Essai sur la police générale des grains/Commerce


Celui qui aura dessein de s’adonner au commerce des grains, ne peut faire aucune spéculation, s’il n’a la liberté entiere de disposer de sa marchandise à son gré, & en tout tems. Car tout homme sensé qui calcule, ne peut acheter des bleds, & conserver une marchandise sujette à beaucoup d’accidens, s’il n’envisage qu’il en pourra tirer tous ses frais, et même du bénéfice. Or comment pourra-t-il s’en flatter, s’il pense qu’il peut être gêné dans ce débit ; & qu’il ne sera pas maître d’envoyer ses grains au dehors, lorsque cela pourra remplir ses vues, et convenir à ses intérêts ? Ce n’est ni par persuasion, ni par force, que l’on peut faire naître des Marchands & des magasins ; c’est par l’appas seul du bénéfice. Si cette espérance est bornée, elle n’agit que foiblement, & pour un tems seulement ; & nous n’aurons que peu de magasins, & peu de Marchands. Semblables à ces montagnes de sables mouvans, qu’un tourbillon éleve sur le champ, & qu’un coup de vent abbat de même ; ils retomberont bientôt, si la liberté & l’espérance ne les soutiennent. Si vous leur laissez toute l’étendue dont elles sont susceptibles, elles auront surement en France les mêmes effets qu’en Angleterre, en Hollande & dans le Nord ; & il se fermera des magasins et des Marchands, dans toutes les Provinces qui leur présenteront quelque perspective avantageuse. Suivons à présent leurs opérations dans les différentes circonstances.

Lorsque le bled sera à bon compte ; ils débarrasseront le Laboureur de ce qu’il ne pourra pas garder ; ils mettront ce superflu en magasin. Mais que l’on fasse bien attention, qu’ils ne peuvent s’en charger que dans l’espérance d’y bénéficier. Ne regardons point au motif, songeons à l’effet. C’est le sort de l’humanité de n’être bien animée, que par l’intérêt personnel ; & l’on achetera peu de grains dans l’abondance, si l’on n’est pas sûr par la nouvelle Police, que l’on ne sera gêné ni dans un tems, ni dans un autre, pour la vente chez nous ou chez l’étranger. Il faut au speculateur ces deux points de vue, pour l’engager à se livrer au commerce des grains.

Si le bled hausse en France, nos Marchands aimeront mieux nous le vendre, que de le porter au dehors ; parce qu’il y a moins de frais, moins de risques à vendre près de soi, que plus loin ; & que l’argent est plus présent. Tous les magasins nous seront ouverts, sitôt qu’il y aura du profit ; ils ne peuvent s’ouvrir qu’à ce prix.

Si le bled se vend mieux chez l’étranger, que chez nous, nos Marchands ne manqueront pas d’y envoyer aussitôt un convoi, ou une cargaison. Ils profiteront sur le champ de la circonstance & le bénéfice qu’ils feront sera un bénéfice pour l’État. C’est une valeur nouvelle qu’ils introduisent, & qui les encourage à continuer ce commerce. Ce n’est que dans ces vues, qu’ils peuvent s’y livrer ; si elles n’ont pas toute cette étendue, elles s’affoiblissent, et nous n’aurons jamais chez nous, que très-peu de conservateurs de grains. Laissez toujours l’espérance dans la boëte de Pandore, elle soulage tous les maux, & soutient toutes les entreprises des humains.

Revenons encore à la disette, que l’on craint toujours en France plus qu’ailleurs. Ces conservateurs de grains qui seront animés par l’espoir du gain, ne seront-ils pas toujours des pourvoyeurs plus entendus, que tous ceux que nous avons eus jusqu’à présent ; puisqu’ils veilleront sans cesse au prix des grains, tant Nationnaux qu’étrangers ? S’ils en ont en magasin dans des tems difficiles, nous en aurons toujours la préférence s’ils n’en ont point, ils ne manqueront pas d’en faire venir avec moins de frais qu’auparavant ; parce que la diligence & l’économie font leur science, & leur revenu. C’est donc le plus sûr moyen de garder tous les grains possibles, & de faire entrer plus promptement, & à meilleur compte, tous ceux qui nous manqueront.

Rappelions-nous les tems passés, et comparons-nous avec les autres peuples. La France paroît plus féconde en grains, que bien d’autres États cependant nous avons éprouvé plus d’inégalités sur leur prix, que nos voisins ; & nous appréhendons continuellement d’en manquer. Nous ne voyons aucune Nation avoir cette même crainte, si ce n’est en Espagne. Sommes-nous plus sages, ou moins raisonnables, de prendre plus de précautions, que tous ceux qui semblent vivre dans une espece de sécurité à ce sujet ? ou notre Police, plus inquiete & plus bornée que celle d’aucun peuple, ne nous fait-elle pas tomber dans recueil que nous voulons éviter ? L’étranger n’est pas tourmenté de la même crainte il nous vend des grains sans difficulté, tant que nous en demandons ; & il en recueille moins que nous. C’est donc mauvaise économie de notre part ; c’est notre gêne ; ce sont nos permissions, qui causent tout ce désordre. Comme on ne les accorde que pour un tems limité, les étrangers sont toujours à l’affut, pour ainsi dire, de saisir une occasion rapide de remplir leurs greniers à bon marché. Si la liberté étoit aussi entière chez nous que chez eux, nos sujets pourroient leur faire face, & leur ôter pour jamais l’occasion de nous sous-tirer. Le François seroit le premier à portée d’acheter il ne seroit plus le Commissionnaire de l’étranger sur nos propres productions ; il s’empareroit de ce commerce ; & le frelon ne vivroit plus aux dépens de l’abeille.