DE LA
RÉPARTITION DES RICHESSES
ET DE LA TENDANCE À UNE MOINDRE INÉGALITÉ
DES CONDITIONS.



INTRODUCTION

De la division de la science économique en quatre parties. — La répartition des richesses a été jusqu’ici moins étudiée que les autres branches de la science.

Le pessimisme économique et le socialisme. — Préjugés scientifiques et préjugés populaires à l’égard de la répartition des richesses. — Les trois genres de socialisme. — Critiques qu’ils adressent aux économistes à propos des machines, de la division du travail, de l’association, de la concurrence. Ce que l’on appelle le Sisyphisme. Objection de Mgr de Ketteler à la liberté commerciale elle amènerait le triomphe de la nation ayant les salaires les plus bas. — Réponse à cette objection.

Les théories de Malthus, de Ricardo, de Turgot et de Stuart Mill sur la population, la rente de la terre et le salaire. Ces trois théories n’ont pas un caractère scientifique ; elles ne contiennent que des vérités contingentes et passagères, propres à certains temps et à certains pays.

Réfutation de la doctrine de Malthus par un apologue. La concurrence des pays neufs, la baisse du fret maritime et la loi de Ricardo. Le « salaire naturel » la « loi d’airain » de Lassalle ; Réfutation de cette théorie et du principe de Turgot.

Définition de la civilisation. — Du préjugé que les riches deviennent chaque jour plus riches et les pauvres chaque jour plus pauvres. — Définition des principaux besoins de l’homme. — Comparaison des salaires soit en argent, soit ramenés au prix du blé, dans les trois derniers siècles. — De l’accroissement de toutes les consommations par tête. — De l’amélioration du logement de l’ouvrier. — D’un progrès plus grand encore dans le vêtement et dans l’ameublement ; démonstration par le mouvement des prix depuis cinquante ans. — Du développement des garanties qu’a l’ouvrier contre la maladie, le chômage, la misère. — L’action des sociétés de secours mutuels et des caisses d’épargne. — Critiques de Proudhon relativement aux caisses d’épargne ; réponse.

Accroissement des loisirs de l’ouvrier. — Diminution progressive de la journée de travail.

Théorie de Lassalle sur le criterium de la situation de la population ouvrière. — Réfutation de cette théorie.

Du mouvement général vers une moindre inégalité des conditions.

On divise, d’ordinaire, la science économique en quatre parties distinctes, quatre provinces, pour employer le langage de l’école. La première concerne exclusivement la production des richesses : on y recherche les lois générales qui, en dehors de tout procédé technique, donnent au travail de l’homme vivant en société le maximum d’efficacité. Parmi les phénomènes les plus importants qu’embrasse cet ordre d’études, on peut signaler la nature et le rôle du capital, la division du travail, la liberté industrielle, la concentration des ateliers, l’emploi des machines, la concurrence. Les premiers économistes, Adam Smith, Jean-Baptiste Say et leurs successeurs ont excellé dans cette fraction du domaine de leur science, ils l’ont pour ainsi dire épuisée, n’y laissant après eux aucune vérité importante à découvrir. La seconde partie de la science comprend la circulation des richesses ; elle traite des lois générales qui règlent l’échange, la monnaie, les banques, le crédit. Sur ces sujets les travaux ont été innombrables ; les doctrines, cependant, sont moins fixes et moins certaines ; il y a place à des efforts utiles et à des vues nouvelles. Après ces deux catégories de phénomènes la science économique doit étudier la distribution ou, plus exactement, la répartition des richesses, ce qui diffère beaucoup de leur circulation : il s’agit de se rendre compte de la part qui doit revenir en stricte justice et de celle qui échoit en réalité aux divers facteurs de la production, aux hommes qui détiennent le sol en conformité avec nos lois civiles, à ceux qui possèdent les instruments de travail, aux hommes qui ont la conception et la direction des entreprises, à ceux enfin qui prêtent leurs mains ou leur esprit pour l’exécution ; cette dernière classe d’agents de la production forme en tout pays la majorité des habitants. Le champ que comprend cette troisième province de la science économique n’est pas restreint, comme on le voit, et l’exploration n’en est pas d’un mince intérêt. Enfin, le quatrième ordre de phénomènes qui complète notre science, c’est la consommation des richesses la destruction improductive et l’emploi reproductif des capitaux, les effets respectifs de la prodigalité et de l’économie, le luxe et son influence, l’impôt, telles sont les grandes questions que l’observateur rencontre dans cette dernière partie de la science.

Quelques économistes ont aussi considéré, comme une des parties intégrantes et principales de leur science, le phénomène de la population ; et l’un d’eux s’est fait un nom impérissable par un traité sur cet important sujet. Quoique se rattachant à toutes les parties de notre science, quoique exerçant une influence parfois décisive non seulement sur la répartition des richesses, mais aussi sur la production, sur la circulation et sur la consommation, le phénomène de la population ne constitue pas, à proprement parler, une partie distincte de la science économique.

Appelé subitement en 1879 à remplacer dans la chaire d’économie politique du Collège de France M. Michel Chevalier et obligé de désigner en quelques jours un sujet pour le cours d’une année, mon choix s’est porté, sans la moindre hésitation sur la répartition des richesses. Quelles raisons me déterminaient à parler de cette vaste question plutôt que des autres que je viens d’énumérer ? Trois considérations d’ordres différents m’avaient dicté cette décision. Voici la première l’influence des lois économiques sur la répartition des richesses est un sujet beaucoup moins exploré que l’influence des mêmes lois sur la circulation. On remplirait des salles entières des innombrables traités sur la production, sur les banques, sur l’échange ; au contraire, le problème si grave de la distribution des richesses ne tient en général qu’une place médiocre, secondaire, dans les livres d’économie politique, et il n’a guère été l’objet de longs traités que de la part d’écrivains appartenant à l’école sentimentale ou socialiste. Sans doute, les volumes sur ce que l’on appelle les questions ouvrières abondent, mais la plupart sont absolument vides, de simples amplifications et des redites, sans rien de précis, de positif et de scientifique. De ce que la distribution des richesses est un sujet moins exploré que la production et la circulation des richesses, il en résulte aussi que c’est un sujet moins élucidé, moins connu, sur lequel il y a beaucoup plus d’ombres. Or, la science qui ne doit pas rester immobile, qui tend toujours à progresser, doit se consacrer principalement à l’étude des questions qui, tout en étant importantes, ont été jusque-là le plus négligées. Voilà la première considération qui a frappé mon esprit.

Une seconde est venue se joindre à celle-là. On a souvent et vivement reproché aux économistes de ne s’occuper que de la production et de la circulation, non de la répartition des richesses, de renfermer toute leur science dans quelques formules simples et abstraites, de la faire tenir presque tout entière dans deux principes, celui de la liberté du travail et celui de la liberté des échanges, sans se préoccuper le moins du monde des effets que ces deux libertés illimitées peuvent avoir sur le sort du plus grand nombre, des perturbations que parfois elles peuvent entraîner.

La moquerie sur ce point s’est jointe à la critique. Pour n’en citer qu’un exemple, un des chefs du socialisme allemand, celui qui en est l’apôtre, Lassalle, tandis que Karl Marx en est le docteur, disait un jour avec plus d’esprit que d’exactitude : « Voulez-vous savoir ce qu’est l’économie politique ; prenez un sansonnet, faites-lui répéter à l’infini ce seul mot : Échange, Échange, et vous avez un économiste. » On eût pu répondre avec plus de raison à cette boutade « Voulez-vous savoir ce qu’est le socialisme ; prenez un sansonnet, faites-lui répéter à l’infini ce mot : Solidarité, Solidarité, et vous avez un socialiste. » Mais les réponses de ce genre n’ont qu’une portée négative, et, en prouvant que l’adversaire a des torts, elles ne démontrent pas qu’on en soit exempt soi-même.

Quelle que soit l’injustice ou l’exagération de ces reproches que l’on adresse à l’économie politique, il en est resté dans l’opinion de beaucoup de personnes une certaine défaveur contre cette science que l’on suppose une science étrangère aux faits, une métaphysique creuse, une phraséologie vide et que l’on accuse aussi d’être une science sans entrailles, pour employer une locution vulgaire. Parmi les hommes d’étude, les hommes d’affaires et les hommes du monde, il n’en est que trop qui ont la conviction ou le préjugé que les lois économiques relatives à la répartition des richesses sont de pures conceptions de l’esprit, des abstractions sans réalité ou que, si elles ont quelque réalité, elles exercent une influence fatale, qu’elles créent un ordre de choses qui n’est avantageux qu’au petit nombre, qu’elles mettent le faible à la discrétion du fort, qu’en un mot elles amènent une croissante inégalité des conditions.

C’est ce reproche dont j’ai à cœur de défendre l’économie politique, non par une vaine sentimentalité, mais par une profonde conviction scientifique.

Enfin, pour achever ces préliminaires, une troisième considération m’a engagé à traiter de ce sujet de la distribution des richesses. Depuis trente ou quarante ans on peut dire que la face du monde économique a changé plus qu’autrefois en plusieurs siècles. Les expériences se sont multipliées ; des faits nouveaux se sont produits. La civilisation a pris une autre allure, si ce n’est une autre direction. On ne peut plus raisonner aujourd’hui soit du principe de la population, soit de la propriété foncière et de ce que l’on appelle la rente de la terre, le fermage, soit des salaires et des profits, comme on le faisait à la fin du dernier siècle ou même au commencement de celui-ci. Beaucoup d’économistes, il est vrai, les anciens surtout, considéraient l’économie politique comme une science de déduction qu’un penseur, doué d’une tête solide, pourrait construire à lui tout seul dans son cabinet. Rossi lui-même écrivait, il y a quarante ans, que l’économie politique est une science de raisonnement plutôt qu’une science expérimentale. Aujourd’hui on demande à l’économie politique, on lui fait sommation d’être une science expérimentale, de donner la démonstration de ses théorèmes, non seulement par leur exactitude logique, mais par une accumulation de faits. Elle doit se soumettre à cette épreuve ; il est utile qu’elle le fasse de bonne grâce.

Il y a parmi les doctrines économiques des vérités qui sont éternelles, ce sont celles qui forment le fond et la substance de la science, mais il y a aussi des observations qui sont contingentes, auxquelles on a eu le tort de donner souvent la forme de lois et qui n’ont qu’une vérité relative, suivant le temps et les circonstances. Or, il arrive que presque tous les principes qui ont été établis par les économistes les plus célèbres, à la fin du siècle dernier ou au commencement de celui-ci, sur la répartition des richesses, rentrent dans cette seconde catégorie de théories sujettes à contrôle, à réserve, ne possédant qu’une vérité relative et variable.

Un économiste, au courant du mouvement actuel du monde depuis un quart de siècle et doué de quelque pénétration pour deviner la marche prochaine de la civilisation, ne peut plus raisonner sur la répartition des richesses comme le faisaient Turgot, ou Malthus, ou Ricardo.

Telles sont les trois raisons qui m’ont porté à choisir le sujet d’un cours, devenant aujourd’hui un livre : nouveauté relative des questions, intérêt particulièrement actuel, abondance de matériaux inconnus des économistes anciens.


La transformation qui s’est opérée dans les procédés de production, dans l’organisation du travail, dans les habitudes commerciales même depuis un demi-siècle et surtout depuis un quart de siècle, a jeté de l’inquiétude dans beaucoup d’esprits. Que cette transformation ait beaucoup accru la production, personne ne le conteste. Tout le monde avoue que la puissance productive de l’humanité a augmenté dans d’énormes proportions. On ne peut nier la lumière mais beaucoup d’hommes, d’ailleurs impartiaux, intelligents, réfléchis, affirment que ce progrès est presque illusoire pour le bonheur de l’humanité, qu’il n’a profité qu’au petit nombre, que le grand nombre n’en a retiré ni plus de bien-être, ni plus d’indépendance, ni plus de loisirs, ni plus de sécurité, conditions nécessaires du bonheur.

L’industrie manufacturière agglomérée, l’excessive division et par conséquent l’excessive spécialité du travail, la liberté commerciale, la concurrence indéfinie à l’intérieur et au dehors, la puissance de l’association qui ne profiterait guère qu’aux gros capitalistes, la spéculation qui devient universelle et les facilités nouvelles qu’elle trouve, toutes ces circonstances caractéristiques de notre temps, sont-elles des avantages pour le grand nombre ? La situation de la généralité de l’humanité en est-elle physiquement et moralement améliorée ? N’en ressort-il pas, au contraire, pour elle un assujettissement nouveau, un servage d’un nouveau genre avec l’instabilité en plus ? N’est-il pas vrai que les privilégiés de ce monde en profitent seuls ? N’est-il pas vrai qu’avec cette liberté illimitée, cette lutte ardente pour la fortune, les riches deviennent chaque jour plus riches, les pauvres chaque jour plus pauvres ? Ce mot dans ces derniers temps a été répété par des voix prétendues savantes, des deux côtés de l’Atlantique[1]. Ne doit-on pas dire, comme l’a écrit Proudhon, que l’économie politique est l’organisation de la misère ?

Telles sont les idées qui prévalent dans beaucoup d’esprits, dans des esprits de nature très-différente, de tendances très-diverses, d’opinions opposées. Il surgit ainsi une sorte de pessimisme économique qui, ou bien ne croit pas à la vérité des lois économiques, ou bien, les croyant vraies, les juge funestes, et pense que l’État, ce que l’on a appelé dans ces derniers temps d’un nom barbare, la collectivité, doit intervenir pour en entraver, pour en redresser l’action.

Il n’en est pas du pessimisme économique comme du pessimisme moral. Celui-ci reste en général à l’état d’opinion intérieure ; il est contemplatif et recule devant l’action ; il conduit au découragement et à l’inertie. Le pessimisme économique, au contraire, ne peut rester passif ; l’intérêt est trop grand pour que si, abandonnée à elle-même, la société tourne à l’oppression et au malheur du plus grand nombre, on ne s’efforce pas de réagir contre ces tendances naturelles et d’y opposer des obstacles artificiels. Le pessimisme économique, devenant actif, passant de la négation à l’affirmation, prend un autre nom, il s’appelle le Socialisme.

Il ne faut pas se le dissimuler ; le socialisme a pris un développement considérable, une vie nouvelle, depuis quelques années. On le croyait mort, il reparaît. On ne le connaissait que sous une forme ; il surgit maintenant sous trois formes différentes. Nous rencontrons d’abord le socialisme ancien, le plus connu, celui qu’on combat avec le plus d’ardeur, le seul presque qu’on considère comme un ennemi, c’est le socialisme démocratique, qui a pour adhérents une notable partie de la classe ouvrière. À côté de ce premier socialisme qui est d’instinct plus que de raisonnement, on trouve le socialisme savant, celui qui a pris naissance dans quelques chaires ou dans quelques écrits d’économie politique et qui a gagné à sa doctrine ou à quelques-unes de ses doctrines une partie du monde officiel et administratif dans certains pays. Ce socialisme, on l’a appelé socialisme de la chaire ; on pourrait aussi le nommer « socialisme d’État[2]. » Enfin il y a un troisième mode du pessimisme économique, c’est le socialisme mystique et religieux.

De ces trois formes du socialisme contemporain les deux dernières n’existent guère en France ou du moins le public les ignore, elles ne s’y sont pas encore constituées en corps de doctrine compact ; on en rencontre cependant les éléments, les membres épars, dans beaucoup de discours, de rapports, de pétitions et de projets. Quant à la première et la plus antique forme du socialisme, celle qui a séduit une notable partie de la population ouvrière, on la croyait, elle aussi, disparue ; les politiques se flattaient, quelques-uns se flattent encore, qu’elle n’est qu’une sorte d’ombre ou de fantôme qu’évoquent de temps à autre, dans des desseins personnels, les partis vaincus. Les hommes qui suivent de près depuis quelques années le mouvement économique et social n’ont jamais été dupes d’une aussi grossière ou aussi volontaire illusion. Nous-même, dans le premier ouvrage que nous ayons publié et qui date de douze ans, au milieu de la quiétude générale et avant les réunions publiques qui firent tant de bruit vers la fin de l’Empire, nous signalions le danger du socialisme démocratique, reprenant des forces alors qu’on le croyait mort. Les derniers congrès ouvriers, celui de Marseille entre autres, l’apparition d’un grand nombre de feuilles politiques qui ajoutent à leur titre l’épithète de journal socialiste, doivent prouver à tous que le socialisme est encore vivant. S’il l’est en France, il a encore plus de vie dans d’autres contrées européennes en Allemagne, en Russie, même en Italie.

Les trois socialismes que nous venons d’indiquer, le socialisme démocratique, le socialisme scientifique et le socialisme mystique ou religieux, ont une attitude différente vis-à-vis de la société que chacun d’eux cependant cherche à subjuguer. Le premier est agressif et violent, il veut s’emparer de la société de vive force ; le second est doctrinal, magistral, il veut convaincre la société et la régenter ; le troisième est insinuant, il prétend la convertir.

Tous les trois ont ceci de commun qu’ils croient que les lois économiques sur la distribution des richesses produisent, abandonnées à elles-mêmes, une inégalité croissante des conditions humaines, une concentration croissante des capitaux, de l’industrie et du commerce en un petit nombre de mains, et que par conséquent le législateur doit intervenir pour corriger ces tendances qui seraient fatales au corps social[3].

Prenant un à un chacun des progrès industriels et chacune des lois économiques, ces trois socialismes s’efforcent de prouver que ce progrès ou que cette loi a contribué soit à une plus grande inégalité des fortunes, soit à une plus grande instabilité du sort des ouvriers. On parle des machines et de leurs bienfaits, mais les machines produisent le chômage, au moins temporaire ; à chaque instant, par leurs incessants perfectionnements, elles jettent la perturbation dans les ateliers, elles enlèvent à l’ouvrier toute la sécurité du lendemain. Puis les machines amènent ce que l’on appelle sisyphisme, mot ingénieux qui est censé dépeindre le mal de l’industrie moderne. L’homme trouve mille moyens d’abréger sa peine, et cependant sa peine ne devient pas moindre. M. Michel Chevalier, comparant aux procédés actuellement en usage pour la mouture du blé ceux qui étaient employés dans la maison de Pénélope d’après Homère, prouve que la réduction du froment en farine coûte aujourd’hui cent fois moins de travail qu’autrefois. Un autre économiste décrira avec complaisance les perfectionnements merveilleux qui ont permis de produire avec la filature mécanique, par jour et par paire de bras, 500 fois plus de fils que n’en donnait la quenouille. Un statisticien habile, supputant la puissance des machines qui fonctionnent à l’heure actuelle en France, trouve qu’elle équivaut à 1,500,000 chevaux-vapeur, soit à 30 millions de nouveaux travailleurs de fer, triplant ainsi la force productive du pays[4]. Mais les trois socialismes dont nous parlons n’admettent pas que ce progrès représente un bénéfice net pour la classe ouvrière ; celle-ci a-t-elle plus de loisirs qu’autrefois, est-elle moins dépendante, sa tâche est-elle plus facile, plus sûre, moins rebutante ? Les trente millions de paires de bras que représentent les 1,500,000 chevaux-vapeur de la machinerie en France font-ils que les 13 millions de travailleurs humains en chair et en os travaillent seulement le tiers de ce qu’ils travaillaient autrefois, ou que, travaillant autant, leurs jouissances, la sécurité et la dignité de leur vie se soient notablement accrues ? Et les trois socialismes résolvent par une négation hautaine toutes ces délicates questions.

Il n’en est pas autrement pour la division du travail. Les trois socialismes lui reconnaissent les mêmes mérites pour le développement de la production, ils lui attribuent la même influence perturbatrice sur la distribution des richesses. Qu’un homme par un travail morcelé et toujours uniforme, que le « travailleur parcellaire », pour employer l’expression de Proudhon, arrive à une dextérité merveilleuse, ce n’est pas contestable. Que par cette spécialisation à outrance on parvienne à une multiplication indéfinie et à un bon marché inouï de certains produits, personne ne s’aviserait de le nier. Mais que devient l’intelligence, la liberté, en un mot la personne humaine dans cette organisation du travail qui condamne un homme à faire pendant des dizaines d’années le même détail infime d’un produit vulgaire ? Cette division excessive du travail, est-ce qu’elle ne crée pas l’asservissement en même temps que la dégradation de l’ouvrier, est-ce qu’elle n’amène pas les crises et les chômages ? Les excès de production si fréquents dans l’industrie moderne, d’où viennent-ils si ce n’est de la division extravagante du travail qui enlève toute idée de mesure, toute prévision des exigences de la consommation ? La division du travail et les machines, voilà à la fois les deux grands facteurs du progrès de la production et les deux auteurs responsables de l’avilissement et de l’instabilité de la situation de l’ouvrier. Quand par l’entraînement qui est inhérent aux machines et à la division du travail il se manifeste un encombrement dans une industrie quelconque et que celle-ci ferme ses ateliers, que devient « le travailleur parcellaire » ? À quoi est-il bon ? Quelle autre occupation peut-il prendre pour soutenir sa vie ? Il est aussi inutile, aussi incapable de rendre un service que le serait une machine à filer, séparée de tous ses engrenages et de sa force motrice. Ce n’est plus qu’un outil qui ne correspond à aucun besoin. Cependant cet outil humain, devenu hors d’usage, au moins pendant des semaines ou des mois, il faut qu’il vive de quoi vivra-t-il, si ce n’est de la charité publique ?

Pour répondre à ces objections des divers socialismes, invoquera-t-on l’association ? vantera-t-on les bienfaits de ce principe, les diverses applications dont il est susceptible ? Mais les socialistes, après un premier moment de ferveur, ont abandonné pour la plupart le culte de l’association volontaire et libre. Celle-ci ne serait qu’un leurre l’association, dans l’état de désorganisation de la société, ne profiterait qu’aux gros capitaux, aux « monopoles », comme dit Proudhon. Ce sont ces capitaux qui accaparent non seulement la production proprement dite, mais les transports, mais le commerce de détail, qui refoulent de plus en plus les petits patrons, les ouvriers façonniers, les petits boutiquiers, tous les travailleurs autonomes et indépendants. C’est toute une race d’hommes libres qui disparaît. Le capital, agissant par grandes masses, supprime ou s’assujettit toutes les petites forces qui essayeraient en vain de se grouper : la lutte est trop inégale ; les avantages des gros capitaux sont trop grands dans toutes les transactions. L’association libre et volontaire, disent les trois socialismes, qu'a-t-elle produit depuis trois quarts de siècle si ce n’est de gigantesques monopoles et les monstrueux abus des sociétés anonymes, cette piraterie nouvelle, qui obtient en quelque sorte de la législation des lettres de marque pour détrousser légalement les passants ? Une sorte de brigandage toléré et patenté, à la faveur de nos lois sur les sociétés, voilà, selon le socialisme, le principal fruit de l’association libre et volontaire. Le jeu naturel et anarchique des lois économiques a rendu de plus en plus difficile la formation de l’épargne du pauvre, il en rend de plus en plus malaisés la conservation et l’emploi.

Il nous faudrait beaucoup d’espace si nous voulions exposer ici toutes les critiques d’un caractère plus ou moins déclamatoire, mais d’une forme saisissante, que soulève chaque jour, de la part des esprits inquiets, l’action naturelle des lois économiques sur la distribution des richesses. Les économistes depuis plus d’un siècle célèbrent, par exemple, les bienfaits de la liberté commerciale, ils y voient une mesure favorable au travailleur manuel, au consommateur qui est tout le monde, surtout au consommateur pauvre qui a besoin du bon marché des produits. Les socialistes des trois écoles que nous avons indiquées trouvent, au contraire, à la liberté commerciale un grand vice. Nul ne l’a mieux formulé qu’un célèbre prélat allemand, l’un des chefs du socialisme religieux, Mgr de Ketteler ; plus véhément encore et plus saisissant que Proudhon, il s’écrie : Quel est l’effet de cette liberté commerciale entre les nations, si ce n’est de soumettre industriellement les différentes contrées au pays où les salaires sont les plus bas ? Il aurait pu ajouter, d’autres l’ont fait pour lui : quel est l’effet de la liberté commerciale entre les nations si ce n’est de forcer à employer les enfants dès le plus bas âge et à prolonger d’une façon abusive la durée de la journée de travail ? C’est la concurrence qui produit tous ces maux.

Ce premier chapitre est consacré à l’exposé des objections, non à celui de notre doctrine. Néanmoins, anticipons un instant sur la suite de ce livre. Quand on rencontre une aussi fausse maxime que celle de Mgr de Ketteler, il est utile, même en passant, d’en démontrer l’erreur. Comment l’évêque de Mayence a-t-il aussi peu réfléchi sur un aussi grave sujet ? S’il eût été doué de quelque esprit d’observation, s’il eût ouvert seulement les yeux et les eût promenés sur le globe, il ne lui eût pas échappé cette vérité éclatante que, lorsqu’un pays l’emporte sur un autre dans le commerce international pour une branche d’industrie, les salaires sont dans ce pays et pour cette branche d’industrie beaucoup plus élevés que pour la même spécialité dans toutes les autres contrées. Ainsi l’Angleterre a une supériorité incontestable sur les autres nations pour les cotonnades, pour les fers, pour la production de la houille, pour la marine marchande ; l’Amérique pour la production du blé, la France recouvre l’avantage pour le vin, pour les articles de luxe dits articles de Paris : eh bien, dans aucun pays les fileurs de coton, les ouvriers métallurgistes et les houilleurs, les matelots n’obtiennent des gages aussi élevés qu’en Angleterre, dans aucun pays le cultivateur n’est aussi rémunéré qu’aux États-Unis d’Amérique, et dans aucune contrée le vigneron, d’une part, et d’autre part l’ouvrier en articles de luxe n’est aussi rétribué qu’en France. Tellement il est faux qu’on puisse édifier une supériorité industrielle simplement sur le bas prix du salaire ! Qu’à cette règle il y ait quelques exceptions, cela n’est pas douteux, nous prenons le cas général : il démontre la fausseté de la proposition de Mgr de Ketteler. Ce sont précisément les avantages, soit naturels, soit acquis, de certaines régions et de certains peuples pour certaines branches de la production qui permettent que dans ces branches et pour ces régions ou pour ces peuples les salaires soient plus élevés que partout ailleurs.

À l’appui de leur pessimisme les socialistes invoquent des théories économiques célèbres. Que plusieurs illustres économistes aient été trop absolus dans leurs doctrines, qu’ils aient trop généralisé, qu’ils aient anticipé des périls excessivement éloignés, qu’ils aient représenté au monde comme actuelles des difficultés qui ne seront graves que dans bien des siècles, tout homme doué d’un esprit exact doit le reconnaître. Trois hommes surtout sont tombés dans ce défaut de généralisations précipitées et excessives, Malthus, Ricardo, Turgot. D’une parcelle de vérité, souvent d’ailleurs de nature contingente, ils ont fait un corps de doctrines, une théorie prétendue inflexible et universelle, à laquelle l’expérience donne sur bien des points des démentis catégoriques. Malthus a enseigné que l’accroissement de la population est naturellement, sauf l’action des obstacles préventifs ou répressifs, supérieur à la croissance des subsistances et des capitaux, d’où il résulterait qu’à moins d’une continence héroïque ou de pratiques vicieuses la misère et l’abjection auraient dans l’humanité une marche constante et progressive. La théorie de Ricardo sur la rente de la terre n’est pas moins désolante : d’après cet esprit si remarquablement sagace, mais si imprudemment généralisateur, l’homme, dans le développement historique des sociétés, commencerait à mettre en culture les terres les plus fertiles, puis, au fur et à mesure que la population se développe, il arriverait à défricher les terres moins bien douées de la nature, ce qui ferait hausser le prix du blé et ce qui amènerait, au profit des propriétaires des terres les plus anciennement cultivées, ce revenu d’une nature particulière, dépassant les frais de production et l’intérêt des capitaux engagés, revenu obtenu sans travail aucun, sans mérite aucun, et dénommé rente de la terre. Suivant cet ingénieux système la part du propriétaire dans l’actif social ou du moins dans l’ensemble du revenu national s’accroîtrait spontanément et constamment. Enfin, une troisième théorie, plus ancienne que les deux précédentes, due aussi à un puissant esprit, la théorie de Turgot et après lui de toute l’école anglaise sur le salaire, n’a pas moins contribué à ce pessimisme économique que nous considérons comme le père du socialisme. « En tout genre de travail, a écrit Turgot, il doit arriver et il arrive, en effet, que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance. » Toute l’école anglaise, s’appropriant cette définition et la développant, a donné à ce salaire minimum le nom malheureux et plein d’ambiguïté de salaire naturel.

S’emparant à leur tour de ces trois prétendues lois, celle de Malthus, celle de Ricardo, celle de Turgot, les pessimistes et les socialistes de toutes sortes s’écrient « Vous voyez la loi d’airain[5] qui, d’après les spécialistes, les économistes, condamne irrémédiablement le grand nombre des hommes à la misère, et même à la misère progressive. » Avouons-le, si les trois principes de Malthus, de Ricardo et de Turgot sont vrais, en tant que lois universelles, et non pas seulement en tant qu’accidents passagers, le cri de désespoir des pessimistes et des socialistes est presque justifié.

Heureusement les trois principes de Malthus, de Ricardo et de Turgot ne sont pas des vérités universelles ; ils n’ont pas le caractère de loi. Malthus n’avait pas pensé que son système péchait faute de trois observations : la première, c’est que la terre est infiniment loin d’être peuplée tout entière, c’est qu’il y a des réserves presque indéfinies de sol cultivable et inoccupé, c’est que l’homme, de même que les produits, est transportable, d’autant plus aisément transportable que la civilisation fait des progrès. La seconde observation qui a échappé à Malthus, c’est que le développement même de l’aisance ou de la richesse modifie les habitudes de la population et que, sans qu’il soit besoin de faire intervenir ici les pratiques vicieuses, il a pour effet de réduire le taux d’accroissement du nombre des habitants. Une dernière observation encore, c’est que Malthus n’avait tenu, pour ainsi dire, aucun compte des progrès dont la culture est susceptible. Un apologue nous servira à mesurer en quelque sorte la portée de ces progrès.

Je suppose une contrée vaste et incivilisée, les États-Unis d’Amérique avant l’occupation par les Européens. Cette immense solitude à l’état vierge est habitée par quelques tribus d’un peuple chasseur. Il faut, à chacune d’elles, pour la nourrir de gibier ou des rares fruits que lui donne la cueillette, une énorme étendue de terrain ; des centaines d’hectares suffisent à peine à chaque individu. Au bout de quelques siècles un sage se lève au milieu de ce peuple chasseur, et avec gravité : « La terre est limitée, fit-il ; nos forêts sont restreintes ; les daims, les cerfs, les buffles commencent à manquer à notre population exubérante. L’homme multiplie trop, et les subsistances n’augmentent pas. Chaque addition d’une tête nouvelle à notre tribu réduit la part de chacun des autres membres. L’accroissement du nombre des habitants produit d’abord la disette, plus tard la famine encore quelques dizaines d’années et nous serons réduits à manquer de vivres. Si l’homme ne se fait à lui-même violence, ne réprime l’instinct le plus doux et le plus impérieux de sa nature, la forêt et la prairie seront trop étroites pour les nombreux chasseurs qui y chercheront leur subsistance. La faim rendra les hommes féroces ; ils tourneront les uns contre les autres ces armes dont ils ne devraient se servir que pour atteindre les animaux ; les plus faibles périront, les plus forts eux-mêmes auront une vie précaire. La misère, la dégradation, le crime, la mort prématurée, voilà ce qu’amènera chez nos tribus innocentes et adonnées à la chasse la multiplication désordonnée du nombre des humains. » Si quelque Malthus sauvage eût tenu ce langage il y a plusieurs siècles, dans le premier âge des sociétés, il semble qu’on n’eût pu rien lui répondre ; les arguments eussent fait défaut à ceux que la morale ou l’amour de l’humanité eût portés à être ses contradicteurs. Mais voici que l’expérience, plus inventive et plus féconde que la raison, s’est chargée de démontrer combien étaient frivoles, prématurées, les observations ou les prédictions du sage que nous avons fait parler. Parmi ce peuple chasseur quelques hommes plus réfléchis ou d’un tempérament plus sédentaire que le reste de la tribu s’avisent qu’en réunissant vivantes quelques-unes des bêtes qui servaient à leur nourriture, en en formant un troupeau, en les enfermant ou les tenant dans un pâturage propice, en veillant avec soin à leur conservation et à leur reproduction, ils ont avec moins de peine des vivres plus assurés et plus abondants. Ce premier essai réussit et fait impression sur l’esprit de la tribu tout entière. Peu à peu, de chasseresse, la tribu devient pastorale. Alors on commence à s’apercevoir que la terre est vaste, que, mieux aménagée, les ressources en sont étendues. Au lieu de quelques centaines d’hectares, quelques dizaines suffisent pour nourrir sous ce régime chaque individu, même chaque famille. Les habitants se sentent au large dans la contrée ; plus rapprochés les uns des autres, ils se trouvent moins gênés. Ils croissent et multiplient, et cela dure plusieurs siècles. Alors pour la seconde fois, et sans qu’il ait entendu parler de son prédécesseur en pessimisme, un pasteur de grand âge et d’esprit méditatif s’adresse au peuple : « Enfants, dit-il, Dieu fit les pâturages bornés, l’homme, au contraire, a l’instinct de multiplier à l’infini. Chaque jour notre peuple devient plus nombreux ; cependant la terre ne peut nourrir plus de troupeaux. Jetez les yeux sur le pays, il n’est pas un coin que ne parcoure et que ne tonde notre bétail. Nos vivres ne peuvent plus s’accroître. Chaque nouveau venu dans la tribu, au delà du chiffre actuel des habitants, enlève aux autres une part de leur nourriture ou est réduit à mourir de faim. Quel triste avenir nous réservent nos penchants désordonnés ! Continence, célibat, ou misère et destruction, telles sont les deux extrémités entre lesquelles il faut choisir. » Il se tut, et l’on conçoit la perplexité de ses auditeurs. Quelles réponses trouver à un langage si net, si judicieux, si péremptoire ? Le genre humain est condamné à la famine ou à la continence, cela paraissait évident. Voici, cependant, que pour la seconde fois la Providence, plus clémente que nos folles appréhensions ne l’imaginent, vient au secours de l’homme. Un berger, occupant ses vastes loisirs, gratte un coin de terre et y sème négligemment quelques grains d’une graminée vulgaire : l’été suivant il y trouve une moisson, il recommence l’expérience, il l’étend, et il a un champ de blé. Un petit espace lui donne de la nourriture pour toute une année. Suivant la belle expression d’un économiste[6], « la civilisation paraît un épi à la main. »

Au lieu d’errer avec ses troupeaux sur d’énormes espaces déplaçant ses pacages, la tribu se fixe ; ce peuple, d’abord chasseur puis pasteur, devient enfin agriculteur. La terre lui semble vaste, ses inquiétudes sur l’avenir disparaissent, il se sent maître de la nature et confiant en ses propres destinées. La division du travail, le commerce s’établissent, les arts naissent ; pour vivre, il ne faut plus à chaque individu des centaines, ni même des dizaines d’hectares, quatre ou cinq suffisent.

Avons-nous épuisé la série des stages successifs par lesquels passe la société, reculant de plus en plus la limite des subsistances ? Non certes. Après que tout le pays fut défriché et mis en culture, que la population se fut accrue, il est possible qu’une fois encore quelque calculateur alarmé ait signalé à ses concitoyens l’augmentation désordonnée du nombre des habitants en présence de la petitesse de la terre, qu’il ait suscité chez eux des inquiétudes. Mais quoi !…un progrès succède à un autre. Les jachères disparaissent ; le vieil assolement triennal est remplacé ; l’art agricole apprend à se servir des eaux et des engrais ; il invente les cultures dérobées qui permettent sur un même terrain plusieurs récoltes annuelles il connaît mieux les plantes et sait les adapter au sol. Sans gagner en étendue, la terre, l’alma mater, devient plus féconde ; les sinistres prédictions que pouvait faire, avec une apparence de raison, quelque Malthus sous un système de jachères et de cultures légères sont encore une fois démenties par les faits.

Croit-on que cet apologue n’est pas concluant ? Le monde ne nous réserve-t-il pas dans les deux Amériques, dans l’Asie septentrionale et centrale, dans toute l’Afrique, dans les innombrables îles de l’Océanie, dans les vastes plaines de la Russie et même dans les pays les plus civilisés de l’Europe beaucoup de terres que la charrue n’a pas encore effleurées ? Et parmi celles même que le soc défonce, combien, de beaucoup le plus grand nombre, sont encore exploitées par les procédés de l’ancienne barbarie, sans science, sans art, sans capitaux ? Combien de terres sont cultivées comme la Flandre ou comme la Lombardie ? Pas un centième peut-être de la superficie terrestre. Puis l’esprit de l’homme, l’art agricole ont-ils dit leur dernier mot, ont-ils touché le point extrême au delà duquel ils ne peuvent plus rien inventer d’utile ? La Flandre même et la Lombardie, si splendide qu’en soit la culture, ne comportent-elles aucun progrès nouveau[7] ?

On dira qu’il y a une limite même à la science, même à l’esprit d’invention, que l’homme peut la reculer sans réussir à la faire disparaître, que le problème de l’inégalité entre l’accroissement de la population et l’accroissement des forces productives du sol finira un jour, si ce n’est aujourd’hui, si ce n’est demain, par être le grand obstacle que rencontrera l’humanité. Oui, certes, nous l’admettons. Selon la parole de Stuart Mill, il y a une « inévitable nécessité de voir le fleuve de l’industrie humaine aboutir en fin de tout à une mer stagnante. » Mais quoi, si quelques dizaines de siècles nous séparent de ce temps fatal, ne pouvons-nous mettre notre esprit en repos ? N’est-ce pas le cas d’appliquer le précepte du poète Carpe diem ?

D’autres savants aussi nous offrent des perspectives beaucoup plus redoutables que celles de Malthus sans que notre imagination en soit troublée : le refroidissement du globe, par exemple. Si quelque physicien démontre que la chaleur de la surface terrestre va en diminuant, que l’espèce humaine ne peut espérer une vie éternelle sur notre planète, que le séjour lui en deviendra, à la fin du temps, inhabitable, et que l’humanité est destinée à une totale disparition, quel esprit raisonnable s’attristerait de ces sombres prédictions, alors même que la science viendrait les confirmer ? Les douleurs et les anxiétés de nos extrêmes descendants peuvent intéresser notre intelligence, mais elles ne démontent pas plus notre âme que le souvenir des luttes et des misères de nos premiers aïeux. Si donc la théorie de Malthus ne doit acquérir quelque actualité que dans plusieurs dizaines de siècles, nous pouvons ne pas la faire entrer en ligne de compte, ne pas la considérer comme un problème contemporain[8]. Il y a des pays, cependant, où dès maintenant le surcroît de population par rapport à l’étendue des capitaux ou à la superficie du sol cultivable se fait sentir par la baisse des salaires en même temps que par la hausse des fermages ; la Flandre, une partie de l’Allemagne et de l’Italie sont dans ce cas ; mais le remède est tout trouvé et facile, c’est l’émigration dans toutes les régions inhabitées qui n’attendent que des bras.

Si la doctrine de Malthus a été placée trop haut dans l’école et qu’on lui ait attribué une importance exagérée, surtout prématurée, il en est de même de celle de Ricardo. L’homme, suivant lui, met d’abord en culture les sols naturellement les plus riches puis, lorsque la demande des produits agricoles augmente dans de vastes proportions, il défriche les terres de qualité inférieure ; le fermage représente l’écart entre le prix de revient sur les terres les plus fertiles, les plus anciennement cultivées, et le prix de revient sur les terres les plus arides que le nombre croissant des habitants et la demande accrue des produits agricoles poussent à mettre en culture. Hausse progressive des denrées d’alimentation et du fermage, par conséquent détresse progressive de la population laborieuse, ou du moins inégalité croissante des conditions humaines, telles sont les conclusions de la théorie de Ricardo. Nous l’examinerons de près dans un autre chapitre. Faisons en ce moment deux seules observations. Au point de vue historique, l’économiste américain, Carey, et avec beaucoup plus de précision l’économiste français Hippolyte Passy ont démontré d’une manière irréfutable que l’ordre de mise en culture des terres n’est pas celui que Ricardo a imaginé, et que la société ne va pas nécessairement dans sa marche du défrichement des terres les plus riches au défrichement des terres les plus pauvres. La seconde observation, c’est que la doctrine de Ricardo, fût-elle idéalement, théoriquement exacte, n’a, de même que celle de Malthus, aucune importance actuelle ni prochaine. Ricardo vivait avant le prodigieux essor du peuplement des États-Unis et de l’Australie, avant la découverte des chemins de fer et des bateaux à vapeur. Il ignorait de nom ces territoires du Far-West américain ou canadien, le Minnesota, le Dakota, le Manitoba ; c’est à peine s’il avait entendu parler de l’Ohio et de l’Illinois. Il ne pouvait mesurer les ressources que toutes ces contrées fourniraient à l’alimentation européenne ; il ne prévoyait pas que la baisse des frets rendrait moins coûteux le transport d’une tonne de blé de l’extrémité du Canada à Liverpool que ne l’était, de son vivant, le transport de la même tonne du milieu de l’Écosse à Londres. Les deux causes des fermages, d’après Ricardo, la supériorité de fécondité naturelle de certaines terres sur d’autres mises en culture et la plus grande proximité de certaines fermes des principaux marchés perdent chaque jour de leur importance, par le défrichement, aux antipodes, de terres également bien douées de la nature et par la diminution croissante du prix de transport[9]. Le genre humain a devant lui l’assurance d’avoir pour bien des dizaines d’années ou plutôt pour de longs siècles, les subsistances à bon marché.

Anticipant sur la suite de cet ouvrage, nous avons très-succinctement démontré que les théories de Malthus et de Ricardo n’ont pas d’application, du moins universelle, à l’époque du monde où nous vivons. Il en est de même de la théorie de Turgot et de toute l’école anglaise sur le salaire, sur ce que celle-ci appelle « le salaire naturel ». On se souvient des termes où a été formulée cette prétendue loi d’airain. « En tout genre de travail, il doit arriver et il arrive, en effet, que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance[10]. » Cette formule est sœur, en

quelque sorte, de celle d’Adam Smith qui dit : « À la longue, le maître ne peut pas plus se passer de l’ouvrier que l’ouvrier du maître, mais le besoin qu’il en a n’est pas aussi urgent. »

Cette maxime est encore un exemple des grands inconvénients scientifiques que présentent les généralisations précipitées. Vraie peut-être, sur certains points du moins, il y a un siècle, la formule d’Adam Smith est généralement fausse aujourd’hui. Cela sera démontré plus loin.

Le développement de la civilisation a singulièrement modifié la situation respective de l’ouvrier et du patron. L’adage d’Adam Smith, la théorie du salaire naturel sont des réminiscences d’un temps où le plus grand nombre des hommes croupissait dans un état de servitude mentale et d’incapacité légale. Il y a moins de vérité encore dans ces formules de Smith ou de Turgot que dans les théories de Malthus et de Ricardo, et cependant nous n’avons pas dissimulé combien celles-ci nous paraissent exagérées et prématurées.

Plaçons-nous à l’époque actuelle, dans le dernier quartier du xixe siècle, non pas à l’époque où vivaient encore les institutions du moyen âge, ni à celle où naissait avec peine et se débrouillait, au milieu d’une sorte de chaos, la grande industrie agglomérée. N’anticipons pas non plus sur cette époque reculée, distante de nous de plusieurs siècles, où la terre tout entière, dans ses moindres recoins, sera habitée, où chaque parcelle du sol aura son occupant, et où le grand fleuve de l’industrie humaine, suivant la magnifique image de Stuart Mill, aboutira à cette mer stagnante que l’on appelle l’état stationnaire. Bornons nos méditations et nos regards à la période caractéristique de l’histoire du monde où nous venons à peine d’entrer il y a un demi-siècle et où l’humanité restera pendant quelques centaines d’années ; en vérité, cette étendue de temps suffit pour occuper nos esprits finis ce sont des perspectives assez vastes pour que l’observation s’y restreigne.

Quelle est à l’époque actuelle, quelle sera à l’époque prochaine l’influence du progrès de la civilisation et du développement industriel sur la répartition des richesses, c’est-à-dire sur la part qui affère dans le produit social à chacun des quatre éléments composant la société ? Tel est le sujet de ce livre. Les quatre éléments qui entrent comme copartageants dans le produit social sont les suivants : les propriétaires, les capitalistes ou rentiers[11], les entrepreneurs d’industrie ou de commerce et les salariés. Ce sont là les quatre catégories de personnes économiques. Plusieurs d’entre elles, toutes les quatre parfois, peuvent être confondues dans un même homme ; la complexité même de nos relations sociales fait que beaucoup d’individus présentent réunis plusieurs de ces caractères, quelquefois tous. Il n’est pas rare de rencontrer un homme qui soit à la fois propriétaire, capitaliste, entrepreneur et salarié. Il faut, cependant, par la pensée rompre ce faisceau pour se faire une idée nette de la marche de la civilisation ; il faut considérer comme absolument distinctes des catégories qui souvent sont groupées.

Comment les intérêts de ces quatre catégories, de ces quatre classes d’individus sont-ils affectés, soit d’une manière absolue, soit dans leurs relations réciproques, par les progrès de la civilisation et par le développement industriel ?

Définissons les termes : qu’est-ce que la civilisation ?

La civilisation est un état de société ascendante où l’on rencontre les caractères suivants : l’accroissement général de la sécurité et de la liberté des personnes et des transactions ; le progrès incessant des sciences et des arts appliqués à l’industrie ; l’accumulation continue des capitaux enfin le progrès de l’éducation générale. Voilà les traits auxquels nous reconnaîtrons qu’un peuple est civilisé.

Une société de cette nature, fonctionnant sous ces influences, engendre-t-elle une plus grande ou une moins grande égalité des conditions humaines ? A-t-elle pour effet de développer les deux extrêmes de la richesse et de la misère ? Supprime-t-elle les degrés intermédiaires ? Se résout-elle à la longue en deux classes de plus en plus tranchées : une petite légion d’opulents entrepreneurs, capitalistes, spéculateurs, et un nombre infini d’hommes dépendants, vivant au jour le jour, soumis à une concurrence effrénée ? Quelques publicistes ont cru à cette tendance ; nul ne l’a décrite avec plus d’âpreté et d’éloquence que Proudhon.

Des esprits plus mesurés, moins portés à l’invective, n’ont pas considéré que la fatalité de nos lois économiques dût rendre les riches chaque jour plus riches et les pauvres chaque jour plus pauvres ; ils n’ont pas admis que les influences inhérentes à la civilisation dussent nuire à la classe inférieure, mais ils pensent qu’elles doivent porter atteinte à la situation de la classe moyenne. Ils regardent comme inévitable que celle-ci se trouve amoindrie par la diminution du taux de l’intérêt, par la baisse des profits industriels, par la concentration croissante de l’industrie manufacturière et du commerce même de détail, enfin par le développement de l’éducation générale qui fait perdre chaque jour à la classe moyenne une partie du monopole qu’elle possédait. Cette opinion ne manque pas de vraisemblance elle sera dans cet ouvrage l’objet d’un sérieux examen.

Avant de terminer cette introduction, jetons un rapide coup d’œil sur les progrès de la condition du grand nombre des hommes, dans les sociétés civilisées, je ne dis pas depuis plusieurs siècles, mais depuis trois quarts de siècle environ. Nous verrons par un rapide résumé quelle a été dans le passé récent l’action de cette prétendue loi d’airain (grausames ehernes Gesetz), que « le salaire de l’ouvrier est borné, par la concurrence entre les ouvriers, à sa subsistance qu’il ne gagne que sa vie. »

Quels sont les principaux besoins de l’homme vivant en société ? C’est de se nourrir, de se vêtir, de se loger. Est-ce tout ? Non certes, c’est de se prémunir contre la maladie, contre les accidents, contre le dénûment de la vieillesse. Est-ce tout encore ? Non pas. C’est d’acquérir plus de loisirs pour les occupations intellectuelles et morales. Avons-nous quelques données sur la manière dont la civilisation a affecté la satisfaction de ces différents besoins dans les classes populaires ? Nous en avons, grâce au ciel ; il est facile et bon d’en faire usage.

Prenons d’abord l’alimentation. La population en général se nourrit-elle mieux qu’autrefois ? Qui en douterait ? Qu’on se rappelle les lugubres descriptions que Vauban, Boisguillebert, La Bruyère[12]faisaient des habitants de nos campagnes au temps du grand roi. « Comme le menu peuple, écrit Vauban dans sa dîme royale, est beaucoup diminué dans ces derniers temps par la guerre, les maladies et par la misère des chères années, qui en ont fait mourir de faim un grand nombre, et réduit beaucoup d’autres à la mendicité, il est bon de faire tout ce qu’on pourra pour le rétablir, d’autant plus que la plupart n’ayant que leurs bras affaiblis par la mauvaise nourriture, la moindre maladie ou le moindre accident qui leur arrive les fait manquer de pain, si la charité des seigneurs des lieux et des curés ne les soutient. » Notez que c’est un homme de sens, de mesure, non un démagogue qui parle ainsi. Voit-on maintenant, même dans les jours les plus mauvais, un grand nombre d’habitants mourir de faim et la plupart des autres n’avoir pour tout bien que « leurs bras affaiblis par la mauvaise nourriture ? »

Sans remonter à Vauban, Boisguillebert, La Bruyère, renfermons-nous dans l’enceinte de notre siècle, le progrès de l’alimentation du peuple y est sensible. D’après les statisticiens qui ont le plus d’autorité[13] la consommation du froment en France était en 1823 de 46 millions d’hectolitres, en 1838 de 51 millions, en 1852 de 66 millions, en 1836 de 69, en 1866 de 77 ; en 1880, avec une population moindre, elle montait à 84 millions d’hectolitres[14]. Divisons ces quantités par le chiffre de la population à ces différentes époques, nous avons une consommation moyenne de hectolitre 53 en 1825, 1 hectolitre 59 en 1835, 1 hectolitre 85 en 1852, 2 hectolitres 02 en 1866,2 hectolitres 27 en 1880. La consommation individuelle de froment en France a augmenté de 50 p. 100 depuis cinquante-cinq ans ! Il ne s’agit là que d’une moyenne, nous dira-t-on. Cette objection qui, en d’autres circonstances, est topique, n’a ici aucune portée. La classe supérieure et la classe aisée ne mangent certainement pas plus de pain qu’autrefois ; elles en consommeraient même moins, parce qu’elles font plus d’usage de viande et d’une variété infinie de légumes. Il faut considérer en outre qu’au pain de froment qui, dans la consommation courante, a remplacé le seigle, l’avoine, les châtaignes, le maïs et les autres aliments inférieurs, sont venus se joindre encore de puissants et utiles auxiliaires, les pommes de terre par exemple. La consommation du seigle pour la nourriture

humaine a baissé, tombant de 23 millions d’hectolitres à 20 millions et demi de 1823 à 1872 ; celle des pommes de terre a plus que triplé depuis 1820, passant de 40 millions environ d’hectolitres à 127 millions pendant la même période. La consommation de la viande a aussi notablement augmenté dans le même temps ; ici les calculs sont plus difficiles. Les statisticiens estiment que de 17 kilogrammes 16 en 1812 par individu et par an elle s’est élevée à 25 kilogrammes 10 en 1862[15]. On ne manquera pas de prétendre que l’accroissement de la consommation de la classe riche et de la classe aisée prend une forte partie de cette augmentation de la consommation totale de cette denrée cela est vrai. Mais il n’en est pas moins certain que même les classes les plus humbles de la population ouvrière salariée ou rurale font un beaucoup plus grand usage de la viande qu’autrefois. Le fait est tellement notoire que les chiffres à ce sujet devraient être superflus c’est parfois une maladie de notre époque de vouloir substituer des chiffres, souvent variables et quelquefois incertains, à l’évidence universellement reconnue de faits que tout observateur peut constater. Il en est du vin comme de la viande de 25 à 30 millions d’hectolitres dans la période de 1820 à 1830, la production en a passé à 50 ou 70 millions dans la période récente et avant les ravages du phylloxera ; déduction faite des quantités distillées ou exportées, la consommation moyenne par habitant s’est élevée de 62 litres vers 1830 à plus de 100 vers 1865 ; depuis lors elle a encore augmenté ce ne sont certainement pas les classes riches ou aisées qui ont absorbé tout cet accroissement de la production. Cependant, les autres boissons se consommaient aussi chaque année en quantités croissantes la bière, dont chaque habitant de la France ne buvait en moyenne que 10 à 12 litres par an de 1812 jusque vers 1830, figure maintenant pour plus de 20 litres dans la consommation individuelle moyenne.

Tous ces renseignements confirment ce qu’apprend l’expérience vulgaire, que l’alimentation de toutes les classes de la population est devenue depuis un demi-siècle, depuis 28 ans surtout, plus abondante et plus raffinée ; on pourrait presque dire que l’estomac de l’homme semble s’être élargi, tellement il absorbe aujourd’hui plus qu’autrefois. Faut-il parler du sucre et du café, raretés naguère, aujourd’hui d’un usage fréquent parmi la population ouvrière des villes, et même parmi celles des campagnes les jours de marché et de réunion ?

Le premier, le plus matériel besoin de l’homme, celui de l’alimentation, est donc pour toutes les couches d’habitants mieux satisfait aujourd’hui qu’autrefois. On en a une autre preuve dans le relèvement de la ration du soldat, qui se compose actuellement d’un plus grand nombre de grammes de viande qu’il y a quelques années.

Pour le logement, le criterium du progrès général est plus difficile à trouver que pour l’alimentation. C’est moins, d’ailleurs, sous le rapport de la nourriture que sous celui de l’habitation qu’est défectueux le régime de l’ouvrier. Beaucoup de gens de la classe aisée se résigneraient à la table de l’homme du peuple, non à sa chambre ou à sa chambrée. Le foyer, le home, lui manque trop souvent, ou celui qu’il a mérite-t-il ce nom ? Cependant, même de ce côté, l’amélioration est certaine, considérable ; seulement l’évaluation en est plus difficile. En Angleterre, la valeur locative des maisons déclarées à l’Income tax double presque régulièrement dans le cours de chaque période de vingt ans. De 53, 234, 970 livres sterling en 1862 pour l’Angleterre proprement dite, elle s’est élevée à 83, 851, 638 liv. sterl, en 1876, soit de 1, 330 millions de francs à 2 milliards 96 millions ; c’est près de 60 p. 100 d’augmentation en quatorze ans. Pour tout le Royaume-Uni la valeur locative des maisons déclarées à l’Income tax est passée de 61, 924, 178 liv. sterl. en 1862 à 96, 860, 508 liv. sterl. en 1876, soit de 1, 548 millions de francs à 2 milliards 422, ce qui est encore un accroissement de près de 60 p. 100. C’est en Écosse que le progrès a été le plus rapide ; de 5, 355, 000 liv. sterl. en 1862, soit 134 millions de francs, la valeur locative s’est élevée à 9,396,788 liv. sterl. ou 235 millions de francs en 1876 : ici la plus-value est de 75 p. 100 environ. Au contraire, en Irlande, pays soumis à des causes particulières de misère et qui subit, encore l’organisation sociale du moyen âge, la valeur locative des maisons ne s’est pas accrue de 20 p. 100 en ces quatorze années. De 3,333,783 liv. sterl. ou 83 millions de francs en 1862, elle s’est à peine élevée à 3,612,082 liv. sterl. ou 90 millions et demi de francs en 1876[16].

Peut-être dira-t-on que les chiffres que nous venons de citer, même pour l’Angleterre proprement dite et l’Écosse, ne sont pas concluants pour notre thèse, qu’ils ne démontrent pas que la généralité des habitants de ce pays soit mieux logée qu’autrefois. L’augmentation de la valeur locative pourrait venir, en effet, de la hausse du loyer, du plus grand nombre des maisons nécessaire à une population plus nombreuse, enfin du luxe plus grand de l’habitation dans la classe riche et dans la classe aisée. Que ces trois causes aient contribué à l’accroissement de 60 p. 100 de la valeur locative des maisons en Angleterre et en Écosse dans la période que nous examinons, il est impossible de le contester ; mais on ne peut nier non plus qu’il n’y ait une quatrième cause à cette plus-value, et cette quatrième cause, c’est l’amélioration du logement de l’ouvrier et du paysan.

Si imparfaites qu’elles soient, les statistiques françaises nous en fournissent la démonstration. Ce sont toujours les renseignements fiscaux qui peuvent jeter quelque lumière sur les questions sociales. On sait quelle est en France l’organisation de l’impôt sur les portes et fenêtres : il est gradué d’après le nombre des ouvertures. Une publication officielle a donné récemment les chiffres suivants sur la matière imposable à cette taxe : on comptait en 1822, en France, 6,432,000 maisons ou usines (ces deux natures d’immeubles sont réunies) ; en 1876 on en recensait 8,630,000, soit 35 p. 100 en plus, quoique la population ait augmenté de 20 p. 100 seulement dans cet intervalle.

Si maintenant on laisse de côté les usines et que l’on s’occupe des maisons seules, on constate que le nombre des ouvertures, portes ou fenêtres, s’est élevé de 33,949,000 en 1822 à 58, 498,733 en 1876 : ici l’accroissement est de près de 80 p. 100 pour une augmentation de 20 p. 100 du nombre des habitants. Il y a donc plus de lumière, plus d’air, probablement plus d’espace dans nos demeures d’aujourd’hui que dans celles de nos pères. Ce n’est pas seulement la classe riche et la classe aisée qui ont profité de ce progrès : toutes les parties de la population y ont participé. Que n’a-t-on pas écrit jadis contre cet impôt impie et meurtrier des portes et fenêtres qui privait de jour la maison du pauvre ? Ces morceaux d’éloquence appartiennent au passé ; ils n’ont plus d’application dans le présent. Déjà pour la période de 1837 à 1846 on constatait que le nombre des maisons à une ouverture, qui était de 346, 401 à la première de ces dates, s’était réduit à 313, 691, soit une diminution de 9 p. 100, à la seconde ; que le chiffre des maisons à deux ouvertures avait aussi légèrement baissé, de 1,817, 328 à 1,803,422 ; que le nombre des maisons à 3 ouvertures s’était faiblement accru, passant de 1,320,937 à 1, 433,642, ce qui est une augmentation de 8 1/2 p. 100 ; que celui des maisons à quatre ouvertures avait plus progressé, s’élevant de 884, 061 à 996, 348, soit 12 1/2 p.l00 d’accroissement mais l’amélioration était surtout sensible pour les maisons plus grandes. De 583, 026 en 1837, les maisons à cinq ouvertures étaient passées au nombre de 692, 683, soit une augmentation de près de 19 p. 100 ; quant aux maisons à six ouvertures et au-dessus, on n’en comptait que 1, 846, 398 en 1837. et il y en avait 2, 220, 757 en 1866, soit 20 p. 100 en plus. La période que nous venons d’examiner n’est pas celle qui a été témoin de l’amélioration la plus grande mais c’est la plus récente sur laquelle nous ayons des chiffres officiels détaillés. Les statistiques moins minutieuses, faites de 1870 à 1876, montrent que le nombre des maisons ayant moins de six ouvertures continue à rester stationnaire et que l’augmentation des constructions porte surtout sur celles qui ont un plus grand nombre de portes et de fenêtres. Ainsi en 1870 on recensait 5,715,920 maisons ou usines (nous regrettons cette confusion qui n’est pas de notre fait) ayant moins de six ouvertures et 2,789,415 maisons ou usines en ayant davantage. En 1876, les maisons ou usines de la première catégorie n’étaient plus qu’au nombre de 5,698,575, ce qui représente une diminution de 4 p. 100 environ ; celles de la seconde catégorie s’élevaient dans la même année à 2,931,607, soit un accroissement de 5 p. 100 en six ans. Depuis 1837 le nombre des maisons ou usines ayant plus de cinq ouvertures a augmenté de 1,080,000 ou 60 p. 100 ; les maisons ou usines ayant moins de six ouvertures, n’ont augmenté que de 700,000, soit de 13 à 14 p. 100 seulement[17]. Encore dans cette seconde classe doit-on dire que tout l’accroissement est pour les maisons de 5 ou 4 ouvertures, que le nombre des maisons à 1, 2 ou 3 ouvertures va sans cesse en diminuant. Il n’existe plus guère en France que quelques restes de ces anciennes huttes qui abondaient jadis dans les campagnes et dans les banlieues de nos villes.

Le lecteur nous pardonnera ces fastidieux rapprochements de chiffres : ils sont instructifs. Certes, le taudis destiné à l’habitation de l’homme n’a pas encore disparu et le nombre des ouvertures des maisons n’est pas toujours un critérium exact du confortable de l’habitation. Dans les vastes cités ouvrières il y a encore bien des galetas misérables ; trop d’êtres humains logent dans des greniers ou dans des soupentes d’escalier ou bien s’entassent dans des chambrées nauséabondes. Mais laissons ces exceptions de l’extrême paupérisme ; voyons les choses de haut et dans l’ensemble. Le progrès de l’habitation humaine, même pour la classe la plus humble de la population, est incontestable depuis un demi-siècle. Il n’est pas de propriétaire obligé de reconstruire ses fermes ou ses logements de manœuvres des champs qui n’ait éprouvé combien étaient accrues les exigences de ces catégories de personnes pour leur habitation. On ne trouverait pas non plus aujourd’hui dans une ville ouvrière des quartiers entiers comme la rue des Étaques de Lille qui doit une triste célébrité aux descriptions de l’économiste Blanqui. Si la misère de beaucoup de logis d’ouvriers est souvent poignante, il ne faut pas oublier qu’elle était générale autrefois, qu’elle est exceptionnelle aujourd’hui.

Dans les pays neufs, aux États-Unis d’Amérique, par exemple, l’ouvrier est en général mieux logé qu’en Europe. La configuration des villes qui s’étendent sur une surface beaucoup plus vaste que chez nous, eu égard à la population, la facilité et le bon marché des transports urbains, permettent aux artisans d’acquérir ou de louer des cottages entiers. Le prix en varie de 4 à 10, 000 francs dans la plupart des villes américaines[18]. L’ouvrier des États-Unis consacre, d’ailleurs, à son logement une beaucoup plus forte proportion de son salaire que son confrère d’Europe. En France, quoique l’on soit encore loin d’avoir atteint pour les logements d’ouvriers une situation satisfaisante, cependant de grands progrès ont été faits à Mulhouse, dans presque toute l’Alsace, au Havre, à Paris même on s’est occupé, par philanthropie, non par spéculation, de créer des maisonnettes destinées à être livrées ou vendues aux ouvriers, il est probable que les prochaines années seront témoins d’une amélioration sensible dans les logements de la population laborieuse. Nous énumérerons dans un des chapitres suivants quelques-uns des obstacles qui s’opposent à cette réforme si désirable la plupart sont faciles à supprimer.

Si l’ouvrier est en général mieux nourri et mieux logé qu’autrefois, il est incontestable qu’il est mieux vêtu et, d’ordinaire, mieux meublé. C’est, en effet, pour le vêtement et pour l’ameublement de la population laborieuse que l’industrie a surtout fait des progrès. Toutes les denrées qui y concourent ont singulièrement fléchi de prix. C’est un des lieux communs de l’économie politique et de la morale que la description des objets, autrefois de grand luxe, qui sont devenus de l’usage le plus vulgaire bas, souliers, chemises, rideaux, tapis, fauteuils, bougies, etc. Ce qui était, il y a quelques siècles, une parure exceptionnelle pour les grandes dames, la moindre fille d’atelier s’en sert journellement sans y attacher d’importance. Ainsi le domaine commun de l’humanité s’accroît à chaque génération le superflu d’hier devient le nécessaire d’aujourd’hui. Déjà Adam Smith faisait une remarque infiniment moins exacte de son temps que du nôtre : « Il est bien vrai, disait-il, que le mobilier du plus petit particulier paraîtra extrêmement simple et commun, si on le compare avec le luxe extravagant « d’un grand soigneur ; cependant entre le mobilier d’un prince d’Europe et celui d’un paysan laborieux et rangé il n’y a peut-être pas autant de différence qu’entre les meubles de ce dernier et ceux de tel roi d’Afrique qui règne sur 10 000 sauvages nus, et qui dispose en maître absolu de leur liberté et de leur vie[19]. » Ce qu’Adam Smith suggérait comme une vraisemblance est aujourd’hui une certitude. Tous les meubles que l’on admire dans l’hôtel d’un financier, on les retrouve, plus grossiers sans doute, mais aussi commodes, dans les mansardes des bons ouvriers. La matière est différente, et le tour artistique, l’élégance de la forme ne sont pas les mêmes mais qu’importe pour la satisfaction des besoins physiques ? Le trait caractéristique de notre temps, c’est que toutes nos inventions mécaniques et toutes nos découvertes chimiques ne sont pas parvenues à empêcher le renchérissement des objets de vrai luxe, et qu’au contraire elles ont merveilleusement abaissé le prix des articles manufacturés de consommation générale.

Faut-il citer des chiffres dans une matière qui est d’une aussi complète évidence et où l’œil de chacun est un témoin convaincant ? Oui certes, puisque notre époque ne reconnaît que le chiffre comme argument décisif et démonstratif. Eh bien ! que l’on parcoure les savantes recherches de M. de Foville sur les variations des prix qu’on lise les enquêtes industrielles de 1870 ou de 1879, on trouvera des exemples frappants de cette diminution de prix des objets de vêtement commun et d’ameublement vulgaire. D’après les tableaux du commerce extérieur le fil simple écru de lin qui coûtait 5 francs le kilogramme en 1826 s’est abaissé par des gradations continues à 2 fr. 80 en 1873 ; dans la même période le fil simple écru de coton a fléchi de 8 fr. à 5 fr. 07 ; le fil simple écru de laine est tombé de 16 fr. 25 à 10 fr. 50 ; et depuis 1873, année de grande cherté, tous ces prix ont encore notablement diminué. Au lieu des fils, qui sont un élément de fabrication, considérons les tissus qui sont un objet achevé ; la toile de coton écrue ou blanche, la percale ou le calicot, qui tiennent une si grande place dans le vêtement des femmes et dans le ménage, étaient évalués à 15 francs en moyenne le kilogramme en 1826 ; on ne les cotait plus que 4 francs en 1873. Les couvertures de coton, dans le même laps de temps, sont descendues de 8 francs à 3 francs. Les toiles unies de lin, écrues blanches ou mi-blanches et peintes se vendaient respectivement en 1826 en moyenne 14 fr. 20 francs,.6 francs ; elles ne coûtaient plus que 4 fr. 80, 9 fr.65, 3 fr. 30 en 1873. La proportion de la baisse est un peu moins forte pour les draps, elle est encore saisissante en 1826 et en 1847 on les évaluait en moyenne à 27 francs, en 1869 à 10 fr. 50 seulement, en 1873, par suite d’un renchérissement passager, à 14 fr. 30. Dans l’enquête de 1870 sur les traités de commerce, un négociant de Sédan déclarait qu’en 1860 un mètre de drap façonné noir hiver, extrême bas prix, valait environ 10 francs net, et qu’en 1870 le même article, beaucoup plus solide, ne coûtait plus que 5 fr. 75[20]. D’autres déposants à la même enquête, M. Chauchard, directeur des magasins du Louvre, M. Larivière, chef de la maison, du Coin de Rue, affirmaient que pour la grande masse de leurs articles de vêtement les prix dans la série d’années qui venait d’expirer, a qualité égale, avaient fléchi de 10 à 13 pour 100. De même encore les tapis vulgaires valent moitié moins qu’il y a cinquante ans. Il en est ainsi de la plupart des objets d’usage populaire, et l’on peut presque dire, seulement de ceux-là. Tout ce qui est article de luxe, de vrai luxe, à l’usage des classes élevées, a augmenté. De 1826 à 1873 les tissus de soie n’ont pas baissé de prix ; quelques-uns même ont singulièrement haussé les crêpes, par exemple, se sont élevés de 88 fr. en 1826 à 173 en 1873. L’homme élégant qui se fait habiller par un tailleur ne profite en rien de la grande diminution de prix que les magasins de confection offrent à la population peu aisée ; et si ceux-ci parfois vendent à des prix merveilleusement minimes des étoffes qui n’ont guère qu’une apparence de solidité, on ne peut nier qu’ils ne fournissent des marchandises d’un bon usage à des prix beaucoup plus bas qu’autrefois. Les progrès de la mécanique, ce grand agent de la démocratie, ont permis, en outre, à la plus simple ouvrière, de se donner à bon marché des objets jadis de luxe qui autrefois excitaient sa convoitise : c’est ainsi que de 1826 à 1873 le tulle et le gaz sont descendus de 200 francs le kilogramme, l’un à 65 francs, l’autre à moins de 25.

Les objets d’ameublement et de ménage échappent, par leur variété, à des constatations aussi précises, mais la diminution des prix, l’avantage des classes laborieuses, n’y est pas moins sensible.

La satisfaction de tous ces besoins élémentaires, la nourriture, le logement, le vêtement, l’ameublement, ne suffit pas au bien-être et à la dignité d’une société civilisée. Ce qui constitue, en effet, la civilisation, c’est la sécurité et ce sont les loisirs pour les occupations ou les distractions intellectuelles et morales. Le sauvage vit au jour le jour et l’horizon de sa pensée est limité par les plus étroites bornes. Peut-on dire que dans nos sociétés industrielles la situation de l’ouvrier soit sous les rapports que nous venons d’indiquer très-supérieure à celle du sauvage ?

La statistique vient encore ici à notre aide, et notons que sur ce point la statistique est rigoureuse, qu’elle ne fait aucune part à la conjecture. On peut juger de l’amélioration du sort de l’ouvrier au point de vue de la sécurité par le développement de deux institutions essentiellement populaires, les caisses de secours mutuels et les caisses d’épargne. Ce sont là des filles de notre siècle et qui parviennent seulement à l’ adolescence. Dans les anciennes corporations et confréries il y avait des organisations qui leur étaient analogues, surtout aux premières ; mais le réseau des sociétés mutuelles et des caisses d’épargne s’est singulièrement étendu depuis cinquante ans, surtout depuis vingt-cinq, en même temps qu’il se fortifiait.

Considérons la France en 1834 : on n’y recensait que 2, 940 sociétés de secours mutuels comprenant 313, 801 membres, dont 35, 300 membres honoraires, contribuant à l’œuvre par leurs cotisations et 280, 801 membres participants. L’avoir général de ces institutions ne montait qu’à 13, 330, 000 francs, qui ne représentaient que la somme minime de 47 fr. 60 par membre participant. Quarante-deux ans après, en 1876, le nombre des sociétés était de 8, 923, celui des membres de 901, 907 dont 128, 319 membres honoraires et 776, 588 membres participants. L’avoir général s’élevait à 78, 983, 000 francs, soit 97 fr. 81 centimes par tête[21]. Dans ce court espace de temps, qui ne représente qu’une génération, le nombre des participants, déduction faite des membres honoraires, a augmenté de 160 pour 100 ; la part moyenne de chacun d’eux dans l’avoir social a en outre plus que doublé ; la plupart des ouvriers et des employés sont ainsi aujourd’hui assurés contre la maladie. Les caisses de secours mutuels se perfectionnant sans cesse et étendant leurs attributions commencent à créer des pensions de retraite, et les plus grands établissements industriels sont depuis un quart de siècle entrés dans cette voie. Le personnel qu’ils emploient est garanti contre l’extrême misère dans l’âge avancé de la vie.

Le progrès des caisses d’épargne n’est pas moindre : il cause même au Trésor public de grands embarras pour l’emploi à la fois fructueux et prudent des fonds qui affluent à ces institutions. Cependant, elles sont nées d’hier. La plus ancienne de France, celle de Paris, a été fondée par une ordonnance du 29 juillet 1818. En 1878 on en comptait 826 avec 794 succursales, soit ensemble 1320, auxquelles il faut ajouter 373 perceptions, 60 bureaux de poste et 10,440 caisses d’épargne scolaires[22]. En 1835 on ne recensait encore que 200,000 livrets de dépôts, et le solde dû aux déposants ne s’élevait qu’à 35 millions de francs, 175 francs en moyenne par livret en 1869 on comptait 1,968 007 déposants et le solde qui leur était dû montait à 632 millions de francs, ou 321 francs par tête. En 1878 les déposants sont au nombre de 3,200,000 et le solde qui leur est dû atteint 1 milliard 12 millions de francs, soit 306 francs en moyenne pour chacun d’eux. Ce n’est pas là sans doute une fortune, mais il s’en faut que la caisse d’épargne recueille la totalité des économies de la population laborieuse. A la campagne, la terre en absorbe une grande partie à la ville, les valeurs mobilières, la rente sur l’Etat, les obligations de chemins de fer, celles de la ville de Paris, avec leurs coupures qui descendent jusqu’à 100 francs, sont encore les placements préférés des bons ouvriers ce goût des valeurs mobilières qui est propre à la population française explique que les dépôts des caisses d’épargne aient une importance relativement moindre en France qu’en Angleterre où ils atteignent près de 2 milliards de francs[23], en Autriche où ils dépassent un milliard et demi, et dans l’Etat de New-York où ils s’élèvent à près de 1,700 millions de francs pour 844,000 déposants[24].

Les esprits qui sont systématiquement hostiles à notre organisation sociale, Proudhon entre autres, contestent, il est vrai, tous les mérites des caisses d’épargne. Ils ne veulent même pas y voir un palliatif aux maux de la société. Il est curieux de rassembler les anathèmes que lance contre cette institution le fougueux auteur des Contradictions Économiques : « La caisse d’épargne, selon lui, n’est qu’une déclaration officielle, une sorte de recensement du paupérisme. Les effets subversifs de la caisse d’épargne sont de deux sortes. Un milliard, sans vote, sans contrôle, court se vaporiser dans l’officine du pouvoir. Du côté des déposants la caisse d’épargne est un agent de misère énergique et sûr… La caisse d’épargne est la confession publique et presque la sanction de l’arbitraire mercantile, de l’oppression capitaliste et de l’insolidarité générale, causes véritables de la misère de l’ouvrier… Le but, économique et secret de la caisse d’épargne, est de prévenir, au moyen d’une réserve, les émeutes pour les subsistances, les coalitions et les grèves, en répartissant sur toute la vie de l’ouvrier le malheur qui, d’un jour à l’autre, peut le frapper et le mettre au désespoir. Elle est la mort au monde, la déchéance esthétique du travailleur… Tout en écartant les misères suprêmes, les dénuements extrêmes, l’épargne obligatoire ferait de l’infériorité de la classe travailleuse une nécessité sociale, une loi constitutive de l’Etat… Le but politique et dynastique de la caisse d’épargne est d’enchaîner, par le crédit qu’on lui demande, la population à l’ordre de choses. Elle ne fait que changer le caractère du paupérisme, lui rendant en étendue ce qu’elle lui ôte en intensité[25] ».

Voilà une bien grande quantité d’invectives contre cette institution modeste et populaire. Il est facile de réfuter la thèse de Proudhon par les faits eux-mêmes. Ceux-ci se chargent de démontrer que la caisse d’épargne a un autre rôle que de changer le caractère du paupérisme. Si l’ouvrier fait plus d’économies qu’autrefois, ce n’est pas qu’il préfère s’imposer des privations qu’il ne subissait pas jadis. On a prouvé plus haut que tout en économisant davantage, il est mieux nourri, mieux logé, mieux vêtu qu’il y a cinquante ans. Le langage que tient la Caisse d’Épargne à l’ouvrier n’est pas celui que Proudhon suppose. « Souffre davantage, abstiens-toi, jeûne, sois plus pauvre encore, plus nécessiteux, plus dépouillé ne te marie pas, n’aime pas. » Non, la Caisse d’Épargne n’a pas exigé de l’ouvrier qu’il se fît plus pauvre, plus nécessiteux, plus dépouillé, qu’il se sevrât des joies légitimes du cœur et de la vie : elle lui a seulement demandé de retrancher quelques-unes des superfluités dont il eût été tenté de faire usage, et de prélever sur l’accroissement de son salaire une petite part pour se prémunir contre les mauvais jours. Voilà comment, tout en vivant mieux que les générations précédentes, 3, 300, 000 déposants soit dix à douze millions de personnes, en comptant les enfants et les femmes, ont ensemble à la Caisse un crédit qui dépasse un milliard de francs. Qu’on y joigne ceux qui possèdent un peu de terre et quelques valeurs mobilières sans avoir de livret, et on trouvera que l’énorme majorité de la nation a quelque bien. Quand la Caisse d’Épargne ne serait parvenue qu’a écarter les misères suprêmes, les dénuements extrêmes » ne serait-ce déjà pas un bienfait ?

Proudhon s’étonnait de ce que, de son temps, sur 400, 000 ouvriers et domestiques que renfermait Paris, 124, 000 seulement furent inscrits aux caisses d’épargne ; le reste absent. « Quel usage ceux-ci font-ils donc de leur salaire ? » s’écriait-il. La proportion aujourd’hui des déposants à l’ensemble de la population ouvrière est infiniment plus forte, et le nombre de ceux qui possèdent quelque petit avoir, pouvant tout au moins les préserver d’une absolue détresse, ne forme plus l’exception dans la nation. Ce qui est exceptionnel, c’est le manque absolu d’économies, de petites fortunes, de ressources accumulées. Quant à l’usage que les ouvriers, domestiques, ou employés non épargnant font de leurs salaires, pour un certain nombre d’entre eux sans doute il est absorbé jusqu’à la dernière obole par les nécessités pressantes de la vie et par les charges de famille, mais pour la plupart il se gaspille en dépenses superflues, nuisibles au corps, à l’esprit et à l’âme. Si Proudhon avait lu un livre curieux, écrit par un ancien ouvrier, à moitié socialiste, le Sublime[26], il n’eût pas posé une question à laquelle la réponse est si aisée. Les seules statistiques de la consommation des liqueurs fortes en Angleterre eussent dû l’édifier.

Laissons Proudhon avec son idéomachie et sa logomachie. La thèse que la situation de l’ouvrier, au point de vue de l’épargne, s’est améliorée depuis un quart de siècle ou un demi-siècle n’a pas besoin de plus ample démonstration. En est-il de même pour les loisirs ? L’ouvrier est-il aujourd’hui plus courbé qu’autrefois sur sa tâche ? Cette nourriture plus substantielle et plus variée, ce logement plus propre et plus spacieux, ce vêtement et cet ameublement plus confortables et plus dignes, cette assurance contre les maladies, parfois contre la vieillesse, cette épargne plus ample, achète-t-il tous ces biens par un plus grand nombre d’heures de travail, par un plus grand sacrifice de sa liberté et du temps dont il pouvait disposer pour ses délassements, ses récréations, ses jouissances de famille ? La réponse n’est pas plus difficile sur ce point que sur les autres. L’évidence des faits tout aussi bien que des chiffres ne laisse aucune incertitude. La journée de travail s’est réduite dans des proportions qui la rendent plus humaine. Parcourez les anciennes enquêtes, celles de Villermé, de Blanqui, lisez les descriptions de Sismondi, qu’y voyez-vous ? Un labeur effrayant saisissait l’ouvrier au réveil et ne l’abandonnait qu’au moment du sommeil, lui laissant à peine quelques instants de répit pour vaquer, dans le courant de la journée, aux nécessités du corps. Dans cet état chaotique de l’industrie, l’homme-machine, telle était la formule qui eût exactement dépeint l’état social de la population des usines. Le dimanche seulement, et encore pas toujours, l’ouvrier reprenait la liberté qui lui avait été inconnue pendant les six autres jours, et déshabitué qu’il en était, il ne savait en faire un utile usage. Qui oserait soutenir qu’aujourd’hui la situation soit la même ? Autrefois, naguère, car nous parlons d’il y a trente ou quarante années, les journées de quatorze ou quinze heures de travail étaient habituelles, celles de seize à dix-sept heures n’étaient pas sans exemple, tant dans l’atelier domestique que dans l’atelier commun. De nos jours la durée du travail ne dépasse nulle part douze heures effectives, et c’est beaucoup trop. La loi française l’a fixée à ce chiffre ; la loi suisse l’a abaissée à onze heures en Angleterre ; elle est descendue à neuf heures et demie à Paris et dans presque toutes les villes, pour l’innombrable quantité des métiers divers, elle ne dépasse pas 10 ; dans les mines elle descend généralement au-dessous, et dans la plupart des usines elle varie entre dix heures et demi et onze. Ainsi sur les vingt-quatre heures du jour l’ouvrier en a treize à sa disposition pour ses besoins physiques en prélevant la part du sommeil et des repas, il lui reste toujours trois ou quatre heures pour vaquer à ses affaires, pour la vie de famille, les distractions, les causeries, les lectures, en plus du dimanche tout entier. Ce n’est certainement pas là, comme on le prétend, l’esclavage et il est probable que bientôt, dans toute l’Europe, sans aucune loi, par le simple accord des volontés, la journée de travail effectif sera partout réduite à dix heures, soit à soixante heures sur les cent soixante-huit qui composent la semaine : en déduisant neuf heures par jour pour le sommeil et les repas, il resterait encore à l’ouvrier quarante-cinq heures par semaine à sa libre disposition. Si l’on voulait aller plus loin, ce ne serait pas sans de grands inconvénients : gare alors à l’homme de race jaune, au Chinois et au Japonais, sans parler de l’Indien qui, lorsqu’ils seront en possession de nos arts mécaniques et de nos découvertes industrielles, viendront peut-être prouver à nos ouvriers d’Europe et des États-Unis par de cruelles leçons la nécessité du travail, de la sobriété et de la tempérance.

Les faits que nous avons rapidement rassemblés dans cette introduction démontrent avec une irrésistible évidence que toutes les classes de la nation ont participé au progrès général, que la classe ouvrière particulièrement en a profité sous la triple forme d’un accroissement de bien-être matériel, d’un accroissement de sécurité et d’un accroissement de loisirs. On examinera, dans le cours de cet ouvrage, s’il est vrai que les riches deviennent chaque jour plus riches mais dès ce moment on peut affirmer qu’il est faux que les pauvres deviennent chaque jour plus pauvres. Cependant, les améliorations partielles et graduelles que nous venons de décrire ne touchent pas le cœur de ceux qui se sont faits les apôtres des revendications populaires. C’est avec un superbe dédain que ces hommes parlent de ces progrès qu’ils qualifient de mesquins et d’insignifiants. Pour eux, le mot de pauvreté n’a pas de sens absolu il indique simplement une relation entre les moyens de jouir qu’a un individu et les moyens de jouir qu’ont d’autres membres de la société. La pauvreté, ce n’est plus le manque de ressources propres pour lutter contre la faim, contre le froid, contre la maladie la pauvreté, c’est l’état de tout homme qui ne peut se procurer toutes les jouissances qu’un autre de ses semblables se donne. Ainsi un ouvrier bien nourri, bien vêtu, bien logé, confortablement meublé, ayant en outre un dépôt important à la caisse d’épargne et des valeurs mobilières dans son portefeuille, allant le dimanche ou le lundi en tramway passer la journée à la campagne et revenant le soir assister du haut des galeries supérieures aux représentations d’un théâtre populaire, cet ouvrier se déclare pauvre parce qu’il n’a ni hôtel, ni domestiques, ni voiture, ni chevaux, ni loge dans les grands théâtres.

Telle est, entre autres, la doctrine du célèbre socialiste allemand Ferdinand Lassalle. Lisez sa lettre au Comité central pour la convocation d’un Congrès général des travailleurs allemands à Leipzig, et vous verrez que telle est sa prétention. « Remarquez-bien ma parole, messieurs, écrit-il. Il peut arriver par la raison indiquée que le minimum nécessaire d’existence et, par suite, la situation de la classe ouvrière (Arbeiterstand), si on les compare d’une génération à l’autre, se soient un peu élevés. Si cela est arrivé en effet, si réellement l’ensemble de la situation de la classe ouvrière et d’une manière continue s’est améliorée à travers les siècles, messieurs, c’est là une question très-difficile, très-compliquée, qui comporte beaucoup trop de science pour que ceux-là eussent été capables de la résoudre, même approximativement, qui cherchent à vous distraire (amüsiren) en vous représentant quel était, le prix du coton au dernier siècle et combien d’étoffes « de coton vous employez aujourd’hui, et en recourant à d’autres lieux communs analogues que l’on peut tirer du premier manuel venu…

« Quand vous parlez de la situation de la classe laborieuse et de l’amélioration de votre sort, vous entendez parler de votre situation comparée à celle de vos concitoyens dans le présent, comparée, par conséquent avec la mesure moyenne (Musztab) des habitudes dans le temps actuel. Et l’on veut vous distraire par de prétendues comparaisons de votre situation avec la situation des travailleurs dans les siècles passés…

« Chaque satisfaction humaine (jede menschliche Befriedigung) dépend toujours et seulement du rapport des moyens « (Befriedigungsmitteln) aux besoins devenus habituels dans un temps donné, ou ce qui est la même chose, du superflu des moyens au delà de la limite la plus basse des besoins devenus habituels dans ce temps. Chaque élévation du minimum des besoins habituels apporte avec elle des souffrances et des privations que les temps antérieurs n’avaient pas connus. Quelle privation éprouve le Botokoudo, s’il ne peut acheter de savon ? le sauvage anthropophage s’il n’a pas un vêtement convenable ? Quelle privation éprouvait l’ouvrier avant la découverte de l’Amérique s’il n’avait pas de tabac à fumer ? Quelle privation ressentait l’ouvrier avant la découverte de l’imprimerie s’il ne pouvait se procurer un livre utile ?…

« Toute souffrance et toute privation humaines, de même que toute satisfaction humaine, par conséquent aussi la situation de chaque partie de l’humanité, ne peuvent se mesurer que par comparaison avec la situation dans laquelle se trouvent d’autres hommes du même temps relativement à la moyenne habituelle des besoins (Lebensbedürfnisse). La situation de chaque classe a toujours pour unique mesure la situation des autres classes dans le même temps. Quand bien même il serait établi que le niveau des conditions nécessaires de l’existence (nothwendigen Lebensbedingungen) dans les différents âges s’est élevé, que des satisfactions auparavant inconnues sont devenues des besoins habituels, et qu’avec elles sont venues des privations et des souffrances inconnues aussi auparavant, votre situation humaine (ihre menschliche Lage) est dans ces temps différents demeurée, néanmoins, toujours la même, à savoir celle-ci : elle consiste à osciller (herumzutanzen) autour de la limite extrême des besoins habituels de la vie dans chaque temps, tantôt s’élevant un peu au-dessus de cette limite, tantôt restant un peu au-dessous.

« Votre situation comme hommes est donc demeurée la même, car votre situation comme hommes ne se mesure pas comparativement à la situation de l’animal dans la forêt vierge, ou comparativement à celle du nègre de l’Afrique, ni à celle du serf d’il y a deux cents ans ou même d’il y a quatre-vingts ans ; elle n’a pour mesure que la situation de vos compagnons de l’humanité (Mitmenschen), que la situation des autres classes dans le temps où vous vivez[27]. »

Nous nous sommes efforcé de traduire aussi exactement que possible les paroles de Lassalle. Si certaines expressions de ce discours peuvent paraître obscures, le fond en est très-clair. Tous les progrès accomplis dans la situation des classes laborieuses, considérés isolément, n’ont aucune importance, sont absolument négligeables, s’ils n’ont pas dépassé les progrès accomplis par les classes supérieures et diminué ainsi l’écart existant entre les unes et les autres. Ce n’est pas la situation absolue de la population ouvrière qui importe, c’est la situation relative. Que les ouvriers soient bien nourris, bien logés, bien meublés, bien vêtus, qu’ils aient des loisirs, qu’ils jouissent de la sécurité du lendemain et du repos de la vieillesse, tout cela socialement n’a pas d’importance aux yeux de l’agitateur allemand, si d’autres hommes ont une table plus raffinée, des palais plus amples, des vêtements plus élégants, des meubles plus luxueux. Sans doute, Lassalle aimerait mieux que la classe ouvrière fût plus misérable, mais qu’il y eût moins de distance entre elle et les classes supérieures. L’homme social différerait donc singulièrement, d’après Lassalle, de l’homme réel ; tandis que celui-ci se trouve aux prises avec des besoins faciles à définir et important à son existence même, l’homme social aurait principalement des besoins de vanité, d’ambition, de jalousie et d’envie. Or, comme il est chimérique d’espérer que l’on pourra atteindre l’égalité absolue dans l’extrême opulence, qu’il est même présomptueux de penser qu’on pourra bientôt la réaliser dans l’universelle médiocrité, il en résulterait qu’on devrait préférer à l’état social actuel l’égalité dans l’indigence et le dénuement. Lassalle parle, on l’a vu, avec dédain des tribus de sauvages du Brésil qu’on appelle les Botocoudos et cependant, si l’on prenait pour mesure de la situation sociale d’un peuple celle qu’indique Lassalle, si, sans s’inquiéter des moyens absolus de subsistance et de jouissance que possèdent les individus qui le composent, on se contentait de comparer la situation de la classe inférieure avec la situation de la classe supérieure, on trouverait que les différences entre ces classes étant bien moindres chez les Botocoudos que chez les Allemands, les Anglais, les Français ou les Américains, les sauvages du Brésil sont socialement dans une situation supérieure à celle des quatre peuples que nous venons de nommer. C’est à ce singulier paradoxe qu’aboutit logiquement la doctrine de Lassalle, cette doctrine qui ne tient aucun compte des moyens absolus de subsistance et de jouissance que possèdent les individus, et qui n’attache d’importance qu’à la situation respective des diverses parties de la société.

Cependant, même si l’on se place au point de vue de Lassalle, les phénomènes économiques du temps où nous vivons sont très-loin de devoir être interprétés dans un sens pessimiste. Les progrès du bien-être de la classe inférieure de la population sont et surtout seront, dans un prochain avenir, plus rapides que ceux de la classe moyenne et de la classe élevée. Sans arriver à un nivellement des conditions qui est impossible, à une uniformité des situations humaines qui serait mortelle à la société, le mouvement économique actuel conduit à un plus grand rapprochement des conditions sociales, à une moindre inégalité entre les fortunes. C’est la conclusion qui ressortira de ce livre nous ne disons pas, remarquez-le, que ce soit la thèse qui est soutenue dans ce livre ; car cette pensée n’a pas inspiré notre ouvrage, elle en découle seulement ; elle n’a pas présidé à nos observations, elle en est la conséquence.

    distillerie en emploient aussi une certaine quantité ; enfin, dans les années ou le blé est de mauvaise qualité et « inboulangeable », les fermiers qui n’en ont pas la vente le donnent à consommer au bétail, à la volaille surtout, comme on le voit dans la Sarthe, dans la Bresse, etc., pays d’élevage de volailles. Il en résulte que, si nous ajoutons à tout cela les 14 ou 15 millions d’hectolitres que nécessitent nos emblavements de l’automne et de mars, la consommation de la France s’est modifiée sensiblement depuis dix à quinze ans, et l’année 1880 comparée à l’année 1865 pourrait présenter les différences suivantes :

    1865. 1880.
    « Ensemencements 
    15,000,000 14,000,000
    « Consommation humaine 
    78,000,000 84,000,000
    « Industrie 
    4,000,000 6,000,000
    « Bétail 
    1,000,000 9,000,000


    cachecachecacheTotal 
    98,000,000 107,000,000


    « C’est-à-dire qu’en comprenant les déchets et les besoins d’exportation en année normale, il nous faut, pour vivre en France, non pas 100, mais 110 millions d’hectolitres. Ce chiffre est-il impossible à obtenir ? Nous avons la preuve du contraire. En 1874, la France a récolté sur 7 millions d’hectares 132 millions d'hectolitres de blé, c'est-à-dire un peu plus de 18 hectolitres à l'hectare. Que la culture s’efforce d’obtenir annuellement ce rendement et surtout qu’elle produise de bon blé, et nous n’aurons rien à redouter de l’importation, par cette raison que, produisant davantage, les fermiers pourront abaisser leurs prix de vente, tout en conservant des bénéfices. Ces 18 hectolitres à l’hectare que nous demandons sont souvent dépassés dans les départements où l’agriculture est en progrès. Notre grande région du Nord atteint moyennement 20 et parfois par malheur, le Centre se tient à 13 et 14, et le Midi de 8 à 12. »

  1. Voir notamment l’ouvrage assez médiocre de T.-N. Bénard : De l’influence des lois sur la répartition des richesses, où ce mot « les riches deviennent chaque jour plus riches, les pauvres chaque jour plus pauvres » revient comme un refrain, sans d’ailleurs que l’auteur se donne la peine de fournir la démonstration de ce prétendu axiome.
  2. Nous nous sommes servi de ce mot « socialisme d’État » dans divers articles de notre journal l’Économiste français, pour caractériser des tendances qui dominent dans certains groupes de notre Chambre actuelle des députés.
  3. Voir notre ouvrage : « De l’état social et intellectuel des populations ouvrières et de son influence sur le taux des salaires » .
  4. Voir, dans l’Économiste français du 8 février 1878, l’article de M. de Foville, sur la Transformation des moyens de production.
  5. Ce mot de « loi d’airain » a fait fortune et se trouve aussi bien sous la plume des socialistes religieux que dans les discours des socialistes savants ou des socialistes révolutionnaires.
  6. M. Michel Chevalier.
  7. D’après Jules Duval, l’étendue de la terre habitable serait de douze milliards d’hectares : la population du monde n’est guère que de 1,200 millions d’âmes, soit un habitant par dix hectares : en France il y a 70 habitants par 100 hectares ; la population du globe pourrait donc au moins sextupler.
  8. La théorie de Malthus qui hante beaucoup d’esprits a inspiré un grand nombre d’écrits singulièrement extravagants ou immoraux : nous ne citerons que l’ouvrage anglais Les éléments de la science sociale ou religion physique, sexuelle et naturelle, par un docteur en médecine. Ce livre, qui a eu plusieurs éditions et a été traduit en français, est d’un naturalisme parfois abject. Il se publie encore à l’heure actuelle, en Angleterre, un journal intitulé « Le Malthusien. »
  9. Nous ne contestons pas que la théorie de Ricardo ne soit en partie vraie ; il est incontestable que dans beaucoup de fermages on rencontre trois éléments ; d’abord l’intérêt et l’amortissement du capital engagé, incorporé dans la terre en second et en troisième lieu la représentation de la supériorité de fécondité naturelle ou de la supériorité de situation de certaines terres par rapport aux autres terres en culture. Ce qui est faux dans la théorie de Ricardo, c’est ce qui concerne l’ordre historique des cultures, c’est aussi la conclusion que la rente de la terre a une tendance à toujours hausser.
  10. Il est malheureux que la plupart des économistes aient adopté comme une sorte de postulat une proposition aussi creuse et aussi dépourvue de démonstration. Malgré l’autorité des grands noms qui la recommandent, nous la regardons comme une niaiserie contre laquelle protestent l’expérience et l’évidence. « En tout genre de travail, dit Turgot, etc. » Nous voudrions savoir si les boulangers de Paris, qui gagnent actuellement 6 francs par jour et qui se mettent en grève au moment où nous écrivons pour en gagner 7, plus 20 centimes de vin et 2 livres de pain, si les ouvriers fumistes parisiens qui obtiennent également 7 francs de rémunération journalière, si les charpentiers et les menuisiers qui se sont mis en grève pour gagner la même somme, si les maçons parisiens qui sont payés 7 et 8 francs par jour, si les fondeurs en bronze qui se font 8, 9, 10 et jusqu’à 12 francs de salaire quotidien et qui n’en sont pas contents puisqu’ils suspendent leur travail afin d’obtenir mieux, nous voudrions savoir si tout ce monde qui est légion, vérifie l’exactitude de la sentence de Turgot « En tout ce genre de travail il doit arriver et il arrive, en effet, que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour assurer sa subsistance. Notez les premiers mots : en tout genre de travail.
    Cependant cette proposition pédantesque, qui n’a aucun fondement expérimental et qui n’est qu’une affirmation arbitraire, a fait fortune. Lisez la célèbre adresse du socialiste allemand, Ferdinand Lassalle, au comité central pour la convocation, à Leipzig, d’un Congrès général des travailleurs allemands : on y parle de cette « cruelle loi d’airain, jenes grausame eherne Gesetz, comme si c’était l’axiome sur lequel reposât toute la science économique ; il aurait la même évidence que l’axiome géométrique d’après lequel la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre. Écoutez Lassalle (opus citatum, fünfte Auflage) : « Cette cruelle loi d’airain, dit-il en s’adressant aux ouvriers, vous devez avant toute chose la graver profondément, dans votre âme, et ne jamais vous en séparer dans aucune de vos pensées. À cette occasion, je puis vous donner à vous et à toute la classe ouvrière un moyen infaillible d’échapper une fois pour toutes à toutes les tromperies et à toutes les mystifications. À tout homme qui vous parle de l’amélioration du sort des travailleurs, vous devez poser avant tout la question, s’il reconnaît ou s’il ne reconnaît pas cette loi. S’il ne la reconnaît pas, vous devez dès l’abord vous dire que cet homme, ou bien veut vous tromper, ou qu’il est d’une lamentable inexpérience dans la science économique. Car il n’y a, comme je vous l’ai déjà fait remarquer, dans l’école libérale, même, pas un seul économiste ayant un nom qui ait contesté cette loi. Adam Smith comme Say, Ricardo comme Malthus, Bastiat comme John Stuart-Mill, sont unanimes à en reconnaître la vérité. Il y a sur ce point un accord complet parmi tous les hommes de la science. Et si votre interlocuteur qui vous entretient de la situation des ouvriers a une fois, sur votre demande, reconnu cette loi, alors posez-lui une autre question : Comment veut-il triompher de cette loi ? Et s’il ne sait rien répondre, tournez-lui tranquillement le dos, c’est un babillard vide (ein leerer Schwätzer) qui veut avec des phrases creuses vous tromper et vous éblouir vous-même ou soi-même. »
    Eh bien ! dussions-nous passer pour être d’une « lamentable inexpérience dans la science économique », nous refusons toute espèce de caractère scientifique, de portée générale, à ce prétendu axiome « qu’en tout genre de travail il doit arriver, et il arrive en effet que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour assurer sa subsistance, » Il ne suffit pas qu’un maître ou même une demi-douzaine de maîtres aient parlé, pour qu’on s’incline malgré les faits.
    Si, d’ailleurs, la proposition de Turgot et de l’école anglaise sur le salaire naturel était vraie, comme l’admet Lassalle dans sa polémique, ce serait une vérité de l’ordre à la fois physique et moral, dérivant de la nature humaine, laquelle pousserait l’homme à une multiplication effrénée dès qu’il aurait plus que ce dont il a besoin pour sustenter son existence (Fristung der Existenz). Tous les arrangements socialistes de Lassalle, toutes les associations subventionnées par l’État, n’arrêteraient pas cet instinct de nature et par conséquent n’amélioreraient en rien la condition du travailleur manuel. Si Lassalle tourne contre ses adversaires, les économistes, la prétendue loi d’airain, il doit également admettre qu’on la tourne contre lui ; car, ou bien elle est fausse à ses yeux, et il ne doit point s’en faire une arme contre les économistes, ou elle est vraie, et alors il doit comprendre qu’elle renverse absolument tous ses plans. Cette loi d’airain, comme on l’appelle, empêcherait tout progrès dans l’humanité; or, comme l’amélioration de la situation matérielle du travailleur depuis plusieurs siècles est incontestable, c’est que la loi d’airain est une fiction. L’histoire la dément tout aussi bien que les faits actuels.
  11. La langue vulgaire n’attache pas le même sens au mot de capitaliste et au mot de rentier. Le premier semble indiquer à la fois plus d’activité, plus de spéculation, plus d’opulence que le second. Dans le sens scientifique le capitaliste ou le rentier est tout homme qui vit du revenu ou de l’intérêt d’un capital prêté il se distingue de l’entrepreneur d’industrie et de commerce, qui met en œuvre le capital, soit qu’il le possède, soit qu’il l’emprunte.
  12. Si nous citons ici le nom de La Bruyère, c’est parce qu’il a écrit une phrase célèbre sur les habitants des campagnes mais nous croyons que cet homme de cour et de lettres a singulièrement exagéré. Les témoignages de Vauban et de Boisguillebert sont autrement importants.
  13. Statistique de la France, de Maurice Block, 2e édition, t. II, p. 389.
  14. Nous empruntons à la Revue agricole du Journal des Débats, du 24 mai 1880 les instructifs détails suivants sur la consommation du blé en France :
    « Autrefois, le seigle, l’orge, l’avoine, le mais, le sarrasin entraient dans une certaine mesure dans la fabrication du pain. Aujourd’hui, bien rares sont les campagnards qui n’ont pas substitué le froment à tous ces farineux peu nourrissants. C’est le résultat du bien-être et de la richesse agricole de la France. Donc, il faut plus de froment à notre pays qu’il y a dix ans, et la consommation alimentaire, qui s’élevait en 1870 à 6 millions par mois, soit 12 millions par an, atteint aujourd’hui au moins 7 millions par mois, soit par an 84 millions d’hectolitres.
    « D’autre part, les besoins de l’industrie se sont développés. La fabrication des pâtes alimentaires, qui a pris depuis dix ans un développement considérable, emploie environ 6 millions d’hectolitres par an ; l’amidonnerie, la
  15. Block, Statistique de la France, II, 397. Depuis lors elle a notablement augmenté comme en témoignent les importations de plus en plus considérables de viande étrangère.
  16. Voir le Statistical abstract, pour 1877, p. 18.
  17. Voir le Bulletin de statistique et de législation comparée (publication du Ministère des finances) de novembre 1877 ; voir aussi notre Traité de la Science des finances, 2e édition, t. I, pages 356 et suivantes.
  18. Voir dans la Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1871 notre article Sur La Situation des classes laborieuses et la puissance d’achat des métaux précieux dans les diverses contrées. Voir aussi le second volume de notre Traité de la Science des finances (2e édition) p. 349.
  19. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, édit. de Joseph Garnier, t. I, p. 103.
  20. Voir dans l’Économiste français les études de M. de Foville, sur les Variations des prix, particulièrement les livraisons du 27 mars et du 17 avril 1875.
  21. Voir dans l’Économiste français du 11 janvier 1879 l’étude de M. Toussaint Loua, sur les Sociétés de secours mutuels.
  22. Consulter les tableaux graphiques de M. de Malarce publiés en 1879.
  23. D’après les tableaux de M. de Malarce, en 1878 les dépôts aux caisses d’épargne britanniques s’élevaient a 1,892,756,000 francs pour 3,408.481 livrets.
  24. Voir un article de M. Fougerousse dans l'Économiste français du 31 août 1878 sur le Congrès des Institutions de prévoyance.
  25. Contradictions économiques, t. II, pages 150 et suivantes.
  26. Question sociale. Le Sublime ou le Travailleur comme il est en 1870 et ce peut être, par D. P. Ce livre singulier décrit dans un langage très-pittoresque les mœurs d’une certaine catégorie d’ouvriers parisiens. Il a servi de matière première et de dictionnaire M. Émile Zola pour son célèbre roman intitulé l’Assommoir. L’auteur du Sublime est devenu, en 1879, maire d’un des arrondissements de Paris.
  27. Offenes Antwortschreiben an das Central-Comite zur Berufung eines Allgemeinen Deutschen Arbeiter Congresses zu Leipzig. Pages 15 à 18.