CHAPITRE II

DU CARACTÈRE PARTICULIER DU REVENU FONCIER. — EXAMEN DE LA DOCTRINE DE RICARDO SUR LA RENTE DE LA TERRE.


D’après la théorie de Ricardo le propriétaire foncier serait un être privilégié auquel profiteraient d’une manière particulière tous les progrès de la civilisation. — Exposé de la doctrine de Ricardo. — Caractère de la période où a écrit cet économiste.

De l’ordre historique des cultures d’après Ricardo. — Les terres les meilleures sont les premières cultivées ; la supériorité de fécondité de certaines terres est la première cause de la rente de la terre. — La supériorité de situation est la seconde cause. — Au delà d’une certaine limite les nouveaux capitaux consacrés à l’amélioration des terres sont moins productifs que les premiers capitaux qui ont mis les terres en valeur ; troisième cause de rente.

Les diverses hypothèses de Stuart Mill sur les circonstances qui affectent la rente de la terre. — Première hypothèse la population augmente et les capitaux restent stationnaires ; — deuxième hypothèse les capitaux augmentent, et la population reste stationnaire ; — troisième hypothèse la population et les capitaux augmentent également et les arts de la production restent stationnaires ; — dans ces trois cas, suivant Stuart Mill, la rente de la terre hausse. — Quatrième hypothèse : les capitaux et la population restent stationnaires, l’art agricole fait des progrès rapides baisse de la rente.

Hausse considérable du revenu foncier en Angleterre, en Belgique et en France.

Essai de réfutation de la théorie de Ricardo par Bastiat. — Faiblesse de l’argumentation de Bastiat. — Petite part de vérité qu’elle contient.

Excellente réfutation de la théorie de Ricardo par Carey et par Hippolyte Passy. L’ordre historique des cultures n’est pas celui qu’indique Ricardo. Réduction considérable des fermages en Angleterre de 1812 à 1840. Les terres réputées autrefois les plus mauvaises sont souvent celles qui aujourd’hui se montrent les plus fécondes. — Influence des progrès de la technique agricole démonstration par des faits empruntés à l’agriculture anglaise et à l’agriculture française.

Il est faux que les progrès de la civilisation amènent toujours la hausse de la rente de la terre. — La concurrence des pays neufs, l’influence de la baisse des transports et du fret maritime. — Il y a plus de chances pour la baisse de la rente de la terre en Europe que pour la hausse pendant une période de plusieurs siècles.


Des quatre grandes questions que suggère la théorie de la propriété foncière, nous en avons étudié une l’origine et la légitimité de la propriété individuelle, absolue, perpétuelle. Il convient d’aborder la seconde quel est le caractère particulier du revenu foncier ? Représente-t-il ou non le travail ? Quelle est l’influence de la civilisation sur le développement ou la réduction de la rente de la terre ? Il n’échappe à personne que ce nouveau chapitre fournira indirectement de nouvelles lumières sur la question de la légitimité de la propriété individuelle.

Pour ne pas tomber dans de regrettables confusions, il faut d’abord distinguer très-nettement deux catégories de propriétés foncières la propriété bâtie et la propriété non bâtie, ou plus exactement la propriété urbaine et la propriété rurale, car cette dernière comporte aussi des bâtiments. La nature de ces deux propriétés est très-différente ; les mêmes règles, les mêmes influences ne s’appliquent pas à l’une et à l’autre. Dans ce chapitre nous ne parlerons que de la propriété foncière rurale.

Les personnes qui sont peu au courant des questions économiques et dont l’esprit est complètement dominé par ce grand fait social, universel et si ancien, la propriété individuelle, s’étonnent des controverses que suscite le revenu foncier, la rente de la terre, pour employer l’expression scientifique. Elles voient dans ces discussions d’école un retour à la métaphysique creuse du moyen âge ou à une casuistique vaine. La question, cependant, est de la plus grande importance, et il faut l’aborder sans aucun préjugé, sans parti pris. Quel est le caractère particulier de la rente de la terre ?

Il y a sur le caractère et la nature de la rente de la terre deux écoles, la première qui tire son nom de son inventeur Ricardo et à laquelle adhèrent presque tous les économistes anglais[1], ainsi que beaucoup d’économistes du Continent.

D’après elle, le propriétaire foncier est un être privilégié, qui profite non seulement de son travail, mais aussi de la libéralité de la nature dont il dérobe pour ainsi dire à l’humanité les dons gratuits. Le propriétaire foncier se fait payer par le fermier, non seulement l’intérêt et l’amortissement du capital engagé dans la terre, mais encore le droit d’exploiter « les facultés productives et impérissables du sol ». Prenons les termes mêmes de l’auteur de la théorie. « La rente est cette portion du produit de la terre que l’on paie au propriétaire « pour avoir le droit d’exploiter les facultés productives et impérissables du sol. Et développant cette pensée il ajoute : « On confond souvent la rente avec l’intérêt et le profit du capital… Il est évident qu’une portion de l’argent représente l’intérêt du capital consacré à amender le terrain, à ériger « les constructions nécessaires, et le reste est payé pour exploiter les propriétés naturelles et indestructibles du sol. C’est pourquoi quand je parlerai de rente dans la suite de cet ouvrage, je ne désignerai sous ce nom que ce que le fermier paie au propriétaire pour le droit d’exploiter les facultés primitives et indestructibles du sol. »

Ainsi « facultés productives et impérissables du sol », « propriétés naturelles et indestructibles du sol », « facultés primitives et indestructibles du sol », voilà les diverses expressions dont se sert Ricardo pour désigner des biens jadis communs, que la propriété a soustraits à la communauté, et pour la jouissance desquels la première, sans d’ailleurs aucun travail de sa part, se fait payer une redevance. Cette théorie et la démonstration qu’il en donne ont valu à Ricardo l’immortalité, et le renom d’une des plus fortes têtes scientifiques dont se puisse glorifier l’économie politique.

Les disciples sont quelquefois plus affirmatifs encore et plus compromettants que les maîtres. C’est ainsi que Mac-Culloch, avec son habituelle lucidité, présente à son tour la doctrine de Ricardo « Ce qu’on nomme proprement la rente, c’est la somme payée pour l’usage des forces naturelles et de la puissance inhérente au sol. Elle est entièrement distincte de la « somme payée à raison des constructions, clôtures, routes et autres améliorations foncières. La rente est toujours un monopole. »

De cette doctrine résulteraient des faits sociaux considérables qu’admettent aussi, comme des vérités démontrées, la plupart des économistes de l’école anglaise le propriétaire serait un être privilégié en ce sens que tous les progrès de la civilisation lui profiteraient. L’accroissement de la population amènerait ne plus grande demande de ses produits, par conséquent en relèverait le prix ; il forcerait aussi à mettre en culture des terres restées incultes à cause de leur peu de fécondité naturelle et cette mise en culture des terres les moins fertiles, étant la suite en même temps que la cause d’une hausse des produits agricoles dont le prix de revient sur les terres de la dernière classe cultivée se trouverait accru, aurait pour conséquence de faire augmenter le fermage sur les terres les mieux douées de la nature et sur celles qui sont placées le plus près des principaux marchés et des lieux de consommation. Stuart-Mill et toute l’école anglaise reconnaissent cette conséquence de la doctrine de Ricardo. Ainsi le propriétaire, dans les sociétés avancées en civilisation, serait une sorte de parasite qui tirerait a lui le principal profit de tout le travail social, de tous les progrès sociaux, sans qu’il eût besoin de s’y associer et d’y coopérer Par son activité personnelle, par son industrie, ou par cette abstinence que l’on appelle l’épargne.

La doctrine de Ricardo a rencontré des opposants deux particulièrement notables, un Américain et un Français, Carey et Bastiat ; le premier qui se livre surtout à une réfutation expérimentale des faits sur lesquels Ricardo a établi sa théorie le second qui la combat par des arguments de raison et d’analogie. D’après eux, la rémunération du propriétaire, la rente de la terre, ne représenterait que les légitimes profits du capital incorporé au sol, profits d’ailleurs variables, suivant les cas et les espèces, comportant des chances bonnes et mauvaises comme toute entreprise humaine. À côté de ces deux adversaires bien connus de la doctrine de Ricardo, il y aurait de l’ingratitude à ne pas mentionner un économiste français qui a peu écrit, mais qui a publié un petit volume, véritable chef-d’œuvre d’observation, M. Hippolyte Passy : son traité Des systèmes de culture en France et leur influence sur l’économie sociale est le plus abondant et le plus précis recueil d’observations sur le caractère et l’allure du revenu foncier.

Entre les deux écoles, celle de Ricardo et celle de Carey et de Bastiat, s’en rencontre une éclectique, qui admet l’exactitude théorique des doctrines de Ricardo, mais qui prétend qu’en pratique elle n’a qu’une très-faible importance, la rente de la terre, au sens de l’économiste anglais, c’est-à-dire défalcation faite de l’intérêt de tous les frais faits parle propriétaire et ses prédécesseurs, étant en général insignifiante et négligeable.

Les écoles socialistes se sont appropriées avec bonheur la théorie de Ricardo, comme tous les publicistes habiles se saisissent de celles des doctrines de leurs adversaires qui peuvent être compromettantes. Lassalle, on l’a déjà vu, y revient sans cesse ; Proudhon en a fait le point de départ de la célèbre discussion qui aboutit à cette conclusion, « la propriété, c’est le vol ». On sait avec quel orgueil il tenait à ce fameux apophtegme qui eut tant de retentissement « La propriété, c’est le vol ; il ne se dit pas, en mille ans, deux mots comme celui-là. Je n’ai d’autre bien sur la terre que cette définition de la propriété mais je la tiens plus précieuse que les millions des Rothschild, et j’ai dit qu’elle sera l’événement le plus considérable du règne de Louis-Philippe[2]. Quand il prononçait ce mot, auquel par la suite il attacha une si grande importance, Proudhon n’entendait pas poser un axiome ; c’était une conséquence qu’il voulait tirer des définitions de Ricardo et de ses successeurs la propriété ou la rente de la terre, c’est la redevance que le propriétaire se fait payer pour l’usage des facultés primitives et indestructibles du sol, donc la propriété, ou la rente de la terre, c’est le vol.

Des hommes qui, certes, ne figurent pas dans la phalange des socialistes, le conservateur et éclectique Rossi entre autres, avec une grande timidité de langage, ont presque été aussi loin que le farouche Proudhon qui se plaisait à faire peur aux bourgeois. Rossi admet, en effet, que la rente de la terre est la base d’un excellent impôt et qu’elle pourrait, sans inconvénient, sans injustice, être absorbée par l’État. Entre cette suggestion et le mot retentissant de Proudhon, il n’y a guère qu’une différence de forme.

Dans cet « essai sur la répartition des richesses et sur la tendance à une moindre inégalité des conditions », il est impossible de ne pas rechercher la part exacte de vérité et la portée réelle de la loi de Ricardo. Nous ne pouvons pas ne pas nous demander, si le propriétaire foncier est bien cet être privilégié qu’on nous dépeint, s’enrichissant toujours sans travail. Et d’abord dans quelles circonstances s’est produite la doctrine de Ricardo, quelles sont les conditions qui ont accompagné sa venue au monde ?

Ricardo, qui est l’homme portant le plus grand nom de la science économique après Adam Smith, appartenait à une famille israëlite venue de Lisbonne à Londres. Né en 1772, mort en 1823, il était de sa profession agent de change ou courtier de bourse ; il fut membre du parlement ; il fit dans les spéculations sur les fonds publics une fortune énorme qu’on a évaluée à une quarantaine de millions de francs. Ces faits ne sont pas sans quelque importance au point de vue de la théorie qu’il mit au jour. Ricardo vivait donc pendant la guerre de vingt-cinq ans entre l’Angleterre et la France, au temps du papier-monnaie, de la prohibition de l’importation des grains, et de la hausse des fermages. En 1809, il publia d’abord un ouvrage sur la circulation et les banques, puis, en 1817, il fit paraître ses « Principes de l’économie politique et de l’impôt » qui firent sensation. Disant un mot, qu’on trouva plus tard dans la bouche d’un célèbre philosophe allemand, Hégel, il prétendait qu’il n’y avait pas en Angleterre vingt-cinq personnes qui eussent compris son livre. En quoi consistait cette doctrine si abstruse et si frappante qu’elle faisait la plus vive impression sur le public qui, cependant, d’après l’auteur, n’était pas en état de la comprendre ? Nous allons essayer de la résumer.

À l’origine des sociétés civilisées, quand la population est peu nombreuse et que le territoire est vaste, l’homme, avare de sa peine, commence par défricher les meilleures terres, celles qui sont naturellement les plus fertiles. Alors il n’y a pas de rente du sol chaque propriétaire doit cultiver loi-même, ou il ne peut céder son domaine que moyennant un prix qui représente exactement l’intérêt et l’amortissement des capitaux utilement employés mettre la terne en culture. Si le propriétaire voulait exiger davantage, l’autre partie aurait plus de profit à aller défricher une terre voisine puisque dans cet état de société la terre vacante ne manque pas.

Peu à peu, quand la population devient plus dense et que les subsistances récoltées sur les terres de la première classe ne suffisent plus au nombre des habitants, on se met à défricher les terres de qualité inférieure, les seules qui soient demeurées vacantes ou incultes. Le coût de production du blé est nécessairement plus élevé sur ces dernières ; il doit par conséquent se vendre un plus haut prix mais comme tout le blé qui se vend à un marché ne peut y avoir qu’un même prix[3] pour la même qualité, il en résulte que les terres les meilleures, les plus anciennement mises en culture, tirent un bénéfice de cette élévation du prix de revient d’une partie de l’approvisionnement de blé devenu nécessaire à la population accrue alors naît la rente de la terre ou le fermage, dans le sens scientifique du mot. Le propriétaire des terres les meilleures, les plus anciennement mises en culture, peut louer sa terre non seulement pour une somme représentant l’intérêt et l’amortissement des capitaux qu’il y a engagés, mais encore pour une autre somme qui représente la supériorité naturelle de fertilité de sa terre relativement aux autres terres en culture.

Le même résultat peut se produire d’une autre façon encore. Quand toute la terne est depuis quelque temps déjà occupée et que le sol tout entier est en culture, l’augmentation de la population, la demande croissante de blé peuvent forcer à employer de plus en plus de capitaux à la culture de la terre pour l’amender et en accroître la force de production. Or, il arrive un moment où les nouveaux capitaux consacrés à la culture sont moins productifs que les anciens. Il y a une limite au delà de laquelle l’addition d’engrais augmente dans une proportion moindre la production du sol que ne l’avaient fait les engrais antérieurement employés. Suivant un célèbre agronome allemand, M. de Thunen, si un demi-pouce d’engrais élève de moitié le rendement en blé, un demi-pouce en plus ne l’élèvera que des trois huitièmes, et encore un demi-pouce que du quart. Peu importe que ces proportions soient aujourd’hui exactes ou qu’elles ne le soient plus si le fait qu’il y a une limite au delà de laquelle toute nouvelle addition d’engrais produit un effet moindre est incontestable[4]. De cette circonstance peut encore résulter la rente de la terre. Quand l’accroissement du nombre des habitants induit ainsi à augmenter considérablement les capitaux consacrés à la culture du sol, il arrive un moment où ces nouveaux capitaux étant moins productifs que les anciens, le prix des subsistances doit hausser pour assurer à ces capitaux nouveaux-venus une rémunération équitable mais de cette hausse même du prix des subsistances il résulte pour les capitaux les plus anciennement consacrés à la culture une source de bénéfices supplémentaires c’est là la seconde cause de la rente de la terre et de son accroissement dans le cours de la civilisation.

Il y en a encore une troisième. L’augmentation de la demande du blé, par suite de l’accroissement de la population, non seulement conduit à mettre en culture des terres de qualité inférieure, mais aussi il fait défricher et cultiver des terres de plus en plus éloignées du marché. Les frais de transport élèvent le prix de revient des céréales produites sur ces terres les plus distantes, et comme toutes les céréales de même qualité, dans quelque condition qu’elles se soient produites, doivent avoir sur le même marché au même moment le même prix, c’est encore là une cause de bénéfices exceptionnels ou de rente de la terre pour les domaines les mieux situés, les plus voisins des principaux lieux de consommation.

Pour résumer cette doctrine, il y a trois causes de la rente de la terre : 1° la supériorité de fertilité naturelle de certaines terres relativement aux plus mauvaises terres que l’état de la demande des denrées agricoles maintient en culture ; 2° l’infériorité de rendement des nouveaux capitaux consacrés à la culture intensive au delà de certaines limites ; 3° le privilège de situation, et la proximité des marchés ou des voies de communication.

Cette théorie de Ricardo ainsi comprise est considérée comme le pont aux ânes de l’économie politique. Dans les trois cas que nous venons de décrire, le propriétaire recueille ce qu’il n’a pas semé, ce qui n’est pas le fruit de son travail ; il profite d’avantages purement naturels qui n’ont pas été le résultat de ses efforts.

Voilà la théorie de Ricardo en elle-même. Quelles sont maintenant les conséquences que l’on en tire au point de vue de la distribution des richesses ? La plus généralement admise, c’est que les fortunes immobilières croissent toujours, sans aucun travail du possesseur, dans une civilisation progressive. Stuart Mill qui, en économie politique, n’a pas été un inventeur, mais qui a merveilleusement analysé toutes les conséquences des principes posés par ses maîtres, Adam Smith, Malthus, Ricardo, admet que, dans une société qui est en progrès, il y a une tendance à la baisse du prix de revient et de la valeur de tous les objets fabriqués, et une tendance au contraire à la hausse de tous les produits de l’agriculture et des mines.

Il est intéressant de se reporter aux diverses hypothèses de Stuart Mill : il en fait trois.

1° Soit une société où la population augmente et où les capitaux restent stationnaires il s’y manifeste une baisse des salaires, une hausse des profits, une hausse également de la rente de la terre. La hausse de cette dernière a deux raisons ; d’abord elle a pour cause la hausse générale de tous les profits de capitaux, ensuite elle est produite par l’augmentation de la population qui réclame plus de denrées agricoles et qui, par conséquent, en élève d’autant plus le prix que les capitaux ne se sont pas accrus.

2° Considérons maintenant une société où les capitaux augmentent et où la population reste stationnaire les phénomènes économiques qui se produisent alors sont une baisse des profits, une hausse des salaires et une hausse également de la rente de la terre. Pourquoi encore la hausse de cette dernière dans une hypothèse si différente de la précédente ? C’est que l’accroissement des salaires et du bien-être général amènent une beaucoup plus grande demande des denrées agricoles dont certaines peuvent être consommées en quantités singulièrement croissantes par un même nombre d’individus suivant le degré d’opulence où ils se trouvent. Il faut mettre en culture des terres moins fertiles, ou des terres plus éloignées des principaux marchés de là la hausse de la rente.

3° Voyons la troisième hypothèse de Stuart Mill. Soit une société où la population et les capitaux augmentent également, et où les arts de production restent stationnaires là aussi il y a une plus grande demande de produits agricoles, par conséquent mise en culture de terres de moindre qualité ou de plus grand éloignement, ou bien encore affectation à l’agriculture, pour la rendre plus intensive, de nouveaux capitaux dont la force de production, au delà d’une certaine limite, va en diminuant pour toutes ces raisons, il y aussi dans cette troisième société une tendance à la hausse de la rente.

Ces hypothèses embrassent tous les cas qui peuvent se présenter dans une société en progrès, sauf un seul celui où l’art agricole serait soudainement l’objet de très-grands perfectionnements et où, sur toute la surface du pays, il se ferait de profondes améliorations dans la culture qui diminueraient notablement le prix de revient des produits. Dans ce cas, la rente de la terre pourrait baisser, ou tout au moins la hausse en serait entravée. Curieuse remarque les améliorations agricoles qui, isolées, profitent au propriétaire assez actif pour les entreprendre, multipliées sur toute la surface du pays réduisent la rente de la terre, c’est-à-dire, ne l’oublions pas, cette partie du revenu foncier qui est perçu au delà/ de l’intérêt normal et de l’amortissement du capital engagé. Il n’y a, au dire de Stuart Mill, dans les sociétés que trois cas où la rente de la terre peut diminuer quand la population décroît, ou quand les capitaux deviennent moindres, ou enfin quand les améliorations agricoles se généralisent avec beaucoup de rapidité[5]. Ce dernier cas est assez rare, l’industrie agricole étant de sa nature plus lentement progressive que l’industrie manufacturière, et répugnant aux changements soudains.

Laissons de côté cette dernière hypothèse défavorable à la rente de la terre arrêtons-nous aux trois premières qui sont beaucoup plus fréquentes dans une société en progrès. D’après la théorie de Ricardo et de Stuart Mill, dans les trois états de civilisation progressive que nous avons d’abord décrits le propriétaire peut être considéré comme un être privilégié, comme le favori de la civilisation, comme celui qui prélève une sorte de préciput sur le résultat des progrès sociaux. La rente augmente, sans travail de sa part, alors même que les bénéfices des industriels ou que les gains des salariés diminuent.

À l’appui de l’analyse de Stuart Mill on pourrait citer des faits qui sont postérieurs même à l’époque où a été écrit son ouvrage. Il y a en Europe trois nations particulièrement riches, l’Angleterre, la Belgique, la France. Dans toutes les trois, la richesse s’est prodigieusement accrue depuis un siècle ; dans les deux premières la population a aussi singulièrement augmenté ; en France, au contraire, elle est restée presque stationnaire, surtout depuis quarante ans. La hausse du revenu foncier dans ces trois pays semble non démentir, mais confirmer les idées de Stuart Mill.

En Angleterre, la rente de la terre était évaluée en 1800 à 500 millions de francs (20 millions sterling), en 1804 à 700 millions (28 millions sterling), en 1838 à 750 millions, en 1857 à 1,200 en 1875 elle était imposée à l’impôt sur le revenu pour 1,250 millions ; et comme en général le revenu imposable, déclaré ou taxé, est toujours moindre que le revenu réel, on peut fixer à 1,500 millions probablement le revenu foncier rural, la rente de la terre en Angleterre en 1875 elle aurait donc triplé depuis 1800, doublé depuis 1838, ce qui met précisément 37 ou 38 ans la période de doublement[6].

En Belgique, d’après le « Rapport présenté au nom des Sociétés agricoles de Belgique et sous les auspices du gouvernement » par M. Emile de Laveleye sur « L’agriculture belge » en 1878, dans la période qui s’écoule de 1830 à 1866, le prix moyen du fermage par hectare aurait passé de 57 fr. 25 à 108 francs, soit 88 pour 100 d’augmentation[7].

Voyons maintenant la France où la population est à peu près stationnaire et où les capitaux augmentent rapidement : il doit se produire dans ce pays, d’après les règles de Stuart Mill, une baisse des profits industriels et commerciaux, une hausse des salaires ; c’est aussi ce que l’on constate. Le revenu foncier rural était estimé à 1,200 millions par Lavoisier en 1790 ; on le portait, dans les statistiques officielles, à 1,500 millions en 1815, à 2 milliards 750 millions en 1874 ; il a donc plus que doublé depuis 1790, presque doublé depuis 1815. Quelques économistes, M. Hippolyte Passy entre autres, pensent que à l’heure actuelle le revenu foncier rural est bien plus considérable que le chiffre qui vient d’être donné, et l’évaluent à 4 ou 5 milliards. Ce dernier chiffre nous paraît exagéré, l’évaluation officielle nous semble plus exacte.

Le revenu foncier aurait ainsi considérablement augmenté en France, quoique dans des proportions moindres qu’en Angleterre et en Belgique ; cette inégalité du taux de l’accroissement entre les trois pays tient, sans doute, à beaucoup de causes, mais l’une est que la population a moins augmenté en France que dans les deux contrées voisines.

Les faits que nous venons de citer semblent confirmer entièrement les doctrines de Ricardo et de Stuart Mill. Il faudrait examiner, cependant, si cette hausse si grande de la rente de la terre depuis 1800 ou 1830, dans ces riches pays, ne vient pas totalement, ou du moins pour la plus grande partie, de ce que des capitaux beaucoup plus importants, ont été incorporés au sol, et si la plus-value de la rente de la terre dépasse notablement l’intérêt et l’amortissement de ces nouveaux capitaux. Les économistes de l’école anglaise négligent cette analyse qu’ils regardent comme de peu d’importance ; et ils attribuent toute ou presque toute cette hausse du revenu foncier aux lois qu’ils ont découvertes et qui font du propriétaire foncier une sorte de décimateur prélevant sans travail un préciput sur le développement de la richesse sociale.

La théorie de Ricardo a été combattue, avons-nous dit, par quelques adversaires aux États-Unis et en France ; parmi ces dissidents de l’école économique contemporaine, les trois principaux jusqu’ici sont Carey, Bastiat et M. Hippolyte Passy.

Bastiat est celui qui, au point de vue purement doctrinal, a fait le plus de résistance aux idées de Ricardo et de ses successeurs. Qu’on lise les Harmonies économiques, on verra que le fond de ce bel ouvrage, l’une des plus grandes œuvres philosophiques de ce siècle, est la réfutation de la théorie anglaise de la rente de la terre. D’après Bastiat, toute valeur vient uniquement du travail. Les dons de la nature sont essentiellement gratuits et profitent à tout le monde. Jamais, dit-il, un homme ne consentira à payer quelque chose à un autre pour la jouissance des facultés productives du sol. Le fermage ne représente que l’intérêt des sommes consacrées aux défrichements, aux clôtures, aux constructions, aux amendements, aux irrigations, aux dessèchements, etc. Il faut lire particulièrement l’apologue du Clos-Vougeot dans le livre de Bastiat. On a défriché, on a planté, on a eu la main heureuse ; le Clos-Vougeot est comme un diamant pour un vigneron qui a réussi à mettre la main sur un sol comme celui-là, il y en a cent qui se sont épuisés en efforts analogues sans résultat. Le revenu du propriétaire du Clos-Vougeot représente non seulement la rémunération de la peine que lui et ses prédécesseurs ont prise, mais encore l’indemnité pour les risques qu’ils ont courus ; cent vignerons ont en quelque sorte mis à une loterie, quatre-vingt-dix ont absolument perdu leur peine en s’acharnant à la plantation de terrains impropres à la vigne, huit ou neuf ont fait leurs frais, rien de plus, et le centième a gagné le gros lot. Telle est à peu près l’explication de Bastiat. Quand elle serait exacte, on ne voit pas comment elle détruirait la théorie de Ricardo sur la rente du sol. Il n’en résulterait pas moins que l’exposition, les qualités propres du terroir sont pour quelque chose dans le revenu du propriétaire du Clos-Vougeot, et que par conséquent « les qualités naturelles et indestructibles du sol » contribuent pour une part à la rente du propriétaire de ce domaine.

Le raisonnement de Bastiat est certainement superficiel. Comment peut-il contester que l’inégalité de fertilité naturelle et l’inégalité de situation entre les différentes terres soient des causes de rente ? Comment pourrait-il justifier par le seul travail la valeur de certains terrains dans les grandes villes, des chutes d’eau, de certaines mines de houilles, de certains objets rares comme le diamant ? Tout ce que l’on peut tirer de l’apologue du Clos-Vougeot, c’est qu’en effet le revenu du Clos-Vougeot est tout aussi légitime que le gain qui vient de la vente d’un diamant. Le diamant est encore moins un produit de l’homme que le Clos-Vougeot.

La réfutation que donne Bastiat de la doctrine de Ricardo est donc faible. Une seule remarque, dans son argumentation, mérite d’être retenue et a du poids : c’est que tout travail qui s’est immobilisé, incorporé dans un objet matériel, a une valeur variable, que tantôt cette valeur baisse, tantôt elle hausse, suivant le service rendu. Ainsi, entre dix propriétaires qui ont fait des améliorations sur leurs terres, une moitié peut s’en être bien trouvée, et l’autre moitié mal. Il en résulte que tel propriétaire en particulier peut être regardé comme l’objet des faveurs spéciales de la civilisation et du hasard, mais qu’il est abusif d’en conclure que la classe entière des propriétaires soient dans ce cas. Il se pourrait très-bien que cette classe retrouvât à peine ou ne retrouvât même pas, dans la hausse de la rente de la terre, l’intérêt normal de ses dépenses et le prix légitime de ses efforts. La théorie de la rente de la terre pourrait donc être vraie en elle-même, avoir des conséquences importantes dans tel ou tel cas déterminé, et n’avoir cependant aucune portée sociale.

Enfin, une autre vérité que n’a pas développée Bastiat, mais qui est incontestable, c’est que le hasard, le bonheur, la providence, tiennent toujours une grande place, sinon une place prédominante, dans la rémunération des efforts humains. C’est aussi vrai de l’industrie, du commerce, des professions libérales, de la main-d’œuvre même, que de la propriété foncière.

Les objections de Carey et de M. Hippolyte Passy à la doctrine de Ricardo sont autrement précises et topiques que celles de Bastiat. L’un et l’autre se placent au point de vue expérimental et parlent en agronomes. Le célèbre économiste américain Carey n’a aucune peine à prouver que l’ordre historique des cultures n’est pas celui qu’a indiqué Ricardo ; c’est précisément l’opposé. Prenant pour terrain de démonstration les États-Unis, où le peuplement et le défrichement sont récents, il remarque que les pionniers ont toujours commencé cultiver les sols légers, situés sur les collines, c’est-à-dire ceux dont la fertilité est médiocre, qu’ils n’ont abordé que beaucoup plus tard les terres profondes, situées dans les vallées, encombrées d’arbres, de broussailles, de marais., etc., parce que la mise en culture de ces terres infiniment plus riches eût exigé de leur part beaucoup plus de frais, beaucoup plus d’efforts. Il nous parait que cette théorie de Carey est très-exacte surtout dans un état de société où le capital est peu abondant, où l’esprit de combinaison et d’association fait défaut. À l’origine de la culture on produit presque uniquement du blé, qui est le premier besoin de l’homme ; on laisse en marais, en landes, en pâtures vagues, les terres les mieux douées de la nature qui plus tard deviennent de riches prairies ou servent aux productions perfectionnées et à l’agriculture industrielle. Les terres mises les dernières en culture valent donc beaucoup mieux que les anciennes. Jusqu’à un certain point du moins, ces observations sont exactes : l’Amérique et la plupart des contrées neuves en donnent la preuve. On cultivera les plateaux avant de cultiver les rives de l’Amazone. De là viennent les lacunes de la théorie de Ricardo et de celle de Malthus. Ainsi s’explique que, malgré l’augmentation de population, le genre humain soit mieux approvisionné de subsistances qu’auparavant et à moindre prix. Autrefois les hommes étaient incapables de drainer et de défricher les sols riches, de vaincre la fièvre même qui souvent s’y rencontre. Même dans de vieux pays où la population est exubérante on voit encore les habitants ne savoir pas tirer parti des terres les plus naturellement fécondes. La Campagne Romaine en est la preuve, tandis que toutes les collines de la Toscane, beaucoup moins favorisées de la nature, sont merveilleusement cultivées.

De 1359 à 1400, d’après des auteurs cités par Carey, la population de l’Angleterre était six fois et demie plus faible qu’à l’heure actuelle. L’étendue des terres cultivées dans ce pays est aujourd’hui dix fois plus grande qu’elle n’était à cette époque, et la production par acre en ramenant à une même unité tous les produits raffinés est six fois supérieure à ce qu’elle était au quinzième siècle[8]. Aux auteurs cités par Carey on pourrait joindre le témoignage de Macaulay qui, dans sa splendide introduction à l’Histoire d’Angleterre, décrit les mœurs et la pauvreté de toutes les classes au dix-septième siècle ; la viande fraîche elle-même était une denrée qui ne figurait qu’exceptionnellement alors sur la table des squires ou riches propriétaires campagnards.

Il est faux que le prix du blé ait une tendance à toujours s’accroître. Il avait notablement baissé en Angleterre depuis le début de ce siècle, même avant les importations américaines. Il avait baissé doublement, estimé en argent et estimé en travail humain ; mais même en négligeant la hausse de la journée de l’ouvrier qui lui eût permis de payer le blé plus cher, cette denrée estimée en argent coûtait 20 p. 100 de moins dans le troisième quartier du dix-neuvième siècle que dans le premier.

Que l’ordre historique des cultures ne soit pas le moins du monde celui que Ricardo a indiqué, Carey a fourni sur ce point une démonstration victorieuse. L’expérience en outre a prouvé qu’il s’en faut de beaucoup que le blé et les autres produits naturels aient une tendance à hausser toujours. Les faits n’enlèvent pas toute vérité théorique à la doctrine de Ricardo mais ils lui ôtent presque toute portée pratique. Il demeure vrai que pour beaucoup de terres une partie du fermage représente la supériorité de fécondité naturelle du sol ou la supériorité de situation relativement aux autres terres ou à d’autres terres qui sont en culture mais il est faux que d’une manière générale le propriétaire soit le favori et en quelque sorte l’enfant gâté de la civilisation, que ses revenus aient une tendance à toujours s’accroître sans travail de sa part.

Un autre observateur d’une remarquable sagacité, M. Hippolyte Passy, a complété la démonstration de Carey dans un petit livre intitulé : Des systèmes de culture et de leur influence sur l’économie sociale, un véritable chef-d’œuvre, nous n’hésitons pas à le proclamer. M. Hippolyte Passy ne combat pas directement Ricardo, il ne le nomme guère. L’objet de son ouvrage est même autre que l’examen ou la réfutation de cette théorie célèbre ; il est consacré, en effet, particulièrement à la comparaison des avantages et des inconvénients de la grande et de la petite propriété, de la grande et de la petite culture. Mais de tous les faits qu’il relève, il résulte que la théorie de Ricardo n’a aucune portée pratique.

M. Passy constate que de 1812 à 1840 la généralité des fermages a baissé en Angleterre et c’était avant la réforme des lois sur les grains. Les fermiers qui payaient de 56 à 87 francs par acre (0 hectare 41) la première de ces dates ne payaient plus que de 25 à 38 francs à la seconde, soit une diminution de 50 à 60 pour 100[9], singulière preuve de la situation prétendue privilégiée du propriétaire foncier. Bien plus, M. Passy a démontré que si les fermages ont baissé dans ces proportions, cela ne tient pas seulement à la baisse du prix du blé qui de 152 fr. 50 par quarter (le quarter égale 2 hectolitres 80), en 1812, est tombé à 75 francs en 1840, mais que la part du propriétaire estimée en nature a elle-même diminué, et dans cette période est descendue de 57 à 50 centièmes de quarter par acre.

Des études minutieuses de M. Hippolyte Passy il résulte encore d’autres observations qui viennent à l’appui de celles de Carey et à l’encontre des théories tout idéales et spéculatives de Ricardo. Lui aussi prouve que les premières terres cultivées, et cela non seulement à l’origine de la civilisation mais pendant une longue série de siècles, sont celles qui se prêtent à la production du blé qu’on néglige toutes les autres cultures qui plus tard sont les plus rémunératrices. Des terres qui autrefois, il y a quelques dizaines d’années, dans l’état passé des connaissances agricoles et avec le peu de raffinement de la civilisation, étaient considérées comme les plus mauvaises sont aujourd’hui les plus fécondes. Ces terres étaient alors dédaignées et n’étaient pas l’objet de soins continus et réguliers ; aujourd’hui ce sont celles dont la culture est le plus rémunératrice ; « telles sont entre autres celles qui se composent de couches sablonneuses ou graveleuses d’une certaine épaisseur. Longtemps, dit M. Hippolyte Passy, ces terres moins propres, dans l’état d’imperfection où se trouvait l’art, à produire du blé ou des farineux que celles où domine l’argile, ont été l’objet d’un dédain dont les traces n’ont pas cessé d’exister dans le langage et même dans les opinions d’un grand nombre de cultivateurs. Il a fallu, pour les mettre en honneur, qu’on eût appris à les amender, et que les produits fins et recherchés qu’elles donnent à meilleur marché que toutes les autres devinssent d’un usage plus général. Aujourd’hui ces sortes de terres sont de plus en plus appréciées et déjà d’autres pays que la Belgique leur accordent la préférence. En Angleterre, par exemple, elles commencent à l’obtenir, et c’est un fait que dans plusieurs contrées où les terres qualifiées de bonnes sont affermées sur le pied de 23 à 28 shillings l’acre (68 à 78 francs l’hectare), les terres autrefois dites maigres et pauvres se louent de 30 à 38 (de 94 à 109 francs l’hectare). »

Tel est le témoignage d’un homme remarquablement érudit en ce qui touche à l’agriculture. Il cite, d’ailleurs, à l’appui de ses observations des autorités non moins sérieuses, le statisticien anglais bien connu Porter entre-autres. Voici comment s’exprime ce dernier « L’opinion relative à l’altération que subit le système de fermage, par l’usage qui se répand d’appliquer les sols légers à des emplois dont on croyait tes fortes terres seules susceptibles, est confirmée par les communications faites aux commissaires de la loi des pauvres, etc. » M. Hippolyte Passy fait remarquer quelles révolutions dans la valeur relative des terres entraînent de temps à autres certaines découvertes techniques : ainsi l’emploi longtemps ignoré de la chaux dans plusieurs parties de l’ouest de la France a changé en champs de froment des espaces abandonnés jusque-là aux grains inférieurs. La découverte d’une marnière suffit pour permettre la transformation d’une agriculture locale. « La puissance de l’art est immense en agriculture, dit avec raison M. Hippolyte Passy ; et elle ne cessera pas d’amener dans l’emploi des terres des changements successifs[10]. » Qui oserait prétendre, en effet que nous ayons épuisé la science agricole, et que deviennent en face de ces révolutions incessantes les théories de Ricardo ou de Malthus, si ce n’est des abstractions scientifiques qui n’ont qu’une portée pratique actuellement insignifiante ?

Quoi de plus notoire en France que l’inexactitude actuelle de notre vieux cadastre qui date en moyenne d’un demi-siècle ? Et ces inexactitudes ne tiennent pas à ce que l’opération a été primitivement mal faite, elles ont pour causes les altérations considérables qu’a amenées dans la valeur relative des terres une multitude de faits postérieurs au cadastre. Ainsi dans beaucoup de départements les terres classées lors du cadastre dans les dernières classes donnent aujourd’hui les plus gros revenus. Les observations de M. Hippolyte Passy sont péremptoires sur ce point : « Dans les départements les plus riches et les mieux cultivés, dit-il, la distinction entre les terres des trois premières classes du cadastre ne répond plus aux faits actuels, et il est des terres sableuses, récemment défrichées qui, transformées en peu d’années en excellents fonds, donnent maintenant des rentes de la plus haute élévation. » Voilà certes une grave objection à la théorie de Ricardo dans un vieux pays comme la France qui compte vingt et quelques siècles de civilisation, certaines terres que l’on n’a songé à mettre en culture que dans le courant de ce siècle deviennent les plus productives. Ailleurs l’écart qui existait autrefois entre le revenu net des différentes classes de terres tend à se combler, les terres réputées jadis les meilleures n’augmentent que faiblement en revenu, les autres, au contraire, ayant fait d’énormes progrès. Laissons encore la parole à M. Hippolyte Passy : « Voici quelle a été la progression des fermages dans plusieurs communes des départements de l’Eure et de l’Oise, suivant les classes de terres adoptées par le cadastre à des époques dont la plus ancienne n’excédait pas vingt-trois ans, en 1829[11], (époque où nous avons constaté les faits et établi une moyenne) :

REVENU MOYEN D’UN HECTARE PAR CLASSE DE TERRE.


1re classe 2e classe 3e classe 4e classe 5e classe
fr. fr. fr. fr. fr.
Suivant le cadastre 
58 48 34 20 8
D’après les baux du moment.(1852) 
80 78 69 50 40


« On voit combien se sont atténuées les différences dans un espace fort court. C’est de 32 p. 100 que comparativement aux évaluations cadastrales s’est élevé le revenu des terres de première classe, c’est de 250 et 500 p. 100 que s’est élevé celui des terres de quatrième et de cinquième classe. Or, le mouvement de progression n’est pas à son terme et a continué à se déclarer, et nous connaissons des communes où les terres désignées, il y a trente ans, comme les plus productives ne sont plus celles qui maintenant rendent aux propriétaires les plus hauts fermages[12]. »

Nous demandons au lecteur pardon de tous ces détails, de toutes ces citations. Peut-être en avons-nous abusé[13] ; mais le sujet est si grave, la théorie de Ricardo est si accréditée dans la science économique qu’il importe de lui opposer non seulement des raisonnements, mais des faits. Ou nous nous trompons fort, ou les constatations que nous venons de faire, à la suite de Carey et d’Hippolyte Passy, infirment dans sa portée pratique et dans ses conséquences sociales la fameuse théorie de l’économiste anglais. Un seul point reste vrai dans sa doctrine, c’est que dans le produit net de beaucoup de terres il y a une part, d’une importance très-variable, qui représente la supériorité naturelle de fertilité ou de situation sur d’autres terres en culture. Bastiat a eu tort de s’attaquer à une proposition aussi certaine. Mais ce qui est faux dans la théorie de Ricardo, c’est que la civilisation ait pour tendance de faire hausser graduellement, spontanément, la rente de la terre, indépendamment de tout travail ou de toute dépense du propriétaire, de tout amendement du sol. Si l’on considérait minutieusement la hausse des fermages, si l’on pouvait dresser une note complète de l’ensemble des capitaux qui ont été incorporés au sol par toute la classe des propriétaires fonciers depuis un quart de siècle ou un demi-siècle, il est fort douteux que la hausse de l’ensemble des fermages du pays représentât plus que la moyenne de l’intérêt, au taux habituel, civil ou commercial, de toutes ces dépenses. Cette hausse des fermages se distribue, sans doute, fort inégalement entre les différents propriétaires de sorte que certains d’entre eux, ayant fait beaucoup de dépenses, n’en retirent aucun bénéfice, et certains autres, au contraire, obtiennent un bénéfice considérable pour de faibles dépenses, ou même simplement comme résultat de circonstances extérieures auxquelles ils n’ont en rien contribué. La classe des propriétaires prise dans son ensemble et pendant une longue série d’années, trois quarts de siècle ou un siècle, n’est donc pas plus favorisée du sort que la classe des commerçants ou la classe des industriels ou celle des simples ouvriers.

Ricardo était placé dans la situation la plus favorable à sa théorie dans un pays où la culture était simple, adonnée presque uniquement à deux produits, les céréales et l’élevage du bétail, dans un pays où la population croissait rapidement et où l’importation des denrées alimentaires étrangères était interdite. Que dans de semblables circonstances le prix des produits agricoles eût une tendance à toujours hausser, cela devait être. Mais Ricardo n’a pas pris garde que ces circonstances, bien loin d’être naturelles et permanentes, étaient artificielles et passagères. Un jour peut-être, quand le monde entier aura une population dont la densité, sur tous les points du globe habitable, approchera de celle de l’Europe occidentale, quand il ne restera plus une acre de bonne terre vacante et inexploitée, quand l’art agricole aura absolument épuisé toute sa force progressive et qu’il sera devenu complètement stationnaire, la théorie de Ricardo pourra devenir absolument vraie.

Ces perspectives sont singulièrement éloignées : les deux Amériques, le continent australien, l’Asie centrale, le Soudan, les côtes et le centre de l’Afrique, la Russie d’Europe et d’Asie, les nombreux archipels de l’Océanie renferment des centaines de millions d’hectares de terres vacantes, inexploitées ou insuffisamment exploitées qui égalent en fertilité naturelle les meilleures de l’Europe. Le privilège de fertilité pour les terres européennes devient donc chaque jour une cause décroissante de rente de la terre bien loin que le progrès de la civilisation doive amener de ce côté une hausse des fermages, il aurait plutôt pour résultat de les déprimer. Reste le privilège de situation qui est une autre cause de la rente de la terre ; mais ce privilège lui-même va chaque jour en diminuant ; les progrès des voies et des moyens de communication, l’abaissement du prix de transport par voie ferrée, et surtout par eau, est tel qu’il en coûte moins aujourd’hui pour faire venir une tonne de blé du Minnesota ou du Manitoba à Paris qu’il n’en coûtait, il y a un siècle, de la faire venir à Paris du milieu de la Beauce ou de la Brie. On n’estime pas à plus de 50 à 60 francs par tonne, soit 3 fr. 50 ou francs par hectolitre de blé le prix de transport du Minnesota au Havre. Or, la production moyenne de l’hectare de blé en France est de 14 hectolitres le maximum de la rente de la terre, provenant de la supériorité de situation des terres françaises, serait donc de 50 francs environ en moyenne par hectare. Mais il faudrait notablement réduire ce chiffre pour tenir compte de circonstances qui ne sont pas négligeables. En premier lieu, le blé produit sur la ferme normande doit être lui aussi transporté au marché, ce qui le grève toujours de quelques frais par hectolitre. En second lieu l’Amérique et les pays neufs ont l’avantage précieux de la culture errante, sans engrais, se déplaçant du champ épuisé au champ encore vierge ; ils ont aussi la facilité qu’offrent pour le labourage et la récolte de vastes plaines qui ne sont pas morcelées en petits lots. En France, au contraire, la plupart des engrais doivent venir de loin : les guanos, du Pérou ; les nitrates, du Pérou aussi et de Bolivie ; les phosphates, du Portugal ; et les frais de transport que l’agriculteur américain paie sur ses produits, le cultivateur européen les acquitte souvent sur ses engrais. Quelle est alors la part qui reste de cette rente naturelle de la terre provenant du privilège de situation ? Elle est minime.

En résumé, des deux principales causes que Ricardo assigne à la rente du sol, à savoir le privilège de fertilité naturelle et le privilège de situation, la première peut être considérée comme n’existant guère puisqu’il y a à foison dans toutes les contrées du monde des terres vacantes aussi fertiles que les plus fertiles de l’Europe ; la seconde cause, le privilège de situation, va sans cesse en diminuant, au fur et à mesure des progrès des voies ou des moyens de transport et qui oserait dire que nous sommes au bout de ces progrès ? La vraisemblance est, au contraire, que d’ici à cinquante ans les prix de transport soit par mer, soit par terre, auront baissé, si ce n’est de moitié, du moins d’un tiers.

Une supériorité reste, sans doute, à l’agriculteur européen, laquelle ne tient pas au sol même c’est qu’il peut, mieux que ses rivaux éloignés. S’adonner aux productions accessoires et raffinées de l’agriculture. La concentration de la population, les connaissances horticoles plus répandues, les habitudes mêmes des ouvriers des champs lui donnent à ce point de vue des avantages qui ne sont pas sans prix. Ainsi la vigne, le mûrier, jadis la garance, la betterave, le colza, les plantes industrielles ont été le triomphe de l’agriculture des pays les plus avancés d’Europe ; il en est de même encore pour le jardinage, la culture potagère, pour la basse-cour, la laiterie, etc. Mais dans ce domaine aussi à quels périls le cultivateur européen n’est-il pas exposé ? Écoutons un écrivain agricole : « La vigne est atteinte par le phylloxera dont les ravages s’étendent tous les jours ; l’inondation du sol, le sulfure de carbone et le cépage américain ne sont que des palliatifs insuffisants.

« La racine de garance fournissait une précieuse teinture rouge qui ne peut lutter contre une matière tirée du goudron de houille appelée alizarine.

« Dans le Nord, la betterave réussit moins bien et la proportion du sucre diminue chaque année.

« Le colza disparaît devant les ravages de l’altise et la concurrence de l’huile de pétrole et de ses dérivés.

« Les plantations de mûriers sont arrachées, car le ver à soie a meurt avant de pouvoir utiliser ses feuilles.

« Les pommes de terre ne donnent plus les produits d’autrefois. Le Rotrytis infestans rend leur culture impossible dans les terres fortes ou humides ; et voilà qu’un nouveau fléau, le doriphora, est signalé à l’horizon[14]. »

Si Ricardo revenait dans ce monde, pourrait-il, en présence de tous ces maux qui frappent l’agriculture des vieilles sociétés, soutenir que le propriétaire foncier est un être privilégié, le favori de la civilisation, qui voit ses bénéfices croître sans cesse, sans travail, et qui prélève la meilleure part sur les produits des progrès sociaux ?

De l’étude que nous avons faite de la doctrine de Ricardo il résulte qu’elle contient une parcelle de vérité théorique, très curieuse au point de vue scientifique, mais dépourvue actuellement de toute portée pratique.

  1. Il y a cependant quelques exceptions parmi les économistes anglais les plus récents, ainsi Mac Leod et Jevons.
  2. Système des contradictions économiques, 4e édition, t. II, p. 257.
  3. Nous ne tenons pas compte évidemment des légères fluctuations qui peuvent sa produire dans le courant du marché. Ce qui est certain c’est que sur un marché donné tous tes hectolitres de blé de qualité analogue quelles que soient les différences de prix de revient de chacun d’eux, doivent, au même moment, avoir le même prix.
  4. Le célèbre économiste allemand, Roscher, a établi par d’autres exemples la vérité de cette proposition qui est d’ailleurs évidente.
  5. Principes d’Économie politique par John Stuart Mill, I. IV, chap. III.
  6. Voir Roscher, Grundlagen der National Œkonomie ; fünfte Auflage p. 315, et la collection des Statistical abstracts for the United Kingdom ; tous ces chiffres ne concordent pas toujours. Ainsi, d’après les Statistical abstracts, les déclarations du revenu foncier rural assujetti à l’Income tax n’auraient été que de 41,176,957 livres sterling pour l’Angleterre proprement dite en 1857, au lieu de 47,109,000, comme le dit Roscher qui joint sans doute l’Angleterre à l’Écosse. Ces différences, d’ailleurs, n’infirment en rien le raisonnement.
  7. L’agriculture belge, par Émile de Laveleye, 1878, introduction p. C.
  8. Carey, Present and future, p. 54.
  9. Opus citatum, p. 97.
  10. Hippolyte Passy, Des systèmes de culture, pages 54 et suivantes.
  11. La 2e édition du livre de M. Hippolyte Passy, est de 1852.
  12. Hippolyte Passy, p. 56.
  13. Le grand rapport de M. Émile de Laveleye sur l’Agriculture belge en 1878 nous eût fourni beaucoup d’autres faits de même nature que ceux qu’ont recueillis Carey et Hippolyte Passy.
  14. Nous extrayons ces lignes d’un petit almanach rural très bien fait : l’Almanach du colon limousin par le docteur Albert Le Play, année 1880, p. 41.
    Même pour toutes ces productions raffinées, le privilège de situation diminue chaque jour ; ainsi les maraîchers des environs de Paris ont à subir la concurrence des maraîchers de la Normandie, de la vallée du Rhône et même de l’Algérie. Les propriétaires de vignes d’Argenteuil et de Suresnes ont eu à souffrir de la concurrence des vins de l’Hérault. Le progrès des voies de communication est toujours le grand niveleur.