoient commencé par nous apprendre ce que c’est qu’Intérêt ; ce qu’ils entendent par Amour-propre ; leurs Ouvrages avec cette Clef pourroient servir à quelque chose. Car nous sommes tous d’accord que la Créature peut s’aimer, peut tendre à ses intérêts, & poursuivre son bonheur temporel, sans cesser d’être vertueuse. La question n’est donc pas de sçavoir, si nous avons agi par amour-propre ou par intérêt ; mais de déterminer quand ces deux sentimens concouroient au but que tout homme se propose, c’est-à-dire ; à son bonheur. Le dernier effort de la prudence humaine, c’est de s’aimer, c’est d’entendre ses intérêts, & de connoître son bonheur comme il faut.
  5. On considere ici l’Homme dans l’état de pure nature, & il n’est pas question de ces Hommes saints qui se sont éloignés du Sexe, par un esprit de continence qu’on se garde bien de blamer. Il est évident que cet endroit ne leur convient en aucune façon ; car on ne peut assurément les accuser d’aversion pour les Femmes ou de dépravation dans le tempérament.
  6. Il y a trois especes de Bonté. Une bonté d’être ; c’est une certaine convenance d’attributs qui constitue une chose ce qu’elle est. Les Philosophes l’appellent Bonitas Entis.
      Une Bonté animale. C’est une œconomie dans les passions que toute Créature sensible & bien constituée reçoit de la Nature. C’est en ce sens qu’on dit d’un Chien de chasse, lorsqu’il est bon, qu’il n’est ni lâche ni opiniâtre, ni lent ni emporté, ni timide ni indocile ; mais ardent, intelligent & prompt.
      Une Bonté raisonnée propre à l’Etre pensant, qu’on appelle Vertu : qualité qui est d’autant plus méritoire en lui qu’étoient grandes les mauvaises dispositions qui constituent la méchanceté animale, & qu’il avoit à vaincre pour parvenir à la Bonté raisonnée. Exemple.
      Nous naissons tous plus ou moins dépravés ; les uns timides, ambitieux, & coleres ; les autres avares, indolens & téméraires : mais cette dépravation involontaire du tempérament ne rend point par elle-même, la Créature vicieuse : au contraire elle sert à relever son mérite, lorsqu’elle en triomphe, Le sage Socrate nâquit avec un penchant merveilleux à la luxure. Pour juger combien on est éloigné du sentiment impie & bizarre de ceux qui donnent tout au tempérament, vices & vertus ; on n’a qu’à lire la section suivante & sur-tout le commencement de la Section quatriéme.
  7. En effet n'est-ce pas une puérilité que de nier ce dont on est évidemment soi-même affecté. Lorsque quelques-uns de nos dogmatistes modernes, nous assurent de la meilleure foi du monde disent-ils, « que la Divinité n’est qu’un vain phantôme ; que le vice & la vertu sont des préjugés d’éducation ; que l’immortalité de l’ame ; que la crainte des peines & l’espérance des recompenses à venir sont chimériques » ne sont-ils pas actuellement sous le charme ? Le plaisir de paroître sincére n’agit-il pas en eux ? ne sont-ils pas affectés du decorum & dulce ? Car enfin leur intérêt privé demanderoit qu’ils se réservassent toutes ces rares connoissances : plus elles seront divulguées, moins elles leur seront utiles, Si tous les hommes sont une fois persuadés que les Loix Divines & humaines sont des barrieres qu’on a tort de respecter lorsqu’on peut les franchir sans danger, il n’y aura plus de duppes que les Sots. Qui peut donc les engager à parler, à écrire & à nous détromper même au péril de leur vie ; car ils n’ignorent pas que leur zèle est assez mal récompensé par le gouvernement : il me semble que j’entends M. S. qui dit à un de ces Docteurs. « La Philosophie que vous avez la bonté de me révéler, est tout-à-fait extraordinaire. Je vous suis obligé de vos lumieres : mais quel intérêt prenez-vous à mon instruction ? Que vous suis-je ? êtes-vous mon Pere ? quand je serois votre Fils ; me devriez-vous quelque chose en cette qualité ? Y auroit-il en vous quelqu’affection naturelle, quelque soupçon qu’il est doux, qu’il est beau de détromper à ses risques & fortunes, un indifférent, sur des choses qui lui importent ? Si vous n’éprouvez rien de ces sentimens, vous prenez bien de la peine, & vous courez de grands dangers pour un homme qui ne sera qu’un ingrat, s’il suit exactement vos principes : que ne gardez-vous votre secret pour vous ? Vous en perdez tout l’avantage en le communiquant. Abandonnez-moi à mes préjugés : il n’est bon ni pour vous ni pour moi que je sçache que la nature m’a fait Vautour & que je peux demeurer en conscience tel que je suis. »
  8. S’il n’y a ni beau, ni grand, ni sublime dans les choses ; que deviennent l’amour, la gloire, l’ambition, la valeur ? à quoi bon admirer un Poëme ou un Tableau, un Palais ou un Jardin ; une belle taille ou un beau visage ? Dans ce systême phlegmatique ; l’héroïsme est une extravagance, On ne fera pas plus de quartier aux Muses : le Prince des Poëtes ne fera qu’un Ecrivain suffisamment insipide. Mais cette Philosophie meurtriére se dément à chaque moment ; & ce Poëte qui a employé tous les charmes de son art pour décrier ceux de la Nature, s’abandonne plus que personne aux transports, aux ravissemens & à l’enthousiasme : & à en juger par la vivacité de ses descriptions, qui que ce soit ne fut plus sensible que lui aux beautés de l’Univers, On pourroit dire que sa Poësie fait plus de tort à l’hypothèse des Atomes que tous ses raisonnemens ne lui donnent de vraisemblance, Ecoutons-le chanter un moment,

    Alma Venus, Cœli subter labentia signa
    Quæ mare navigerum ; quæ terras frugiferentes
    Concelebras  .  .  .  .  .
    Quæ, quoniam rerum naturam sola gubernas,
    Nec sine te quicquam Dias in luminis oras
    Exoritur ; neque fit lætuim, neque amabile quicquam ;
    Te sociam studeo scribundis versibus esse.


    Quand on à senti toute la grace de cette invocation, tout ce qu’on peut alléguer contre la beauté, ne doit faire qu’une impression bien legère.
      Et ailleurs,

    Belli fera manera mavors
    Armipotens regit in gremium qui sæpe tuum se
    Rejicit æterno devinctus vulnere amoris…
    Pascit amore avidos inhians in te, Dea, visus
    Eque tuo pender resupini spiritus ore….
    Hunc tu, Diva, tuo recubantem corpore sancto
    Circumfusa super, suaves ex ore loquelas
    Funde.


      Je conviens que ces vers sont d’une grande beauté, dira-t’on. Il y a donc quelque chose de beau ? Sans doute, mais ce n’est pas dans la chose décrite ; c’est dans La description : il n’est poins de monstre odieux qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux : quelque difforme que soit un Etre, (si toutesfois il y a diformité réelle), il plaira, pourvu qu’il soit bien représenté. Mais cette représentation qui me ravit, ne suppose aucune beauté dans la chose : ce que j’admire, c’est la conformité de l’Objet & de la Peinture. La Peinture est belle ; mais l’Objet n’est ni beau ni laid.
      Pour satisfaire à cette objection, je demanderai ce qu’on entend par un Monstre. Si l’on désigne par ce terme un composé de parties rassemblées au hazard, sans liaison, sans ordre, sans harmonie, sans proportion, j’ose assurer que la représentation de cet Etre ne sera pas moins choquante que l’Etre lui-même. En effet, si dans le dessein d’une Tête, un Peintre s’étoit avisé de placer les dents au-dessous du menton, les yeux à l’occiput, & la langue au front ; si toutes ces parties avoients encore entr’elles des grandeurs démesurées ; si les dents étoient trop grandes & les yeux trop petits, relativement à la Tête entiere, la délicatesse du pinceau ne nous fera jamais admirer cette figure. Mais, ajoutera-t’on, si nous ne l’admirons pas, c’est qu’elle ne ressemble à rien. Cela supposé, je refais la même question, qu’entendez-vous donc par un Monstre ? Un Etre qui ressemble à quelque chose, tel que la Sirene, l’Hyppogrife, le Faune, le Sphinx, la Chimere, & les Dragons aîlés ? mais n’appercevez-vous pas que ces Enfans de l’imagination des Peintres & des Poëtes n’ont rien d’absurde dans leur conformation ; que, quoiqu’ils n’existent pas dans la Nature, ils n’ont rien de contradictoire aux idées de liaison, d’harmonie, d’ordre & de proportion : il y a plus ; n’est-il pas constant qu’aussi-tôt que ces figures pécheront contre ces idées, elles cesseront d’être belles ? Cependant puisque ces Etres n’existent point dans la Nature, qui est-ce qui a déterminé la longueur de la queuë de Sirene, l’étendue des aîles du Dragon, la position des yeux du Sphinx, & la grosseur de la cuisse veluë & du pied fourchu des Sylvains ? Car ces choses ne sont pas arbitraires. On peut répondre que pour appeller beaux, ces Etres possibles, nous avons désiré sans fondement que la Peinture observât en eux les mêmes rapports que ceux que nous avons trouvé établis dans les Etres existans, & que c’est encore ici la ressemblance qui produit notre admiration. La question se réduit donc enfin à sçavoir si c’est raison ou caprice qui nous a fait exiger l’observation de la loi des Etres réels dans la Peinture des Etres imaginaires ; question décidée, si l’on remarque que dans un Tableau, le Sphinx, l’Hyppogrife, & le Sylvain sont en action ou sont superflus : s’ils agissent, les voilà placés sur la toile, de même que l’Homme, la Femme, le Cheval & les autres animaux sont placés dans l’Univers : or dans l’Univers les devoirs à remplir déterminent l’organisation : l’organisation est plus ou moins parfaite selon le plus ou le moins de facilité que l’Automate en reçoit pour vaquer à ses fonctions : car qu’est-ce qu’un bel Homme ? si ce n’est celui dont les membres bien proportionnés conspirent de la façon la plus avantageuse à l’accomplissement des fonctions animales. Mais cet avantage de conformation n’est point imaginaire : les formes qui le produisent ne sont pas arbitraires, ni par conséquent la beauté qui est une suite de ces formes. Tout cela est évident pour quiconque connoît un peu les proportions géométriques que doivent observer les parties du corps entr’elles pour constituer l’œconomie animale.

  9. O sanctas gentes quibus haec nascuntur in hortis numina ! Juv.
  10. Les erreurs particuliéres engendrent les erreurs populaires, & alternativement : on aime à persuader aux autres ce que l’on croit, & l’on résiste difficilement à ce dont on voit les autres persuadés. Il est presqu’impossible de rejetter les opinions qui nous viennent de loin & comme de main en main ; le moyen de donner un démenti à tant d’honnétes-gens qui nous ont précédés ! Les tems écartent d’ailleurs une infinité de circonstances qui nous enhardiroient : ceux qui se sont abbreuvés successivement de ces étrangetés, dit Montagne, ont senti par les oppositions qu’on leur a faites, où logeoit la difficulté de la persuasion, & ils ont calfeutré ces endroits de piéces nouvelles ; ils n’ont point craint d’ajouter de leur invention autant qu’ils le croyoient nécessaire pour suppléer à la résistance & au défaut qu’ils pensoient être en la conception d’autrui. Histoire fidelle & naïve de l’origine & du progrès des erreurs populaires.
  11. Domptez vos passions, dit la Religion : conservez-vous, dit la Nature. Il est toujours possible de satisfaire à l’une & à l’autre ; du moins il faut le supposer, car il seroit bien singulier qu’il y eût un cas où l’on seroit forcé de devenir homicide de soi-même, pour être vertueux. C’est ce que les Piétistes outrés ne manqueroient pas d’appercevoir, s’ils osoient consulter la Raison. Celui qui fatigué de lutter contre lui-même finiroit la querelle d’un coup de pistolet, seroit un enragé, leur diroit-elle. Mais celui qui révolté de ce procédé brusque, prendroit par amour de Dieu & pour le bien de son ame, chaque jour, une dose legere d’un poison qui le conduiroit insensiblement au tombeau, seroit-il moins fol ? non sans doute. Si le crime est dans le suicide, qu’importe qu’on se tue par des jeûnes & des veilles, de l’arsenic ou du sublimé ? dans un instant ou dans l’espace de dix années ? avec un cilice & des fouets, un pistolet ou un poignard ? C’est disputer sur la forme du crime ; c’est s’excuser sur la couleur du poison. Telle étoit la pensée de Saint Augustin. Ceux qui croyent honorer Dieu par ces excès sont dans la même superstition que ces Payens donc il dit dans son Traité merveilleux de la Cité de Dieu ; tantus est perturbatæ mentis & sedibus suis pulsoe furor, ut sic dit placentur ; quemadmodùm ne homines quidem saeviunt.
  12. La hardiesse d’un Egyptien esprit fort, qui bravant la doctrine du sacré Collége eût refusé de porter son hommage à des Etres destinés à sa nourriture & d’adorer un Chat, un Crocodile, un Oignon, eût été pleinement justifiée par l’absurdité de cette croyance. Tout dogme qui conduit à des infractions grossiéres de la Loi Naturelle ne peut être respecté en sureté de conscience. Lorsque la Nature & la Morale se récrient contre la voix des Ministres, l’obéissance est un crime. Qui niera que le crédule Egyptien qui pour donner du secours à fon Dieu, eut laissé périr son Pere, n’eût été un vrai parricide ? Si l’on me dit jamais, trahi, vole, pille, tue ; c’est ton Dieu qui l’ordonne ; je répondrai sans examen : trahir, voler, piller, tuer, sont des crimes, donc Dieu ne me l’ordonne pas. La pureté de la morale peut faire présumer la vérité d’un culte ; mais si la morale est corrompue, le culre qui préconise cette dépravation, est démontré faux. Quel avantage cette réflexion seule ne donne t’elle pas au Christianisme, sur toutes les autres Religions ! Quelle morale comparable à celle de Jesus-Christ !