Essai sur la police générale des grains/Magasins


La première idée qui se présente, comme la plus simple & la plus naturelle, est de former des greniers publics. Nous en voyons dans quelques villes bien policées ; & nous avons entendu parler tant de fois de ces magasins immenses de l’Empire Romain, dont l’Histoire nous est si familière, que nous n’imaginons point de moyens plus assurés pour la subsistance des peuples. Mais si nous faisons attention, que dans toutes les Histoires qui font mention de greniers publics, on y voit souvent les disettes et les troubles qu’elles excitent ; & que l’on ne trouve point ces mêmes évenemens dans celles qui ne parlent point d’approvisionnemens publics ; nous serons peut-être persuadés, que la crainte de manquer de grains, & les précautions qui en résultent, entraînent dans l’écueil que l’on veut éviter.

Nous apprenons dans la vie de Coriolan[1], que les bleds envoyés à Rome par Gelon tiran de Siracuse, furent un présent fatal, & l’origine des dissentions qui ne cesserent d’agiter la République, & qui l’obligerent à avoir des magasins.

Sparte et Athenes au contraire, dans un petit canton de la Gréce, nourrissoient une multitude infinie d’Esclaves & de Citoyens, sans aucuns greniers publics. Leurs Législateurs crurent qu’il suffisoit, pour entretenir l’abondance, de bannir l’oisiveté, & de la punir[2] ; & l’on ne voit point que les disettes ayent causé chez eux aucuns troubles. Le peuple d’Israël ne paroît avoir eu, aucune inquiétude sur ses provisions cependant renfermé dans une petite région peu fertile, il étoit la Nation la plus nombreuse de la terre. L’Agriculture y étoit en recommandation, et Dieu ne lui avoit promis que d’abondantes moissons[3]pour récompense de ses travaux & de son obéissance.

Si nous regardons ce qui se pratique à présent en Europe, nous verrons que les State qui n’ont point de Loix, ou qui en ont de contraires aux nôtres, pour pourvoir aux besoins des peuples, sont toujours les mieux approvisionnés. Les magasins publics, & toutes les précautions alimentaires, ne sont donc pas aussi utiles qu’on le pense. Il seroit plutôt à souhaiter qu’un grand nombre de Particuliers pussent faire un grand nombre de petits magasins, & que les Réglemens fussent favorables à leurs entreprises.

L’on a proposé bien des fois de faire des magasins publics ; mais il y a tant d’inconvéniens dans cet établissement, qu’il n’est point surprenant qu’on n’ait point encore pris ce parti. Si l’on considère l’immensité de la dépense pour la construction des bâtimens, l’achat des grains, leur garde & leur entretien ; on avouera qu’il n’est pas possible qu’aucun Ministre consente à cette entreprise. Plus il sera éclairé, plus il envisagera dé difficultés dans l’exécution, & de risques dans la manutention. Que l’on suppute les frais de constructions, ceux d’achats, ceux de régie, tant des Supérieurs, que des Commis, Gardiens & Domestiques, les déchets naturels des grains, les pertes imprévûes occasionnées par la négligence, l’ignorance, ou la malice & l’on conviendra qu’à quelque bas prix que l’on fît ces provisions, elles reviendroient en peu de tems à des prix excessifs, & que l’on coureroit souvent les risques d’avoir des bleds fort chers, et de mauvaise qualité.

Il ne seroit ni plus prudent, ni plus utile, de charger une Compagnie de former des magasins dans le Royaume. Quand même elle seroit composée de Citoyens les plus entendus & les mieux intentionnés ; ils ne pourroient se livrer à cette entreprise, sans avoir l’intention d’y trouver la récompense de leurs peines ; & l’économie marchande n’est pas toujours la qualité essentielle des entrepreneurs. Ainsi l’on tomberoit encore dans les mêmes inconvéniens, de payer l’intérêt de grosses avances, de multiplier les frais, & d’avoir souvent des grains dont le public auroit lieu de se plaindre ce qui est inévitable, dans des achats un peu considérables.

D’ailleurs, pour peu que l’on y fasse attention, l’on sentira aisément, que ces deux sortes de moyens sont, sans que l’on s’en doute, le véritable monopole à qui l’on ne donne point ce nom, parce qu’il est autorisé, & qu’on ne le fait qu’avec de bonnes intentions. Car le monopole n’est autre chose, que de s’emparer seul d’une marchandise, pour la revendre. Et quoique dans le cas présent, on n’achete des grains, que dans la vûe de soulager le peuple ; l’effet est cependant le même, que si l’on agissait par d’autres motifs.

En effet, que l’on fasse des levées de grains dans quelque tems que ce soit pour le compte de l’Etat, ou pour celui d’un Entrepreneur ; il est impossible que le public n’en soit bientôt informé, & que le prix n’en hausse considérablement, quelques précautions que l’on puisse prendre ce qui n’arrive pas, quand ce sont des Marchands particuliers qui achetent imperceptiblement, en petites quantités, & sans éclat. Si pour prevenir le surhaussement que peut occasionner une levée de grains un peu considérable, on s’oppose aux achats que pourroient faire quelques Particuliers ; c’est nuire au vendeur & au public. Au vendeur, qui est souvent le cultivateur lui-même, parce qu’on le frustre d’un profit naturel & légitime, sur une denrée précieuse que l’on ne doit qu’à ses soins ; au public, parce qu’on le prive du bénéfice de la concurrence, & du choix : car écarter les acheteurs dans un tems, c’est diminuer le nombre des vendeurs dans un autre c’est se rendre seul maître des achats & des ventes c’est établir un taux forcé à la marchandise c’est la renchérir de tous les frais d’une entreprise souvent mal conduite ; c’est se mettre dans le cas de ne pouvoir revendre les grains au public ; qu’avec ce surtaux ; & ce surtaux influe sur le prix des marchés, qui auroit souvent baissé, si les bleds eussent été en des mains plus économes.

Ainsi, de quelque côté que l’on considère les magasins publics, on y verra des inconvéniens sans nombre. C’est de la liberté seule de ce commerce, que l’on doit attendre les magasins les moins couteux, & les plus utiles à la subsistance des peuples.


  1. Plut. in Coriol. Tit. Liv. l. 2.
  2. Plut. in Dracone leg. 3. & in Solone leg. 4. 5. & 7.
  3. Deuter. Cap. 7. v. 11 .12. 13. 14. Cap. 8. v. 7. 8. 9. 10. 11. Cap. 11. v. 12. 13. 14. 15.