Essai sur le drame fantastique - Goethe, Byron, Mickiewicz



ESSAI
SUR
LE DRAME FANTASTIQUE.

GOETHE. — BYRON. — MICKIEWICZ.


Le vrai nom qui conviendrait à ces productions étranges et audacieuses, nées d’un siècle d’examen philosophique, et auxquelles rien dans le passé ne peut être comparé, serait celui de drame métaphysique. Parmi plusieurs essais plus ou moins remarquables, trois se placent au premier rang : Faust, que Goethe intitule tragédie, Manfred, que Byron nomme poème dramatique, et la troisième partie des Dziady, que Mickiewicz désigne plus légèrement sous le titre d’acte.

Ces trois ouvrages sont, j’ose le dire, fort peu connus en France. Faust n’est bien compris que de ce qu’on appelle l’aristocratie des intelligences ; Manfred n’a guère contribué, même en Angleterre, à la gloire de Byron, quoique ce soit peut-être le plus magnifique élan de son génie. Jeté comme complément dans le recueil de ses œuvres, s’il a été lu, il a été déclaré inférieur au Corsaire, au Giaour, à Childe-Harold, qui n’en sont pourtant que des reflets arrangés à la taille de lecteurs plus vulgaires, ou des essais encore incomplets dans la pensée du poète. Quant à cet acte des Dziady, d’Adam Mickiewicz, je crois pouvoir affirmer qu’il n’a pas eu cent lecteurs français, et je sais de belles intelligences qui n’ont pas pu ou qui n’ont pas voulu le comprendre.

Est-ce que la France est indifférente ou antipathique aux idées sérieuses qui ont inspiré ces ouvrages ? Non sans doute. Dieu me préserve d’accorder à l’Allemagne cette supériorité philosophique à laquelle le moindre de nos progrès politiques donne un si éclatant démenti, car je ne comprends rien à une sagesse qui ne rend pas sage, à une force qui ne rend pas fort, à une liberté qui ne rend pas libre ; mais je crains que la France ne soit beaucoup trop classique pour apprécier de long-temps le fond des choses, quand la forme ne lui est pas familière. Quand Faust a paru, l’esprit académicien qui régnait encore s’est récrié sur le désordre, sur la bizarrerie, sur le décousu, sur l’obscurité de ce chef-d’œuvre ; et tout cela, parce que la forme était une innovation, parce que le plan, libre et hardi, ne rentrait dans aucune de nos habitudes consacrées par la règle, parce que Faust ne pouvait pas être mis à la scène, que sais-je ? parce que l’académie en était encore à l’Art poétique de Boileau, qui certes n’eût pas compris, et eût été très bien fondé, de son temps, à ne pas comprendre ce mélange de la vie métaphysique et de la vie réelle, qui fait la nouveauté et la grandeur de la forme de Faust.

Il ne fut peut-être donné qu’à un seul contemporain de Goethe de comprendre l’importance et la beauté de cette forme, et ce contemporain, ce fut le plus grand poète de l’époque, ce fut lord Byron. Aussi n’hésita-t-il pas à s’en emparer ; car, aussitôt émise, toute forme devient une propriété commune que tout poète a droit d’adapter à ses idées ; et ceci est encore la source d’une grave erreur, dans laquelle est tombée trop souvent la critique de ces derniers temps. Elle s’est imaginé devoir crier à l’imitation ou au plagiat, quand elle a vu les nouveaux poètes essayer ce nouveau vêtement que leur avait taillé le maître, et qui leur appartenait cependant aussi bien que le droit de s’habiller à la mode appartient au premier venu, aussi bien que le droit d’imiter la forme de Corneille ou de Racine appartient encore, sans que personne le conteste, à ceux qui s’intitulent aujourd’hui les conservateurs de l’art.

Et cependant on n’avait pas crié au plagiat lorsque Molière et Racine avaient traduit littéralement des pièces quasi-entières d’Aristophane et des tragiques grecs. C’est que le siècle de nos vrais classiques avait été plus tolérant et plus naïf que le nôtre, et c’est pourquoi ce fut un grand siècle.

Byron prit donc la forme du Faust, à son insu sans doute, par instinct ou par réminiscence ; mais, quoiqu’il ait récusé la véritable source de son inspiration pour la reporter au Prométhée d’Eschyle (qui, disons-le en passant, lui a inspiré la plus faible partie de Manfred), il n’en est pas moins certain que la forme appartient tout entière à Goethe : la forme et rien de plus. Mais pour faire comprendre la distinction que j’établirai plus tard entre ces poèmes, je dois remettre sous les yeux des lecteurs le jugement de Goethe sur Manfred, et celui de Byron sur lui-même.

Jugement de Goethe, tiré du journal l’Art et l’Antiquité.
« La tragédie de Byron, Manfred, me paraît un phénomène merveilleux et m’a vivement touché. Ce poète métaphysicien s’est approprié mon Faust, et il en a tiré une puissante nourriture pour son amour hypocondriaque. Il s’est servi pour ses propres passions des motifs qui poussaient le docteur, de telle façon qu’aucun d’eux ne paraît identique, et c’est précisément à cause de cette transformation que je ne puis assez admirer son génie. Le tout est si complètement renouvelé, que ce serait une tâche intéressante pour la critique, non seulement de noter ces altérations, mais leur degré de ressemblance ou de dissemblance avec l’original. L’on ne peut nier que cette sombre véhémence et ce désespoir exubérant ne deviennent, à la fin, accablans pour le lecteur ; mais, malgré cette fatigue, on se sent toujours pénétré d’estime et d’admiration pour l’auteur. »
Fragment de lettre de lord Byron à son éditeur. Juin 1820.
« Je n’ai jamais lu son Faust, car je ne sais pas l’allemand ; mais Matthew Lewis, en 1816, à Coligny, m’en traduisit la plus grande partie de vive voix, et j’en fus naturellement très frappé ; mais c’est le Steinbach, la Jungfrau et quelques autres montagnes, bien plutôt que Faust, qui m’ont inspiré Manfred. La première scène, cependant, se trouve ressembler à celle de Faust. »
Autre fragment. 1817.
« J’aimais passionnément le Prométhée d’Eschyle. Lorsque j’étais enfant, c’était une des pièces grecques que nous lûmes trois fois dans une année à Harrow. Le Prométhée, Médée et les Sept chefs devant Thèbes sont les seules tragédies qui m’aient jamais plu. Le Prométhée a toujours été tellement présent à ma mémoire, que je puis facilement concevoir son influence sur tout ce que j’ai écrit ; mais je récuse Marlow et sa progéniture, vous pouvez m’en croire sur parole. »

Je ne comprends pas plus l’assertion de Goethe se croyant imité, que les dénégations de Byron craignant d’être accusé d’imitation. D’abord la ressemblance des deux drames, quant à la forme, ne me paraît pas aussi frappante qu’il plaît à Goethe de le dire. Cette forme n’est qu’un essai dans Faust, essai magnifique, il est vrai, mais que l’on voit élargi et complété dans Manfred. Ce qui fait la nouveauté et l’originalité de cette forme, c’est l’association du monde métaphysique et du monde réel. Ces deux mondes gravitent autour de Faust et de Manfred comme autour d’un pivot. Ce sont deux milieux différens, et cependant étroitement unis et habilement liés, où se meuvent tantôt la pensée, tantôt la passion du type Faust ou du type Manfred. Pour me servir de la langue philosophique, je pourrais dire que Faust et Manfred représentent le moi ou le sujet ; que Marguerite, Astarté et toutes les figures réelles des deux drames, représentent l’objet de la vie du moi ; enfin que Méphistophélès, Némésis, le sabbat, l’esprit de Manfred et tout le monde fantastique qu’ils traînent après eux, sont le rapport du moi au non moi, la pensée, la passion, la réflexion, le désespoir, le remords, toute la vie du moi, toute la vie de l’ame, produite aux yeux, selon le privilége de la poésie, sous des formes allégoriques et sous des noms consacrés par les croyances religieuses chrétiennes ou païennes, ou par les superstitions du moyen-âge. Cette représentation du monde intérieur, ce grand combat de la conscience avec elle-même, avec l’effet produit sur elle par le monde extérieur dramatisé sous des formes visibles, est d’un effet très ingénieux et très neuf.

Oui, neuf, malgré le Prométhée d’Eschyle, malgré les furies d’Oreste et tout le monde fantastique des anciens, malgré les spectres d’Hamlet, de Banco et de Jules-César, malgré, enfin, le don Juan de Molière et le don Juan de Mozart. Toute cette intervention du remords ou de la fatalité dans l’action dramatique sous la forme de larves et de démons a été de tout temps du domaine de la poésie, et Voltaire, le plus froid et le plus positif des écrivains dramatiques, n’a pas dédaigné de reproduire à la scène l’ombre de Ninus. Mais dans les anciens comme dans les modernes qui les ont imitées ou reproduites, ces apparitions n’ont pas le caractère purement métaphysique que Goethe leur a donné. Elles tiennent à des croyances ou à des superstitions contemporaines, et si les intelligences supérieures en ont saisi le sens allégorique, les masses qui ont assisté à leur représentation scénique les ont prises au sérieux. Les femmes enceintes avortaient à la représentation d’Oreste tourmenté par les furies. Au temps de Shakespeare, l’ombre d’Hamlet produisait plus d’effroi et d’émotion qu’elle n’éveillait de réflexions philosophiques, et, au temps de Molière, la statue du commandeur, malgré le comique au milieu duquel elle se présentait, faisait encore passer un certain frisson dans les veines des spectateurs. Quelle qu’ait été la pensée frivole ou sérieuse de tous ceux qui, avant Goethe, avaient fait intervenir des êtres surnaturels dans l’action dramatique, il est certain qu’ils ont eu recours à cette intervention comme moyen dramatique bien plus que comme moyen philosophique. Ils ont eu, sans doute, en ceci, une pensée de haute moralité ou de critique incisive ; mais cette pensée n’était pas la pensée fondamentale de leur œuvre, comme il a plu à la critique moderne de le croire. Il n’en pouvait pas être ainsi, et le temps montrera que nos interprétations du XIXe siècle sur les mystères des poésies antérieures, comme sur les mythes historiques, ont manqué de circonspection, et sont, en grande partie, très arbitraires. Malgré l’ingénieuse explication d’Hamlet par Goethe, je suis persuadé que Shakespeare a conçu son magnifique drame beaucoup plus naïvement que Goethe ne put se le persuader, et que ce qui semblait à celui-ci si subtil et si mystérieux dans le héros de Shakespeare, avait une explication très claire et très ingénue dans les idées superstitieuses de son temps. Autrement, comment concevoir l’immense popularité des drames les plus profonds de Shakespeare ? Il faudrait supposer un public composé de métaphysiciens et de philosophes, assistant à la première représentation d’Hamlet ou de Macbeth. Or, malgré le progrès des temps, John Bull serait encore aujourd’hui fort scandalisé des interprétations fines et poétiques de Goethe ; et le bon Shakespeare, lui-même, beaucoup plus artiste et beaucoup moins sceptique qu’on ne le croit en Allemagne et en France, serait sans doute émerveillé, s’il revenait à la vie, de lire tout ce qui s’est publié en tête ou en marge de nos traductions depuis vingt ans.

Tout Hamlet, tel qu’il est analysé dans Wilhelm Meister, appartient donc à Goethe, et non à Shakespeare, de même que tout le Don Juan de Mozart, tel qu’il est analysé dans le conte d’Hoffmann, appartient à Hoffmann et nullement à Mozart, nullement à Molière, nullement à la chronique espagnole, de même encore que Faust n’appartient ni à la chronique germanique, ni à Marlow, ni à Widmann, ni à Klinger, mais à Goethe seul. Et c’est ici le lieu de dire que Faust est né de l’Hamlet de Shakespeare indirectement, vu qu’il est né directement de l’Hamlet de Goethe dans Wilhelm Meister, heureux témoignage du génie puissant et créateur de Goethe, qui, ne trouvant pas encore suffisante la grandeur d’Hamlet, a su s’élever à la taille du génie de son siècle et lui donner un héritier tel que Faust !

Le drame de Faust marque donc, à mes yeux, une limite entre l’ère du fantastique naïf employé de bonne foi comme ressort, et effet dramatique, et l’ère du fantastique profond employé philosophiquement comme expression métaphysique, et… dirai-je religieuse ? Je le dirai, car ces grands ouvrages dont j’ai à parler appartiennent à la philosophie, c’est-à-dire à la religion de l’avenir, le scepticisme de Goethe, comme le désespoir de Byron, comme la sublime fureur de Mickiewicz.

Mais nous n’en sommes pas encore là. Je demande hardiment, vu mon inaptitude à écrire sur ces matières, qu’on me pardonne la longueur de ces développemens sur une simple question de forme. Il ne me semble pas que ma tâche soit frivole. Il ne s’agit de rien moins que de restituer à deux des plus grands poètes qui aient jamais existé, la part d’originalité qu’ils ont eue chacun en refaisant ce qu’il a plu à la critique d’appeler le même ouvrage. Je m’imagine accomplir un devoir religieux envers Mickiewicz en suppliant la critique de bien peser ses arrêts quand de tels noms sont dans la balance.

Ainsi toute l’Europe littéraire a cru Goethe sur parole lorsqu’il a décrété, avec une bienveillance superbe, que Byron s’était approprié son Faust, et qu’il s’était servi, pour ses propres passions, des motifs qui poussaient le docteur. Byron lui-même était effrayé de cette ressemblance qui frappait Goethe, lorsqu’il écrivait avec une légèreté affectée : « Sa première scène, cependant, se trouve ressembler à celle de Faust. » Ainsi le peu de critiques français qui ont daigné jeter les yeux sur la magnifique improvisation de Mickiewicz, ont dit à la hâte : « Ceci est encore une contrefaçon de Faust, » comme Goethe avait dit que Faust était l’original de Manfred. Eh bien ! soit : Faust a servi de modèle, dans l’art du dessin dramatique, à Byron et à Mickiewicz, comme Eschyle à Sophocle et à Euripide, comme Cimabuë dans l’art de la peinture à Raphaël et à Corrége, et leurs drames ressemblent à celui de Goethe, beaucoup moins qu’une pièce classique quelconque en cinq actes et en vers ne ressemble à une autre pièce classique quelconque en vers et en cinq actes ; comme Athalie ressemble au Cid, comme Polyeucte ressemble à Bajazet, etc. Le drame métaphysique est une forme. Elle a été donnée ; elle est tombée dans le domaine public le jour où elle a été conçue, et il ne dépendait pas plus de Goethe de s’en faire le gardien jaloux, qu’il ne dépend de ceux qui s’en serviront après lui, d’ôter quelque chose à la gloire de l’avoir trouvée. C’est une invention dont l’honneur revient à Goethe et qui lui a été payée par d’assez magnifiques apothéoses. Maintenant elle appartient à l’avenir, et l’avenir lui donnera, comme Byron et Mickiewicz ont déjà commencé à le faire, les développemens dont elle est susceptible.

J’ai essayé de prouver qu’il n’y avait ni plagiat ni servilité à modeler son œuvre sur une forme connue. Il me reste à prouver que le fond, la portée et l’exécution des trois drames métaphysiques dont je m’occupe, diffèrent essentiellement. Je ne reviendrai plus au point de vue de la défense des deux grands poètes prétendus imitateurs du premier. Je m’efforcerai de faire ressortir, quant au fond et quant à la forme, le grand progrès philosophique et religieux que signalent ces trois poèmes, nés pourtant à des époques très rapprochées.

FAUST.

Goethe ne vit et ne put voir dans l’homme qu’une victime de la fatalité ; soit qu’il croupît dans l’ignorance, soit qu’il s’élevât par la science, l’homme lui sembla devoir être le jouet des passions et la victime de l’orgueil. Il ne reconnut qu’une puissance dans l’univers, l’inflexible réalité. Goethe ferma le siècle de Voltaire, avec un éclat qui effaça Voltaire lui-même. « On sent dans cette pièce, dit Mme de Staël en parlant de Faust et en le comparant à plusieurs écrits de Voltaire, une imagination d’une tout autre nature ; ce n’est pas seulement le monde moral tel qu’il est qu’on y voit anéanti, mais c’est l’enfer qui est mis à sa place. Il y a une puissance de sorcellerie, une pensée du mauvais principe, un enivrement du mal, un égarement de la pensée, qui fait frissonner, rire et pleurer tout à la fois. Il semble que, pour un moment, le gouvernement de la terre soit entre les mains du démon. Vous tremblez, parce qu’il est impitoyable ; vous riez, parce qu’il humilie tous les amours-propres satisfaits ; vous pleurez, parce que la nature humaine, ainsi vue des profondeurs de l’enfer, inspire une pitié douloureuse. »

Ce passage est beau et bien senti. Goethe, tout disciple de Voltaire qu’il est, le laisse bien loin derrière lui dans l’art de rapetisser Dieu et d’écraser l’homme : c’est que Goethe a de plus que Voltaire la science et le lyrisme, armes plus puissantes que l’esprit, et auxquelles il joint encore l’esprit, dernière flèche acérée qu’il tourne contre la patience de Dieu aussi bien que contre la misère de l’homme.

Certes, Goethe passe pour un grand poète, et le nier semblerait un blasphème. Cependant, dans les idées que nous nous faisons d’un idéal de poète, Goethe serait plutôt un grand artiste ; car nous, nous ne concevons pas un poète sans enthousiasme, sans croyance ou sans passions, et la puissance de Goethe, agissant dans l’absence de ces élémens de poésie, est un de ces prodiges isolés qui impriment une marche au talent plus qu’aux idées. Goethe est le vrai père de cette théorie, tant discutée et si mal comprise de part et d’autre, de l’art pour l’art. C’est un si puissant artiste que ses défauts seuls peuvent être imités, et qu’en faisant, à son exemple, de l’art pour l’art, ses idolâtres sont arrivés à ne rien faire du tout. Cette théorie de Goethe ne devait pas et ne pouvait pas avoir d’application puissante dans d’autres mains que les siennes : ceci exige quelques développemens.

Je ne sais plus qui a défini le poète, un composé d’artiste et de philosophe : cette définition est la seule que j’entende. Du sentiment du beau transmis à l’esprit par le témoignage des sens, autrement dit du beau matériel, et du sentiment du beau conçu par les seules facultés métaphysiques de l’ame, autrement dit du beau intellectuel, s’engendre la poésie, expression de la vie en nous, ingénieuse ou sublime, suivant la puissance de ces deux ordres de facultés en nous. L’idéal du poète serait donc, à mes yeux, d’arriver à un magnifique équilibre des facultés artistiques et philosophiques ; un tel poète a-t-il jamais existé ? Je pense qu’il est encore à naître. Faibles que nous sommes, en ces jours de travail inachevé, nous sentons toujours en nous un ordre de facultés se développer aux dépens de l’autre. La société ne nous offre pas un milieu où nos idées et nos sentimens puissent s’asseoir et travailler de concert. Une lutte acharnée, douloureuse, funeste, divise les élémens de notre être et nous force à n’embrasser qu’une à une les faces de cette vie troublée, où notre idéal ne peut s’épanouir. Tantôt, froissés dans les aspirations de notre ame et remplis d’un doute amer, nous sentons le besoin de fuir la réflexion positive et le spectacle des sociétés humaines ; nous nous rejetons alors dans le sein de la nature éternellement jeune et belle, nous nous laissons bercer dans le vague des rêveries poétiques, et, nous plaçant pour ainsi dire tête à tête avec le créateur au sein de la création, aspirant par tous nos pores ce qu’Oberman appellerait l’impérissable beauté des choses, nous nous écrions avec Faust, dans la scène intitulée Forêts et Cavernes : « Sublime esprit, tu m’as donné, tu m’as donné tout, dès que je te l’ai demandé… tu m’as livré pour royaume la majestueuse nature et la force de la sentir, d’en jouir. Non, tu ne m’as pas permis de n’avoir qu’une admiration froide et interdite : en m’accordant de regarder dans son sein profond, comme dans le sein d’un ami, tu as amené devant moi la longue chaîne des vivans, et tu m’as instruit à reconnaître mes frères dans le buisson tranquille, dans l’air, dans les eaux… »

Dans cette disposition nous sommes artistes ; dans cette disposition Goethe était panthéiste, ce qui n’est qu’une certaine manière d’envisager la nature en artiste, en grand artiste, il est vrai.

Mais la solitude et la contemplation ne suffisent pas plus à nos besoins qu’elles ne suffisent à ceux de Faust, et ce n’est pas la voix de Méphistophélès qui vient nous arracher à ces retraites, c’est la voix même de l’humanité qui vient nous crier comme lui : Comment donc aurais-tu, pauvre fils de la terre, passé ta vie sans moi ? En effet, nous sentons que toutes nos aspirations vers la Divinité sont impuissantes tant que nous travaillons à nous élever jusqu’à elle hors de la voie qu’elle nous a assignée. Nous sentons que cette belle nature n’est rien sans l’action de l’humanité, à qui Dieu a confié le soin de continuer l’œuvre de la création. En vain notre imagination peuple ces solitudes de rêves enchantés ; les anges du ciel ne descendent pas à notre voix. Notre puissance ne peut évoquer ni les génies de l’air, ni les esprits de la terre. Nous savons trop bien que le génie qui protége la nature terrestre, que l’esprit qui alimente sa fécondité, que l’ange qui forme un lien entre la beauté inintelligente de la matière et la sagesse aimante de Dieu, nous savons bien que tout cela c’est l’homme, c’est l’être voué ici-bas au travail persévérant, et investi de l’intelligence active. D’ailleurs, notre vie ne se borne pas seulement à la faculté de voir et d’admirer le monde extérieur. Il faut qu’il aime, qu’il souffre, qu’il cherche la vérité à travers le travail et l’angoisse. C’est en vain qu’il voudrait se soustraire aux orages qui grondent sur sa tête ; l’orage éclate dans son cœur, la société ou la famille le réclament, le lien des affections ne veut pas se rompre : il lui faut retourner à la vie !

Et bientôt recommence autour de nous le tumulte du monde ; bientôt les sentimens humains s’agitent en nous plus héroïques ou plus misérables que jamais ; et si, dans cet ouragan qui nous entraîne, les pensées de notre cerveau et les besoins de notre cœur cherchent une foi, une vertu, une sagesse, un idéal quelconque, nos travaux d’esprit prennent une direction nouvelle. Ce sentiment du beau matériel, dont l’art était pour nous l’expression naguère, s’applique désormais, riche des formes que l’art nous inspire, à des sujets plus et plus graves. Dans cette disposition nous sommes philosophes ; nous serions vraiment poètes si nous pouvions manier assez bien l’art pour en faire l’expression de notre vie métaphysique aussi bien que celle de notre vie poétique.

Mais cela serait un progrès que l’art n’a pu porter encore à un degré assez éminent pour vaincre les résistances du préjugé qui veut limiter la tâche de l’artiste-poète à la peinture de la vie extérieure, lui permettant, tout au plus, d’entrer dans le cœur humain assez avant pour y surprendre le mystère de ses passions. Goethe, le plus grand artiste littéraire qui ait jamais existé, n’a pas su ou n’a pas voulu le faire. Dans le plus philosophique et le plus abstrait de ses ouvrages, dans Faust, on le voit trop préoccupé de l’art pour être complètement ou du moins suffisamment philosophe. Dans ce poème magnifique où rien ne manque d’ailleurs, quelque chose manque essentiellement, c’est le secret du cœur de Faust. Quel homme est Faust ? Aucun de nous ne peut le dire. C’est l’homme en général, c’est la lutte entre l’austérité et les passions, entre l’idéal et l’athéisme. Mais que cette lutte est faible, et comme le frivole esprit du doute l’emporte aisément sur cet homme mûri dans l’étude et la réflexion ! Comme on voit le néant de cet homme, que Dieu pourtant appelle son serviteur, dans un prologue puéril et de mauvais goût, étroit portique d’un monument grandiose[1].

« Il me cherche ardemment dans l’obscurité, et je veux bientôt le conduire à la lumière. »

Si c’est de l’homme en général que la Divinité parle ainsi, il faut avouer que l’esprit de malice a beau jeu contre elle, et qu’il n’a qu’à effleurer la terre de son aile pour que la terre entière tombe en sa puissance. Si le fameux docteur Faust est là seulement en question, Dieu et le lecteur se trompent grandement au début, sur la puissance intellectuelle de ce sage que la moindre plaisanterie de Méphistophélès va déconcerter, que la moindre promesse de richesse et de luxure va précipiter dans l’abîme. Si c’est Goethe lui-même dont la grande figure nous apparaît à travers celle du docteur, nous voici éclairés, et nous comprenons pourquoi, dans la forme et dans le fond de son œuvre, l’artiste est resté incomplet, obscur, embarrassé ou dédaigneux de se révéler. Nous comprenons pourquoi la chute de Faust est si prompte, et le triomphe de Méphistophélès si naïf. Nous pensions assister à la lutte de l’idéal divin contre la réalité cynique ; nous voyons que cette lutte ne peut se produire dans une ame toute soumise par nature à la réalité la plus froide. Là où il n’y avait pas de désirs exaltés, il ne peut arriver ni déception, ni abattement, ni transformation quelconque. Voilà pourquoi Goethe ne m’apparaît pas comme l’idéal d’un poète, car c’est un poète sans idéal.

Il nous faut donc chercher le secret de Faust au fond du cœur de Goethe. Alors que le poète nous est connu, le poème nous est expliqué. Sans cela, Faust est une énigme, il est empreint de ce défaut capital que l’auteur ne pouvait pas éviter, celui de ne pas agir conformément à la nature historique du personnage et au plan du poème. Il y avait long-temps que Goethe était intimement lié avec Méphistophélès, lorsqu’il imagina de raconter les prouesses de celui-ci à l’endroit du docteur Faust, et, s’il lui fut aisé de faire agir et parler le malin démon avec toute la supériorité de son génie, il lui fut impossible de faire de Faust un disciple de l’idéal détourné de sa route. Faust, entre ses mains, est devenu un être sans physionomie bien arrêtée, un caractère flottant, tourmenté, insaisissable à lui-même ; il n’a pas la conscience de sa grandeur et de sa force ; il n’a pas non plus celle de son abaissement et de sa faiblesse. Il est sans résistance contre la tentation ; il est sans désespoir après sa chute. Son unique mal, c’est l’ennui ; il est le frère aîné du spleenétique et dédaigneux Werther. Avant son pacte avec le diable, il s’ennuie de la sagesse et de la réflexion : à peine s’est-il associé ce compagnon froid et fier, qu’il s’ennuie encore plus de cette éternelle et monotone raillerie qui ne lui permet de s’abandonner naïvement ni à ses rêveries, ni à ses passions. Avant d’aimer Marguerite, il s’ennuyait de la solitude ; depuis qu’il la possède, il ne l’aime plus, ou du moins il la néglige, il l’oublie, il sent le vide de toutes les choses humaines, et c’est Méphistophélès qui vient le rappeler à sa maîtresse : Il me semble qu’au lieu de régner dans les forêts, il serait bon que le grand homme récompensât la pauvre fille trompée de son amour. À quoi Faust répond : Qu’est-ce que les joies du ciel dans ses bras ? Qu’elle me laisse me réchauffer contre son sein, en sentirai-je moins sa misère ? Ne suis je pas le fugitif, l’exilé ?

Puis il retourne vers elle, car il est bon, compatissant et juste ; et cette loyauté naturelle, que le démon ne peut vaincre en lui, est encore un trait distinctif du caractère de Goethe, qui rend le personnage de Faust plus étrange et plus inconséquent. Où est le crime de Faust ? Il est impossible d’imaginer en quoi il a pu mériter l’abandon où Dieu le laisse, et en quoi il remplit ses engagemens envers le diable. Son cerveau poursuit toujours un certain idéal de gloire et de puissance surhumaine qui n’est pas pourtant l’idéal divin ; il n’est ni assouvi ni entraîné par les passions que lui suggère l’esprit du mal. On ne voit pas en quoi il a trompé Marguerite. Il n’y a trace d’aucune promesse de sa part, ni d’aucune exigence intéressée de celle de la jeune fille. S’il se laisse ravir loin d’elle par les beautés de la solitude, quelques mots de Méphistophélès, instincts de concupiscence que Faust sait ennoblir par le remords, le ramènent auprès d’elle. Si Marguerite lui manifeste ses naïves terreurs, loin de la détacher de ses croyances, il tâche de la rassurer en lui expliquant les siennes propres, et il semble chérir en elle la candeur naïve et la pieuse ignorance. Si, bientôt entraîné de nouveau loin d’elle par l’inquiète curiosité, il s’élance sur le Broken, au milieu du sabbat magique, c’est-à-dire au milieu des passions délirantes, de la débauche et de la fausse gloire humaine (si spirituellement chantée par des girouettes et des étoiles tombées) ; l’horreur que lui inspire le blasphème et l’obscénité vient le saisir dans les bras d’une impure beauté, pour faire passer devant ses yeux l’image fantastique de Marguerite. Ce passage du sabbat de Faust est étincelant d’esprit et admirable de terreur.


Méphistophélès à Faust qui a quitté la jeune sorcière. — Pourquoi as-tu donc laissé partir la jeune fille qui chantait si agréablement à la danse ?

Faust. — Ah ! au milieu de ses chants, une souris rouge s’est élancée de sa bouche.

Méphistophélès. — C’était bien naturel. Il ne faut pas faire attention à ça. Il suffit que la souris ne soit pas grise. Qui peut y attacher de l’importance, à l’heure du berger ?

Faust. — Que vois-je là ?

Méphistophélès. — Quoi ?

Faust. — Méphisto, vois-tu une fille pâle et belle qui demeure seule dans l’éloignement ? Elle se retire languissamment de ce lieu, et semble marcher les fers aux pieds. Je crois m’apercevoir qu’elle ressemble à la bonne Marguerite.

Méphistophélès. — Laisse cela ! personne ne s’en trouve bien. C’est une figure magique, sans vie, une idole. Il n’est pas bon de la rencontrer ; son regard fixe engourdit le sang de l’homme et le change presque en pierre. As-tu déjà entendu parler de la Méduse ?

Faust. — Ce sont vraiment les yeux d’un mort qu’une main chérie n’a point fermés. C’est bien là le sein que Marguerite m’abandonna ; c’est bien le corps si doux que je possédai !

Méphistophélès. — C’est de la magie, pauvre fou ! car chacun croit y retrouver celle qu’il aime.

Faust. — Quelles délices ! et quelles souffrances ! Je ne puis m’arracher à ce regard. Qu’il est singulier, cet unique ruban rouge qui semble parer ce beau cou… pas plus large que le dos d’un couteau !

Méphistophélès. — Fort bien ! je le vois aussi ; elle peut bien porter sa tête sous son bras, car Persée la lui a coupée. Toujours cette chimère dans l’esprit ? Viens donc sur cette colline, etc.


Et quand Faust, revenu du sabbat, apprend le malheur où Marguerite est tombée, il exprime sa douleur et sa colère contre le démon en un style digne des plus beaux élans de Shakespeare. Son ame s’élance vers la Divinité, et il fait entendre ce cri de juste reproche « Sublime esprit ! toi qui m’as jugé digne de te contempler, pourquoi m’avoir accouplé à ce compagnon d’opprobre qui se nourrit de carnage et se délecte de destruction ? » Dans son indignation véhémente, Faust, se dessinant pour la première fois, est animé de cette puissance de droiture et de cette franchise grande et simple qui rachètent si admirablement dans Goethe l’absence des facultés idéalistes. Il terrasse l’insolence du démon, et le force à le conduire auprès de Marguerite pour la sauver. Ici le rôle de l’amant ayant cessé, et celui de l’homme commençant, on ne s’aperçoit plus de tout ce qui a manqué à Faust pour répondre à l’amour de Marguerite ; on voit seulement la probité et le zèle qui s’efforcent de racheter des crimes bien involontaires, car il n’a pas dépendu de Faust que l’amour d’une femme comblât le vide de son cœur, et Méphistophélès s’empare de lui au dénouement d’une façon bien arbitraire. D’où il faut conclure que Goethe, grand artiste, sublime lyrique, savant ingénieux et profond, noble et intègre caractère, mais non pas philosophe, mais non pas idéaliste, mais non pas tendre ou passionné dans un sens délicat, n’a pas pu ou n’a pas voulu exécuter Faust tel qu’il l’avait conçu. Toute cette histoire, tout ce drame, tous ces personnages, tous ces évènemens si admirablement posés, si pleins d’intérêt, de grace, d’énergie et de pathétique, n’encadrent pourtant pas le sujet qu’ils devaient encadrer, c’est-à-dire la lutte du sentiment divin contre le souffle de l’athéisme. Ce n’est pas le drame de Faust tel que nous le concevrions aujourd’hui, et tel que Goethe l’avait rêvé sans doute avant d’y mettre la main ; c’est l’histoire du cerveau de Goethe esquissé moitié d’après nature, moitié d’après sa fantaisie ; c’est l’histoire du siècle dernier, c’est l’existence de Voltaire et de son école ; c’est le résultat des systèmes de Descartes, de Leibnitz et de Spinosa, dont Goethe est le lyrique et l’admirable vulgarisateur ; et voici comment je résumerais Faust : — Le culte idolâtre de la nature déifiée (comme l’entendait le XVIIIe siècle), troublant un cerveau puissant jusqu’à le dégoûter de la condition humaine, et lui rendant impossible le sentiment des affections et des devoirs humains. — Pour châtiment terrible à cette aberration de la science et de la philosophie qui divinise la matière et oublie la cause pour l’effet, le principe pour le résultat, Goethe, poussé par un instinct prophétique qu’il n’a pas compris lui-même, a infligé au disciple de Spinosa un horrible ennui, un lent désespoir, contre lequel échouent la raillerie voltairienne, l’orgueil scientifique et la puissante sérénité de la propre organisation de Goethe.

Une telle philosophie (si c’en est une) ne pouvait pas avoir un autre résultat, Après l’enivrement de la victoire remportée sur la superstition du catholicisme, après le bien-être que doit éprouver l’esprit humain lorsqu’il vient de se débarrasser d’un obstacle et de faire un grand pas dans sa vie de perfectibilité, le besoin d’idéal se manifeste, et pour quiconque se refuse à reconnaître ce besoin, l’absence d’idéal devient un supplice profond, mystérieux, non avoué, non compris ; une sorte de damnation fatale qu’il appellera satiété, spleen, misère humaine, mais qui s’explique facilement pour les disciples de l’idéal. Le culte de la nature renouvelé par Goethe de J.-J. Rousseau et de l’école du XVIIIe siècle, étendu et ennobli par le génie synthétique qu’il manifesta dans l’étude des sciences naturelles, ne pouvait toutefois suffire aux besoins d’une intelligence aussi vaste et d’un esprit aussi droit que le sien. Cette création sublime qu’il chanta sur les plus harmonieuses cordes de sa lyre, privée de la pensée d’amour créatrice, que Dante appelle il primo amor, dut bientôt lasser le désir de son ame, et se montrer à son imagination effrayée, muette, insensible, terrible, inconsciente, comme la fatalité qui l’avait produite et qui présidait à sa durée. Son génie fit le tour de l’univers, et, dans son vol immense, il salua toutes les splendeurs de l’infini ; mais, quand son vol l’eut ramené sur la terre, il sentit ses ailes s’affaiblir et se paralyser ; car, aux cieux comme ici-bas, il n’avait compris et senti que matière, et ce n’était pas la peine d’avoir franchi de tels espaces pour ne rien découvrir de mieux. Il eût consenti à mourir pour en savoir davantage.

« Un char de feu plane dans l’air, et ses ailes rapides s’abattent près de moi. Je me sens prêt à tenter des chemins nouveaux dans la plaine des cieux, au travers de l’activité des sphères nouvelles ; mais cette existence sublime, ces ravissemens divins, comment, ver chétif, peux-tu les mériter ? C’est en cessant d’exposer ton corps au doux soleil de la terre, en te hasardant à enfoncer ces portes devant lesquelles chacun frémit… Ose d’un pas hardi aborder ce passage, au risque même d’y rencontrer le néant ! »

Il faudrait citer d’un bout à l’autre tous ces monologues de Faust, où Goethe a peint de couleurs si magnifiques la soif de la connaissance de l’infini. Mais qu’on y cherche une seule phrase qui prouve que cette soif de l’orgueil et de la curiosité soit échauffée par un sentiment d’amour divin, à peine trouvera-t-on quelques mots qu’il fallait bien mettre dans la bouche du docteur Jean Faust pour lui conserver un peu la physionomie de la légende et l’esprit du moyen âge, mais qui sont si mal enchâssés, si peu dans la conviction ou dans les instincts de l’auteur, qu’ils y répandent une obscurité et une contradiction évidentes. Il faut bien le dire : le sentiment de l’amour a manqué à Goethe ; ses passions de femme n’ont été que des désirs excités ou satisfaits ; ses amitiés, qu’une protection et un enseignement ; sa théosophie symbolique, qu’une allégorie ingénieuse voilant le culte de la matière et l’absence d’amour divin. Une seule pensée d’amour eût ouvert à Faust cet abîme des cieux dont le mystère écrase son ambition. Qu’il croie à la providence, à la sagesse, à la bonté, à l’amour du créateur ; qu’au lieu de traduire ainsi le texte de la Genèse : Au commencement était la force, il écrive : Au commencement était l’amour, il ne se sentira plus seul dans l’univers en lutte avec un esprit jaloux dont, à son tour, il jalouse la puissance ; l’amour lui révélera dans son être une autre faculté que celle de dominer tous les êtres ; cette royauté du souverain esprit qui l’étonne et l’indigne lui semblera légitime et paternelle ; il n’aura plus ce besoin cuisant et insensé d’être le maître de l’univers, l’égal de Dieu ; il reconnaîtra une puissance devant laquelle il est doux de se prosterner dès cette vie, et dans le sein de laquelle il est délicieux de s’abîmer en espérance lorsqu’on s’élance vers l’avenir.

Privé de cet instinct sublime, Goethe a-t-il été vraiment poète ? Non, quoique pour l’expression et pour la forme il soit le premier lyrique et le premier artiste des deux siècles qu’il a illustrés. A-t-il été philosophe ? Non, quoiqu’il ait fait des travaux sur les sciences naturelles qui le placent, dit-on, au rang des plus illustres naturalistes, et qu’il ait su, le premier, exprimer dans un magnifique langage poétique les idées d’une métaphysique assez abstraite.

La longue et riche chaîne des travaux de Goethe me confirme dans cette conviction, qu’il est artiste plus que poète. Nulle part je ne le vois enthousiasmé, entraîné par le sentiment du beau idéal dans le caractère humain. Esclave du sujet qu’il traite, adepte impassible de la réalité, il tracera d’une main chaste et froide les obscénités qui doivent caractériser la plaisanterie de Méphistophélès ; il assujétira le génie de Faust aux formes étroites et grossières de l’art cabalistique dont il est aisé de voir qu’il a fait ad hoc une étude consciencieuse. S’il crée l’intéressante figure de Marguerite, il se gardera pourtant de nous la montrer sous une forme trop angélique. Ce sera toujours une simple fille de village, vaine au point de se laisser séduire par des présens, soumise à l’opinion au point de commettre un infanticide. Sa douleur et son infortune nous émeuvent profondément, mais nous comprenons fort bien que Faust ne puisse avoir pour elle qu’un amour des sens. Si Goethe fait parler le préjugé implacable qu’on appelle honneur de la famille, c’est par la bouche grossière et cruelle d’un soudard, ou par la voix amère et médisante d’une méchante villageoise. Qui est le coupable dans la tragédie de Marguerite ? Est-ce Faust parce qu’il l’a rendue mère ? Est-ce Marguerite parce qu’elle a tué son enfant ? Est-ce son frère Valentin parce qu’il l’a maudite et déshonorée ? Est-ce sa compagne Lisette parce qu’elle l’a décriée et trahie ? Est-ce l’opinion ou les lois humaines qu’il faut détester pour avoir poussé Marguerite à ce crime ? Est-ce la vanité ou la lâcheté de cette infortunée qu’il faut maudire ? Est-ce l’indifférence du ciel qui abandonne cette faible victime à Méphistophélès, et la voix effrayante des prêtres catholiques qui la pousse au désespoir ? En vérité, Faust me paraît le moins coupable de tous, et le diable, qui sans cesse ramène Faust auprès de Marguerite, est beaucoup moins haïssable que le Dieu du prologue. Ainsi Goethe, esclave du vraisemblable, c’est-à-dire de la vérité vulgaire, ennemi juré d’un héroïsme romanesque, comme d’une perversité absolue, n’a pu se décider à faire l’homme tout-à-fait bon, ni le diable tout-à-fait méchant. Enchaîné au présent, il a peint les choses telles qu’elles sont, et non pas telles qu’elles doivent être. Toute la moralité de ses œuvres a consisté à ne jamais donner tout-à-fait raison, ni tout-à-fait tort à aucune des vertus ou des vices que personnifient ses acteurs. Il vaudrait mieux dire encore que ses acteurs ne personnifient jamais complètement ni la vertu ni le vice. Les plus grands ont des faiblesses, les plus coupables ont des vertus. Le plus loyal de ses héros, le noble Berlichingen, se laisse entraîner à une trahison qui ternit la fin de sa carrière, et le misérable Weislingen expire dans des remords qui l’absolvent. Il semble que Goethe ait eu horreur d’une conclusion morale, d’une certitude quelconque.

Aussi malheur à qui a voulu imiter Goethe ! En dépouillant systématiquement toute espèce de conviction, en déclarant la guerre dans son propre cœur à toute sympathie, pour se soumettre à la loi étroite du vraisemblable vulgaire, qui pourrait être grand ? Goethe seul a pu le faire, Goethe seul a pu demeurer bon, et ne jamais écrire une ligne qui dût devenir funeste à un esprit droit, à un cœur honnête. C’est que Goethe (je veux le répéter) n’était pas seulement un grand écrivain, c’était un beau caractère, une noble nature, un cœur droit, désintéressé. Je ne le juge d’après aucune de ses biographies, je sais le cas qu’on doit faire des biographies des vivans ou des morts de la veille. Je n’ai même pas encore lu les Mémoires de Goethe ; je me méfie un peu du jugement que l’homme, vieilli sans certitude, doit porter sur lui-même et sur les faits de sa vie passée ; je ne veux juger Goethe que sur ses créations, sur Goetz de Berlichingen, sur Faust, sur Werther, sur le comte d’Egmont. Dans tous ces héros je vois des défauts, des faiblesses, des erreurs qui m’empêchent de me prosterner ; mais j’y vois aussi un fonds de grandeur, de probité, de justice, qui me les fait aimer et plaindre. Ce ne sont pas des héros de roman, mais ce sont des hommes de bien. Je m’afflige de ne point trouver en eux ce rayon céleste qui me transporterait avec eux dans un monde meilleur ; mais je sais qu’ils ne peuvent pas avoir été éclairés de cette lumière nouvelle. Elle n’était pas encore sur l’horizon lorsque Goethe jetait sa vie et son génie dans le creuset du siècle. C’est une grande figure sereine au milieu des ombres de la nuit, c’est une majestueuse statue placée au portique d’un temple dont le soleil n’illumine pas encore le faîte, mais où le pâle éclat de la lune verse une lumière égale et pure. Une autre figure est placée immédiatement au-dessus, moins grandiose et moins parfaite ; elle va pourtant l’éclipser, car déjà la nuit se dissipe, le soleil monte, et le front de Byron se dore aux premiers reflets. L’idéal, un instant éclipsé par le travail rénovateur du siècle, reparaît dégagé des nuages de cette philosophie transitoire, vainqueur de la nuit du despotisme catholique. Il vient lentement, mais ceux qui sont placés pour le voir, saluent sa venue du haut de la montagne.

MANFRED.

J’ai omis, à dessein, de mentionner Schiller à propos de Goethe. Ce continuel parallélisme entre eux, ces partialités ardentes pour l’un ou pour l’autre, cette sorte de rivalité qu’on a voulu établir entre deux grands cœurs unis par l’amitié, ne sont pas de mon goût. Je ne puis me résoudre à troubler, par une indiscrète analyse, la majesté de ces mânes illustres qui s’embrassent maintenant dans le sein de Dieu, après avoir, sur la terre, oublié souvent leurs dissidences dans l’échange d’une noble sympathie. Sans doute, sous un point de vue important, je sens, moi aussi, mon cœur se porter plus vivement vers Schiller ; mais parce que la nature de son génie répond plus directement aux aspirations de mon ame, oublierai-je la grandeur de Goethe et sa bonté calme et patriarcale à laquelle le jugement d’aucune vanité blessée, d’aucune médiocrité jalouse ne saurait m’empêcher de croire ? Il put être vain, il dut être orgueilleux, cet homme si favorisé du ciel ! Il dut surtout sembler tel à de grossiers adulateurs ou à de lâches envieux ; et quelle gloire échappe à cette poussière que le char du triomphe soulève sur les chemins ? Mais Goethe aima Schiller, ce génie si différent du sien. Il l’aima tendrement, délicatement, paternellement, il supporta les inégalités de son humeur, il sut adoucir les orages de son ame, il comprit, apprécia et chérit les facultés exquises de son cœur. Ô Goethe ! je vous aime pour cette amitié que vous avez sentie, et dont les devoirs difficiles peut-être ont été du moins une religion dans votre vie superbe. Je ne puis vous haïr pour l’absence de cet idéal qui eût élevé votre immense génie au-dessus des lois régulières maintenues dans notre progrès humain par la sagesse divine. Cette sagesse ne l’a pas voulu ainsi. Mais elle vous a trop donné d’ailleurs, pour que notre impatience de l’avenir et notre soif de religion aient le droit de disputer vos couronnes. Nous ne sommes pas encore assez initiés aux mystérieux desseins de cette Providence pour savoir ce que sera un jour l’importance de certains travaux de pure intelligence qui nous semblent frivoles aujourd’hui, préoccupés que nous sommes de besoins moraux et religieux plus pressans. Un temps viendra, sans doute, où tous les efforts de l’esprit humain auront leur application, leur emploi nécessaire. Rien n’est inutile, rien ne sera perdu dans ce grand laboratoire où l’humanité entasse lentement et avec ordre ses matériaux divers pour le grand œuvre d’une régénération universelle. Déjà une appréciation plus philosophique de l’histoire nous montre qu’aucune grande intelligence n’a été vraiment funeste au progrès de l’humanité, mais qu’au contraire toutes ont été des instrumens plus ou moins directs que la Providence a suscités à ce progrès, même celles qui, relativement aux contemporains et relativement à leurs propres idées sur le progrès, semblaient agir en un sens contraire ; ce qui est applicable aux hommes politiques du passé l’est aussi aux hommes philosophiques, et conséquemment aux poètes et aux artistes. Les erreurs et les aveuglemens des grandes intelligences dans les sciences exactes n’ont même pas nui au progrès de la vérité scientifique. En limitant ou en suspendant l’essor de l’esprit humain vers certains points de vue, ces erreurs le poussaient irrésistiblement vers d’autres horizons jusque-là négligés, et où des découvertes imprévues l’attendaient.

Ainsi, laissons à la postérité le soin d’assigner à nos grands contemporains leur véritable place. Gardons-nous d’imiter les jugemens étroits et les absurdes proscriptions du catholicisme en rejetant du sein de notre nouveau temple les grands hommes dont les formules ne s’accordent pas encore avec notre orthodoxie idéaliste. Contemplons avec respect ces faces augustes, qu’un nuage nous dérobe encore à demi. Gardons notre foi et préservons-nous de ce qui pourrait la détruire ; que les brillantes séductions du génie ne nous fascinent pas et ne nous détournent pas du chemin où nous devons marcher ; mais que notre rigidité de nouvelle date ne s’attaque pas insolemment à ces vastes génies qui, sans formules de principes, ont servi du moins à nous faire aimer, désirer et chercher la perfection. Une belle forme dans l’art est encore un bienfait pour nos intelligences. Elle élève notre jugement, elle aiguise et retrempe notre goût, elle ennoblit nos habitudes et ravive tous nos sentimens. Il n’appartient qu’aux organisations grossières et lâches de se laisser corrompre par les richesses matérielles ; une ame noble sait en faire un usage noble. Les richesses intellectuelles doivent-elles appauvrir l’intelligence qui s’en nourrit ? Non, sans doute, et dans ce sens Goethe nous a légué un précieux héritage. Quelle qu’ait été la pensée du testateur, recevons ses bienfaits avec reconnaissance, et tâchons qu’ils nous profitent.

Si cette manière de sentir et de raisonner est juste, c’est à Byron encore plus qu’à Goethe qu’il nous faut l’appliquer, à Manfred encore plus qu’à Faust. Dans ce poème, successeur du premier, nous voyons au premier coup d’œil un homme encore plus malheureux, encore plus coupable, encore plus damné que Faust. Historiquement c’est le même homme que Faust, car c’est Faust délivré de l’odieuse compagnie de Méphistophélès, c’est Faust résistant à toute l’armée infernale, c’est Faust vainqueur des sens, vainqueur de la vaine curiosité, de la vaine gloire et des ardentes passions. Psychologiquement, ce n’est plus le même homme, c’est un homme nouveau, car c’est Faust transformé, Faust ayant subi les tortures de la vie active, Faust meurtrier involontaire, mais désolé, Faust veuf de Marguerite, veuf d’espérances et de consolations. Ce n’est plus l’ennui et l’inquiétude qui dévorent son ame, c’est le remords et le désespoir. Il est entré dans une nouvelle phase de sa terrible existence. Le milieu fatal qui l’enveloppait a changé de nature ; son être a changé de nature aussi. Ce n’est plus le railleur Méphisto qui l’aiguillonne de ses sarcasmes et l’enivre de voluptés pour le forcer à vivre sous la loi du hasard ; c’est toute l’armée des ténèbres, ce sont tous les dews d’Ahriman, c’est le roi des démons en personne, qui vient avec Némésis et les funestes destinées entamer une lutte à mort d’où Faust-Manfred sortira vainqueur, mais où des tortures plus affreuses encore que les précédentes assiégeront son agonie. Dans cette phase nouvelle, qu’on pourrait appeler la phase expiatoire de Faust, le grand criminel, le maudit sublime n’a plus à subir, il est vrai, les tourmens d’une intelligence avide ; l’intelligence s’est arrêtée dans son vol audacieux le jour où le cœur a été brisé. Mais dans ses déchiremens ce cœur qui, chez Faust, n’avait pas vécu, puise chez Manfred une vie intense, toute de regret et de repentir, supplice incessant, inexprimable, inoui. Ce nouveau Faust est bien plus vivant, bien plus accessible à nos sympathies, bien plus noblement humain que le premier. Nous ne rencontrons plus chez lui les contradictions qui, chez Faust, nous remplissaient d’étonnement et de doute. Le mystère qui enveloppe sa vie passée ne porte plus que sur des faits qu’il nous est inutile de sonder. Son histoire nous est inconnue, mais son cœur nous est dévoilé. Ce cœur est entr’ouvert et saignant devant nous ; il souffre, et dès-lors nous le comprenons, nous le savons, car la souffrance est notre partage à tous, et il n’est pas besoin que nous ayons commis ou causé un crime pour savoir ce que c’est que pleurer éternellement et souffrir sans remède.

Manfred est donc un homme bien supérieur à Faust. Il n’a pas moins que lui le sentiment et l’enthousiasme lyrique des beautés de la création ; mais il les sent d’une autre manière, il les divinise autrement que Spinosa et Goethe ; il ne matérialise pas la pensée divine, il spiritualise, au contraire, la création matérielle. Lui aussi reconnaît ses frères dans le buisson tranquille, dans l’air, dans les eaux ; mais ce n’est pas en s’annihilant au niveau de la matière, ce n’est pas en abjurant l’immortalité de sa pensée pour fraterniser dans un désespoir résigné avec les élémens grossiers de la vie physique. Au contraire, Manfred, à la manière des païens pythagoriciens, prête du moins une vie divine aux muettes beautés de la nature, ou leur attribue une intelligence supérieure à celle de l’homme. Il évoque les fées dans la blancheur immaculée des neiges et dans la vapeur irisée des cataractes. Au son de la flûte des montagnes, il s’écrie : Ah ! que ne suis-je l’ame invisible d’un son délectable, une voix vivante, une jouissance incorporelle ! C’est que l’idéal qui manquait à Faust déborde dans Manfred ; c’est que le sentiment, la certitude de l’immortalité de l’esprit le transportent sans cesse du monde évident au monde abstrait.

Je ne pense pas que personne vienne faire ici la grossière objection que ce fantastique de Manfred est un jeu d’esprit, un caprice de l’imagination, et que Byron n’a jamais cru à la fée du Mont-Blanc, au palais d’Ahriman, à l’évocation d’Éros et d’Anteros, etc. Chacun sait, de reste, que dans la poésie fantastique toutes ces figures sont de libres allégories. Mais, dans le choix et l’action de ces allégories, la portée de l’idéal du poète se révèle clairement. Où Faust ne rencontre que sorciers montés sur des boucs et des escargots, que monstres rampans et venimeux, laides et grotesques visions d’une mémoire délirante, obsédée de la laideur des vices humains, Manfred rencontre sur la montagne de beaux génies sur le front calme et pur desquels se reflète l’immortalité. C’est-à-dire qu’Éros, le principe du bien, la pensée d’amour et d’harmonie dont l’univers est la manifestation, apparaît à Manfred à travers la beauté des choses visibles ; tandis qu’Anteros, l’esprit de haine et d’oubli, c’est-à-dire la muette indifférence d’une loi physique, qui n’a pour cause et pour but que sa propre existence et sa propre durée, apparaît à Faust à travers la bizarrerie, le désordre et l’effroi de la vie universelle. Le fantastique de Faust est donc le désordre et le hasard aveugles, celui de Manfred la sagesse et la beauté divines.

Voilà pourquoi Byron, moins artiste que Goethe, c’est-à-dire moins habile, moins correct, moins logique à beaucoup d’égards, me semble beaucoup plus poète que lui, et beaucoup plus religieux que la plupart de nos poètes spiritualistes modernes. — Et même, j’en demande humblement pardon au grand lyrique qui a adressé à Byron ces vers fameux :

Esprit mystérieux, mortel, ange ou démon,
Qui que tu sois, Byron, bon ou fatal génie !…

Byron me semble beaucoup plus préoccupé de la science des choses divines que M. de Lamartine lui-même. M. de Lamartine accepte une religion toute faite, et la chante magnifiquement, sans se donner la peine d’examiner cette philosophie, beaucoup trop étroite et beaucoup trop erronée pour pénétrer et convaincre réellement sa haute intelligence. Né à la gloire dans une époque de réaction contre l’athéisme grossier, le chantre des Méditations, poussé par de nobles instincts, a été une des grandes voix qui ont prêché avec fruit, avec honneur, avec puissance, le retour au spiritualisme. Tout était juste alors pour la défense du grand principe ; mais, après la première chaleur du combat, il est impossible que le lyrique n’ait pas jeté un regard profond sur cette croyance catholique dont il s’était fait l’apôtre. Pourquoi donc ne l’a-t-il pas abjurée ouvertement, à l’exemple de ce grand homme qui, de nos jours, donne au monde le spectacle d’une sincérité si sublime et d’un courage si vénérable, en disant : Jusqu’alors je m’étais cru catholique ; il paraît que je m’étais trompé. À coup sûr l’absurde et l’odieux de ces doctrines catholiques n’ont point échappé à la sagacité et à la loyauté de M. de Lamartine. Cependant, au lieu d’entrer dans une nouvelle phase d’inspiration et de lumière, il a continué à accorder sa lyre sur le même mode. Il nous a vanté en de très beaux vers l’excellence de ces sacrifices humains dont Jocelyn est un exemple funeste ; il a lancé plus que jamais l’anathème sur notre grande révolution française, où pourtant il eût à coup sûr joué un rôle, non à l’étranger, dans un honteux exil, mais sur le banc des girondins peut-être. La soif d’action politique qui dévore aujourd’hui le poète sacré prouve bien qu’il n’est pas l’homme du passé, le Jérémie de la restauration. Aujourd’hui, les nouveaux vers de M. de Lamartine ont été, dit-on, mis à l’index par le saint père, par le chef suprême de la religion qu’il a si vaillamment défendue, si généreusement servie. Cette nouvelle sottise du Vatican ébranlera-t-elle la foi du chantre des Méditations ? Nous pensons bien que la chose est faite depuis long-temps, car les hérésies du dernier poème de M. de Lamartine nous montrent la révolte irrésistible de son intelligence contre le joug catholique ; mais nous ne croyons pas que M. de Lamartine, absorbé par les soucis parlementaires, ait beaucoup de temps de reste pour se demander désormais s’il est philosophe ou chrétien. Il est député ! c’est une autre affaire ; ce n’est pas tout-à-fait le chemin de l’idéal.

Quel regret pour nous, pauvres rêveurs ! faudra-t-il donc conclure que notre grand lyrique ne se soucie plus guère de la philosophie du Christ, et que peut-être il ne s’en est jamais tourmenté bien profondément ? À voir comme il entre ardemment dans les questions positives du siècle, nous sommes bien persuadé que la raison, l’esprit d’analyse et la tranquillité d’ame ne lui ont jamais manqué au point d’accepter aveuglément le catholicisme. A-t-il donc chanté tout simplement pour chanter, comme il agit aujourd’hui tout simplement pour agir ? Poète, il lui fallait un dieu. Il accepta celui qui était alors au pouvoir ; homme politique, il lui a fallu un parti, il a accepté celui qui est au pouvoir aujourd’hui.

À Dieu ne plaise qu’entraîné par des dissidences d’opinions, nous venions à dessein analyser ici le fond des croyances de M. de Lamartine. Quand même ce droit appartiendrait à la critique, nous ne pourrons jamais oublier les larmes que les Méditations autrefois, et, récemment encore, certaines pages de Jocelyn nous ont fait verser. Nous ne dirons donc jamais que l’idéal a tenu peu de place dans la vie intellectuelle de M. de Lamartine, lui qui a fait vibrer si souvent dans nos ames les cordes de l’enthousiasme, et qui ravivait en nous le sentiment de l’idéal, alors que le déchaînement du matérialisme s’efforçait de nous le ravir. Nous dirons seulement, parce que nous devons le dire ici, que M. de Lamartine s’est montré, en poésie comme en politique, peu scrupuleux sur les moyens de connaître et de saisir son idéal. M. de Lamartine est peut-être un homme de sentiment plus qu’un homme de connaissance ; tout lui a été bon, la royauté dévote et la royauté bourgeoise, pourvu qu’il exerçât sa royauté à lui, sa seule royauté légitime, celle du génie.

Ainsi, qu’on me permette de le dire, lord Byron, cet autre roi légitime qui ne dédaignait pas non plus les succès littéraires et les succès parlementaires, était beaucoup plus préoccupé de la science de Dieu, que M. de Lamartine ne l’a jamais été. Il n’a jamais accepté l’erreur coupable du catholicisme ; il n’a rien accepté à la légère, la chose lui paraissait trop grave pour n’être pas discutée chaudement et amèrement dans le sanctuaire de son ame. Il se souciait fort peu de passer pour un athée ou pour un sceptique, lui, le plus instinctivement religieux des poètes ! Condamné, par la nature même de ce sentiment religieux, à une sincérité farouche, il cédait à tous les mouvemens anarchiques de sa conscience. Lorsque, lassé de chercher en vain, à travers ce siècle superstitieux d’une part et incrédule de l’autre, une formule qui éclairât sa croyance, il succombait à un désespoir sublime, il écrivait d’une main brûlante de fièvre « Mourir ! redevenir le rien que j’étais avant de naître à la vie et à la douleur vivante ! »… « Le silence de ce sommeil sans rêve, je l’envie trop pour le déplorer ! »… « Les hommes deviennent ce qu’ils ne s’avouent pas à eux-mêmes, ce qu’ils n’osent se confier les uns aux autres. » Mais ces heures de découragement n’attestent-elles pas la lassitude douloureuse d’une ame qui s’épuise à la recherche d’une certitude d’immortalité ? Dans son dialogue avec la fée des Alpes, Manfred raconte ainsi sa vie ; je cite ce passage à dessein, pour montrer que cette vie passée de Manfred est bien celle de Faust, mais que celui qui la raconte n’est plus Faust, car il croit à l’immortalité de l’intelligence.

« Dans mes rêveries solitaires, je descendais dans les caveaux de la mort, recherchant ses causes dans ses effets ; et de ces ossemens, de ces crânes desséchés, de cette poussière amoncelée, j’osais tirer de criminelles conclusions. Pendant des années entières, je passai mes nuits dans l’étude des sciences autrefois connues, maintenant oubliées ; à force de temps et de travail, après de terribles épreuves et des austérités telles qu’elles donnent à celui qui les pratique autorité sur l’air, et sur les esprits de l’air et de la terre, de l’espace et de l’infini peuplé, je rendis mes yeux familiers avec l’éternité… Et, avec ma science, s’accrut en moi la soif de connaître, et la puissance et la joie de cette brillante intelligence jusqu’à ce que… »

Ici, Manfred raconte l’épisode d’Astarté qui a le tort de ressembler à l’histoire de René et d’Amélie de M. de Chateaubriand ; mais ceci s’est fait, à coup sûr, à l’insu de Byron : son génie était fait de telle sorte que les réminiscences y prenaient souvent la forme de l’inspiration. Puis Manfred reprend :

« Je me suis plongé dans les profondeurs et les magnificences de mon imagination autrefois si riche en créations ; mais, comme la vague qui se soulève, elle m’a rejeté dans le gouffre sans fond de ma pensée. Je me suis plongé dans le monde, j’ai cherché l’oubli partout, excepté là où il se trouve, et c’est ce qu’il me reste à apprendre. Mes sciences, ma longue étude des connaissances surnaturelles, tout cela n’est qu’un art mortel : — J’habite dans mon désespoir, et je vis et vis pour toujours ! »

Lorsque Manfred approche de son agonie, il s’adresse au soleil, et, admirant la nature comme Faust, il lui parle pourtant comme Faust n’eût pas su le faire :

« Astre glorieux ! tu fus adoré avant que fût révélé le mystère de ta création ! Dieu matériel ! tu es le représentant de l’inconnu qui t’a choisi pour son ombre ! »

Dans la scène du commencement, qui ressemble si peu à celle de Faust, quoique Byron ait avoué cette ressemblance, Byron proclame encore l’immortalité de l’ame, en des termes plus clairs que les précédens :

Les Génies. — Que veux-tu de nous, fils des mortels, parle ?

Manfred. — L’oubli… l’oubli de moi-même
 

Le Génie. — Cela n’est point dans notre essence, dans notre pouvoir, mais tu peux mourir.

Manfred. — La mort me le donnera-t-elle ?

Le Génie. — Nous sommes immortels et nous n’oublions pas. Le passé nous est présent aussi bien que l’avenir. Tu as notre réponse.

Manfred. — Vous vous raillez de moi… esclaves, ne vous jouez pas de ma volonté. L’ame, l’esprit, l’étincelle de Prométhée, l’éclair de mon être, enfin, est aussi brillant que le vôtre, et… répondez !…

Le Génie. — Tes propres paroles contiennent notre réponse.

Manfred. — Que voulez-vous dire ?

Le Génie. — Si, comme tu le dis, ton essence est semblable à la nôtre, nous avons répondu en te disant que ce que les mortels appellent la mort n’a rien de commun avec nous.

Manfred. — C’est donc en vain que je vous ai fait venir de vos royaumes ! Vous ne pouvez ni ne voulez me donner l’oubli ?

Ici les Esprits cherchent à séduire Manfred par l’appât de la prospérité humaine. Ils lui offrent « l’empire, la puissance, la force, et de longs jours. » Mais l’ancien Faust est lassé de jouissances terrestres, et désormais il appelle le néant pour refuge à son immortelle douleur, le néant dont il n’osait parler jadis à Méphistophélès, tant il le craignait, et qu’il invoque aujourd’hui avec la certitude de ne le pas trouver !

Permettez-moi une dernière citation de Manfred. Vous connaissez tous cette dernière scène, incomparablement supérieure à tous les dénouemens de ce genre ; mais vous n’avez peut-être pas Faust et Manfred sous la main. Mon office est de vous les mettre en parallèle sous les yeux. Rappelez-vous qu’à la fin de Faust, Méphistophélès s’écrie : Maintenant, viens à moi ! et que Faust, toujours esclave du démon, se laisse arracher au dernier soupir de Marguerite. Comparez cette lâcheté à la force sublime de Manfred expirant, et voyez le rôle que joue chez Byron l’homme animé d’un souffle divin, en regard avec tout le rôle qu’il joue dans Goethe, aux prises avec l’esprit des ténèbres, c’est-à-dire avec sa propre misère privée de toute assistance céleste.

(Manfred est dans la tour. Entre l’abbé de Saint-Maurice.)

L’Abbé. — Mon bon seigneur, pardonne-moi cette seconde visite ; ne sois point offensé de l’importunité de mon zèle, que ce qu’il y a de coupable retombe sur moi seul ; que ce qu’il peut avoir de salutaire dans ses effets descende sur ta tête, — que ne puis-je dire ton cœur ! — Oh ! si par mes paroles ou mes prières, je parvenais à toucher ce cœur, je ramènerais au bercail un noble esprit qui s’est égaré, mais qui n’est pas perdu sans retour !

Manfred. — Tu ne me connais pas, mes jours sont comptés, et mes actes enregistrés ! Retire-toi ! ta présence ici pourrait te devenir fatale. Sors !

L’Abbé. — Ton intention, sans doute, n’est pas de me menacer ?

Manfred. — Non, certes ; je t’avertis seulement qu’il y a péril pour toi à rester ici, et je voudrais t’en préserver.

L’Abbé.— Que veux-tu dire ?

Manfred. — Regarde là. Que vois-tu ?

L’Abbé. — Rien.

Manfred. — Regarde attentivement, te dis-je. — Maintenant, dis-moi ce que tu vois.

L’Abbé. — Un objet qui devrait me faire trembler. Pourtant je ne le crains pas. — Je vois sortir de terre un spectre sombre et terrible qui ressemble à une divinité infernale ; son visage est caché dans les plis d’un manteau, et des nuages sinistres forment son vêtement. Il se tient debout entre nous deux, mais je ne le crains pas.

Manfred. — Tu n’as aucune raison de le craindre ; mais sa vue peut frapper de paralysie ton corps vieux et débile. Je te le répète, retire-toi.

L’Abbé. — Et moi, je réponds : Jamais. Je veux livrer combat à ce démon. Que fait-il ici ?

Manfred. — Mais oui, effectivement, que fait-il ici ? Je ne l’ai pas appelé. Il est venu sans mon ordre.

L’Abbé. — Hélas ! homme perdu ! quels rapports peux-tu avoir avec de pareils hôtes ? Je tremble pour toi. Pourquoi ses regards se fixent-ils sur toi et les tiens sur lui ? Ah ! le voilà qui laisse voir son visage ; son front porte encore les cicatrices qu’y laissa la foudre ; dans ses yeux brille l’immortalité de l’enfer ! — Arrière !

Manfred. — Parle ; quelle est ta mission ?

L’Esprit. — Viens !

L’Abbé. — Qui es-tu, être inconnu ? Réponds ! parle !

L’Esprit. — Le génie de ce mortel. — Viens ! il est temps.

Manfred. — Je suis préparé à tout ; mais je ne reconnais pas le pouvoir qui m’appelle. Qui t’envoie ici ?


L’Esprit. — Tu le sauras plus tard. Viens ! viens !

Manfred. — J’ai commandé à des êtres d’une essence bien supérieure à la tienne ; je me suis mesuré avec tes maîtres. Va-t-en.

L’Esprit. — Mortel, ton heure est venue. Partons, te dis-je.

Manfred. — Je savais et je sais que mon heure est venue, mais ce n’est pas à un être tel que toi que je rendrai mon ame. Arrière ! Je mourrai seul, ainsi que j’ai vécu.

L’Esprit. — En ce cas, je vais appeler mes frères. — Paraissez !

(D’autres esprits s’élèvent.)

L’Abbé. — Arrière ! maudits ! — arrière ! vous dis-je. — Là où la piété a autorité, vous n’en avez aucune, et je vous somme au nom de…

L’Esprit. — Vieillard ! nous savons ce que nous sommes, nous connaissons notre mission et ton ministère ; ne prodigue pas en pure perte tes saintes paroles, ce serait en vain : cet homme est condamné. Une fois encore je le somme de venir. — Partons ! partons !

Manfred. — Je vous défie tous. — Quoique je sente mon ame prête à me quitter, je vous défie tous ; je ne partirai pas d’ici tant qu’il me restera un souffle pour vous exprimer mon mépris, — une ombre de force pour lutter contre vous, tout esprits que vous êtes ; vous ne m’arracherez d’ici que morceaux par morceaux.

L’Esprit. — Mortel obstiné à vivre ! Voilà donc le magicien qui osait s’élancer dans le monde invisible et se faisait presque notre égal ? — Se peut-il que tu sois si épris de la vie, — cette vie qui t’a rendu si misérable !

Manfred. — Démon imposteur, tu mens ! Ma vie est arrivée à sa dernière heure ; — cela, je le sais, et je ne voudrais pas racheter de cette heure un seul moment ; je ne combats point contre la mort, mais contre toi et les anges qui t’entourent ; j’ai dû mon pouvoir passé, non à un pacte avec ta bande, mais à mes connaissances supérieures, — à mes austérités, — à mon audace, — à mes longues veilles, — à ma force intellectuelle et à la science de nos pères, — alors que la terre voyait les hommes et les anges marcher de compagnie, et que nous ne vous cédions en rien ! Je m’appuie sur ma force, — je vous défie, — vous dénie — et vous méprise !

L’Esprit. — Mais tes crimes nombreux t’ont rendu…

Manfred. — Que font mes crimes à des êtres tels que toi ? Doivent-ils être punis par d’autres crimes et par de plus grands coupables ? — Retourne dans ton enfer ! tu n’as aucun pouvoir sur moi, cela je le sens ; tu ne me posséderas jamais, cela je le sais : ce que j’ai fait est fait ; je porte en moi un supplice auquel le tien ne peut rien ajouter. L’ame immortelle récompense ou punit elle-même ses pensées vertueuses ou coupables ; elle est tout à la fois l’origine et la fin du mal qui est en elle ; — indépendante des temps et des lieux, son sens intime, une fois affranchi de ses liens mortels, n’emprunte aucune couleur aux choses fugitives du monde extérieur ; mais elle est absorbée dans la souffrance ou le bonheur que lui donne la conscience de ses mérites. Tu ne m’as pas tenté et tu ne pouvais me tenter ; je ne fus point ta dupe, je ne serai point ta proie ; — je fus et je serai encore mon propre bourreau. Retirez-vous, démons impuissans ! La main de la mort est étendue sur moi, — mais non la vôtre !

(Les démons disparaissent.)

L’Abbé. — Hélas ! comme tu es pâle !… tes lèvres sont décolorées, ta poitrine se soulève,… et, dans ton gosier, ta voix ne forme plus que des sons rauques et étouffés… Adresse au ciel tes prières… prie,… ne fût-ce que par la pensée ; mais ne meurs point ainsi.

Manfred. — Tout est fini, mes yeux ne te voient plus qu’à travers un nuage ; tous les objets semblent nager autour de moi, et la terre osciller sous mes pas : adieu !… donne-moi ta main.

L’Abbé. — Froide !… froide ! et le cœur aussi… Une seule prière !… Hélas ! comment te trouves-tu ?

Manfred. — Vieillard ! il n’est pas si difficile de mourir. (Manfred expire.)

L’Abbé. — Il est parti !… son ame a pris congé de la terre, pour aller où ? je tremble d’y penser ; mais il est parti.


Je ne pense pas que le fantastique ait jamais été et puisse jamais être traité avec cette supériorité. Jamais, avec des moyens aussi simples, on n’a produit un effet plus dramatique. Cette lente apparition de l’Esprit, que le vieux prêtre n’aperçoit pas d’abord, et qu’il contemple avec douleur, mais sans effroi, à mesure qu’elle se dessine entre Manfred et lui, est d’une gravité lugubre. Je crois qu’il n’y avait rien de si difficile au monde que d’évoquer le démon sérieusement. Goethe, après avoir rendu Méphistophélès étincelant d’esprit et d’ironie, avait été obligé, pour le rendre terrible à l’imagination, de faire jouer tous les ressorts de son invention féconde en tableaux hideux, en cauchemars épouvantables. Après lui, rien dans ce genre n’était plus possible, et marcher sur ses traces n’eût produit qu’une parodie. Byron n’a pas couru ce danger ; son génie sombre et majestueux méprisait les petits moyens que le génie à mille facettes de Goethe savait rendre si puissans ; Byron n’a vu dans le diable que la personnification du désespoir qu’il portait en lui-même, et pourtant, dans l’apparition de cette divinité infernale, il a été aussi grand artiste que Goethe. Il a même fait preuve d’un goût plus pur, en ne donnant à aucune de ses figures fantastiques les formes effrayantes qui sont du domaine de la peinture. Il ne les a rendues telles que par l’idée qu’elles représentent, et cependant ce ne sont pas de froides allégories, du moins on ne les accueille pas comme telles. Elles glacent l’imagination tout aussi bien que ces sorciers qui sèment et consacrent autour des gibets, lorsque Faust, à cheval, traverse avec Méphistophélès la nuit mystérieuse. Elles font d’autant plus d’impression qu’on est moins en garde contre elles. C’est un coup de maître que d’avoir ainsi obtenu cet effet et d’avoir su rendre insaisissable la nuance qui sépare l’allégorie philosophique de la fantaisie poétique. Le rôle de l’abbé de Saint-Maurice est un chef-d’œuvre et l’emporte de beaucoup sur celui du prêtre Pierre, que nous verrons tout à l’heure dans le drame de Mickiewicz. Dans le premier jet de la composition de Manfred, Byron voulait rendre ce personnage odieux ou ridicule. Il sentit bientôt qu’il avait un meilleur parti à en tirer, que Manfred était un ouvrage de trop haute philosophie pour descendre à lutter contre telle ou telle forme de religion. Il se borna à personnifier, dans l’abbé de Saint-Maurice, la bonté, l’humble zèle, la foi, la charité. Pas une seule déclamation de sa part ; aussi, pas la moindre amertume de celle de Manfred. Et cette bonté du vieillard n’est pas stérile pour Manfred ; elle l’aide à triompher des angoisses et des terreurs de la mort, elle le ranime et lui fait retrouver le sublime orgueil de sa puissance. Que fait-il ici ? dit le vieillard. — Mais oui, effectivement, s’écrie Manfred, que fait-il ici ? Je ne l’ai pas appelé.

Est-il rien de plus magnifique dans le sentiment et dans l’expression que cette invincible puissance de Manfred à l’heure de sa mort, méprisant le désespoir qui lui dispute son dernier souffle, et triomphant de tous les remords, de tous les doutes, de toutes les souffrances de sa vie, à l’aide de cette grande notion de la sagesse et de la justice éternelles : L’ame immortelle récompense ou punit elle-même ses pensées vertueuses ou coupables ? Il y a là tout un dogme, et un dogme de vérité. Quel incroyable aveuglement, sur la foi des prudes et des bas-bleus puritains de l’Angleterre, a donc accrédité ce préjugé que Byron était le poète de l’impiété ? Mais nous, qui, je l’espère, sommes suffisamment dégagés de l’affreuse croyance à la damnation éternelle, la plus coupable notion qu’on puisse avoir de la Divinité ; nous, qui n’admettons pas qu’à l’heure suprême un démon, ministre tout-puissant d’une étroite et basse vengeance, et un ange, faible appui d’une créature plus faible encore, viennent se disputer l’ame des mortels, comment avons-nous pu répéter ces niaises accusations, qu’il faudrait renvoyer à leurs auteurs ? N’est-ce pas le plus vraiment inspiré des poètes, n’est-ce pas, parmi eux, le plus noble disciple de l’idéal, celui qui, au sein d’une époque gouvernée par les cagots et les royales prostituées qui leur servaient d’agens, a osé jeter ce grand cri de révolte contre le fanatisme, en lui disant : Non, l’esprit du mal ne contrebalance pas dans l’univers la puissance céleste ! Non, Satan n’a pas prise sur nous, Ahriman est subjugué. Le mauvais principe doit tomber sous les pieds de l’archange, et cet archange, c’est l’homme, éclairé enfin du rayon divin que Dieu a mis en lui ; car son œuvre à lui homme inspiré, à lui archange, à lui savant, philosophe ou poète, est de dégager ce rayon des ténèbres, dont vous, imposteurs, vous impies, vous calomniateurs de la perfection divine, l’avez enveloppé.

Il ne faut pas oublier qu’à cette époque où Byron était traduit devant l’inquisition protestante et catholique, à cette époque où Béranger, avec cette religion sage et naïve qui lui inspirait le Dieu des bonnes gens et tant d’odes touchantes et admirables, était cité à la barre des tribunaux civils comme écrivain impie et immoral ; il ne faut pas oublier, dis-je, que la jeunesse se pressait en foule à des cours de philosophie et de science d’où elle ne rapportait que la croyance au matérialisme, la certitude glaciale que l’ame de l’homme n’existait pas, parce qu’elle n’était saisissable ni à l’analyse métaphysique, ni à la dissection chirurgicale ; et Byron osait dire à cette génération d’hypocrites ou d’athées : — Non ! l’ame ne meurt pas ; un instinct divin, supérieur à vos analyses métaphysiques et anatomiques me l’a révélé. Je sens en moi une puissance qui ne peut tomber sous l’empire de la mort. L’ennui et la douleur ont ravagé ma vie, au point que le repos est le besoin le plus impérieux qui me soit resté de tous mes besoins gigantesques. J’aspire au néant, tant je suis las de souffrir ; mais le néant se refuse à m’ouvrir son sein. Ma propre puissance, éternelle, invincible, se révolte contre les découragemens de ma pensée ; elle me poursuit, elle est mon infatigable bourreau, elle ne me souffre pas abattu et couché sur cette terre dont j’invoque en vain le silence et les ténèbres. Elle me pousse dans des espaces inconnus, elle m’enchaîne à la poursuite de mystères impénétrables, elle proteste contre moi-même de mon immortalité, elle défie les terreurs de la superstition ; mais elle s’approche tristement de l’heure où, dégagée de ses liens, elle entrera dans une sphère d’intelligence supérieure, où elle comprendra les mérites ou les torts de son existence précédente, où elle punira ou récompensera elle-même, par la connaissance d’elle-même et de la vérité divine, ses pensées coupables ou vertueuses !

Ô misérable vulgaire ! troupeau imbécille et paresseux qui te traînes à la suite de tous les sophismes et accueilles toutes les impostures, combien te faut-il de temps pour reconnaître ceux qui te guident et pour démasquer ceux qui t’égarent ? L’heure n’est-elle pas venue, enfin, où tu vas cesser de vénérer les hommes qui te méprisent, et d’outrager ceux qui travaillent à ton émancipation ? Entraîné malgré toi par une loi divine, tu recueilles à ton insu les bienfaits que de grands cœurs et de grandes intelligences ont semés sur ton chemin ; mais tu ignores la reconnaissance et le respect que tu leur dois. Condamné à être ta propre dupe, tu te nourris de ces bienfaits du génie, mais en continuant de blasphémer contre lui et de répéter, à l’instigation de tes ennemis, les amères accusations qui portent sur la vie privée de tes libérateurs. Que savent aujourd’hui de Jean-Jacques les enfans du peuple ? Qu’il mettait ses enfans à l’hôpital. Ceci est une grande faute sans doute ; mais la grande révolution française, qui a commencé leur émancipation, savent-ils, les enfans du peuple, que c’est à Jean-Jacques qu’ils la doivent ? De même pour Byron ; la plèbe des lettrés sait fort bien que le poète avait dissipé les biens de sa femme, qu’il était puérilement humilié de sa claudication, qu’il s’irritait immodérément des critiques absurdes, et c’est beaucoup quand elle n’accueille pas ces accusations de meurtre que les ennemis de Byron se plaisaient à répandre, et que le grand Goethe lui-même répétait avec une certaine complaisance. En toutes occasions, les contemporains s’emparent avidement de la dépouille des victimes qu’ils viennent de frapper ; ils examinent pièce à pièce ces trophées dont ils étaient jaloux et dont il leur est facile de nier l’éclat quand ils les ont traînés dans la poussière. Semblable à ces anatomistes qui disent en essuyant leur scalpel : — Nous avons cherché sur ce cadavre le siége de l’ame, et nous ne l’avons pas trouvé ; donc cet homme n’était que matière, — le vulgaire dit en se partageant des lambeaux de vêtement : Ce grand homme n’était pas d’une autre taille que nous, il connaissait, comme nous, la vanité, la colère ; il avait toutes nos petites passions. « Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre. » Le vulgaire a raison, les laquais ne peuvent apprécier dans le grand homme que ce que le grand homme a de misérable ; mais les nobles passions, les inspirations sublimes, les mystérieuses douleurs de l’intelligence divine comprimée dans l’étroite et dure prison de la vie humaine, ce sont là des énigmes pour les esprits grossiers. Rien, d’ailleurs, ne s’oppose à la publicité de ces misères du foyer domestique ; tout y aide au contraire, et, dans le même jour, mille voix diffamatoires s’élèvent pour les promulguer, cent mille oreilles, avides de scandales, s’ouvrent pour les accueillir. Mais une pensée neuve, hardie, généreuse, bien qu’émise par la voix irréfrénable de la presse, combien lui faut-il d’années pour se populariser ? Les préjugés, les haines, le fanatisme, toutes les mauvaises passions qui veulent enchaîner l’essor de la vérité, sont là, toujours éveillées, toujours ingénieuses à dénaturer le sens des mots, toujours impudentes dans les interprétations de mauvaise foi, et le vulgaire, aisément séduit par cet appel à sa conscience, se range naïvement du côté de l’injure et de la calomnie.

Et cependant le vulgaire est généralement bon. Il a des instincts de justice ; il est crédule parce qu’il est foncièrement loyal. Il se tourne avec indignation contre ceux qui l’ont trompé, quand ils viennent à lever le masque. Il porte aux nues ce qu’il foulait aux pieds la veille. On en conclut que le peuple est extravagant, qu’il a des caprices inouis, insensés, qu’il est sujet à des réactions inexplicables, et qu’en conséquence il faut le craindre et l’enchaîner. Dernière hypocrisie, plus odieuse que toutes les autres ! On sait fort bien que la brute elle-même n’a point de fureurs qui ne soient motivées par ses besoins. À plus forte raison l’homme en masse n’a pas de colères qui ne soient justifiées par d’odieuses provocations. Quand le peuple brise ses dieux, c’est que les oracles ont menti, et que l’homme simple ne veut pas être récompensé de sa confiance par la trahison. Ô médiocrité ! ô ignorance ! peuple dans toutes les conditions, infériorité dans toutes les sphères de l’intelligence ! sors donc de tes langes, brise tes liens, essaie tes forces ! Le génie n’est pas une caste dont aucun de tes membres doive être exclus. Il n’y a pas de loi divine ni sociale qui t’enchaîne à la rudesse de tes pères. Le génie n’est pas non plus un privilége que Dieu confère arbitrairement à certains fronts, et qui les autorise à s’élever dédaigneusement au-dessus de la foule. Le génie n’est digne d’hommages et de vénération qu’en ce sens qu’il aide au progrès de tous les hommes, et, comme un flambeau aux mains de la Providence, se lève pour éclairer les chemins de l’avenir. Mais cette lumière, qui marche en avant des générations, tout homme la porte virtuellement dans son sein. Déjà le moindre d’entre nous en sait plus long sur les fins de l’humanité, sur la vérité en religion, en philosophie, en politique, que les grands sages de l’antiquité. Le bon et grand Socrate, interrogeant aujourd’hui le premier venu parmi les enfans du peuple, serait émerveillé de ses réponses. Un jour viendra donc où les jugemens grossiers qui nous choquent aujourd’hui seront victorieusement réfutés comme de vieilles erreurs par les enfans de nos moindres prolétaires. Prenons donc patience. La postérité redressera bien des erreurs et réparera bien des injustices. À toi, Byron, prophète désolé, poète plus déchiré que Job, et plus inspiré que Jérémie, les peuples de toutes les nations ouvriront le panthéon des libérateurs de la pensée et des amans de l’idéal !

KONRAD.

Konrad étant le nom du type privilégié de Mickiewicz, et en particulier celui du héros des Dziady, j’intitule ainsi le fragment de Mickiewicz dont je vais essayer de rendre compte, quoique ce fragment n’ait point de titre, ni dans la traduction, ni dans l’original, et soit seulement désigné : Troisième partie des Dziady, acte Ier. C’est donc un simple fragment que je vais mettre en regard de Faust et de Manfred. Mais qu’importe une lacune entre le travail publié en 1833 et celui que l’auteur poursuit sans doute en ce moment ? Qu’importe une suspension dans le développement des caractères et la marche des évènemens, si ces évènemens et ces caractères sont déjà posés et tracés d’une main si ferme, que nous reconnaissons au premier coup d’œil dans le poète l’égal de Goethe et de Byron ? D’ailleurs, le drame métaphysique n’étant pas astreint, dans sa forme, à la marche régulière des évènemens, mais suivant à loisir les phases de la pensée qu’il développe, le lecteur se préoccupe assez peu de l’accomplissement des faits, pourvu que la pensée soit suffisamment développée. Les deux premiers actes de Faust feraient une œuvre complète, et l’arrivée de Marguerite dans le drame ouvre déjà un drame nouveau où Faust n’a guère à se développer, et ne se développe guère en effet. La fin de Faust reste en suspens, et c’est Byron qui s’est chargé de terminer cette grande carrière d’une manière digne de son début. — Mais encore, dans Manfred, la première et la dernière scène suffiraient rigoureusement au développement de l’idée. Contentons-nous donc, quant à présent, du fragment de Mickiewicz. Nous verrons qu’il suffit bien pour constater la fraternité du poète avec ses deux illustres devanciers. Je ne le prouverai point par des assertions qu’on pourrait suspecter d’engouement, mais par des citations qui perdront en français tout autant que celles de Faust et de Manfred. Ainsi, la pensée, dépouillée de toute la pompe du style, mise à nu, et passant pour ainsi dire sous la toise de la traduction en prose, n’aura de mérite que par elle-même et dans l’ordre purement philosophique. Je dirai seulement quelques mots préliminaires sur la forme qui sert de cadre à cette pensée.

Nous avons dit que la nouveauté de cette forme créée par Goethe consistait dans l’association du monde métaphysique et du monde extérieur. Chez Faust, le mélange est très habilement combiné. Il y a presque toutes les qualités d’un drame propre à la représentation scénique, et on conçoit qu’en donnant moins d’extension au monologue, et en ne faisant du sabbat qu’une scène de ballet, les théâtres aient pu s’en emparer. Mais ce qui, probablement, aux yeux du plus grand nombre des lecteurs est une qualité dans Faust, nous paraît un défaut, si nous considérons la véritable nature du drame métaphysique. Celui-là entre beaucoup trop dans la réalité. Faust devient trop aisément un homme pareil aux autres, et Méphistophélès n’est bientôt lui-même qu’un habile coquin, demi-escroc, demi-entremetteur, qui trouverait facilement son type dans la nature humaine. Byron, au contraire, a porté le drame dans le monde fantastique beaucoup plus que dans le monde réel. Ce dernier monde n’est, pour ainsi dire, qu’entrevu dans Manfred, et, par une admirable logique de sentimens, il y apparaît pur, paisible, presque idéal dans sa candeur. C’est bien là le regard qu’un grand et courageux désespoir jette en passant sur la vie tranquille des hommes simples. Le chasseur de chamois et l’abbé de Saint-Maurice caractérisent l’innocence et la piété. Ce rôle du chasseur égale en beauté et rappelle, pour le sentiment général, le Guillaume Tell de Schiller ; mais ce qui rend la scène particulièrement touchante, c’est la douceur et la sagesse de Manfred, qui, loin de railler et de mépriser ce naïf montagnard, comme eût fait peut-être Faust, sympathise avec lui par la mémoire de sa jeunesse et l’intelligence de tous les aspects de la beauté morale. Le même sentiment se retrouve dans la scène avec le prêtre. Manfred n’est despotique et arrogant qu’avec les personnes infernales, c’est-à-dire avec ses propres passions et ses propres pensées. C’est pourquoi son orgueil est toujours légitime et respectable. Il triomphe de la vengeance, des furies, de la fatalité, de la mort même, pour s’élever, sans espoir de bonheur, il est vrai, mais avec une force surhumaine, à la connaissance de la justice divine. Là est tout le drame, et non pas dans la tentative de suicide de Manfred, ni dans les exhortations du prêtre. Ces accessoires servent rigoureusement à marquer le contraste entre l’existence mystérieuse de Manfred et celle des autres hommes. Ce sont de magnifiques ornemens, nécessaires seulement comme le cadre l’est au tableau pour en reculer l’effet et en détacher les profondeurs sur un fond brillant.

Mais peut-être serait-on en droit de dire que Byron a été trop loin dans l’opposition avec Faust ; tandis que celui-ci est trop dans la réalité, Manfred est peut-être trop dans le rêve. La donnée de Mickiewicz me semble la meilleure. Il ne mêle pas le cadre avec l’idée, comme Goethe l’a fait dans Faust. Il ne détache pas non plus le cadre de l’idée, comme Byron dans Manfred. La vie réelle est elle-même un tableau énergique, saisissant, terrible, et l’idée est au centre. Le monde fantastique n’est pas en dehors, ni au-dessus, ni au-dessous ; il est au fond de tout, il meut tout, il est l’ame de toute réalité, il habite dans tous les faits. Chaque personnage, chaque groupe le porte en soi et le manifeste à sa manière. L’enfer tout entier est déchaîné ; mais l’armée céleste est là aussi ; et, tandis que les démons triomphent dans l’ordre matériel, ils sont vaincus dans l’ordre intellectuel. À eux la puissance temporelle, les ukases du czar Knutopotent, les tortures, les bras des bourreaux, l’exil, les fers, les instrumens de supplice. Aux anges, le règne spirituel, l’ame héroïque, les pieux élans, la saine indignation, les songes prophétiques, les divines extases des victimes. Mais ces récompenses célestes sont arrachées par le martyre, et c’est à des scènes de martyre que le sombre pinceau de Mickiewicz nous fait assister. Or, ces peintures sont telles que ni Byron, ni Goethe, ni Dante n’eussent pu les tracer. Il n’y a eu peut-être pour Mickiewicz lui-même qu’un moment dans sa vie où cette inspiration vraiment surnaturelle lui ait été donnée. Du moins la persécution, la torture et l’exil ont développé en lui des puissances qui lui étaient inconnues auparavant ; car rien, dans ses premières productions, admirables déjà, mais d’un ordre moins sévère, ne faisait soupçonner dans le poète cette corde de malédiction et de douleur que la ruine de sa patrie a fait vibrer, tonner et gémir en même temps. Depuis les larmes et les imprécations des prophètes de Sion, aucune voix ne s’était élevée avec tant de force pour chanter un sujet aussi vaste que celui de la chute d’une nation. Mais si le lyrisme et la magnificence des chants sacrés n’ont pu être surpassés à aucune époque, il y a de nos jours une face de l’esprit humain qui n’était pas éclairée au temps des prophètes hébreux, et qui jette sur la poésie moderne un immense éclat : c’est le sentiment philosophique qui agrandit jusqu’à l’infini l’étroit horizon du peuple de Dieu. Il n’y a plus ni juifs, ni gentils : tous les habitans du globe sont le peuple de Dieu, et la terre est la cité sainte qui, par la bouche du poète, invoque la justice et la clémence des cieux.

Telle est l’immense pensée du drame polonais : on y peut voir l’extension qu’a prise le sentiment de l’idéal depuis Faust jusqu’à Konrad, en passant par Manfred. On pourrait appeler Faust la chute, Manfred l’expiation, Konrad la réhabilitation ; mais c’est une réhabilitation sanglante, c’est le purgatoire, où l’ange de l’espérance se promène au milieu des supplices, montrant le ciel et tendant la palme aux victimes ; c’est un holocauste où la moitié du genre humain est immolée par l’autre moitié, où l’innocence est en cause au tribunal du crime, où la liberté est sacrifiée par le despotisme, la civilisation du monde nouveau par la barbarie du monde ancien. Au milieu de cette agonie, les démons rient et triomphent, les anges prient et gémissent ; Dieu se tait ! Alors le poète exhale un cri de désespoir et de fureur ; il rassemble toutes les puissances de son cœur et de son génie, pour arracher à Dieu la grace de l’humanité qui va périr. Rien n’est sublime comme cet appel désespéré de l’homme au ciel ; c’est la voix de l’humanité tout entière qui invoque l’intercession divine et proteste contre le règne de Satan… Mais Konrad est, comme l’ange rebelle, tombé dans le péché d’orgueil. Le ciel se ferme, Dieu se voile ; un simple prêtre, que les anges bénissent en l’appelant serviteur humble, doux, a seul le pouvoir de chasser les démons qui l’obsèdent, et c’est à ce pieux serviteur, dont les lèvres pures n’ont jamais blasphémé, que Dieu révélera les mystères de l’avenir.

Ici la critique serait facile, trop facile même. On pourrait dire que les révélations inintelligibles du dieu rappellent un peu les énigmes sans mot des antiques oracles, et que c’est un assez pauvre secours accordé à la foi et à la prière, que cette vision où dans un chiffre mythique la patrie du poète se voit délivrée par une réunion de quarante-quatre villes, ou par un personnage dont le nom se compose de quarante-quatre lettres, ou par une armée composée de quarante-quatre phalanges, etc. Les Polonais se perdent en commentaires sur cette prédiction. Nous n’en grossirons pas le nombre, et nous nous abstiendrons de relever beaucoup d’autres passages bizarres et obscurs des Dziady, que ne rachèteraient pas, pour nous autres Français, le mérite de l’expression et le charme du merveilleux ressortant de superstitions toutes locales. Un seul mot d’ailleurs doit imposer silence à toute censure pédantesque : la Pologne est catholique, et Mickiewicz est son poète mystique. Son idéal n’a pas encore conçu une forme nouvelle. La majorité de la race slave est rangée sous la loi sincère de l’Évangile. Respectons une foi naïve, qui ne s’est pas dégradée, comme chez nous, par une restauration jésuitique, et que d’ailleurs le saint-siége a réhabilitée pour long-temps peut-être en se détachant d’elle. Rappelons-nous le mot sublime de M. de La Mennais en parlant de la concession infâme faite par le souverain pontife aux puissances coalisées : Tiens-toi là près de l’échafaud, lui a-t-on dit, et, à mesure qu’elles passeront, maudis les victimes ! N’imitons pas le pape ; gardons-nous de railler les victimes. C’est bien assez que Nicolas les décime et que Capellari les anathématise. Ne les citons pas à la barre de notre tribunal philosophique. Avant de passer de la philosophie chrétienne à une philosophie plus avancée, la France a passé par la glorieuse expiation d’une révolution terrible. La Pologne subit maintenant son expiation, non moins douloureuse, non moins respectable. Il serait aussi lâche de lui reprocher aujourd’hui son catholicisme, qu’il l’eût été alors de nous reprocher notre athéisme.

Nous regrettons sans doute qu’après d’aussi magnifiques élans vers la vérité, Mickiewicz soit forcé, par les convictions auxquelles il est patriotiquement fidèle, de proclamer de pieux mensonges, à la manière des sibylles. Avec une idée plus hardie de la justice éternelle et des fins providentielles de l’humanité, il eût résolu plus clairement la question. Il eût pu prophétiser que la défaite de la Pologne sera pour la suite des temps un triomphe sur la Russie, et que, comme l’empire romain a subi le triomphe intellectuel de la Grèce terrassée, l’empire russe subira le triomphe intellectuel et moral de la Pologne. Oui, sans aucun doute, la barbarie tombera devant la civilisation, le despotisme sous la liberté. Ce ne sera peut-être pas par la force des armes que s’opérera la résurrection de cette nation sacrifiée aujourd’hui au brutal instinct de la haine et de la violence ; mais, à coup sûr, la main de Dieu s’étendra sur la tyrannie et tournera les esclaves contre les oppresseurs. La Russie se fera justice elle-même. Croit-on que dans ce vaste empire tout ce qui mérite le nom de peuple ne nourrit pas une profonde haine contre les bourreaux, une profonde sympathie pour les victimes ? C’est par là que la Pologne retrouvera sa nationalité, et l’étendra des rives de la Vistule aux rives du Tanaïs. Il y a certainement dans cette moitié de l’Europe une puissance formidable qui gronde, et qui renversera l’odieux empire de la monarchie barbare. Tout ce qui sent, tout ce qui pense, tout ce qui, en Russie, mérite le nom d’homme, pleure des larmes de sang sur la Pologne. Comprimée encore, cette puissance éclatera. Elle aura de terribles luttes à soutenir contre la force matérielle ; mais que sont les machines contre le génie de l’homme ? Les armées du czar ne sont que des machines de guerre ; qu’un rayon d’intelligence y pénètre, et ces machines obéiront à l’intelligence et fonctionneront pour elle, comme le fer et le feu pour les besoins de l’industrie humaine.

Mais qu’importe la langue dans laquelle le génie rend ses oracles ? La langue de Mickiewicz est le catholicisme. Soit ! je ne puis croire que pour les grandes intelligences, qui restent encore sous ce voile, il n’y ait pas dans les formules un sens plus étendu que les mots ne le comportent. Le catholicisme de Mickiewicz, quelque sincère qu’il soit, se prête à l’allégorie aussi bien que le catholicisme railleur de Faust, et le fantastique païen de Manfred. La foudre qui tombe à la fin de l’acte sur la maison du docteur est, dit-on, un fait historique. On y peut voir le symbole du châtiment céleste qui est suspendu sur le trône du czar. Il y a, dans les prédictions du prêtre Pierre, une légende profonde dans sa naïveté. Interrogé par le sénateur et ses complices sur ce coup de foudre qui vient de frapper un des leurs, il leur raconte que plusieurs malfaiteurs étaient endormis au pied d’un mur. Le plus scélérat d’entre eux fut éveillé par un ange qui lui annonça que la muraille allait s’écrouler. Il s’éloigna au plus vite, et, comme il vit en effet ses compagnons écrasés, il se hâta de remercier l’ange qui l’avait sauvé ; mais celui-ci lui répondit : Garde-toi de me remercier. Ton châtiment est réservé pour le dernier, afin qu’il soit le plus cruel de tous.

On voit qu’il y a loin de ce catholicisme énergique et menaçant à la résignation apathique de Silvio Pellico. Konrad est le type le plus opposé à ce genre de soumission extatique digne de l’Inde peut-être, mais à coup sûr indigne de l’Europe. Sa brûlante énergie déborde en accens qui feraient pâlir Dieu même, si Dieu était ce misérable Jéhovah qui joue avec les peuples sur la terre comme un joueur d’échecs avec des rois et des pions sur un échiquier. Aussi, le silence de cette divinité dont Konrad ne comprend pas les lois impitoyables, le jette dans la fureur et dans l’égarement, remarquable protestation du poète catholique contre le Dieu que son dogme lui propose, protestation à laquelle le catholicisme n’a rien à répondre, et que Mickiewicz lui-même ne peut réfuter après l’avoir lancée ! Ô grand poète ! philosophe malgré vous ! vous avez bien raison de maudire ce Dieu que l’église vous a donné ! Mais pour nous qui en concevons un plus grand et plus juste, votre blasphème nous paraît l’élan le plus religieux de votre ame généreuse ! Nous mettrons sous les yeux du lecteur une citation, pour l’étendue de laquelle nous ne lui faisons aucune excuse, certain que nous sommes de bien mériter de lui en lui faisant connaître cet incomparable morceau de l’Improvisation, précédé de la scène des prisonniers. Ces deux scènes résument les deux faces du génie de Mickiewicz, le génie du récit dramatique, et le génie de la poésie philosophique. La scène s’ouvre à Wilna, dans le cloître des prêtres Basyliens, transformé en prison d’état. Un prisonnier (Konrad) s’endort appuyé sur la fenêtre. Son ange gardien lui fait de doux reproches durant son sommeil.

« Méchant, insensible enfant ! par ses vertus ici-bas, par ses prières dans le ciel, ta mère a long-temps préservé ton jeune âge de la tentation et des malheurs… Que de fois, à sa supplication et avec la permission de Dieu, j’ai descendu vers ta cellule, silencieux dans les silencieuses ombres de la nuit ! je descendais dans un rayon et je planais sur ta tête. Quand la nuit te berçait, moi, j’étais là, penché sur ton rêve passionné comme un lis blanc sur une source troublée… »

L’ange rappelle à Konrad ses révoltes, son oubli des cieux.

« Je versais alors des larmes amères, je serrais mon visage dans mes mains… je voulais… et je n’osais pas retourner vers le ciel. Ta mère était là pour me demander : Quelles nouvelles me rapportes-tu de la terre, de ma cabane ? quel a été le rêve de mon fils ? »

À ce monologue de l’ange, gracieux et suave péristyle placé au seuil d’un abîme, succèdent les attaques des démons. « Glissons sous sa tête un noir duvet, » disent-ils, « chantons… bien doucement… ne l’effrayons pas ! »

Un Esprit du côté gauche. — La nuit est triste dans ta prison… Là, dans la ville, elle se passe joyeuse : le son des instrumens anime les convives, la coupe pleine en main, les ménestrels entonnent des chansons…

Konrad s’éveille. — Toi, qui égorges tes semblables, toi qui passes le jour à tuer et le soir à célébrer des banquets, te rappelles-tu le matin un seul de tes songes ?… Et quand tu te le rappellerais, le comprendrais-tu ?… (Il s’endort.)

L’Ange. — La liberté te sera rendue… Dieu nous envoie te l’annoncer…

Konrad s’éveillant. — Je serai libre… oui… j’ignore d’où m’en est venue la nouvelle ; mais je connais la liberté que donnent les Moscovites !… Les infâmes !… ils me briseront les fers des mains et des pieds ; mais ils me les feront peser sur l’ame !… L’exil, voilà ma liberté !… Il me faudra errer parmi la foule étrangère, ennemie, moi, chanteur !… et personne ne saisira rien de mes chants… rien, qu’un bruit vain et confus ! Les infâmes !… c’est la seule arme qu’ils ne m’aient pas arrachée ; mais ils me l’ont brisée dans les mains. Vivant, je resterai mort pour ma patrie, et ma pensée demeurera enfermée sous l’ombre de mon ame, comme le diamant dans la pierre.

Ces fragmens suffisent à montrer comment l’idée est posée. C’est bien la lutte du désespoir contre l’héroïsme ; c’est bien d’un côté la voix de l’enfer qui essaie de vaincre en redoublant la souffrance, de l’autre la voix du ciel qui console et qui engage à persévérer.

Un esprit. — Homme ! pourquoi ignores-tu l’étendue de ta puissance ? Quand la pensée dans ta tête, comme l’éclair au sein des nuages, s’enflamme invisible encore, elle amoncèle déjà les brouillards et crée une pluie fertile, ou la foudre et la tempête.

Toi aussi, comme un nuage élevé, mais vagabond, tu lances des flammes, sans savoir toi-même où tu vas, sans savoir ce que tu fais ! Hommes ! il n’est pas un de vous qui ne puisse, isolé dans les fers par la pensée et par la foi, faire crouler ou relever les trônes.

On voit que les anges de Mickiewicz ont un mysticisme bien large et bien philosophique. Les diables font une opposition furieuse, et pour qui lira en entier le petit volume des Dziady, traduit en français, ces diables paraîtront au premier abord empruntés à Callot ou aux légendes du moyen-âge, beaucoup plus qu’à l’allégorie poétique. Mais, qu’on y réfléchisse, cet enfer est approprié au sujet et renferme une sanglante satire. Parmi ces innombrables phalanges d’esprits pervers dont la poésie religieuse fait l’emblème de tous les vices et de tous les maux, il est diverses hiérarchies. Le démon moqueur de Goethe est un Français voltairien. Le sombre génie de Byron est l’esprit romantique du XIXe siècle. Le Belzébuth de Mickiewicz, c’est le despotisme brutal, c’est le patron du czar : c’est un monstre ignoble, sanguinaire, grossier, féroce et stupide. S’il venait faire de l’esprit comme Méphistophélès, il ne serait guère compris des tyrans auxquels il souffle son abrutissement et sa rage. S’il se montrait à eux menaçant et terrible, comme le génie de Manfred, il ramènerait le remords et la crainte dans ces ames lâches et superstitieuses. Il les caresse au contraire et les berce de doux rêves. N’épouvante pas mon gibier, dit-il à ses acolytes rangés autour du lit d’un sénateur endormi. — Quand il dort, le brigand, son sommeil n’est-il pas à moi ? répond le diable subalterne. — Si tu l’effraies trop pour une fois, lui dit le maître, il va se rappeler son rêve et nous duper. — Il est ivre et ne veut pas dormir. Coquin, nous tiendras-tu éternellement debout ? — Alors le sénateur rêve, et s’imagine être dans la faveur du czar. Créé grand maréchal, il s’enfle, il se promène avec orgueil dans les salons, puis tout à coup il est disgracié. On le raille ; un coquin de chambellan lui fait l’outrage d’un sourire.

« Ah ! je meurs ! je suis mort ! Me voilà dans la tombe, rongé par les vers, par les sarcasmes… On me fuit ! Ah ! quelle solitude ! quel silence !… — Quel bruit ! Ah ! c’est un calembour. — Ô laide mouche !… Des épigrammes, des railleries… Des insectes qui m’entrent dans l’oreille… Ah ! mon oreille !… — Les kameriumkiers crient comme des hiboux. Ah ! voici les dames dont les queues de robe sifflent comme des serpens à sonnettes. — Quel horrible vacarme ! Des cris… des rires… Le sénateur est en disgrace, en disgrace, en disgrace !… »

Il tombe de son lit par terre, les diables descendent sur lui.

« Détachons son ame des sens, comme on détache un chien hargneux du collier. »

La plaisanterie de Mickiewicz est pleine de fiel et de verve. Il a fait aux courtisans des plaies plus profondes avec son vers incisif et mordant, qu’ils n’en ont fait à leurs victimes avec les knouts. Aussi l’armée diabolique qu’il a évoquée est-elle pour lui, non un jeu de l’imagination, mais un enfer vivant, une peinture réelle des turpitudes et des atrocités du régime moscovite. Tous les soldats de Belzébuth sont des bourreaux, des geôliers, des blasphémateurs, des cannibales. Ils ne parlent que de tortures physiques, ils lèchent le sang sur les lèvres des martyrs. On voit bien de quels hommes ils sont les maîtres et les dieux ! Quand ils s’adressent aux prisonniers ou au prêtre, ils cherchent à les vaincre par le désespoir, par la vengeance, par l’appât des plaisirs dont leurs souffrances et leurs jeûnes augmentent le besoin, par la peur surtout. Quand Pierre, prosterné auprès de Konrad évanoui, prie pour conjurer le démon, l’un d’eux lui murmure à l’oreille des paroles de menace… Et sais-tu ce que deviendra la Pologne dans deux cents ans ?… Et sais-tu que demain tu seras battu comme un Haman ?

Je m’arrête, car je citerais tout le poème, et, ne voulant pas retirer au lecteur le plaisir de le lire en entier, je me bornerai aux deux scènes que j’ai annoncées, et qui sont indispensables pour lui faire connaître le génie de Mickiewicz.

SCÈNE i.
(Un corridor. — La sentinelle se tient au loin la carabine au bras. — Quelques jeunes prisonniers sortent de leur cellule avec des chandelles. — Il est minuit.)

Jacob. — Vraiment, nous allons nous réunir ?

Adolphe. — La sentinelle boit la goutte, le caporal est des nôtres.

Jacob. — Quelle heure est-il ?

Adolphe. — Près de minuit.

Jacob. — Mais si la garde nous surprend, notre pauvre caporal est perdu.

Adolphe. — Éteins donc la chandelle : tu vois comme la lumière se réfléchit sur la fenêtre. (Ils éteignent la chandelle.) La ronde est un vrai badinage : il lui faudra frapper long-temps, échanger le mot d’ordre, chercher les clés… Puis les corridors sont longs… Avant d’être surpris nous nous séparons, les portes se ferment, chacun se jette sur le lit et ronfle.

(Les autres prisonniers arrivent de leurs cellules.)

Frejend. — Amis, allons dans la cellule de Konrad, c’est la plus éloignée ; elle est adossée au mur de l’église ; nous pouvons, sans être entendus, y chanter et crier à l’aise. Aujourd’hui, je me sens disposé à donner un libre cours à ma voix : en ville on se figurera que les chants partent de l’église, c’est demain Noël… Eh ! camarades, j’ai quelques bouteilles aussi.

Jacob. — À l’insu du caporal ?

Frejend. — Le brave caporal aura sa part aux bouteilles ; c’est un Polonais, un de nos anciens légionnaires que le czar a transformé de force en Moscovite. Le caporal est bon catholique, et il permet aux prisonniers de passer ensemble la soirée les veilles des fêtes.

Jacob. — Si on l’apprend, nous le paierons cher.

(Les prisonniers entrent dans la cellule de Konrad, y font du feu et allument la chandelle.)

Jacob. — Mais voyez comme Jegota se fait triste : il ne s’était pas douté qu’il pouvait bien avoir dit à ses foyers un éternel adieu.

Frejend. — Notre Hyacinthe a dû laisser sa femme en couches, et il ne verse pas une larme.

Félix Kolakowski. — Pourquoi en verserait-il ? Qu’il rende plutôt gloire à Dieu ! Si elle met au monde un fils, je lui prédirai son avenir… Donne-moi ta main ; j’ai quelque talent en chiromancie, je te dévoilerai l’avenir de ton fils. (Il regarde dans la main.) S’il est honnête sous le gouvernement moscovite, il fera infailliblement connaissance avec les juges et la kibitka… Qui sait ? peut-être nous trouvera-t-il encore tous ici ? — Vivent les fils ! ce sont nos compagnons pour l’avenir !

Jegota. — Êtes-vous ici depuis long-temps ?

Frejend. — Comment le savoir ? Nous n’avons pas de calendrier, personne ne nous écrit : le pire est d’ignorer quand nous en sortirons.

Suzin. — Moi, j’ai sur ma fenêtre une paire de rideaux de bois, et je ne sais pas même quand il fait nuit ou jour.

Thomas. — J’aimerais mieux être sous terre, affamé, malade, livré au supplice du knout et même de l’inquisition, que de vous voir ici partager ma misère. Les brigands !… ils veulent nous enfouir tous dans la même tombe !…

Frejend. — Quoi ! c’est peut-être pour moi que tu pleures ? Pour moi peut-être ? Je le demande, de quelle utilité est ma vie ? Encore si nous avions la guerre ; j’ai quelque talent pour me battre, et je pourrais larder les reins à quelques cosaques du Don. Mais en paix ! À quoi bon vivrais-je une centaine d’années ?… Pour maudire les Moscovites, puis mourir et devenir poussière ! Libre, j’aurai passé ma vie inaperçu, comme la poudre ou le vin médiocre. Aujourd’hui que le vin est bouché et la poudre bourrée, j’ai en prison toute la valeur d’une bouteille ou d’une cartouche. Libre, je m’évaporerais comme le vin d’un broc débouché, je brûlerais sans bruit, comme la poudre sur un bassinet ouvert. Mais si l’on m’entraîne, chargé de fers, en Sibérie, les Lithuaniens, nos frères, se diront en me voyant passer : « Voilà ce noble sang, voilà notre jeunesse qui s’éteint ! Attends, infâme czar ! attends, Moscovite ! » Un homme comme moi, Thomas, se ferait pendre pour que tu restasses un moment de plus dans le monde ; un homme comme moi ne sert sa patrie que par sa mort. Je mourrais dix fois pour te faire ressusciter, toi ou le sombre poète Konrad, qui nous raconte l’avenir comme un bohémien. (À Konrad.) Je crois, puisque Thomas le dit, que tu es un grand poète ; je t’aime, car tu ressembles aussi à la bouteille : tu verses tes chants, tu inspires le sentiment, l’enthousiasme !… mais nous, nous buvons, nous sentons,… et toi, tu décrois, tu te dessèches. (À Thomas et à Konrad.) Vous savez que je vous aime ; mais on peut aimer sans pleurer. Allons, mes frères, plus de tristesse ; car, si je m’attendris une fois et si je me mets à larmoyer, alors plus de feu, plus de thé.

(Il fait le thé. — Un moment de silence.)

Jacob. — Quel long silence ! N’y a-t-il pas de nouvelles de la ville ?

Tous. — Des nouvelles !

Adolphe. — Jean est allé aujourd’hui à l’interrogatoire ; il est resté une heure en ville. Mais il est silencieux et triste, et, à en juger par sa mine, il n’a guère envie de parler.

Un des prisoniers. — Eh bien ! Jean, des nouvelles ?

Jean Sobolewski, tristement. — Rien de bon aujourd’hui… On a expédié vingt kibitka pour la Sibérie.

Jegota. — De qui ? des nôtres ?

Jean. — D’étudians de Samogitie.

Tous. — En Sibérie !

Jean. — Et en grande pompe ; il y avait affluence de spectateurs. Je demandai au caporal de m’arrêter un instant, il me l’accorda. Je me tins au loin, caché entre les colonnes de l’église. On disait la messe ; le peuple affluait de toutes parts. Soudain il s’élance à flots vers la porte, puis vers la prison voisine. Seul, je restai sous le portique, et l’église devint si déserte que, dans le lointain, j’entrevoyais le prêtre tenant le calice à la main, et l’enfant de chœur avec sa sonnette. Le peuple ceignait la prison d’un rempart immobile ; les troupes en armes, les tambours en tête, se tenaient sur deux rangs comme pour une grande cérémonie ; au milieu d’elles étaient les kibitka. Je lance un regard furtif, et j’aperçois l’officier de police s’avancer à cheval. Sa figure était celle d’un grand homme conduisant un grand triomphe… oui… le triomphe du czar du Nord, vainqueur de jeunes enfans ! Au roulement du tambour, on ouvre les portes de l’hôtel-de-ville… ils sortent… Chaque prisonnier avait près de lui une sentinelle, la baïonnette au fusil. Pauvres enfans !… ils avaient tous, comme des recrues, la tête rasée, les fers aux pieds !… Le plus jeune, âgé de dix ans, se plaignait de ne pouvoir soulever ses chaînes et montrait ses pieds nus et ensanglantés. L’officier de police passe, demande le motif de ces plaintes… L’officier de police, homme plein d’humanité, examine lui-même les chaînes… Dix livres… c’est conforme au poids prescrit !… On entraîna Jancewski : je l’ai reconnu !… les souffrances l’avaient fait laid, noir, maigre ; mais que de noblesse dans ses traits ! Un an auparavant, c’était un sémillant et gentil petit garçon ; aujourd’hui, il regardait de la kibitka comme de son rocher isolé le grand empereur !… Tantôt, d’un œil fier, sec, serein, il semblait consoler ses compagnons de captivité ; tantôt il saluait le peuple avec un sourire amer, mais calme ; il semblait vouloir lui dire : Ces fers ne me font pas tant de mal !… Soudain j’ai cru voir son regard tomber sur moi. Comme il n’apercevait pas le caporal qui me tenait par mon habit, il me supposa libre ! il baisa sa main en signe d’adieu et de félicitation, et soudain tous les yeux se tournèrent vers moi. Le caporal me tirait de toutes ses forces pour me faire cacher ; je refusai, mais je me serrai contre la colonne ; j’examinai la figure et les gestes du prisonnier. Il s’aperçut que le peuple pleurait en regardant ses fers, et il secoua les fers de ses pieds comme pour montrer à la foule qu’il pouvait les porter. La kibitka s’élance… il arrache son chapeau de sa tête, se dresse, élève la voix, crie trois fois : « La Pologne n’est pas encore morte !… » et il disparaît derrière la foule. Mes yeux suivirent longtemps cette main tendue vers le ciel, ce chapeau noir pareil à un étendard de mort, cette tête violemment dépouillée de sa chevelure, cette tête sans tache, fière, qui brillait au loin, annonçant à tous l’innocence de la victime et l’infamie des bourreaux. Elle surgissait du milieu de la foule noire de tant de têtes, comme, du sein des flots, celle du dauphin prophète de l’orage. Cette main, cette tête, sont encore devant mes yeux et resteront gravées dans ma pensée. Comme une boussole, elles me marqueront le chemin de la vie et me guideront à la vertu… Si je les oublie, toi, mon Dieu ! oublie-moi dans le ciel !

Lwowicz. — Que Dieu soit avec vous !

Chaque Prisonnier. — Et avec toi !

Jean Sobolewski. — Cependant les voitures défilaient, on y jetait un à un des prisonniers. Je lançai un regard dans la foule serrée du peuple et des soldats. Tous les visages étaient pâles comme des cadavres, et dans cette foule immense il régnait un tel silence, que j’entendais chaque pas et chaque bruissement des chaînes ! Tous sentaient l’horreur du supplice !… Le peuple et l’armée le sentaient, mais tous se taisaient, tant ils ont peur du czar… Enfin le dernier prisonnier parut : il semblait résister ; le malheureux ! il se traînait avec effort et chancelait à chaque pas. — On lui fait descendre lentement les degrés ; à peine a-t-il posé le pied sur le second, qu’il roule et tombe : c’était Wasilewski. Il avait reçu tant de coups à l’interrogatoire, qu’il ne lui était pas resté une goutte de sang sur le visage. Un soldat vint, et le releva ; il le soutint d’une main jusqu’à la voiture, et de l’autre il essuya de secrètes larmes… Wasilewski n’était pas évanoui, affaissé, appesanti, mais il était raide comme une colonne. Ses mains engourdies, comme si on les eût dégagées de la croix, s’étendaient au-dessus des épaules des soldats. Il avait les yeux hagards, haves, largement ouverts !… Et le peuple aussi a ouvert les yeux et les lèvres… Et soudain un seul soupir, parti de mille poitrines, retentit autour de nous, un soupir creux et comme souterrain ; on eût dit un gémissement qui sortait à la fois de toutes les tombes enfouies sous l’église. Le détachement l’étouffa par le roulement du tambour et par le commandement : « Aux armes ! marche !… » On se met en mouvement, et les kibitka fendent la rue, rapides comme le vol d’un éclair. Une seule paraissait vide : elle contenait pourtant un prisonnier, mais un prisonnier invisible !… Seulement au-dessus de la paille apparaissait une main ouverte, livide, une main de cadavre, qui tremblottait comme en signe d’adieu. — La kibitka s’enfonce dans la mêlée. — Avant que le fouet ait dispersé la foule, on s’arrête devant l’église… Soudain j’entends la sonnette ; le cadavre était là… Je jette les yeux dans l’église déserte, je vois la main du prêtre élever au ciel la chair et le sang du Seigneur, et je dis : « Seigneur, toi qui, par le jugement de Pilate, as versé ton sang innocent pour le salut du monde, accueille cette jeune victime de la justice du czar ; elle n’est ni aussi sainte, ni aussi grande, mais elle est aussi innocente ! »

(Long silence.)

L’abbé Lwowicz. — Frère, ce prisonnier peut vivre encore. Dieu seul le sait… Peut-être nous le dérobera-t-il un jour. Je prierai… Joignez vos prières aux miennes pour le repos des martyrs : savons-nous le sort qui nous attend tous demain ?

Frejend. — Quel affreux récit ! il m’a arraché la dernière de mes larmes… Je sens que ma raison s’égare… Félix, console-nous un peu… Ô toi ! si l’envie t’en prenait, ne ferais-tu pas rire le diable dans les enfers ?

Plusieurs Prisonniers. — Oui, Félix, une chanson ?… Versez-lui du thé, du vin.

Félix. — Vous le voulez tous : il faut que je sois gai quand mon cœur se brise. Eh bien ! je serai gai, écoutez ma chanson.

(Il chante.)

Peu m’importe la peine qui m’attend, les mines, la Sibérie ou les fers ! toujours, en fidèle sujet, je travaillerai pour le czar.

Si je bats le métal avec le marteau, je me dirai : Cette mine grisâtre, ce fer, servira un jour à forger une hache pour le czar !

Si l’on m’envoie peupler les steppes, je prendrai en mariage une jeune Tartare : peut-être de mon sang naîtra-t-il un Pahlen pour le czar.

Si je vais dans les colonies, je cultiverai un jardin, je creuserai des sillons, et chaque année je ne sèmerai que du lin et du chanvre.

Avec le chanvre on fera du fil, un fil grisâtre qu’on enveloppera d’argent : peut-être aura-t-il l’honneur de servir un jour d’écharpe au czar.

(Les prisonniers chantent en chœur.)

Naîtra-t-il un Pahlen pour le czar ?

Suzin. — Mais, voyez : Konrad est immobile, absorbé, comme s’il se remémorait ses péchés pour la confession. — Félix ! il n’a rien entendu de la chanson. — Konrad !… Voyez… son visage pâlit… il se colore de nouveau… Est-il malade ?

Félix. — Attends… silence !… Je l’avais prévu !… Oh ! pour nous qui connaissons Konrad, ce n’est pas un mystère. — Minuit est son heure ! silence, Félix !… nous allons entendre une autre chanson !

Joseph, regardant Konrad. — Frères, son ame est envolée… elle erre dans une contrée lointaine… Peut-être lit-elle l’avenir dans les cieux ?… Peut-être aborde-t-elle les esprits familiers qui lui raconteront ce qu’ils ont appris dans les étoiles !… Quels yeux étranges !… la flamme brille sous ses paupières… et ses yeux ne disent rien, ne demandent rien… ils n’ont pas d’ame… ils brillent comme les foyers qu’a délaissés une armée partie en silence et dans l’ombre de la nuit pour une expédition lointaine : avant qu’ils s’éteignent, l’armée sera de retour dans ses quartiers.

Konrad chante. — Mon chant gisait moite dans le tombeau, mais il a senti le sang ! Le voilà qui regarde de dessous terre, et, comme un vampire, il se dresse, avide de sang !… Il a soif de sang ! il a soif de sang ! il a soif de sang !… Oui !… vengeance !… vengeance !… vengeance contre nos bourreaux, avec l’aide de Dieu, et même malgré Dieu !…

Et le chant dit :

« Moi, je viendrai un soir, je mordrai mes frères, mes compatriotes. Celui à qui je plongerai mes défenses dans l’ame se dressera, comme moi, vampire… et criera : Oui, vengeance !… vengeance !… vengeance contre nos bourreaux, avec l’aide de Dieu, et même malgré Dieu !…

« Puis nous irons, nous nous abreuverons du sang de l’ennemi ; nous hacherons son cadavre ! Nous lui clouerons les mains et les pieds pour qu’il ne se relève pas, et qu’il ne reparaisse plus même comme spectre.

« Nous suivrons son ame aux enfers !… Tous, nous lui pèserons de notre poids sur l’ame jusqu’à ce que l’immortalité s’en échappe… et tant qu’elle sentira, nous la mordrons !… Oui !… vengeance ! vengeance ! vengeance contre nos bourreaux, avec l’aide de Dieu et même malgré Dieu ! »

L’abbé Lwowicz. — Konrad, arrête, au nom de Dieu ! c’est une chanson païenne.

Le Caporal. — Quel regard affreux !… C’est une chanson satanique !

Konrad. — Je m’élève… je m’envole !… Là, au sommet du rocher… je plane au-dessus de la race des hommes, dans les rangs des prophètes !… De là, ma prunelle fend, comme un glaive, les sombres nuages de l’avenir ; mes mains, comme les vents, déchirent les brouillards !… Il fait clair… il fait jour !… J’abaisse un regard sur la terre : là se déroule le livre prophétique de l’avenir du monde !… Là, sous mes pieds ! vois, vois les évènemens et les siècles futurs, pareils aux petits oiseaux que l’aigle poursuit !… Moi, je suis l’aigle dans les cieux !… Vois-les sur la terre s’élancer, courir ; vois cette épaisse nuée se tapir dans le sable !…

Quelques Prisonniers. — Que dit-il ?… Quoi ?… Qu’est-ce donc ?… Vois, vois quelle pâleur !

(Ils saisissent Konrad.)

Calme-toi !

Konrad. — Arrêtez ! arrêtez !… arrêtez ! je recueillerai mes pensées, j’achèverai mon chant, j’achèverai !…

Lwowicz. — Assez ! assez !

D’autres. — Assez !

Le Caporal. — Assez ! que Dieu vous bénisse !… La sonnette, entendez-vous la sonnette ? la ronde, la ronde est à la porte… éteignez la chandelle : chacun chez soi ?…

Un des Prisonniers, regardant à la fenêtre. La porte est ouverte…, les voilà… — Konrad est évanoui : laissez-le seul dans sa cellule !

(Tous s’échappent.)
SCÈNE II.
KONRAD, après un long silence.

Je suis seul !… Eh ! que m’importe la foule ? Suis-je poète pour la foule ?… Où est l’homme qui embrassera toute la pensée de mes chants, qui saisira du regard tous les éclairs de mon ame ? Malheur à qui épuise pour la foule sa voix et sa langue !… La langue ment à la voix et la voix ment aux pensées… La pensée s’envole rapide de l’ame avant d’éclater en mots, et les mots submergent la pensée et tremblent au-dessus de la pensée, comme le sol sur un torrent englouti et invisible. Au tremblement du sol, la foule découvrira-t-elle l’abîme du torrent, devinera-t-elle le secret de son cours ?

Le sentiment circule dans l’ame, il s’allume, il s’embrase comme le sang dans ses prisons profondes et invisibles. Les hommes découvriront autant de sentiment dans mes chants qu’ils verront de sang sur mon visage.

Mon chant, tu es une étoile au-delà des confins du monde !… L’œil terrestre qui se lance à ta poursuite peut étendre ses ailes… jamais il ne t’atteindra… il frappera seulement la voie lactée… Il devinera qu’il y a des soleils, mais non quel est leur nombre et leur immensité !…

À vous, mes chants, qu’importent les yeux et les oreilles des hommes ? Coulez dans les abîmes de mon ame ; brillez sur les hauteurs de mon ame, comme des torrens souterrains, comme des étoiles sur-lunaires.

Toi, Dieu ! toi, nature ! écoutez-moi !… Voici une musique digne de vous, des chants dignes de vous ! — Moi, grand-maître, grand-maître, j’étends les mains, je les étends jusqu’au ciel… Je pose les doigts sur les étoiles comme sur les cercles de verre d’un harmonica.

Mon ame fait tourner les étoiles d’un mouvement tantôt lent, tantôt rapide ; des millions de tons en découlent ; c’est moi qui les ai tous tirés. Je les connais tous, je les assemble, je les sépare, je les réunis, je les tresse en arc-en-ciel, en accords, en strophes ; je les répands en sons et en rubans de flamme.

J’ai relevé les mains, je les ai dressées au-dessus des arètes du monde, et les cercles de l’harmonie ont cessé de vibrer. Je chante seul, j’entends mes chants, longs, traînans comme le souffle du vent ; ils retentissent dans toute l’immensité du monde, ils gémissent comme la douleur, ils grondent comme des orages ; les siècles les accompagnent sourdement. Chaque son retentit et étincelle à la fois : il me frappe l’oreille, il me frappe l’œil ; c’est ainsi que quand le vent souffle sur les ondes j’entends son vol dans ses sifflemens, je le vois dans son vêtement de nuages.

Ce sont des chants dignes de Dieu, de la nature !… C’est un chant grand, un chant créateur !… Ce chant, c’est la force, la puissance ; ce chant, c’est l’immortalité… Que pourrais-tu faire de plus grand, toi, Dieu ?… Vois comme je tire mes pensées de moi-même ; je les incarne en mots ; elles volent, se disséminent dans les cieux, roulent, jouent et étincellent… Elles sont déjà loin, et je les sens encore ; je savoure leurs charmes ; je sens leurs contours dans la main, je devine leurs mouvemens par ma pensée. Je vous aime, mes enfans poétiques !… mes pensées !… mes étoiles !… mes sentimens !… mes orages !… Au milieu de vous je me tiens comme un père au sein de sa famille ; vous m’appartenez tous !…

Je vous foule aux pieds, vous tous, poètes, vous tous, sages et prophètes, idoles du monde ! Revenez contempler les créations de vos ames ! — Que vos oreilles et vos cœurs retentissent des justes et bruyans applaudissemens des hommes, que vos fronts rayonnent de tout l’éclat de votre gloire ; et tous les concerts des éloges, tous les ornemens de vos couronnes, recueillis dans tant de siècles et de nations, ne vous procureront pas la félicité et la puissance que je sens aujourd’hui dans cette nuit solitaire, quand je chante seul au fond de mon ame, quand je ne chante que pour moi seul.

Oui, je suis sensible, je suis puissant et fort de raison : jamais je n’ai senti comme dans ces instans. — Ce jour est mon zénith, ma puissance atteindra aujourd’hui son apogée. Aujourd’hui je reconnaîtrai si je suis le plus grand de tous… ou seulement un orgueilleux. Ce jour est l’instant de la prédestination. — J’étends plus puissamment les ailes de mon ame. — C’est le moment de Samson, quand aveugle et dans les fers il méditait au pied d’une colonne. Loin d’ici ce corps de boue ; esprit, je revêtirai des ailes !… Oui, je m’envolerai !… je m’envolerai de la sphère des planètes et des étoiles, et je ne m’arrêterai que là où se séparent le créateur et la nature.

Les voilà… les voilà… les voilà ces deux ailes… elles suffiront… je les étendrai du couchant à l’aurore ; de la gauche je frapperai le passé, et de la droite l’avenir… je m’élèverai sur les rayons du sentiment jusqu’à toi !… et mes yeux pénétreront tes sentimens à toi, qui, dit-on, sont dans les cieux. Me voilà… me voilà : tu vois quelle est ma puissance ; — vois où s’élèvent mes ailes : je suis homme, et là sur la terre… est resté mon corps !… C’est là que j’ai aimé, dans ma patrie !… là que j’ai laissé mon cœur ; mais mon amour dans le monde ne s’est pas reposé sur un seul être, comme l’insecte sur une rose ; il ne s’est reposé ni sur une famille, ni sur un siècle !… Moi, j’aime toute une nation ; j’ai saisi dans mes bras toutes ses générations passées et à venir ; je les ai pressées ici sur le cœur, comme un ami, un amant, un époux, comme un père. Je voudrais rendre à ma patrie la vie et le bonheur, je voudrais en faire l’admiration du monde. Les forces me manquent, et je viens ici, armé de toute la puissance de ma pensée, de cette pensée qui a ravi aux cieux la foudre, scruté la marche des planètes et sondé les abîmes des mers. J’ai de plus cette force que ne donnent pas les hommes, j’ai ce sentiment qui brûle intérieurement comme un volcan, et qui parfois seulement fume en paroles.

Et cette puissance, je ne l’ai puisée ni à l’arbre d’Éden, dans le fruit de la connaissance du bien et du mal, ni dans les livres, ni dans les récits, ni dans la solution des problèmes, ni dans les mystères de la magie. Je suis né créateur. J’ai tiré mes forces d’où tu as tiré les tiennes, car toi, tu ne les a pas cherchées… tu les possèdes, tu ne crains pas de les perdre… et moi je ne le crains pas non plus ! Est-ce toi qui m’as donné, ou bien ai-je ravi là où tu l’as ravi toi-même, cet œil pénétrant, puissant ? Dans mes momens de puissance, si j’élève les yeux vers les traces des nuages, si j’entends les oiseaux voyageurs naviguer à perte de vue dans les airs, je n’ai qu’à vouloir, et soudain je les retiens d’un regard comme dans un filet : la nuée fait retentir un chant d’alarme ; mais, avant que je la livre aux vents, les vents ne l’ébranleront pas. Si je regarde une comète de toute la puissance de mon ame, tant que je la contemple, elle ne bouge pas de place… Les hommes seuls, entachés de corruption, fragiles, mais immortels, ne me servent pas, ne me connaissent pas… Ils nous ignorent tous deux, moi et toi : moi, je viens ici chercher un moyen infaillible, ici dans le ciel. Cette puissance que j’ai sur la nature, je veux l’exercer sur les cœurs des hommes : d’un geste je gouverne les oiseaux et les étoiles ; il faut que je gouverne ainsi mes semblables, non par les armes, l’arme peut parer l’arme ; non par les chants, ils sont longs à se développer ; non par la science, elle est vite corrompue ; non par les miracles, c’est trop éclatant : je veux les gouverner par le sentiment qui est en moi, je veux les gouverner tous, comme toi, mystérieusement et pour l’éternité ! — Quelle que soit ma volonté, qu’ils la devinent et l’accomplissent, elle fera leur bonheur ; et, s’ils la méprisent, qu’ils souffrent et succombent ! — Que les hommes deviennent pour moi comme les pensées et les mots dont je compose à ma volonté un édifice de chants : on dit que c’est ainsi que tu gouvernes !… Tu sais que je n’ai pas souillé ma pensée, que je n’ai pas dépensé en vain mes paroles. Si tu me donnais sur les ames un pareil pouvoir, je recréerais ma nation comme un chant vivant, et je ferais de plus grands prodiges que toi, j’entonnerais le chant du bonheur

Donne-moi l’empire des ames. Je méprise tant cette construction sans vie, nommée le monde, et vantée sans cesse, que je n’ai pas essayé si mes paroles ne suffiraient pas pour la détruire ; mais je sens que si je comprimais et faisais éclater d’un coup ma volonté, je pourrais éteindre cent étoiles et en faire surgir cent autres… car je suis immortel !… Oh ! dans la sphère de la création, il y a bien d’autres immortels… Mais je n’en ai pas rencontré de supérieurs ! Tu es le premier des êtres dans les cieux !… Je suis venu te chercher jusqu’ici, moi le premier des êtres vivans sur la vallée terrestre…Je ne t’ai pas encore rencontré. Je devine que tu es. Montre-toi et fais-moi sentir ta supériorité… — Moi, je veux de la puissance, donne-m’en ou montre-m’en le chemin. J’ai appris qu’il exista des prophètes qui possédaient l’empire des ames… Je le crois… Mais ce qu’ils pouvaient, je le puis aussi ! Je veux une puissance égale à la tienne ; je veux gouverner les ames comme tu les gouvernes. (Long silence.) — (Avec ironie.) Tu gardes le silence !… Toujours le silence !… Je le vois, je t’ai deviné, je comprends qui tu es, et comment tu exerces ta puissance ; il a menti celui qui t’a donné le nom d’Amour, tu n’es que Sagesse. C’est la pensée et non le cœur qui dévoilera tes voies aux hommes ; c’est par la pensée, non par le cœur, qu’ils découvriront où tu as déposé tes armes. Celui qui s’est plongé dans les livres, dans les métaux, dans les nombres, dans les cadavres, a seul réussi à s’approprier une partie de ta puissance. Il reconnaîtra le poison, la poudre, la vapeur ; il reconnaîtra les éclairs, la fumée, la foudre ; il reconnaîtra la légalité et la chicane contre les savans et les ignorans. C’est aux pensées que tu as livré le monde, tu laisses languir les cœurs dans une éternelle pénitence ; tu m’as donné la plus courte vie et le sentiment le plus puissant !

(Un moment de silence)

Qu’est mon sentiment ?
Ah ! rien qu’une étincelle.
Qu’est ma vie ?
Un instant.
Mais ces foudres qui gronderont demain, que sont-ils aujourd’hui ?
Une étincelle.
Qu’est la série entière des siècles, que l’histoire nous révèle ?
Un instant.
D’où sort chaque homme, ce petit monde ?
D’une étincelle.
Qu’est la mort qui dissipera tous les trésors de mes pensées ?
Un instant.
Qu’était-il, lui, quand il portait le monde dans son sein ?
Une étincelle.
Et que sera l’éternité du monde quand il l’engloutira ?
Un instant.

VOIX DES DÉMONS. VOIX DES ANGES.
Je sauterai sur ton ame comme sur un coursier. Marche, marche ! Quel délire ! Défendons-le ! défendons-le ! couvrons-lui les tempes de nos ailes !

Instant !… étincelle !… quand il se prolonge, quand elle s’enflamme, ils créent et détruisent… Courage !… courage !… étendons, prolongeons cet instant !… Courage !… courage !… éveillons, enflammons cette étincelle… — Maintenant… bien… oui… une fois encore, je t’appelle, je te dévoile mon ame… Tu gardes le silence ! N’ai-je pas combattu Satan en personne ? Je te porte un défi solennel ! Ne me méprise pas !… Seul je me suis élevé jusqu’ici. Pourtant je ne suis pas seul : je fraternise sur la terre avec un grand peuple. J’ai pour moi les armées, et les puissances, et les trônes ; si je me fais blasphémateur, je te livrerai une bataille plus sanglante que Satan. Il te livrait un combat de tête ; entre nous, ce sera un combat de cœur. J’ai souffert, j’ai aimé, j’ai grandi entre les supplices et l’amour ; quand tu m’eus ravi mon bonheur, j’ensanglantai dans mon cœur ma propre main ; jamais je ne la levai contre toi !

LES DÉMONS. LES ANGES.
Coursier, je te changerai en oiseau ; sur tes ailes d’aigle, va, monte, vole. L’astre tombe ; quel délire !… Il se perd dans les abîmes.

Mon ame est incarnée dans ma patrie ; j’ai englouti dans mon corps toute l’ame de ma patrie !… Moi, la patrie, ce n’est qu’un. Je m’appelle Million, car j’aime et je souffre pour des millions d’hommes. Je regarde ma patrie infortunée comme un fils regarde son père livré au supplice de la roue ; je sens les tourmens de toute une nation, comme la mère ressent dans son sein les souffrances de son enfant. Je souffre ! je délire !… Et toi, gai, sage, tu gouvernes toujours, tu juges toujours, et l’on dit que tu n’erres pas !… Écoute, si c’est vrai ce que j’ai appris au berceau, ce que j’ai cru avec la foi de fils, si c’est vrai que tu aimes, si tu chérissais le monde en le créant, si tu as pour tes créatures un amour de père, si un cœur sensible était compris dans le nombre des animaux que tu renfermas dans l’arche pour les sauver du déluge, si ce cœur n’est pas un monstre produit par le hasard et qui meurt avant l’âge, si sous ton empire la sensibilité n’est pas une anomalie, si des millions d’infortunés, criant : « Secours ! » n’attirent pas plus tes yeux qu’une équation difficile à résoudre ; si l’amour est de quelque utilité dans le monde, et s’il n’est pas de ta part une erreur de calcul…

VOIX DES DÉMONS. VOIX DES ANGES.
Que l’aigle se fasse hydre. Au combat ! marche !… La fumée !… le feu !… les rugissemens !… le tonnerre !… Comète vagabonde, issue d’un brillant soleil, où est la fin de ton vol ? Il est sans fin… sans fin…

Tu gardes le silence !… moi, je t’ai dévoilé les abîmes de mon cœur. Je t’en conjure, donne-moi la puissance, une part chétive, une part de ce que sur la terre a conquis l’orgueil ? Avec cette faible part, que je créerais de bonheur ! Tu gardes le silence !… Tu n’accordes rien au cœur, accorde donc à la raison. Tu le vois, je suis le premier des hommes et des anges, je te connais mieux que les archanges, je suis digne que tu me cèdes la moitié de ta puissance… Réponds… Toujours le silence !… Je ne mens pas, tu gardes le silence et tu te crois un bras puissant !… Ignores-tu que le sentiment dévorera ce que n’a pu briser la pensée ? Vois mon brasier, mon sentiment ; je le resserre pour qu’il brûle avec plus de violence ; je le comprime dans le cercle de fer de ma volonté, comme la charge dans un canon destructeur.

VOIX DES DÉMONS. VOIX DES ANGES.
Flamme !… incendie !… Pitié !… repentir !…

Réponds… car j’insulte à ta majesté ; si je ne la réduis pas en décombres, j’ébranlerai du moins toute l’immensité de tes domaines : je lancerai une voix jusqu’aux dernières limites de la création ; d’une voix qui retentira de génération en génération, je m’écrierai que tu n’es pas le père du monde… mais…

Voix du Diable. — Le czar !

(Konrad s’arrête un instant, chancelle et tombe.)
ESPRITS DU CÔTÉ GAUCHE.

Les premiers. — Foule-le aux pieds, saisis-le. — Il est évanoui, il est évanoui ; avant son réveil nous l’aurons étouffé.

Les seconds. — Il est encore haletant !

ESPRITS DU CÔTÉ DROIT.

Loin d’ici… on prie pour lui.



Telle est la forme et la pensée du drame fantastique de Mickiewicz. La forme est catholique, on le voit ; mais ce catholicisme est d’une philosophie plus audacieuse et plus avancée que le catholicisme légendaire de Faust. Konrad, dans sa soif de trouver au ciel la justice et la bonté qui se sont éclipsées pour lui de la terre, ne recule pas devant le blasphème. Son énergie sauvage, tout empreinte de la poésie du Nord, s’en prend à la sagesse suprême des maux affreux qu’endure l’espèce humaine ; cette sombre figure du poète dans les fers est posée là comme un martyr, comme un Christ. Mais qu’il y a loin de sa généreuse et brûlante fureur à la résignation évangélique ! Certes, Konrad n’est pas le disciple du patient philosophe essénien. Konrad est bien l’homme de son temps, et il ne s’arrange pas, comme Faust, une nature panthéistique dont l’ordre et la beauté froide le consolent de l’absence de Dieu. Il ne se dévore plus comme Manfred, dans l’attente d’une mystérieuse révélation de Dieu et de son être que la mort seule va réaliser. Konrad n’est plus l’homme du doute, il n’est plus l’homme du désespoir ; il est l’homme de la vie. Il souffre encore comme Manfred, il souffre cent fois plus : son esprit et sa chair sont haletans sous le fer de l’esclavage ; mais il n’hésite plus, il sent, il sait que Dieu existe. Il n’interroge plus ni la nature, ni sa conscience, ni sa science sur l’existence d’un être souverainement puissant ; mais il veut connaître et comprendre la nature de cet être. Il veut savoir s’il doit le haïr, l’adorer ou le craindre. Sa foi est faite ; il veut arranger son culte ; il veut pénétrer les élémens et les attributs de la Divinité. Il n’y parvient pas, lui incomplet, lui orgueilleux de son génie et de son patriotisme jusqu’au délire, lui représentant de la race humaine au point où elle est arrivée de son temps, c’est-à-dire, croyante et sceptique à la fois, vaine de sa force, irritée de sa misère, pénétrée du sentiment de la justice et de la fraternité, empressée de briser ses entraves, mais ignorante encore, moralisée à peine, incapable d’accomplir en un seul fait l’œuvre de son salut, et demandant encore au ciel, par habitude du passé et par impatience de l’avenir, un de ces miracles que le christianisme attribuait à Dieu en dehors de l’humanité. Le ciel est sourd, et le poète tombe accablé en attendant que son esprit s’éclaire, que son orgueil s’abaisse, et que son intelligence s’ouvre à la vraie connaissance des voies divines.

Pour nous résumer, nous dirons que nous voyons dans Faust le besoin de poétiser la nature défiée de Spinosa ; dans Manfred, le désir de faire jouer à l’homme, au sein de cette nature divinisée, un rôle digne de ses facultés et de ses aspirations ; dans Konrad, une tentative pour moraliser l’œuvre de la création dans la pensée de l’homme, en moralisant le sort de l’homme sur la terre. Aucun de ces poèmes n’a réalisé suffisamment son but. Mais combien d’œuvres vaillantes et douloureuses sortiront encore de la fièvre poétique avant que l’humanité puisse produire le chantre de l’espérance et de la certitude !


George Sand.
  1. Sauf les strophes chantées dès le début par les trois archanges, qui sont d’une poésie sublime.