Essai sur la police générale des grains/Abondance


Lorsque nos fertiles campagnes étalent la richesse de nos moissons, & qu’une saison favorable annonce la joie & l’abondance ; nous pourrions nous féliciter de ces heureux présens, si nous savions les mettre à profit. Souvent le Laboureur en gémit en secret : il prévoit qu’il va languir au milieu des biens qu’il recueille ; & qu’ils ne satisferont point à ses besoins, s’il n’en a un débit avantageux. Le bas-prix des marchés voisins l’allarme : il n’a pas le moyen de mettre ses denrées en réserve ; & la vente ne lui fournit pas de quoi se dédommager des frais de sa culture, payer sa ferme, ses impôts, & faire l’avance d’une nouvelle récolté. Il se dégoûte alors d’une profession pénible qui le ruine. Il cesse de cultiver, ou il cultive mal. C’est à quoi se trouve souvent réduit le petit Laboureur, dont le travail est quelquefois plus heureux que celui du plus riche, parce qu’il est mieux suivi.

Le cultivateur plus aisé soutient quelque tems cette abondance ; mais il souhaite des récoltes moins fécondes & si la terre lui prodigue ses bienfaits pendant plusieurs années, il cesse de regarder comme précieux un bien qui ne répond plus à ses espérances. Il prodigue ses grains aux engrais il les laisse gâter, parce qu’il ne peut plus faire-les frais de leur entretien. Il dénature quelquefois ses terres ; il ne donne ses soins qu’aux meilleures, & néglige les autres. C’est ainsi que les cultivateurs sont souvent accablés sous le poids de l’abondance même, faute de pouvoir se débarrasser d’un superflu nuisible. Qu’il seroit heureux alors pour eux, & pour l’État, de trouver dans des Marchands habituels les ressources que ne présentent plus les marchés voisins ! La disette ne marcheroit plus après la fécondité, & la cherté ne suivroit pas le bas prix des grains.

Quand même l’Histoire ne nous apprendroit pas, que les plus grandes chertés ne sont venues qu’après les années les plus abondantes ; la réflexion seule nous en feroit sentir la raison. On ne pourvoit point à la conservation des grains ; la Loi s’oppose aux amas de bleds, & les condamne ; de-là il arrive nécessairement, qu’il y a moins de terres ensemencées après une bonne récolte, qu’après une mauvaise[1]. Celle-ci anime le cultivateur, l’autre le décourage. L’abondance avilit les grains c’est le précurseur ordinaire de la disette.

Ainsi pensoit le Conseil en 1709. On lit dans la Déclaration de Louis XIV. du 27. Avril de cette même année, qu’une longue suite de récoltes abondantes avoit fait descendre les bleds à un si bas prix, que les Laboureurs se plaignoient de la trop grande quantité de grains, dont ils étoient embarrassés. C’est ainsi qu’une cherté excessive succede en un moment à une abondance onéreuse, par le relâchement du cultivateur.

Comme il n'est que trop ordinaire de trouver des personnes qui doutent que le Laboureur se néglige dans l'abondance, l'on a peine à imaginer qu'elle puisse être nuisible, & que le bas prix des grains soit un mal réel. Examinons une ferme à vingt lieues autour de Paris.

M. Duhamel a calculé[2], qu'une ferme de trois cens arpens, cultivée à l'ordinaire, produit communément 500 septiers de bled, & autant d'avoine et qu'elle coûte pour les labours, semailles, & frais de moisson, 5000 livres. Si le septier se vend 12 livres, le Fermier tirera 6000 livres de ses bleds, & de son avoine 2000 livres parce que la mesure de l’avoine est double, & se vend un tiers moins que le froment. Ainsi il ne reste au Fermier, que 3000 liv. pour payer ses impôts, fermages, & frais domestiques ce qui n’est pas suffisant. Il faut donc nécessairement, qu’un Laboureur peu opulent épargne sur la culture suivante, dont il peut à peine faire les avances, quoi qu’il ait vendu tous ses grains ce qui le réduit à ne donner que de foibles labours, ou à laisser les terres trop fortes, qui demandent de forts attelages.

Si le bled tombe encore à plus bas prix que nous l’avons supposé, ce qui arrive dans une suite de bonnes récoltes ; le Fermier est encore obligé de diminuer son domestique & ses attelages : il a plus de profit à engraisser des volailles avec son bled, qu’à soutenir le même train de charue. Ainsi il en met en bas une partie, & ses terres produisent moins. Si cela arrive dans plusieurs Provinces à la fois, il n’est pas difficile d’imaginer comment l’abondance engendre la disette par le bas-prix des grains ; & pourquoi l’on en trouve moins après plusieurs bonnes années. Inopem me copia fecit.


  1. Nemo enim sanus debet velle impensam ac sumptum facere in culturam, si videt non posse refici. Varo. de Re Rusti. L. 1. c. 2 sect. 8.
  2. Chap. 21. de la Culture des terres. Il seroit aisé de faire un autre calcul des dépenses de la même ferme, qui confirmerait cette supputation par un plus grand détail.