Essai sur la poésie épique/Édition Garnier/6

◄  V
VII  ►
CHAPITRE VI.
LE CAMOËNS.

Tandis que le Trissin, en Italie, suivait d’un pas timide et faible les traces des anciens, le Camoëns, en Portugal, ouvrait une carrière toute nouvelle, et s’acquérait une réputation qui dure encore parmi ses compatriotes, qui l’appellent le Virgile portugais.

Camoëns, d’une ancienne famille portugaise, naquit en Espagne[1], dans les dernières années du règne célèbre de Ferdinand et d’Isabelle, tandis que Jean II régnait en Portugal. Après la mort de Jean, il vint à la cour de Lisbonne, la première année du règne d’Emmanuel le Grand, héritier du trône et des grands desseins du roi Jean. C’étaient alors les beaux jours du Portugal, et le temps marqué pour la gloire de cette nation.

Emmanuel, déterminé à suivre le projet, qui avait échoué tant de fois, de s’ouvrir une route aux Indes orientales par l’Océan, fit venir, en 1497, Vasco de Gama avec une flotte pour cette fameuse entreprise, qui était regardée comme téméraire et impraticable, parce qu’elle était nouvelle. Gama, et ceux qui eurent la hardiesse de s’embarquer avec lui, passèrent pour des insensés qui se sacrifiaient de gaieté de cœur. Ce n’était qu’un cri dans la ville contre le roi : tout Lisbonne vit partir avec indignation et avec larmes ces aventuriers, et les pleura comme morts. Cependant l’entreprise réussit, et fut le premier fondement du commerce que l’Europe fait aujourd’hui avec les Indes par l’Océan.

Camoëns n’accompagna point Vasco de Gama dans son expédition, comme je l’avais dit[2] dans mes éditions précédentes ; il n’alla aux Grandes-Indes que longtemps après. Un désir vague de voyager et de faire fortune, l’éclat que faisaient à Lisbonne ses galanteries indiscrètes, ses mécontentements de la cour, et surtout cette curiosité assez inséparable d’une grande imagination, l’arrachèrent à sa patrie, il servit d’abord volontaire sur un vaisseau, et il perdit un œil dans un combat de mer. Les Portugais avaient déjà un vice-roi dans les Indes. Camoëns étant à Goa en fut exilé par le vice-roi. Être exilé d’un lieu qui pouvait être regardé lui-même comme un exil cruel, c’était un de ces malheurs singuliers que la destinée réservait à Camoëns. Il languit quelques années dans un coin de terre barbare sur les frontières de la Chine, où les Portugais avaient un petit comptoir, et où ils commençaient à bâtir la ville de Macao. Ce fut là qu’il composa son poëme de la découverte des Indes, qu’il intitula Lusiade ; titre qui a peu de rapport au sujet, et qui, à proprement parler, signifie la Portugade.

Il obtint un petit emploi à Macao même, et de là retournant ensuite à Goa, il fit naufrage sur les côtes de la Chine, et se sauva, dit-on, en nageant d’une main, et tenant de l’autre son poëme, seul bien qui lui restait. De retour à Goa, il fut mis en prison ; il n’en sortit que pour essuyer un plus grand malheur, celui de suivre en Afrique un petit gouverneur arrogant et avare : il éprouva toute l’humiliation d’en être protégé. Enfin il revint à Lisbonne avec son poëme pour toute ressource. Il obtint une petite pension d’environ huit cents livres de notre monnaie d’aujourd’hui ; mais on cessa bientôt de la lui payer. Il n’eut d’autre retraite et d’autre secours qu’un hôpital. Ce fut là qu’il passa le reste de sa vie, et qu’il mourut dans un abandon général. À peine fut-il mort qu’on s’empressa de lui faire des épitaphes honorables, et de le mettre au rang des grands hommes. Quelques villes se disputèrent l’honneur de lui avoir donné la naissance. Ainsi il éprouva en tout le sort d’Homère. Il voyagea comme lui ; il vécut et mourut pauvre, et n’eut de réputation qu’après sa mort. Tant d’exemples doivent apprendre aux hommes de génie que ce n’est point par le génie qu’on fait sa fortune et qu’on vit heureux.

Le sujet de la Lusiade, traité par un esprit aussi vif que le Camoëns, ne pouvait que produire une nouvelle espèce d’épopée. Le fond de son poëme n’est ni une guerre, ni une querelle de héros, ni le monde en armes pour une femme ; c’est un nouveau pays découvert à l’aide de la navigation.

Voici comme il débute : « Je chante ces hommes au-dessus du vulgaire, qui des rives occidentales de la Lusitanie, portés sur des mers qui n’avaient point encore vu de vaisseaux, allèrent étonner la Taprobane de leur audace ; eux dont le courage patient à souffrir des travaux au delà des forces humaines établit un nouvel empire sous un ciel inconnu et sous d’autres étoiles. Qu’on ne vante plus les voyages du fameux Troyen qui porta ses dieux en Italie ; ni ceux du sage Grec qui revit Ithaque après vingt ans d’absence ; ni ceux d’Alexandre, cet impétueux conquérant. Disparaissez, drapeaux que Trajan déployait sur les frontières de l’Inde : voici un homme à qui Neptune a abandonné son trident ; voici des travaux qui surpassent tous les vôtres.

Et vous, nymphes du Tage, si jamais vous m’avez inspiré des sons doux et touchants, si j’ai chanté les rives de votre aimable fleuve, donnez-moi aujourd’hui des accents fiers et hardis ; qu’ils aient la force et la clarté de votre cours ; qu’ils soient purs comme vos ondes, et que désormais le dieu des vers préfère vos eaux à celles de la fontaine sacrée. »

Le poëte conduit la flotte portugaise à l’embouchure du Gange : il décrit, en passant, les côtes occidentales, le midi et l’orient de l’Afrique, et les différents peuples qui vivent sur cette côte ; il entremêle avec art l’histoire du Portugal. On voit dans le troisième chant la mort de la célèbre Inez de Castro, épouse du roi don Pedro, dont l’aventure déguisée a été jouée depuis peu sur le théâtre de Paris[3]. C’est, à mon gré, le plus beau morceau du Camoëns ; il y a peu d’endroits dans Virgile plus attendrissants et mieux écrits. La simplicité du poème est rehaussée par des fictions aussi neuves que le sujet. En voici une qui, je l’ose dire, doit réussir dans tous les temps et chez toutes les nations.

Lorsque la flotte est prête à doubler le cap de Bonne-Espérance, appelé alors le promontoire des Tempêtes, on aperçoit tout à coup un formidable objet. C’est un fantôme qui s’élève du fond de la mer ; sa tête touche aux nues ; les tempêtes, les vents, les tonnerres, sont autour de lui ; ses bras s’étendent au loin sur la surface des eaux : ce monstre, ou ce dieu, est le gardien de cet océan dont aucun vaisseau n’avait encore fendu les flots ; il menace la flotte, il se plaint de l’audace des Portugais, qui viennent lui disputer l’empire de ces mers ; il leur annonce toutes les calamités qu’ils doivent essuyer dans leur entreprise. Cela est grand en tout pays sans doute.

Voici une autre fiction qui fut extrêmement du goût des Portugais, et qui me paraît conforme au génie italien : c’est une île enchantée qui sort de la mer pour le rafraîchissement de Gama et de sa flotte. Cette île a servi, dit-on, de modèle à l’île d’Armide, décrite quelques années après par le Tasse. C’est là que Vénus, aidée des conseils du Père éternel, et secondée en même temps des flèches de Cupidon, rend les Néréides amoureuses des Portugais. Les plaisirs les plus lascifs y sont peints sans ménagement ; chaque Portugais embrasse une Néréide ; Thétis obtient Vasco de Gama pour son partage. Cette déesse le transporte sur une haute montagne, qui est l’endroit le plus délicieux de l’île, et de là lui montre tous les royaumes de la terre, et lui prédit les destinées du Portugal.

Camoëns, après s’être abandonné sans réserve à la description voluptueuse de cette île, et des plaisirs où les Portugais sont plongés, s’avise d’informer le lecteur que toute cette fiction ne signifie autre chose que le plaisir qu’un honnête homme sent à faire son devoir. Mais il faut avouer qu’une île enchantée, dont Vénus est la déesse, et où des nymphes caressent des matelots après un voyage de long cours, ressemble plus à un musico d’Amsterdam qu’à quelque chose d’honnête. J’apprends[4] qu’un traducteur du Camoëns prétend que dans ce poème Vénus signifie la sainte Vierge, et que Mars est évidemment Jésus-Christ. À la bonne heure, je ne m’y oppose pas ; mais j’avoue que je ne m’en serais pas aperçu. Cette allégorie nouvelle rendra raison de tout ; on ne sera plus tant surpris que Gama, dans une tempête, adresse ses prières à Jésus-Christ, et que ce soit Vénus qui vienne à son secours. Bacchus et la vierge Marie se trouveront tout naturellement ensemble.

Le principal but des Portugais, après l’établissement de leur commerce, est la propagation de la foi, et Vénus se charge du succès de l’entreprise. À parler sérieusement, un merveilleux si absurde défigure tout l’ouvrage aux yeux des lecteurs sensés. Il semble que ce grand défaut eût dû faire tomber ce poëme ; mais la poésie du style et l’imagination dans l’expression l’ont soutenu ; de même que les beautés de l’exécution ont placé Paul Véronèse parmi les grands peintres, quoiqu’il ait placé des pères bénédictins et des soldats suisses dans des sujets de l’Ancien-Testament et[5] qu’il ait toujours péché contre le costume.

Le Camoëns tombe presque toujours dans de telles disparates. Je me souviens que Vasco, après avoir raconté ses aventures au roi de Mélinde, lui dit : « Ô roi, jugez si Ulysse et Énée ont voyagé aussi loin que moi, et couru autant de périls : » comme si un barbare Africain des côtes de Zanguebar savait son Homère et son Virgile. Mais de tous les défauts de ce poëme le plus grand est le peu de liaison qui règne dans toutes ses parties ; il ressemble au voyage dont il est le sujet. Les aventures se succèdent les unes aux autres, et le poëte n’a d’autre art que celui de bien conter les détails ; mais cet art seul, par le plaisir qu’il donne, tient quelquefois lieu de tous les autres. Tout cela prouve enfin que l’ouvrage est plein de grandes beautés, puisque depuis deux cents ans il fait les délices d’une nation spirituelle qui doit en connaître les fautes.

  1. Louis Camoëns est né à Lisbonne en 1517. (B.)
  2. Voltaire l’avait dit non-seulement dans l’ouvrage qu’il avait écrit en anglais, et que traduisit Desfontaines, mais dans les premières éditions qu’il donna lui-même en français. L’édition de 1742 est la première qui donna le texte actuel. (B.)
  3. L’Inès de Castro de Lamotte fut jouée, pour la première fois, le 6 avril 1723. (B.)
  4. Cette phrase, celle qui la précède (sauf quelques mots), et celle qui la suit, ont été ajoutées dans l’édition de 1742. La traduction de la Lusiade, par Duperron de Castera, avait paru en 1735, trois volumes in-12. (B.)
  5. Je rétablis le dernier membre de cette phrase d’après les éditions de 1733 et