Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs/18

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CHAPITRE XVIII.


Il est possible de former les Juifs à l’art militaire.
Résumé de ce chapitre & des deux précédens.


L’empereur vient d’enrôler quelques milliers de Juifs ; le temps nous dira ce qu’ils auront fait. Voyons en attendant de quoi ils sont capables. Si d’un Juif je puis faire un laboureur, pourquoi n’en ferois-je pas un soldat ? Pourquoi seroit-il borné, comme le voudroient certaines gens, à défendre la patrie par son argent & non en personne. Chez les Romains, la profession militaire demandoit une constitution forte ; le soldat, chargé d’armes pesantes, portoit encore sa provision pour plusieurs jours ; & soit en paix, soit en guerre, il conservoit sa vigueur par l’âpreté d’un travail continuel, au-lieu que dans nos gouvernemens modernes, en temps de paix, le soldat s’énerve par l’inaction qui le conduit au libertinage, qui l’abâtardit de plus en plus ; & depuis l’invention de la poudre, quand il faut marcher contre l’ennemi, le courage & l’adresse lui sont plus nécessaires que la force. Un savant respectable l’a dit avec raison, la guerre n’est presque plus que le résultat d’une opération de chymie(1).

Peut-être sera-t-on surpris que je suppose aux Juifs le germe de la valeur. Caron les regarde comme des vils esclaves, parmi lesquels on trouveroit à peine un Spartacus ; mais cette nation si belliqueuse sous les princes Amonéens ; qui, au sixieme siecle soutint Naples contre les entreprises de Belisaire(2) ; qui, au dixieme aida les Chrétiens à chasser les brigands, dévastateurs de la Bohême(3) ; qui en 1346, se fortifia dans Burgos, & résista à Henri de Transtaman, assassin de son Souverain légitime ; cette nation qu’on dit avoir fourni un Général habile au Portugal, & un Commodore à l’Angleterre(4) ; qui, dans le siecle dernier, s’est distinguée à la défense de Prague & de Bude assiégés(5) ; qui brilla à l’attaque de port Mahon, ne peut-elle s’ennoblir sous nos mains, & se rendre digne de marcher sous les drapeaux françois ?

Lorsqu’on voudra recevoir les Juifs dans nos régimens, ou les soumettre aux levées des milices, il est essentiel de les disperser dans les corps militaires ; car plus on multipliera leurs rapports avec nous, plus on aura de facilité pour les réformer. On conçoit la possibilité de lever une légion uniquement composée de Juifs. ; mais tant de raisons combattent la formation d’un corps ainsi constitué, que nous n’osons les déduire, ce seroit insulter à la pénétration du lecteur. Une police vigilante & ferme mettroit les Juifs, distribués dans nos régimens, à l’abri des avanies ; quand on commande aux françois, la subordination & l’honneur sont deux ressorts puissans, toujours faciles à mouvoir, & le ministere sauroit en diriger les mouvemens d’une maniere conforme à l’accomplissement de ses vues, à l’exécution de la réforme qu’on propose.

Quelques observances rabbiniques établiroient d’abord quelque différence entre les soldats juifs & chrétiens : par exemple, ils ne mangeront pas au même repas, du laitage & de la viande, mais bientôt l’impérieuse nécessité, l’exemple & les plaisanteries innocentes qui attaqueroient la chose & non la personne, feront disparoître ces vétilles. Tel qui, auparavant, eût cru faire une faute en se servant à table du couteau d’un Chrétien, finira par user des mêmes mets que ce Chrétien, devenu son camarade intime. Les Juifs levantins & allemands ne boivent pas communément du vin que les Chrétiens ont pressuré, tandis qu’ils ne se font aucun scrupule de boire du cidre & de la biere préparés par nos mains ; mais déja ceux d’Italie, plusieurs même des nôtres, ont abrogé ces petitesses. Ne croyons pas même qu’ils dussent se refuser long-temps à manœuvrer le jour du sabbat : déja dans le Talmud & dans Maimonides, on a trouvé deux passages qui le permettent formellement(6). Les journalistes Juifs de Berlin, viennent de tranquilliser sur cet article la conscience de leurs freres enrôlés par l’Empereur. D’ailleurs l’exemple de Josué & des Machabées leur apprendroit qu’en pareil jour, on peut non seulement défendre ses foyers, mais encore attaquer ceux de l’ennemi ; & l’on sait qu’au siege de Jérusalem ils travaillerent sans distinction de jour. Admis dans les troupes romaines pendant quatre siecles, ils continuerent sur le même pied jusqu’à ce que l’Empereur Honorius s’avisa de déclarer incapable du service militaire(7), une nation qui avoit brillé dans les armées d’Alexandre & des Ptolomées ; qui, vaincue par Pompé, avoit conquis l’estime de son vainqueur ; qui, dans la guerre contre Mithridate, avoit forcé la victoire à se déclarer en faveur de César ; & qui, depuis quatre siecles, figuroit avec distinction sous le drapeau des légions romaines.

Avant de finir ce chapitre dont l’objet se lie aux deux précédens, nous observerons que les Quakers & les Bohémiens, errans, ont une constitution morale très-dissonante de celle des autres nations. On n’a cependant pas cru qu’il fût impossible de les lier à la chose publique, & les tentations ont été couronnées de succès. Quelques provinces de la Pologne & de la Russie, offrent un mélange bizare de religions diverses : près d’un Protestant qui mange son poulet le vendredi, est un Catholique qui se borne aux œufs ; tous deux boivent du vin, & travaillent ce vendredi à côté d’un Turc, qui, circoncis comme le Juif, s’abstient de vin, & chomme ce jour là ; & ces variétés ne troublent pas l’harmonie civile.

Terminons par un raisonnement simple & péremptoire. Dans les quatre ou cinq premiers siécles de l’ere chrétienne, les Juifs dispersés avoient la même loi qu’aujourd’hui, & à peu près les mêmes préjugés, car les Talmuds existoient : ils exerçoient tous les arts & métiers, & remplissoient toutes les fonctions civiles ; parsemés chez les nations, tous alloient adorer diversement dans des temples divers, & au sortir de là, montoient de concert sur les mêmes vaisseaux pour sillonner les mers, marchoient aux combats sous les mêmes étendards, arrosoient les mêmes campagnes de leurs sueurs. Voilà une donnée, un point de départ, pour savoir si on peut les incorporer à la société générale. Toutes ces objections tombent, quand l’expérience parle.



(1) M. Duhamel de Metz, dans un savant mémoire qui n’a pas encore paru.

(2) Procop. bell Goth. Liv. 1, chap. VIII.

(3) Ce service leur valut la liberté d’ériger une synagogue à Prague.

(4) Le Commodore Chambers, et Dom Salomon, fils de Jechaï, Philosophe et Guerrier, fut élevé par le Roi de Portugal au grade de Mestre-de-Camp-Général, qui est la premiere dignité de la milice, et commanda l’armée avec succès.

Il y a en Éthiopie la Montagne des Juifs, très-peuplée d’individus de cette nation. Au seizieme siecle ils se signalerent contre les Maures par des actes de valeur.

(5) L’Empereur Ferdinand III leur accorda de grands privileges, parce qu’ils avoient beaucoup contribué à la défense de Prague, lors du siege de cette ville par les Suédois, en 1648. Leur valeur fut aussi très-utile aux Turcs, lorsque Bude fut assiégée par les Impériaux. Ce trait les rendit odieux en Allemagne et en Italie. Remarquons, avec Basnage, qu’ils étoient sujets du Sultan ; conséquemment leur conduite étoit un acte de fidélité envers leur Souverain.

(6) En 418. La loi d’Honorius permet cependant aux Juifs, actuellement enrôlés dans son armée, d’y rester. Il statue que sa nouvelle ordonnance ne peut être le fondement d’aucun reproche ; leur conserve l’éligibilité pour tous les emplois civils, et la faculté d’exercer la profession d’Avocat. V. le code Theodos. Liv. 34 de Judæis.