Essai sur le libre arbitre/Chapitre 4

Traduction par Salomon Reinach.
Librairie Germer Baillière et Cie (p. 127-178).


CHAPITRE IV

mes prédécesseurs.


À l’appui de l'affirmation formulée par moi plus haut au sujet de l’opinion de tous les profonds penseurs touchant notre problème, je veux rappeler au souvenir du lecteur des citations tirées des écrits de quelques grands hommes, qui se sont prononcés dans le même sens que nous.

Tout d’abord, pour tranquilliser ceux qui peuvent peut-être croire que des motifs religieux soient opposés à la vérité que je soutiens, je rappellerai que déjà Jérémie (10, 23) a dit : « Seigneur, je sais que la voie de l’homme n’est point à lui, et qu’il n’appartient pas à l’homme de marcher et de diriger lui-même ses pas[1]. » Mais je m’en réfère surtout à Luther, qui, dans un livre consacré spécialement à cette question (le De Servo Arbitrio)[2], combat avec toute sa violence la doctrine du libre arbitre. Quelques passages de ce livre suffisent pour caractériser son opinion, à l’appui de laquelle il invoque naturellement des raisons théologiques et non philosophiques. Je les cite d’après l’édition de Séb. Schmidt, Strasbourg, 1707. — Page 145 : « C’est pourquoi il est écrit dans tous les cœurs que le libre arbitre n’existe point : bien que cette vérité soit obscurcie par tant d’argumentations contradictoires, et l’autorité de tant de grands hommes. — Page 244 : Je veux avertir ici les partisans du libre arbitre, pour qu’ils se le tiennent pour dit, qu’en affirmant le libre arbitre, ils nient le Christ. — Page 220 : Contre le libre arbitre militent tous les témoignages de l’Écriture qui prédisent la venue du Christ. Mais ces témoignages sont innombrables ; bien plus, ils sont l’Écriture tout entière. Aussi, si l’Écriture doit être juge de ce différend, notre victoire sera si complète qu’il ne restera même plus à nos adversaires une seule lettre, un seul iota qui ne condamne la croyance au libre arbitre. »

Passons maintenant aux philosophes. Les anciens ne sont pas à consulter sérieusement sur cette question, parce que leur philosophie, pour ainsi dire encore à l’état d’innocence (d’enfance), ne s’était pas fait une idée adéquate des deux problèmes les plus profonds et les plus graves de la philosophie moderne, à savoir celui du libre arbitre et celui de la réalité du monde extérieur, ou du rapport de l’idéal et du réel. Quant au degré de clarté et de compréhension auquel ils avaient amené la question du libre arbitre, c’est ce dont on peut se rendre compte d’une façon satisfaisante par l’Éthique à Nicomaque d’Aristote (III, c. 1-8) ; on reconnaîtra que son jugement à ce sujet ne concerne essentiellement que la liberté physique et intellectuelle, et c’est pourquoi il ne parle jamais que de ἑϰούσιον (volontaire) et de ἀϰούσιον (involontaire), confondant les actes volontaires avec les actes libres. Le problème beaucoup plus difficile de la Liberté morale ne s’est pas encore présenté à lui, quoique par moments sa pensée s’étende jusque-là, surtout dans un passage de l’Éthique à Nicomaque (II, 2, et III, 7) ; mais il commet l’erreur de déduire le caractère des actions, au lieu de suivre la marche inverse. De même il critique très à tort l’opinion de Socrate citée plus haut (p. 109) : mais en d’autres endroits il se l’est appropriée, par exemple lorsqu’il dit (Éthique à Nicomaque, X, 10) : « Quant à la disposition naturelle, elle ne dépend évidemment pas de nous ; c’est par une sorte d’influence toute divine qu’elle se rencontre dans certains hommes, qui ont vraiment, on peut dire, une chance heureuse. » (Tr. de Barthélémy Saint-Hilaire.) Plus loin : La première condition, c’est que le cœur soit naturellement porté à la vertu, aimant le beau et détestant le laid (Id.) — ce qui s’accorde avec le passage cité plus haut, ainsi qu’avec celui-ci de l’Ethica magna (1, 10) : « Pour être le plus vertueux des hommes, il ne suffira pas de vouloir, si la nature ne nous y aide pas ; mais néanmoins on sera beaucoup meilleur, par suite de cette noble résolution. » Aristote traite la question du libre arbitre au même point de vue dans l’Ethica magna (1, 9 18) et dans l’Ethica Eudemia (II, 6-10), où il s’approche encore un peu plus de la véritable donnée du problème : mais là aussi il reste hésitant et superficiel. Sa méthode constante est de ne pas aborder les problèmes directement, par voie d’analyse, mais de procéder synthétiquement, de tirer des conséquences d’indices extérieurs ; au lieu de pénétrer dans la question, pour atteindre le fond des choses, il s’en tient aux caractères extérieurs, voire même aux mots. Cette méthode égare facilement, et dans les problèmes plus complexes ne conduit jamais à la solution. Ici il s’arrête court devant la prétendue antithèse entre le nécessaire et le volontaire, ἀναγϰαῖον ϰαὶ ἐϰούσιον, comme devant un mur : or, ce n’est qu’en s’élevant au-dessus de cette contradiction apparente qu’on peut atteindre à un point de vue supérieur, d’où l’on reconnaît que le volontaire est nécessaire précisément en tant que volontaire, à cause du motif qui détermine la volonté, sans lequel une volition est tout aussi peu possible que sans un sujet voulant ; ce motif est d’ailleurs une cause, aussi bien que la cause mécanique, dont il ne se distingue que par des caractères secondaires. Aristote le reconnaît lui-même (Eth. Eudem. II, 10) : « Le cujus gratiâ (la cause finale) est elle-même une espèce de cause[3]. »

C’est pourquoi cette antinomie entre le volontaire et le nécessaire n’est aucunement fondée ; bien qu’aujourd’hui encore plusieurs prétendus philosophes en soient encore là-dessus au même point qu’Aristote.

Cicéron expose assez clairement la question du libre arbitre, dans le livre De Fato (c. 10 et c. 17). Le sujet de son ouvrage le conduit d’ailleurs très-facilement et très-naturellement à l’exanaen de cette difficulté. Cicéron est personnellement partisan du libre arbitre ; mais nous voyons par lui que déjà Chrysippe et Diodore ont dû se faire du problème une idée assez exacte. — Il faut aussi signaler le 13e dialogue des morts de Lucien, entre Minos et Sostrate, dans lequel le libre arbitre et avec lui la responsabilité sont expressément niés.

Le 4e Livre des Machabées, dans la Bible des Septante (il manque dans la Bible de Luther), est lui-même en quelque façon une dissertation sur le libre arbitre, en tant qu’il y est prouvé que la raison (λογισμός) possède la force de surmonter toutes les passions et toutes les affections, ce que l’auteur confirme par l’exemple des martyrs juifs dans le second livre.

La plus ancienne expression précise à moi connue de notre problème se trouve dans Clément d’Alexandrie[4] qui dit (Strom, 1, § 17) : « Ni les éloges, ni les honneurs, ni les supplices ne sont fondés en justice, si l’âme n’a pas la libre puissance de désirer et de s’abstenir, et si le vice est involontaire. » Puis, après une phrase relative à une idée exprimée plus haut, il ajoute : « afin qu’autant que possible Dieu ne soit pas la cause des vices des hommes. » Cette conclusion hautement remarquable montre dans quelles intentions l’église s’empara aussitôt du problème, et quelle solution elle adoptait d’avance comme conforme à ses intérêts. — Presque deux cents ans plus tard nous trouvons la doctrine du libre arbitre exposée avec détail par Némésius, dans son ouvrage de Naturâ hominis (chap. 35, ad finem, et chap. 39-41). Le libre arbitre y est identifié sans plus ample discussion avec l’acte volontaire, ou le choix, et, en conséquence, exposé et défendu avec ardeur. Malgré cela, il y a déjà dans ce livre un pressentiment de la véritable question.

Mais le premier qui ait fait preuve d’une connaissance parfaitement adéquate de notre problème avec tout ce qui s’y rattache est le Père de l’Église Saint-Augustin, qui, par cette raison, quoiqu’il soit bien plutôt un théologien qu’un philosophe, mérite d’être pris en considération. toutefois nous le voyons aussitôt plongé dans un embarras remarquable, et livré en proie à une hésitation et à un doute qui le conduisent jusqu’à des inconséquences et à des contradictions, dans ses trois livres de libero arbitrio. Il ne veut pas, en effet, à l’exemple de Pelage, accorder à l’homme le libre arbitre, de crainte que le péché originel, la nécessité de la rédemption, et la libre élection à la grâce ne se trouvent ainsi supprimés, et qu’en même temps l’homme puisse par ses propres forces devenir juste et mériter le salut. Il donne même à entendre (Argumentum inlibros de lib. arb. ex Lib. I, c. 9, Retractationum desumtum) que sur ce point de doctrine (pour lequel Luther combattit si vivement plus tard), il en aurait dit encore davantage, si son livre n’avait pas été écrit avant l’hérésie de Pelage, contre laquelle il rédigea immédiatement son ouvrage De la nature et de la grâce. Il dit d’ailleurs (de lib, arb. III, 18) : « Si l’homme, étant autrement, serait bon, et qu’étant comme il est maintenant, il ne le soit pas, et qu’il se trouve dans l’impuissance de l’être, soit en ne voyant pas comment il devrait être, soit en le voyant sans le pouvoir devenir, [qui peut douter qu’un tel état ne soit pas une peine et un châtiment[5] ?] » Plus loin : « On ne doit point s’étonner que l’ignorance l'empêche d’avoir une volonté libre pour choisir le bien, ni que par la résistance habituelle de la chair, dont les forces et les révoltes se sont en quelque façon naturellement accrues par la succession des temps, et des hommes sujets à la mort[6], il voie ce qu’il faudrait faire, et qu’il le veuille sans le pouvoir accomplir. » Et dans l’argument précité : « Si donc la volonté même n’est délivrée par le secours de Dieu de la servitude qui la fait devenir esclave du péché, et si elle n’est aidée pour vaincre les vices, les hommes mortels ne peuvent vivre ni avec justice ni avec piété. » D’autre part cependant trois motifs le sollicitaient à défendre le libre arbitre :

1° Son opposition envers les Manichéens, contre lesquels les trois livres sur le libre arbitre sont expressément dirigés, parce qu’ils niaient le libre arbitre et admettaient une autre source du mal moral et du mal physique. (Le principe du mal, Hylé). C’est à eux qu’il fait déjà allusion dans le dernier chapitre du livre de animæ quantitate ; « L’âme a reçu en don le libre arbitre, et ceux qui essaient de le lui contester par des raisons frivoles (nugatoriis) sont tout à fait aveugles. »

2° L’illusion naturelle, dont nous avons dévoilé l’origine, et par l’effet de laquelle le témoignage de la conscience « je peux faire ce que je veux » est considéré comme l’affirmation du libre arbitre, et le volontaire confondu avec le libre (V. De lib. arb. 1, 12) : « Car qu’y-a-t-il de plus au pouvoir de la volonté que la volonté elle-même ? »

3° La nécessité de mettre en harmonie la responsabilité morale de l’homme avec la justice de Dieu. En effet, la pénétration d’esprit de St.-Augustin n’a pas laissée inaperçue une très-haute question, si difficile à résoudre que tous les philosophes postérieurs, à ce que je sache, trois seulement exceptés (que nous allons pour cela même considérer tout à l’heure de plus près), ont préféré tourner autour d’elle sans bruit, comme si elle n’existait pas. St.-Augustin, au contraire, avec une noble franchise, l’énonce sans détour dès les premiers mots de son livre de libero arbitrio : « Dis-moi ; je te prie. Dieu n’est-il pas l’auteur du mal ? » Et bientôt, d’une façon plus explicite dans le second chapitre : « Puisque nous croyons que Dieu est le principe de tous les êtres, et que néanmoins il n’est pas l’auteur du péché, notre esprit a quelque peine à comprendre comment il se peut faire que les péchés étant commis par les âmes, et ces âmes étant créées par Dieu, ces péchés ne lui soient pas immédiatement rapportés comme à leur principe. » À cela, l’interlocuteur (Évode) répond : « Vous venez de dire précisément ce qui m’embarrasse quand j’approfondis cette matière. » — Cette difficulté si sérieuse a été reprise de nouveau par Luther, et mise en lumière par lui avec toute la fougue de son éloquence (De servo arbitrio. p. 144) : « Que Dieu, par sa propre liberté, doive nous imposer à nous la nécessité, c’est ce que la raison naturelle elle-même nous force d’avouer. — Si l’on accorde à Dieu la prescience et la toute-puissance, il suit naturellement, par une conséquence irréfragable, que nous ne sommes pas créés par nous-mêmes, que nous ne vivons ni n’agissons en rien, si ce n’est par sa toute-puissance… La prescience et la toute-puissance divine sont dans une opposition diamétrale avec notre libre arbitre… Tous les hommes sont forcés d’admettre, par une conséquence inévitable, que nous n’existons pas par notre volonté, mais par la nécessité ; de même que nous n agissons point à notre gré, en vertu d’un libre arbitre qui serait en nous, mais que Dieu a tout prévu et qu’il nous mène par un conseil et une vertu infaillible et immuable, etc. »

Au commencement du 17e siècle, nous rencontrons Vanini, qui est tout à fait pénétré de la même opinion. Elle est le principe et l’âme de sa révolte continuelle contre le Théisme, bien que, par égard pour l’esprit de son époque, il ait dû la dissimuler avec le plus de ménagements possibles. À chaque occasion il y revient, et ne se lasse pas de l’exposer sous les aspects les plus divers. Par exemple, dans son Amphithéâtre de l’éternelle Providence, (exercice 16) il dit : « Si Dieu veut le mal il le fait, car il est écrit : Il a fait tout ce qu'il a voulu. S’il ne le veut pas, comme il n’en a pas moins lieu, il faut dire de Dieu, ou qu’il est imprévoyant ou impuissant, ou cruel, puisqu’il ne sait ou qu’il ne peut pas réaliser sa volonté, ou qu’il néglige de le faire. Mais les philosophes repoussent cette doctrine sans difficulté, car ils disent que si Dieu ne voulait pas d’actions impies en ce monde, il lui suffirait assurément d’un seul mouvement de tête pour anéantir tout le mal jusqu’aux confins du monde. Qui de nous, en effet, pourrait résister à sa volonté ? Comment donc le mal se commet-il malgré lui, quand lui-même donne aux coupables les forces nécessaires ? Et encore, si l’homme pêche malgré la volonté divine, Dieu sera donc inférieur à l’homme qui le combat et lui résiste ? De là, ils concluent que le monde est tel que Dieu le désire, et qu’il serait meilleur, si Dieu le voulait meilleur. » — Et dans l’exercice 44 : « L’instrument agit toujours d’après la direction que lui donne son principal agent : or, puisque notre volonté dans ses actes n’est qu’un instrument, et que Dieu est l’agent principal, il suit que Dieu est responsable des erreurs de notre volonté… Notre volonté relève entièrement de Dieu pour la substance ; il faut tout rapporter à Dieu, qui a fait ainsi la volonté, et qui la met en mouvement. » Plus loin encore : « Puisque l’essence et le mouvement de la volonté viennent de Dieu, il faut imputer à Dieu toutes les opérations de la volonté, bonnes ou mauvaises, puisqu’elle n’est qu’un instrument dans ses mains[7]. »

Mais il faut, en lisant Vanini, avoir toujours présent à l’esprit qu’il se sert perpétuellement d’un artifice consistant à mettre dans la bouche d’un contradicteur, comme un sujet d’horreur et de dégoût contre lequel il s’insurge, ses véritables opinions, et à faire parler ce contradicteur de la façon la plus convaincante et la plus solide ; par contre, à lui présenter, comme réfutation, des objections frivoles et des arguments boiteux ; après quoi il fait semblant de conclure d’un air triomphant, tanquam re benè gesta, comptant sur la malignité et la pénétration du lecteur. Par cette ruse il a même trompé la savante Sorbonne, qui, prenant toutes ses hardiesses pour de l’or en barres, apposa naïvement son permis d’imprimer sur des ouvrages athées. D’autant plus douce fut la joie de ces docteurs, lorsque, trois ans plus tard, ils le virent brûler vif, après qu’on lui eût préalablement coupé cette langue qui avait blasphémé contre Dieu. On sait à la vérité que c’est là le seul argument puissant des théologiens, et depuis qu’on les en a privés, les choses marchent pour eux tout à fait à reculons[8].

Parmi les philosophes dans le sens plus étroit du mot, Hume est, si je ne me trompe, le premier qui n’ait pas essayé d’éluder la grave difficulté soulevée d’abord par saint-Augustin ; au contraire (sans toutefois penser ni à St.-Augustin, ni à Luther, encore moins à Vanini), il l’expose ouvertement dans son Essai sur la liberté et la nécessité, où il s’exprime ainsi (ad finem) : « Le dernier auteur de toutes nos volitions est le créateur du monde, qui le premier imprima le mouvement à cette immense machine, et plaça tous les êtres dans cette position particulière d’où tout événement subséquent devait résulter par une nécessité inévitable. Les actions humaines peuvent donc ou bien ne renfermer aucune malice, comme procédant d’une cause si parfaite, ou si elles en renferment, elles doivent envelopper notre créateur dans le blâme qu’elles méritent, puisqu’on reconnaît qu’il en est la cause dernière et le véritable auteur. Car de même qu’un homme, qui a mis le feu à une mine, est responsable de toutes les conséquences de cet acte, que la traînée de poudre soit longue ou courte, — de même partout où se trouve une chaîne continue de modifications nécessaires, l'Être, fini ou infini, qui a produit la première doit être également regardé comme Fauteur de toutes les autres. » Il fait un essai pour résoudre cette difficulté, mais il avoue en terminant qu’il la considère comme insurmontable.

Kant lui-même, indépendamment de ses prédécesseurs, se heurte à cette pierre de la difficulté, dans la Critique de la raison pratique, p. 180 et suivantes de la 4e édition, et p. 232 de l'édition Rosenkranz : « Il semble nécessaire, aussitôt qu’on admet Dieu comme cause première universelle, d’accorder qu’il est la cause de l’existence de la substance même. Dès lors les actions de l’homme ont leur cause déterminante en quelque chose qui est tout à fait hors de son pouvoir, c’est-à-dire dans la causalité d’un être suprême distinct de lui, de qui dépend absolument son existence, et toutes les déterminations de sa causalité…… L’homme serait comme une marionnette ou comme un automate de Vaucanson, construit et mis en mouvement par le suprême ouvrier, que la conscience de lui-même en ferait sans doute un automate pensant ; mais il serait la dupe d’une illusion, en prenant pour la liberté la spontanéité dont il aurait conscience, car celle-ci ne mériterait ce nom que relativement, puisque, si les causes prochaines qui le mettraient en mouvement, et toute la série des causes, en remontant à leurs causes déterminantes, étaient intérieures, la cause dernière et suprême devait être placée dans une main étrangère[9]. »

Il s’efforce de lever cette grave difficulté en faisant intervenir la distinction entre la chose en soi et le phénomène : mais il est si évident que cette distinction ne change rien au fond de la difficulté, que je suis convaincu qu’il ne l’a nullement prise lui-même pour une solution sérieuse. Lui-même d’ailleurs en confesse l’insuffisance, p. 184, et il ajoute : « Mais je demande si toute autre explication que l’on a tentée ou que Ton pourra essayer dans la suite, est plus facile et plus aisée à comprendre ? On dirait plutôt que les docteurs dogmatiques de la métaphysique ont cherché à prouver leur subtilité plus que leur sincérité, en éloignant autant que possible de nos yeux ce point difficile, dans l’espérance que s’ils n’en parlaient pas du tout, il se pourrait que personne n’y songeât. »

Après avoir ainsi rapproché les témoignages de penseurs si différents, qui pourtant disent tous la même chose, je reviens à notre Père de l’Église. Les raisons par lesquelles saint-Augustin espère écarter la difficulté dont il a déjà pressenti toute la gravité sont théologiques, non philosophiques, et par conséquent n’ont pas une valeur absolue. L’appui de ces mêmes raisons est, comme je l’ai dit plus haut, le troisième motif pour lequel il cherche à défendre la doctrine d’un libre arbitre accordé par Dieu à l’homme. L’hypothèse d’une pareille liberté, s’interposant entre le créateur et les péchés de sa créature, serait véritablement suffisante pour résoudre toute la difficulté ; à la condition toutefois que cette conception, si facile à affirmer en paroles et satisfaisante peut-être pour une pensée qui ne va pas beaucoup plus loin que les mots, pût du moins, quand on la soumet à un examen plus sérieux et plus profond, rester intelligible (pensable). Or comment peut-on se figurer qu’un être dont toute l’existence et toute l’essence sont l’ouvrage d’un autre puisse cependant se déterminer lui-même dès l’origine et dans le principe, et par conséquent être responsable de ses actes ? Le principe operari sequitur esse, c’est-à-dire que les actions de chaque être sont des conséquences nécessaires de son essence, détruit cette supposition, mais lui-même il est inébranlable. Si un homme agit perversement, cela résulte de ce qu’il est pervers. À ce principe se rattache encore le corollaire ergo unde esse, inde operari, (d’où vient l’essence, de là vient aussi l’action.) Que dirait-on de l’horloger qui s’irriterait contre sa montre parce qu’elle marche mal ? Quelque désir que l’on éprouve de faire de la volonté une tabula rasa, on ne pourra cependant pas s’empocher d’avouer, que si, de deux hommes, l’un suit par hasard une façon d’agir entièrement opposée à celle de l’autre, au point de vue moral, cette différence, qui doit évidemment provenir de quelque chose, a sa raison d’être soit dans les circonstances extérieures, (auquel cas il est évident que la faute n’est pas imputable à l’homme), soit dans une différence originelle entre leurs volontés mêmes, et alors le mérite ou le démérite ne saurait leur être attribué, si tout leur être et toute leur substance sont l’œuvre d’autrui. Après que les grands hommes dont nous avons invoqué le témoignage se sont vainement efforcés de sortir de ce labyrinthe par quelque issue, j’avoue volontiers à mon tour que penser à la responsabilité morale de la volonté humaine sans admettre en principe l’aséité de l’homme, est une chose qui dépasse ma puissance de conception. C’est sans doute le sentiment de la même impossibilité qui a dicté à Spinoza les définitions 7 et 8 par lesquels débute son Éthique : « Une chose est libre quand elle existe par la seule nécessité de sa nature et n’est déterminée à agir que par soimême ; une chose est nécessaire ou plutôt contrainte quand elle est déterminée par une autre chose à exister et à agir suivant une certaine loi déterminée. » (Traduction d’Émile Saisset.)

Si en effet une mauvaise action provient de la nature, c’est-à-dire de la constitution innée de l’homme, la faute en est évidemment à l’auteur de cette nature. C’est pour échapper à cette conséquence qu’on a inventé le libre arbitre. Mais en admettant celui-ci il n’est absolument pas possible de concevoir d’où une mauvaise action puisse provenir ; parce qu’au fond il n’est qu’une qualité négative, et implique seulement que rien n’oblige ou n’empêche l’homme d’agir de telle ou telle façon. Mais alors il faut renoncer absolument à expliquer quelle est la source dernière d’où découle l’action, puisqu’on ne veut pas la faire dériver de la nature innée ni de la nature acquise de l’homme, ce qui ferait retomber la faute sur son créateur ; ni des circonstances extérieures seules, car alors on pourrait l’attribuer au hasard, l’homme restant innocent dans les deux hypothèses, — tandis qu’on le rend pourtant responsable. L’image naturelle d’une volonté libre est une balance non chargée ; elle se tient immobile, et ne sortira jamais de son état d’équilibre à moins qu’on ne place quelque objet dans un de ses plateaux. Comme la balance est incapable de se mettre d’elle-même en mouvement, de même la libre volonté ne peut pas tirer de son propre fonds la moindre action ; et cela, en vertu du principe que rien ne se fait de rien. La balance doit-elle s’incliner d’un côté ? il faut qu’un corps étranger soit placé sur un des plateaux, et c’est ce corps qui sera ensuite la cause du mouvement. Pareillement toute action humaine doit être produite par quelque chose, qui agisse d’une façon positive, et soit quelque chose de plus que cette qualité toute négative de la liberté. Mais ceci ne peut s’expliquer que de deux manières : ou bien les motifs, c’est-à-dire les circonstances extérieures, produisent l’action par eux-mêmes : et alors il est évident que l’homme n’est pas responsable (il faudrait aussi, dans cette hypothèse, que tous les hommes agissent exactement de même dans les mêmes circonstances) ; ou bien l’action provient de la réceptivité (accessibilité) de l’homme pour tels ou tels motifs, c’est-à-dire du caractère inné, des tendances originellement existantes, qui peuvent différer d’individu à individu, et d’après lesquelles les motifs exercent leur action. Mais alors l’hypothèse du libre arbitre disparaît, parce que ces tendances représentent précisément le poids placé sur le plateau de la balance. La responsabilité de nos fautes retombe sur celui qui a mis en nous ces penchants, c’est-à-dire sur celui dont l’homme, avec les instincts primitifs de sa nature, est l'ouvrage. Donc la condition indispensable de la responsabilité morale de l’homme est son aséité, c’est-à-dire, qu’il soit lui-même son propre ouvrage[10].

Toutes les considérations exposées précédemment sur cette épineuse question font concevoir quelles immenses conséquences sont attachées à la croyance au libre arbitre, qui creuse un abîme sans fond entre le créateur et les péchés de sa créature. Aussi n’est-il pas surprenant que les théologiens adhèrent si obstinément à cette doctrine, et que leurs humbles serviteurs et défenseurs[11], les professeurs de philosophie, les appuient avec tant d’ardeur et un si profond sentiment de leurs devoirs envers eux, que, sourds et aveugles en présence des dénégations les plus concluantes des grands penseurs, ils soutiennent le libre arbitre et combattent pour lui, comme pro aris et focis.

Mais pour terminer enfin mon examen de l’opinion de saint Augustin, je dirai qu’elle peut se réduire à ceci, que l'homme n’a eu un libre arbitre absolu qu’avant sa chute, mais que depuis, devenu la proie du péché, il n’a plus à espérer son salut que de la prédestination et de la rédemption, — ce qui s’appelle parler en vrai Père de l’Église.

Cependant, grâce à saint-Augustin et à la dispute entre les Manichéens et les Pélasgiens, la philosophie est enfin parvenue à se faire une idée nette et exacte de notre problème. Dès lors, les travaux de la scholastique lui donnèrent de jour en jour plus de précision : le sophisme de Buridan et le passage cité du Dante en sont des témoignages. — Mais le premier qui toucha au cœur même de la question est, à ce qu'il me semble, Thomas Hobbes, qui publia en 1656 un ouvrage spécial sur ce sujet, intitulé : Quœstiones de liberiate et necessitate, contrà Doctorem Branhallum : ce livre est rare aujourd’hui. Il se trouve transcrit en anglais dans les Œuvres morales et politiques de Th. Hobbes (1 vol. in-folio, Londres, 1750, p. 469, et sq). J’en extrais le passage capital que l'on va lire (p. 483) :

« (6) Rien ne tire son origine de soi-même, mais de l’action de quelque autre agent immédiat. Donc, lorsque pour la première fois l’appétit ou la volonté[12] d’un homme se porte vers quelque chose, pour laquelle il n’éprouvait précédemment ni appétit ni volonté ; la cause de ce mouvement de la volonté n’est pas la volonté même, mais quelque autre chose qui n’est pas en sa puissance. Donc, puisqu’il est hors de doute que la volonté est la cause nécessitante des actes volontaires, et que d’après ce que je viens de dire la volonté est nécessairement causée par d’autres choses indépendantes d’elle ; il s’ensuit que tous les actes volontaires ont des causes nécessaires, et par suite sont nécessités.

(7) Je considère comme une cause suffisante celle à qui il ne manque rien qui soit nécessaire à la production de l'effet. Une telle cause est aussi une cause nécessaire : car, s’il était possible qu’une cause suffisante ne produisît pas l'effet, alors il lui manquerait quelque chose de ce qu’il faut pour le produire ; en ce cas elle ne serait donc pas suffisante. Mais s’il est impossible qu’une cause suffisante ne produise pas son effet, alors une cause suffisante est aussi une cause nécessaire. D’où il est manifeste que tout ce qui est produit, est produit nécessairement. Car toute chose qui est produite a eu une cause suffisante, sans quoi elle n’aurait pas été produite : et c’est pourquoi aussi les actions volontaires sont nécessitées.

(8) La définition ordinaire d’un agent libre[13] implique une contradiction, et n’a pas de sens (is nonsense) ; car c’est comme si l’on disait qu’une cause peut être suffisante, c’est-à-dire nécessitante, et cependant que l’effet ne suivra pas.

P. 485. — « Tout événement, quelque contingent qu’il puisse sembler ou quelque volontaire qu’il puisse être, est produit nécessairement[14]. »

Dans son fameux livre de Civé, c. 1, § 7, il dit : « Tout homme est porté à rechercher ce qui lui est utile, et à fuir ce qui lui est nuisible, mais surtout le plus grand des maux naturels, la mort ; et cela par une nécessité naturelle non moins rigoureuse que celle qui entraîne la pierre dans sa chute. »

Aussitôt après Hobbes nous voyons Spinoza, qui est imbu de la même conviction. Pour caractériser son opinion à ce sujet, quelques citations seront suffisantes :

Eth., Pars 1, propos. 32. La volonté ne peut être appelée cause libre, mais seulement cause nécessaire. — Corol. II Car la volonté, comme toute chose, demande une cause qui la détermine à exister et à agir d’une manière donnée.

Ibid., Pars II, dernier scholie. Quant à la quatrième objection (le sophisme de Buridan), j’ai à dire que j’accorde parfaitement qu’un homme, placé dans cet équilibre absolu qu’on suppose (c’est-à-dire qui, n’ayant d’autre appétit que la faim et la soif, ne perçoit que deux objets, la nourriture et la boisson, également éloignés de lui) ; j’accorde, dis-je, que cet homme périrait de faim et de soif.

Ibid., P. III, propos. 2, Scholie. Les décisions de l’âme naissent en elle avec la même nécessité que les idées des choses qui existent actuellement. Et tout ce que je puis dire à ceux qui croient qu’ils peuvent parler, se taire, en un mot agir en vertu d’une libre décision de l’âme, c’est qu’ils rêvent les yeux ouverts.

Lettre 62. Toute chose est déterminée nécessairement par une cause extérieure, à exister et à agir suivant une certaine loi. Exemple : Une pierre soumise à l’impulsion d’une cause extérieure en reçoit une certaine quantité de mouvement en vertu de laquelle elle continue de se mouvoir, même quand la cause motrice a cessé d’agir. Concevez maintenant que cette pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, soit capable de penser, et de savoir qu’elle s’efforce, autant qu’elle peut, de continuer de se mouvoir. Il est clair qu’ayant ainsi conscience de son effort, et n’étant nullement indifférente entre le repos et le mouvement, elle se croira parfaitement libre et sera convaincue qu’il n’y a pas d’autre cause que sa volonté propre qui la fasse persévérer dans le mouvement. Voilà cette liberté humaine dont tous les hommes sont si fiers. Au fond, elle consiste en ce qu’ils connaissent leurs appétits par la conscience, mais ignorent les causes extérieures qui les déterminent……… J’ai suffisamment expliqué par là mon sentiment touchant la nécessité libre et la nécessité de contrainte, ainsi que la prétendue liberté des hommes[15]. »

Une circonstance à noter est que Spinoza n’est arrivé à cette opinion que dans les dernières années de sa vie, c’est-à-dire après avoir passé la quarantaine (1672), tandis que plus tôt, en l’année 1665, comme il était cartésien, il avait soutenu avec décision et vivacité la doctrine opposée, dans ses Cogitatis metaphysicis, c. 12, et avait même dit, à propos du sophisme de Buridan, et en contradiction directe avec le dernier scholie de la seconde partie, que je viens de citer : « Si nous supposons un homme à la place de l'âne dans une telle position d’équilibre, cet homme devra être considéré non comme une chose pensante, mais comme le plus vil des ânes, s’il meurt de faim et de soif. » — J’aurai dans la suite à enregistrer le même revirement d’opinion de la part de deux grands hommes, preuve nouvelle que ce problème, pour être bien compris, exige des efforts sérieux et une grande pénétration.

Hume, dans son Essai sur la liberté et la nécessité, dont j’ai cité plus haut quelques lignes, s’exprime avec la conviction la plus lumineuse de la nécessité des volitions individuelles, les motifs étant donnés, et il l’expose de la façon la plus nette et avec cette largeur de vues qui lui est particulière, « Ainsi il apparaît, dit-il, que la connexion entre les motifs et les actes volontaires est aussi régulière et aussi uniforme que la connexion entre les motifs et l’effet dans toute autre partie de la nature. » Et plus loin : « Il semble presque impossible, par conséquent, de s’engager dans aucune science ni dans des actions d’aucune sorte, sans reconnaître expressément la doctrine de la nécessité, et cette liaison intime entre les motifs et les actes volontaires, entre le caractère et la conduite de chacun. »

Mais aucun écrivain n’a exposé la nécessité des volitions d’une manière aussi complète et aussi convaincante que Priestley, dans l’ouvrage qu’il a exclusivement consacré à ce sujet : La doctrine de la nécessité philosophique. Celui que ne persuade pas ce livre, écrit dans un style clair et intelligible, doit avoir l’esprit véritablement paralysé par les préjugés. Pour en résumer les conclusions, j’ajouterai ici quelques extraits, que je cite d’après la seconde édition, Birmingham, 1782 :

Préface, P. XX. Il n’y a pas d’absurdité plus évidente pour mon intelligence que la notion de la liberté philosophique. — P. 26. Sans un miracle, ou l’intervention de quelque cause étrangère, nulle volition ni action d’aucun homme n’aurait pu être autrement qu’elle n’a été. — P. 37. Quoiqu’une inclination ou une affection quelconque de l’esprit soit une force qui diffère de la pesanteur, elle m’influence et agit sur moi avec autant de nécessité et de certitude que cette dernière force agit sur une pierre. — P. 43. Dire que la volonté se détermine elle-même, ne représente absolument aucune idée, ou plutôt implique une absurdité, à savoir qu’une détermination, qui est un effet, puisse se produire sans aucune espèce de cause. Car en dehors de toutes les choses qui tombent sous l’appellation commune de motifs, il ne reste vraiment rien du tout, qui puisse produire la détermination. Qu’un homme se serve de tous les mots qu’il voudra, il ne peut pas mieux concevoir comment nous pouvons parfois être déterminés par des motifs et parfois sans motifs, qu’il ne peut se figurer une balance que tantôt des poids forcent à s’incliner, et qui tantôt s’incline par l’effet d’une espèce de substance qui n’a aucune espèce de poids, et qui, par suite, quelle qu’elle puisse être en elle-même, n’est absolument rien par rapport à la balance. — P. 66. Dans la vraie langue philosophique, le motif devrait être appelé la cause propre de l’action. Il l’est tout autant qu’aucune autre chose dans la nature est la cause d’un phénomène quelconque. — P. 84. Il ne sera jamais en notre pouvoir de choisir entre deux résolutions, quand toutes les circonstance» antérieures seront identiques. — P. 90. Un homme, il est vrai, lorsqu’il se reproche à lui-même quelque action particulière dans sa conduite passée, peut s’imaginer que, s’il se retrouvait dans le même cas, il agirait d’une façon différente. Mais c’est là une illusion pure ; et s’il s’examine lui-même strictement en tenant compte de toutes les circonstances, il peut se convaincre qu’avec la même disposition d’esprit, avec précisément la même vue des choses qu’il avait alors (abstraction faite de toute autre lumière que la réflexion peut lui avoir fournie depuis), il n’aurait pas pu agir autrement qu’il ne l’a fait. — P. 287. Bref, il n’y a ici possibilité de choisir qu’entre la doctrine de la nécessité ou l’absurdité la plus complète (absolute nonsense). »

Or il faut remarquer qu’il en a été de Priestley exactement comme de Spinoza, comme encore d’un autre très-grand homme dont je parlerai tout à l’heure. Priestley dit en effet dans la préface de la première édition, p. XXVII : « Toutefois, je ne me convertis pas aisément à la doctrine de la nécessité. Comme le docteur Hartley lui-même, je renonçai à ma liberté avec bien de la peine, et dans une longue correspondance, que j’entretins jadis sur ce sujet, j’ai soutenu avec opiniâtreté la doctrine de la liberté, sans céder le moindrement aux arguments que l’on m’objectait alors. »

Le troisième grand homme qui passa par les mêmes alternatives est Voltaire ; il nous l’apprend lui-même avec cette grâce et cette naïveté qui n’appartiennent qu’à lui. Dans son Traité de Métaphysique (chap. 7), il avait défendu longuement et avec vivacité la vieille doctrine du libre arbitre. Mais dans un ouvrage écrit plus de quarante ans après. Le Philosophe ignorant, il proclame la nécessité rigoureuse des volitions, au chapitre XIII, qu’il termine ainsi : « Archimède est également nécessité de rester dans sa chambre, quand on l’y enferme, et quand il est si fortement occupé d’un problème qu’il ne reçoit pas l’idée d’en sortir :

Ducunt volentem fata, nolentem trahunt (Sénèque).

L’ignorant qui pense ainsi n’a pas toujours pensé de même, mais il est enfin contraint de se rendre. » Dans le livre suivant : Le principe d’ac- tion, il dit (chap. 13) : « Une boule qui en pousse une autre, un chien de chasse qui court nécessairement et volontairement après un cerf, ce cerf qui franchit un fossé immense avec non moins de nécessité et de volonté : tout cela n’est pas plus invinciblement déterminé que nous le sommes à tout ce que nous faisons. »

N’y a-t-il pas, dans le spectacle de cette triple conversion de trois esprits si supérieurs, de quoi étonner tout homme qui entreprend de combattre des vérités aujourd’hui solidement établies, au nom du témoignage du sens intime : « Et pourtant je peux faire ce que je veux ! » témoignage qui, à la vérité, n’a rien du tout à voir dans la question.

Après de tels exemples, nous ne devons pas être surpris que Kant ait admis la nécessité des manifestations du caractère empirique sous l’influence des motifs, comme une chose entendue à l’avance pour lui-même et pour tout le monde, et ne se soit pas attardé à en donner une nouvelle démonstration. Ses Idées pour une histoire universelle commencent par ces mots : « Quelque notion que l’on puisse se faire du libre arbitre au point de vue de la métaphysique, il est cependant hors de doute que les manifestations de cette puissance, à savoir les actions humaines, sont, aussi bien que tous les autres phénomènes de la nature, déterminées par des lois naturelles générales. » — Dans la Critique de la Raison pure, (P. 548 de la 1er ou P. 557 de la 5e édition), il s’exprime ainsi :

« Le caractère empirique devant être, comme effet, dérivé des phénomènes et de leur règle, donnée par l’expérience, toutes les actions de l’homme dans le phénomène sont donc déterminées suivant l'ordre physique par son caractère empirique et par d’autres causes concomitantes : et si nous pouvions pénétrer jusqu’au fond tous les phénomènes de son arbitre, il n’y aurait pas une seule action humaine qu’on ne pût certainement prédire et connaître comme nécessaire, en partant de ses conditions antérieures. Sous le rapport empirique, il n’y a donc aucune liberté, et ce n’est cependant que suivant ce caractère que nous pouvons considérer l’homme, lorsque nous voulons observer seulement, et que nous voulons scruter physiologiquement les causes déterminantes de ses actions, comme cela se pratique dans l’anthropologie[16]. » Dans le même ouvrage, p. 798 de la 1er édition ou p. 826 de la cinquième, il dit : « La volonté peut aussi être libre, mais uniquement en ce qui concerne la cause intelligible de notre vouloir ; car pour ce qui est des phénomènes, des expressions de cette volonté, c’est-à-dire des actions, nous ne pouvons pas les expliquer autrement que comme le reste des phénomènes de la nature, c’est-à-dire d’après leurs lois immuables, suivant une inviolable maxime fondamentale, sans laquelle il est impossible de faire aucun usage de notre raison dans Tordre empirique[17]. »

Et ailleurs encore dans la Critique de la Raison pratique (P. 166 de la 4e édition, ou P. 230 de l’édition Rosenkranz) : « On peut accorder que, s’il nous était possible de pénétrer l’âme d’un homme, telle qu’elle se révèle par des actes aussi bien internes qu’externes, assez profondément pour connaître tous les mobiles, même les plus légers, qui peuvent la déterminer, et de tenir compte en même temps de toutes les occasions extérieures qui peuvent agir sur elle, nous pourrions calculer la conduite future de cet homme avec autant de certitude qu’une éclipse de lune ou de soleil[18]. »

Mais ici il rattache sa doctrine de la coexistence de la liberté et de la nécessité, grâce à la distinction entre le caractère intelligible et le caractère empirique, doctrine sur laquelle je me propose de revenir plus bas, parce que j’y souscris sans réserve. Kant l’a exposée deux fois, une première dans la Critique de la Raison pure (P. 531-553 de la 1er édition, ou 500-582 de la cinquième) ; et en second lieu, avec plus de clarté encore, dans la Critique de la Raison pratique (P. 169-179 de la 4e édition, ou P. 224-231 de l’édition Rosenkranz) : tout homme doit lire ces pages pensées avec une si éminente profondeur, s’il veut se faire une idée précise de la conciliation de la liberté humaine et de la nécessité [phénoménale] des actions.

Des productions de tous ces nobles et vénérables génies qui m’ont précédé, le travail présent se distingue jusqu’ici par deux points principaux. En premier lieu, sur l’indication de l’énoncé, j’ai soigneusement séparé dans mon analyse la perception intérieure de la volonté par la conscience de la perception externe des manifestations de celle-ci (volitions) ; puis je les ai examinées toutes deux chacune à part, ce qui m’a permis de signaler pour la première fois la source de l’illusion qui exerce une action irrésistible sur la plupart des hommes ; en second lieu, j’ai considéré la volonté dans ses rapports avec tout le reste de la nature, ce que personne n’avait fait avant moi ; et ce n’est qu’à l’aide des lumières que ces recherches m’ont fournies, que le sujet a pu être traité avec toute la solidité, toute la clarté, et toute la généralité méthodique dont il est susceptible.

Maintenant, encore quelques mots sur un certain nombre d’auteurs qui ont écrit après Kant, mais que je ne compte point cependant parmi mes précurseurs.

Schelling a publié une paraphrase explicative de la doctrine souverainement importante de Kant dont j’ai fait l’éloge plus haut, dans son Examen de la question du libre arbitre. (P. 465-471.) Cette paraphrase, par la vivacité de son coloris, peut servir, mieux que l’exposition solide mais un peu sèche de Kant, à rendre la question accessible à un grand nombre de lecteurs. Du reste il ne m’est pas permis de parler de ce travail sans avertir, par respect pour la vérité et pour Kant, que Schelling, en y exposant une des doctrines les plus importantes et les plus dignes d’admiration, je dirai même la plus profondément pensée de toutes les théories de Kant, ne déclare nulle part ouvertement que le fond au moins des idées qu’il développe appartient à Kant : bien plus, il s’exprime de telle sorte que la majeure partie des lecteurs, auxquels le contenu des ouvrages longs et difficiles du grand homme n’est pas exactement présent à l’esprit, doivent s’imaginer qu’ils ont sous les yeux les propres pensées de Schelling. Un exemple choisi entre beaucoup d’autres démontrera combien le résultat a été conforme à l’intention de l’auteur. Aujourd’hui encore un jeune professeur de philosophie à Halle, M. Erdmann, dit dans son livre intitulé l’Âme et le corps (p. 101) : « Quoique Leibniz, de même que Schelling dans sa dissertation sur la liberté, admette que l’âme se détermine avant le temps (extemporellement), etc. » Schelling est donc sur ce point à l’égard de Kant dans l’heureuse position d’Améric Vespuce par rapport à Colomb : la découverte faite par un autre se trouve signée de son nom. Il est juste de dire d’ailleurs que c’est là un fruit de sa sagacité et non point du hasard. Car il commence ainsi son chapitre, p. 465 : « C’est à l’idéalisme que revient le mérite d’avoir transporté la question de la liberté sur le terrain (du choix extemporel), etc., » et immédiatement après suit l’exposition des idées kantiennes. Ainsi, au lieu de nommer ici Kant, ce qui eût été conforme à la loyauté, il dit finement l’idéalisme ; mais sous cette expression équivoque chacun entendra la philosophie de Fichte et la première manière fichtienne de Schelling, et non pas la doctrine de Kant ; puisque celui-ci proteste contre l’appellation d’idéalisme donnée à sa philosophie, par exemple dans les Prolégomènes (p. 155 de redit. Rosenkranz), et a même ajouté à sa seconde édition de la Critique de la Raison pure, P. 274, une « Réfutation de l’idéalisme. » À la page suivante, Schelling glisse très-adroitement, dans une phrase incidente, les mots de « notion kantienne » de la liberté, apparemment pour fermer la bouche à ceux qui se sont déjà aperçus que c’est le trésor des idées de Kant que l’auteur débite fastueusement comme sa propre marchandise. Plus loin (p. 472), il dit encore, au mépris de toute vérité et de toute justice, que Kant ne s’est pas élevé en théorie jusqu’à ce nouveau point ce vue, etc. ; tandis que chacun peut constater avec évidence en relisant, comme j’ai conseillé de le faire, les deux immortels passages de Kant, que c’est précisément ce point de vue qui appartient originellement à Kant tout seul, et que, sans lui, mille intelligences de la force de Messieurs Fichte et Schelling n’auraient jamais été capables d’y atteindre. Comme j’avais à parler ici du travail de Schelling, je ne pouvais pas garder le silence sur ce point ; et je crois, en revendiquant pour Kant ce qui incontestablement n’appartient qu’à lui, n’avoir fait que remplir mon devoir envers ce grand maître de l’humanité, qui seul avec Gœthe est le légitime objet d’orgueil de la nation allemande, et cela surtout à une époque à laquelle peut s’appliquer tout particulièrement le mot de Gœthe :

« Le peuple des gamins est maître de la voie. »

Ajoutons que dans le même travail Schelling a mis tout aussi peu de pudeur à s’approprier les pensées et les expressions mêmes de Jacob Bœhme, sans avertir le lecteur de la source à laquelle il puisait.

En dehors de cette paraphrase des idées Kantiennes, les Considérations sur le libre arbitre ne contiennent rien d’instructif ou qui puisse nous donner des lumières nouvelles sur notre problème. C’est du reste ce qu’on peut prévoir dès le début en lisant la définition :« La liberté est le pouvoir de faire le bien ou le mal. » Une telle définition peut être bonne pour le catéchisme : mais en philosophie elle n’a pas de sens, et par suite elle ne peut conduire à rien. Car le bien et le mal sont loin d’être de ces notions simples (notiones simplices) qui, évidentes par elles-mêmes, n’ont besoin d’aucun commentaire, d’aucune définition précise, d’aucun fondement solide et rationnel. En somme, il n’y a qu’une petite partie de cette dissertation qui roule sur le libre arbitre : ce qu’on y trouve surtout, c’est la description minutieuse d’un Dieu avec lequel Monsieur le rédacteur (Verfasser) fait preuve d’une intime accointance, puisqu’il nous décrit même son origine ; il faut seulement regretter qu’il ne consacre pas un seul mot à nous apprendre par quels moyens il a formé cette liaison. Le commencement du livre est un tissu de sophismes, dont tout homme est capable de reconnaître la frivolité, pourvu qu’il ne se laisse pas éblouir par l’effronterie du ton avec lequel ils sont débités.

Depuis, et par l’effet même de cette production et d’autres semblables, on a vu s’introduire dans la philosophie allemande, au lieu de notions claires et de recherches loyalement poursuivies, « l’intuition intellectuelle » et « la pensée absolue ». Tromper, étourdir, mystifier, recourir à tous les tours d’adresse pour jeter de la poudre aux yeux du lecteur, est devenu la méthode universelle, et partout à l’attention qui examine les choses s’est substituée l’intention qui les préjuge[19]. Par cet ensemble de manœuvres, la philosophie, si l’on peut encore rappeler de ce nom, a dû nécessairement tomber par degrés de plus en plus bas jusqu’à ce qu’elle atteignit enfin le dernier degré de l’avilissement dans la personne de la créature ministérielle Hegel. Cet homme, pour anéantir de nouveau la liberté de la pensée conquise par Kant, osa transformer la philosophie, cette fille de la raison, cette mère future de la vérité, en un instrument des intrigues gouvernementales, de l’obscurantisme, et du jésuitisme protestant : mais pour dissimuler l’opprobre, et en même temps pour assurer le plus grand encrassement possible des intelligences, il jeta sur elle le voile du verbiage le plus creux et du galimatias le plus stupide qui ait jamais été entendu, du moins en dehors des maisons de fous[20].

En Angleterre ou en France, la philosophie est restée dans son ensemble presque au même point où ravalent laissée Locke et Condillac. Maine de Biran, que son éditeur, M. Cousin, appelle « le premier métaphysicien français de mon temps », se montre, dans ses Nouvelles considérations sur les rapports du physique et du moral ( publiées en 1834), partisan fanatique de la liberté d’indifférence, et il l’accepte comme une vérité qui l’entend tout à fait de soi. C’est ainsi que plusieurs des écrivains philosophiques plus récents de l’Allemagne : la liberté d’indifférence, déguisée sous le nom de « liberté morale », passe à leurs yeux pour la chose du monde la plus assurée, absolument comme si tous les grands hommes que j’ai nommés plus haut n’avaient jamais vécu. Ils déclarent que le libre arbitre nous est immédiatement prouvé par la conscience, et que le témoignage de celle-ci l’établit d’une façon si inébranlable, que tous les arguments qui le combattent ne peuvent être que des sophismes. Cette sereine confiance provient tout simplement de ceci, que ces braves gens ne savent même pas ce qu’est et ce que signifie le libre arbitre ; dans leur naïveté, ils n’entendent par ce mot que la souveraineté de la volonté sur les membres du corps, souveraineté que jamais un homme raisonnable na révoquée en doute, et dont la fameuse affirmation « je peux faire ce que je veux » est une expression précise. Ils s’imaginent de très-bonne foi que c’est là ce qui constitue le libre arbitre, et sont tout fiers de le voir ainsi au-dessus de toute controverse. Voilà l’état de naïveté et d’ignorance auquel, après un passé si glorieux, la philosophie hégélienne a ramené la pensée en Allemagne ! À la vérité on pourrait crier à des gens de cette espèce :

« N’êtes-vous pas comme les femmes, qui toujours,
« En reviennent à leur premier mot,
« Après qu’on leur a parlé raison pendant des heures ? »

Toutefois il faut dire que les motifs théologiques signalés plus haut peuvent exercer une secrète influence sur un bon nombre d’entre eux.

À leur suite, écoutons avec quelle avidité les écrivains qui s’occupent de médecine, de zoologie, d’histoire, de belles-lettres, saisissent aujourd’hui les moindres occasions de prôner la « liberté de l’homme, » la « liberté morale ! » Cela leur suffit pour se croire quelque chose. À la vérité, ils ne se laissent pas amener à donner des explications sur ces mots : mais si l’on pouvait sonder le fond de leurs idées, on trouverait que par leur liberté morale ils entendent, ou bien je ne sais quoi dénué de tout sens, ou bien notre bonne vieille liberté d’indifférence, sous quelque sublime phraséologie qu’ils puissent la déguiser, c’est-à-dire une notion de l’absurdité de laquelle on ne réussira peut-être jamais à convaincre le vulgaire, mais que du moins des savants devraient se garder d’affirmer avec tant de naïveté ! Aussi y a-t-il parmi eux quelques peureux, qui sont bien amusants : n’osant plus parler du libre arbitre, ils évitent ce mot et disent prétentieusement « la liberté de l’esprit » — et ils espèrent s’esquiver ainsi. Je vois le lecteur me demander d’un air intrigué : « Et qu’entendent-ils par là ? » Je suis heureusement en état de le lui dire : Rien, absolument rien : — si les mots en allemand signifient quelque chose, ce n’est là qu’une expression vague, à proprement parler privée de sens, sous le couvert de laquelle leur platitude et leur lâcheté s’efforcent de se dissimuler. Le mot « esprit », expression à la vérité tropologique, désigne pour tout le monde l'ensemble des facultés intellectuelles, par opposition à la volonté. Or ces facultés ne doivent nullement être libres dans leur exercice, mais se conformer toujours aux lois de la logique et de plus rester subordonnées à l’objet particulier qu’elles conçoivent et en harmonie avec lui, de sorte que leur conception soit pure, c’est-à-dire objective, et qu'il n'y ait jamais lieu de dire : Stat pro ratione voluntas. En somme, cet « esprit » qui aujourd’hui s'étale partout dans la littérature allemande, est un compagnon des plus suspects auquel il faut toujours demander son passeport quand on le rencontre. Son métier le plus habituel est de servir de masque à la pauvreté intellectuelle associée à la lâcheté. D’ailleurs le mot esprit (geist) est, comme on sait, parent du mot gaz, qui lui-même, dérivé de l’arabe et introduit dans nos vocabulaires par l’alchimie, signifie vapeur ou air, de même que spiritus τνεῦμα, animus, est parent d’ἀνεμος, vent[21]

Tel est, dans le monde philosophique et dans le monde savant, l’état actuel des intelligences au sujet du problème qui nous occupe, après tout ce qu’ont enseigné sur ce point tant de grands esprits dont nous venons de rappeler les noms ; ce qui permet de constater une fois de plus que non-seulement la nature, à toutes les époques, n’a produit qu’un nombre très-restreint de véritables penseurs, mais que ces penseurs eux-mêmes n’ont vécu que pour un très-petit nombre de leurs semblables. C’est pour cette raison que la folie et l’erreur règnent continuellement sur le monde[22].

Dans une question de morale, le témoignage des grands poètes est aussi d’un certain poids. Leurs

opinions ne se sont pas formées à la suite d’une étude systématique ; mais la nature humaine est ouverte à leurs pénétrants regards, et leurs yeux atteignent immédiatement à la vérité. — Dans Shakespeare (Measure for Measure, A. II, sc. II), Isabella demande au tyran Angelo la grâce de son frère condamné à mort :

angelo. Je ne veux pas lui pardonner.
isabella. Mais le pourriez-vous, si vous le vouliez ?
angelo. Songez que ce que je ne veux pas faire, je ne peux pas le faire.

Dans la Twelfth Night, A. 1, on lit :

Destin, montre ta force : nous ne disposons pas de nous-mêmes,
Ce qui est décrété doit être ; et je m’abandonne à l’événement.

Walter Scott aussi, ce grand connaisseur et ce grand peintre du cœur humain et de ses impulsions les plus secrètes, a mis en lumière cette profonde vérité, dans La source de St-Ronan, vol. 3. chap. 6. Il nous représente une pécheresse qui meurt dans le repentir, et qui essaie sur son lit de mort de soulager par des aveux sa conscience troublée : il lui prête entre autres les paroles suivantes : « Allez, et abandonnez-moi à mon destin. Je suis la plus détestable créature qui ait jamais vécu : détestable à moi-même, ce qui est le pire : car même dans ma pénitence il y a un secret murmure qui me dit que si je me trouvais de nouveau dans les mêmes circonstances qu’autrefois, je referais toutes les misérables actions que j’ai commises, et bien plus encore. Oh ! que Dieu me vienne en aide, pour écraser cette criminelle pensée ! »

Comme complément à cette poétique exposition, je citerai le fait suivant, qui lui est pour ainsi dire parallèle, et fournit en même temps une preuve très-convaincante à l’appui de la doctrine de l’invariabilité des caractères. Il a passé en 1845 du journal français la Presse dans le Times du 2 juillet 1845, d’où je le traduis[23]. Il a été publié sous ce titre : Une exécution militaire à Oran. « Le 24 mars un Espagnol du nom d’Aguilera, alias Gomez, avait été condamné à mort. Le jour avant l’exécution, il dit, dans une conversation avec son geôlier : « Je ne suis pas aussi coupable qu’on l’a prétendu : on m’accuse d’avoir commis trente meurtres, tandis que je n’en ai commis que vingt-six. Dès mon enfance j’eus la soif du sang : quand j’avais sept ans et demi, je poignardai un enfant. J’ai assassiné une femme enceinte, et plus tard un officier espagnol, en suite de quoi je me vis forcé de m’enfuir d’Espagne. Je me suis réfugié en France, où j’ai commis deux crimes avant d’entrer dans la légion étrangère. De tous mes crimes, celui que je regrette le plus est le suivant : en 1841 je fis prisonnier, à la tête de ma compagnie, un commissaire-général, escorté d’un sergent, d’un caporal et de sept hommes : je les fis tous décapiter. La mort de ces gens pèse sur moi : je les vois dans mes rêves, et demain je les verrai dans les soldats envoyés pour me fusiller. Et néanmoins, si je recouvrais ma liberté, j’en assassinerais d’autres encore. »

Le passage suivant, tiré l’Iphigénie de Gœthe, peut encore être rappelé avec avantage ici :

arcas. Car tu n'as pas fait cas de mon fidèle conseil.
iphigénie. Ce que j’ai pu faire, je l’ai fait volontiers.
arcas. Il est temps encore de changer d’avis.
iphigénie. Cela n’est plus en notre pouvoir[24].

Terminons en citant un passage célèbre du Wallenstein de Schiller, où notre vérité fondamentale se trouve également exprimée avec éclat[25] :

« Les actions et les pensées humaines, sachez-le,
Ne sont pas semblables aux vagues de la mer emportées par un mouvement aveugle.
L’intérieur de l’homme, image abrégée du monde extérieur, est
La source profonde d’où elles jaillissent éternellement.
Elles se produisent nécessairement, comme le fruit de l’arbre.
Et les jeux du hasard ne sauraient les changer.
Quand j’ai étudié les parties les plus intimes de l’homme
Je connais aussi et ses volontés et ses actions. »

  1. Traduction de M. de Genoude.
  2. Le De Servo Arbitno, auquel Érasme de Rotterdam répondit par un ouvrage plein de verve (De Libero Arbitrio) a été publié pour la première fois à Wittemberg, 1545-1559. Il n’a jamais été traduit en français. Nous pensons que nos lecteurs nous sauront gré de leur donner un échantillon de la langue si vigoureuse, quoique souvent barbare, du Réformateur : Quare simul in omnium cordibus scriptum invenitur, liberum arbitrium nihil esse, licet obscuretur tot disputationibus contrariis et tantâ tot virorum auctoritate, — Hoc loco admonitos velim liberi arbitrii tutores, ut sciant, sese esse abnegatores Christi, dum asserunt liberum arbitrium. — Contra liberum arbitrium pugnabant scripturœ testimonia, quotquot de Christo loquuntur. At ea sunt innumerabilia, immo tota scriptura. Ideo, si scripturâ judice causam agimus, omnibus modis vicero, ut ne iota unum aut apex sit reliquus, qui non damnet dogma liberi arbitrii.
  3. Η γὰρ οὖ ένεϰα μία τῶν αἰτίων ὲστὶν. On connaît la distinction péripatéticienne entre les causes efficientes finales, matérielles et formelles.
  4. C’est dans cet auteur également que Schopenhauer avait trouvé la première expression de la vérité sur laquelle il insiste tant, la subordination de l’intelligence à la volonté : « αί γάρ λόγιϰαι δυνάμεις τοῦ βούλεσθαι διαϰόνοι τεφύϰασι. » (Les facultés rationnelles sont, de leur nature, soumises à la volonté). — V. Ribot, p. 73.
  5. Traduct. Fr. de Villafore, Paris, 1701. (La seule existante.) — Les mots entre crochets sont omis par Schopenhauer, dont la citation tronquée est inintelligible.
  6. L’expression de Saint-Augustin est très-belle : « Violentia mortalis successionnis. » Cf. le mot célèbre du même Père : « Lex peccati est violentia consuetudinis. »
  7. Tr. Fr. de Rousselot, Paris, 1842. L’ouvrage original, écrit en latin, est presque introuvable.
  8. « La théologie et la philosophie sont comme les deux plateaux d’une balance. Plus l’une monte, plus l’autre descend. » (Memorabilien, cité par M. Ribot).
  9. Page 292 de la traduction française de M. Barni (avec quelques changements).
  10. V. la note de la page 32.
  11. Schildknapp, écuyer qui portait le bouclier du chevalier.
  12. Lisez le désir. La contusion du désir et de la volonté est perpétuelle chez Hobbes.
  13. « Un agent libre est celui qui, toutes les causes étant réunies qui sont nécessaires pour lui faire produire un certain effet, peut néanmoins ne pas le produire. » (Hobbes).
  14. Le point de vue auquel s’est placé Hobbes n’est certainement pas très-élevé : mais il n’est pas juste de dire qu’il ait confondu la liberté morale avec la liberté physique. Le passage que nous venons de traduire suffirait pour montrer l’inexactitude de ces paroles de Jouffroy : « La première manière denier la liberté humaine est celle qui déplace cette liberté, et la met où elle n’est pas. C’est là ce que Hobbes a fait. Hobbes s’est arrêté à cette conception vulgaire du mot liberté que nous adoptons tous quand nous disons qu’un homme qui était enchaîné et qui maintenant ne l’est plus, a recouvré sa liberté, etc. » (Cours de Droit naturel, v. 1, p. 27.)
  15. Traduction d’Émile Saisset, sauf quelques changements.
  16. Trad. fr. de M. Tissot, p. 178-179.
  17. Id., ibid., p. 386.
  18. Traduction française de M. Jules Barni, p. 289.
  19. Und durchgaengig leitet statt der Einsicht die Absicht den Vortrag.
  20. 1. Lorsqu’un philosophe fondateur de système en attaque un autre avec un parti pris de dénigrement et de violence, ce n’est ordinairement pas dans une divergence de vues qu’il faut chercher la raison dernière de cette animosité. Plus souvent, au contraire, l’esprit de rivalité oppose ceux-là mêmes que la ressemblance des doctrines devrait rapprocher. Irrité de s’être vu précéder dans une voie qu’il voudrait avoir frayée, tel renversé d’une main les anciens systèmes pour les réédifier de l’autre sous son nom : et, plus soucieux d’une originalité illusoire que du triomphe de ses opinions, il combat moins vivement ceux qui lui font opposition que ceux qui lui font ombrage. Mais si parfois l’amour-propre s’y abuse, la critique philosophique ne s’y trompe pas, et l’exemple n’est pas rare de ces novateurs qui, par leur sévérité pour leurs devanciers, ont fait soupçonner qu’ils avaient parmi eux des précurseurs. De ce nombre est Schopenhauer, si injuste envers deux grands hommes, Leibniz et Hegel, et qui pourtant a emprunté à l’un sa conception fondamentale du dynamisme, à l’autre son idée de la finalité inconsciente, des ruses de la nature (Schopenhauer dit : de la volonté) et bien d’autres encore (dans son Esthétique surtout), qu’il s’est contenté de modifier à la surface. Aussi ne faut-il point perdre de vue, en lisant ces diatribes parfois justifiées contre Hegel et son obscurité calculée, que si la vérité ne leur fait pas toujours défaut c’est au fond le désir de la dissimuler qui les inspire. — Voici d’ailleurs quelques autres spécimens de cette polémique peu courtoise contre trois des plus grands penseurs allemands de ce siècle : on verra comment Schopenhauer respecte en autrui cette liberté des opinions qu’il accuse Hegel d’avoir violée : « En accordant à Fichte l’appellation d’homme de talent (quelque loin qu’il soit d’être un summus philosophus), je l’ai placé bien au-dessus de Hegel. C’est sur le compte de celui-là seul que j’ai prononcé, sans commentaire et dans les termes les plus catégoriques, ma condamnation non qualifiée. Car cet homme, j’en ai la conviction, ne manque pas seulement de toute espèce de mérite en tant que philosophe, mais il a exercé sur la philosophie, et par là sur toute la littérature allemande en général, une influence souverainement funeste, à proprement parler abêtissante, on pourrait dire pestilentielle, et c’est pourquoi il est du devoir de tout homme capable de penser et de juger par lui-même de le combattre en toute occasion de la façon la plus énergique. Car si nous nous taisons, qui donc élèvera la voix ?… Si une ligue de journalistes conjurés pour la glorification du mal, si des professeurs soldés de l’Hégélie et des gradués sans chaire et mourant de faim qui voudraient professer, proclament aux quatre vents, sans trêve ni repos, et avec une impudence sans exemple, que ce cerveau très-ordinaire, mais extraordinaire charlatan, est le plus grand philosophe que le monde ait jamais possédé, cela ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe, d’autant plus que la grossière préméditation de ces misérables menées a fini par devenir évidente, même aux esprits les moins exercés. Mais lorsqu’on en arrive à ce point, qu’une Académie étrangère (l’Académie de Danemark) veut prendre sous sa protection ce philosophâtre en le décorant du titre de summus philosophiis, qu’elle se permet de flétrir l’homme qui, loyalement, intrépidement, s’insurge contre cette gloire mensongère, captée, achetée, produit d’un tissu de faussetés, avec l’énergie qui seule est à la hauteur de cette insolente exaltation et de cet importun panégyrique du faux, du mal, et de tout ce qui jette le trouble dans l’esprit ; alors la chose devient sérieuse, car un jugement parti de si haut pourrait conduire des gens mal instruits à de grandes et funestes erreurs. Il doit donc être neutralisé ; et à cet effet, puisque je n’ai pas l’autorité d’une Académie, je dois procéder par des raisons et des preuves à l’appui… Si donc je disais que la prétendue philosophie de ce Hegel est une colossale mystification, qui offrira à la postérité un thème inépuisable de railleries aux dépens de notre époque, une pseudo-philosophie qui paralyse toutes les forces de l’esprit, qui étouffe toute véritable pensée, et qui, au moyen des plus audacieux abus de langage, y substitue le verbiage le plus creux, le plus vide de sens, le plus vide d’idées, et, comme le résultat l’a démontré, le plus abêtissant : doctrine qui ayant pour noyau (base) une fantaisie absurde et prise en l’air, manque également de principes et de conséquences, c’est-à-dire n’est démontrée par rien, ne démontre elle-même et n’explique rien, en outre, manquant d’originalité, une simple parodie du Réalisme scolastique et en même temps du Spinozisme, lequel monstre doit aussi, de dos, représenter le Christianisme — πρόσθε λέων, ὄπιθεν δὲ δράϰων, μἑσση δε χίμαιρα, — j’aurais pleinement raison. Et si je disais encore que ce summus philosophus a griffonné des sottises comme pas un autre mortel, à tel point que celui qui pourrait lire son ouvrage le plus estimé, la Phénoménologie de l’Esprit, sans se croire dans une maison de fous, y appartiendrait de droit, — je serais encore dans le vrai. » — Ailleurs : « Qu’on ne s’attende point à m’entendre parler avec respect de gens qui ont fait tomber la philosophie dans le mépris. » — « Que celui qui en a la patience, lise les §§40-62 où le summus philosophus expose la philosophie de Kant en la dénaturant ; qu’il admire ensuite comment, incapable de mesurer la grandeur du mérite de Kant, placé aussi trop bas par la nature pour pouvoir se réjouir de l’apparition si indiciblement rare d’un génie vraiment sublime, il jette un regard dédaigneux, du haut de cette supériorité infinie dont il a conscience, sur ce grand, grand homme, comme sur quelqu’un qu’il dépasse de cent têtes, et dans les essais duquel, faibles encore et sentant l’école, il indique avec une froide mésestime, d’un ton mêlé d’ironie et de pitié, les fautes et les erreurs, pour l’instruction de ses disciples ! Cette affectation de grandeur en présence du vrai mérite, est à la vérité une ficelle connue de tous les charlatans à pied et à cheval, mais malgré cela elle ne manque guère son effet sur les pauvres d’esprit. Aussi est-ce précisément cet air de supériorité qui, joint à un vain barbouillage de niaiseries, fut l’artifice principal de ce charlatan… Et c’est véritablement par ces procédés qu’il a éveillé dans le public allemand une haute opinion de la sagesse renfermée dans son Abracadabra, car le public se dit : « Ils ont l’air fiers et mécontents, ils doivent être de noble maison. » (Gœthe). — « Juger d’après ses propres moyens est le privilège du petit nombre : les autres se laissent guider par l’autorité et par l’exemple. Ils voient avec les yeux et entendent avec les oreilles d’autrui. C’est pourquoi il est bien facile de penser comme tout le monde pense aujourd’hui ; mais penser comme tout le monde pensera dans trente ans d’ici, cela n’est pas donné à chacun. Celui donc qui, habitué à admirer sur parole, s’est laissé imposer par le crédit d’autrui le culte de quelque écrivain et qui veut ensuite communiquer ce culte à d’autres, peut facilement se mettre dans la situation du commerçant, qui, ayant escompté une mauvaise lettre de change, qu’on lui renvoie contre son attente avec protêt, est obligé de se donner à lui-même la leçon de mieux se renseigner une autre fois sur la solvabilité du tireur et de l’endosseur. » — « C’est un honneur pour Locke, d’avoir été appelé par Fichte le plus mauvais des philosophes. » — « Ces exemples suffisent pour montrer la longueur de ce qui… perce, dès que l’on entr’ouvre par quelque fissure l’épaisse enveloppe du galimatias insensé, insulte perpétuelle à la raison humaine, dans laquelle le summus philosophus aime à s’avancer à pas comptés pour en imposer aux pauvres d’esprit. On dit : ex ungue leonem : moi je dois dire, decenter ou indecenter, ex aure astnum. » — « Telle est l’origine de cette méthode philosophique qui suivit immédiatement l’enseignement de Kant…, et dont le règne sera désigné un jour dans l’histoire de la philosophie sous le nom de « Période de la Déloyauté. » Comme héros de cette époque, brillent Fichte et Schelling, auquel succéda en dernier lieu un homme tout à fait indigne d’eux, et placé encore bien plus bas que ces hommes de talent, ce charlatan lourd et sans esprit — Hegel. » — « La reconnaissance de la nécessitation rigoureuse des actions humaines est la ligne de démarcation qui sépare les têtes philosophiques de celles qui ne le sont pas : et Fichte, arrivé à cette limite, montra clairement qu’il appartenait à ces dernières. » — M. de Schelling enseigne quel la pesanteur est la raison, et la lumière la cause des choses ; — ce que je me contente de citer comme une curiosité, parce qu’un bavardage aussi frivole et aussi étourdi ne mérite pas de place parmi les jugements de penseurs sérieux et honnêtes. » — « Songe donc un peu (c’est un professeur de philosophie qui parle) que nous sommes en Allemagne, où l’on a pu faire ce qui n’eût été possible nulle part ailleurs, décorer du titre de grand esprit et de profond penseur, un philosophe sans esprit, ignorant, barbouilleur de bêtises, désorganisant de fond en comble et pour toujours les cervelles par un verbiage plus creux que tout ce qu’on avait jamais entendu — je veux dire notre cher Hegel. » — On croirait difficilement que les dernières phrases que nous avons citées sont empruntées à l’ouvrage le plus difficile et le plus abstrait de Schopenhauer, la Dissertation sur le Quadruple Principe de Raison Suffisante, dont il donna en 1847 une seconde édition augmentée de dix pages d’invectives du goût de celles que l’on vient de lire. Terminons par un passage tiré de la Préface qu’il annexa à cette réimpression, et dont la conclusion mérite d’être remarquée : « Oui, si parfois maintenant l’indignation me sort de tous les pores, le lecteur ne m’en voudra point ; car il reconnaîtra que j’ai prédit d’avance ce qui arrive, lorsqu’ayant à la bouche la « recherche de la vérité, » on ne cesse de tenir les yeux fixés sur les intentions et les prescriptions d’autorités supérieures ; lorsqu’on même temps on étend à la philosophie le mot e quovis ligno fi Mercurius, et qu’on décore du nom de grand philosophe, un lourd charlatan comme Hegel… La philosophie allemande est là devant nous, chargée de mépris, rayée du nombre des sciences loyales, — pareille à une prostituée, qui, pour un honteux salaire, s’est livrée hier à l’un, et aujourd’hui à l’autre ; et les cervelles de la génération actuelle sont désorganisées par les absurdités hégéliennes : incapables de penser, assourdies et abêties par tant de tapage, elles deviennent la proie du plat matérialisme, sorti en rampant de l’œuf de basilic. »
  21. Quand on a lu des traits d’esprit de cette force on hésite à souscrire à l'affirmation de M. Ribot : « Si Schopenhauer était traduit dans notre langue, on s’étonnerait de le trouver si peu allemand. » C’est bien ici ou jamais le cas de dire : Nimis germanicè !
  22. On nous saura gré de rappeler en regard de ces lignes une des plus belles pages de Schopenhauer (Préface de l’Éthique, p. xxxi) « : Rien ne rabaisse autant le niveau intellectuel que d’admirer et de glorifier le mal. Car Helvétius dit avec raison : « Le degré d’esprit nécessaire pour nous plaire, est une mesure exacte du degré d’esprit que nous avons. » Il est bien plus facile d’excuser ceux qui méconnaissent passagèrement le bien que ceux qui prônent le mal : car ce qu’il y a de plus excellent dans tous les genres nous apparaît si neuf et si étranger, grâce à son originalité même, que, pour le reconnaître au premier coup d’œil, il ne faut pas seulement avoir de l’intelligence, mais une connaissance profonde du sujet spécial dont il s’agit. On comprend dès lors pourquoi en général les découvertes du génie ne sont reconnues que tard, d’autant plus tard qu’elles appartiennent à un ordre plus élevé, et que les véritables porte-flambeaux de l’humanité partagent le destin des étoiles fixes, dont la lumière met bien des années avant de parvenir dans l’horizon de la vue bornée des hommes. Par contre le culte du mal, du faux, du niais et même de l'absurde et de l’insensé, n’admet aucune excuse : on prouve tout simplement, en le pratiquant, que l'on n’est qu’un imbécile, et qu’on restera tel jusqu’à la fin de ses jours : car le bon sens ne s’apprend pas… D’ailleurs, en traitant une fois comme elle le mérite, après provocation de sa part, l’Hégélie, cette peste de la littérature allemande, je suis certain de la reconnaissance des hommes sincères et intelligents, s’il en existe encore. Car ils seront tout à fait de l’opinion que Voltaire et Gœthe ont exprimée comme il suit avec une conformité de vues si frappante : « La faveur prodiguée aux mauvais ouvrages est aussi contraire au progrès que le déchaînement contre les bons. » (Lettre à la duchesse du Maine), — « Le véritable obscurantisme ne consiste pas à empêcher la diffusion de la lumière, de la vérité et de l’utile, mais à colporter le faux. » (Œuvres Posthumes de Gœthe, vol. 9, p. 54.) Et quelle époque a jamais assisté à un colportage si méthodique et si audacieux du détestable que les vingt dernières années en Allemagne ? Quelle autre pourrait offrir en parallèle une semblable apothéose de l’absurdité et de la déraison ? Pour quelle autre Schiller semble-t-il avoir écrit si prophétiquement ces vers :
    J’ai vu les couronnes sacrées de la gloire
    Profanées sur un front vulgaire.
    (Écrit en 1840.)
  23. L’article du Times, qui est fort long, a été abrégé par Schopenhauer.
  24. Acte IV, scène 2. — Trad, de X. Marmier, Charpentier, 1858.
  25. Wallenstein, acte II, scène III, (Traduction de M. Oscar Falateuf, sauf quelques changements.) Cette tirade, dans Schiller, vient immédiatement à la suite des trois vers cités, p. 172.