Essai sur la nature du feu et sur sa propagation/Édition Garnier/Avertissement

Essai sur la nature du feuGarniertome 22 (p. 279-281).

ESSAI
SUR
LA NATURE DU FEU
ET SUR SA PROPAGATION

(1738)
Ignis ubique latet, naturam amplectitur omnem,
Cuncta parit, renovat, dividit, unit, alit
[1].

AVERTISSEMENT

DES ÉDITEURS DE L’ÉDITION DE KEHL.

La Dissertation sur la nature et la propagation du feu concourut pour le prix de l’Académie des sciences en 1738.

Trois pièces furent couronnées : l’une était de Léonard Euler, célèbre dès lors comme l’un des plus grands géomètres de l’Europe. Il établit que le feu est un fluide très-élastique contenu dans les corps. Le mouvement, ou l’action de ce fluide, rompt les obstacles qui dans les corps s’opposent à son explosion, et ils brûlent ; si ce mouvement ne fait qu’agiter les parties de ces corps, sans développer le feu qu’ils contiennent, ces corps s’échauffent, mais ils ne brûlent pas.

Euler joignit à sa pièce la formule de la vitesse du son, que Newton avait cherchée en vain ; et cette addition étrangère, mais fort supérieure à l’ouvrage même, paraît avoir décidé les juges du prix.

Les deux autres pièces, l’une du jésuite Lozeran de Fiesc, et l’autre de M. le comte de Créquy-Canaple, sont d’un genre différent : l’une explique tout par les petits tourbillons de Malebranche ; l’autre, par deux courants contraires d’un fluide éthéré. L’honneur que reçurent ces deux pièces prouve combien la véritable physique, celle qui s’occupe des faits et non des hypothèses, celle qui cherche des vérités et non des systèmes, était alors peu connue, même dans l’Académie des sciences. Un reste de cartésianisme, qu’on trouvait dans un ouvrage, paraissait presque un mérite qu’il fallait encourager. Cette sagesse avec laquelle Newton s’était contenté de donner une loi générale qu’il avait découverte sans chercher la cause première de cette loi, que ni l’étude des phénomènes, ni le calcul, ne pouvaient lui révéler ; cette sagesse ramenait, disait-on, dans la physique les qualités occultes des anciens, comme s’il n’était pas plus philosophique d’ignorer la cause d’un fait que de créer, pour l’expliquer, des tourbillons, des courants, et des fluides.

Les pièces de Mme du Châtelet et de Voltaire sont les seules où l’on trouve des recherches de physique et des faits précis et bien discutés. Les juges des prix, en leur accordant cet éloge, déclarèrent qu’ils ne pouvaient approuver l’idée qu’on y donnait de la nature du feu : déclaration qu’ils auraient dû faire avec encore plus de raison pour deux au moins des ouvrages couronnés. L’Académie, à la demande des deux auteurs, fit imprimer ces pièces dans le recueil des prix, à la suite de celles qui avaient partagé ses suffrages.

On doit remarquer surtout, dans l’ouvrage de Mme du Châtelet, l’idée que la lumière et la chaleur ont pour cause un même élément[2] : lumineux, lorsqu’il se meut en ligne droite ; échauffant, quand ses particules ont un mouvement irrégulier ; il échauffe sans éclairer, lorsqu’un trop petit nombre de ses rayons part de chaque point en ligne droite pour donner la sensation de la lumière ; il luit sans échauffer, lorsque les rayons en ligne droite, en assez grand nombre pour donner la sensation de lumière, ne sont pas assez nombreux pour produire celle de chaleur : c’est ainsi que l’air produit du son ou du vent, suivant la nature du mouvement qui lui est imprimé.

On trouve aussi dans la même pièce l’opinion que les rayons différemment colorés ne donnent pas un égal degré de chaleur ; Mme du Châtelet annonce ce phénomène, que M. l’abbé Rochon a prouvé depuis par des expériences suivies.

Mme du Châtelet admettait enfin l’existence d’un feu central : opinion susceptible d’être prouvée par des observations et des expériences, mais que dans ces derniers temps un assez grand nombre de physiciens ont mieux aimé admettre qu’examiner, parce qu’il est très-commode, quand on fait un système, d’avoir une si grande masse de chaleur à sa disposition.

La pièce de Voltaire est la seule qui contienne quelques expériences nouvelles ; il y règne cette philosophie modeste qui craint d’affirmer quelque chose au delà de ce qu’apprennent les sens et le calcul ; les erreurs sont celles de la physique du temps où elle a été écrite ; et, s’il nous était permis d’avoir une opinion, nous oserions dire que, si l’on met à part la formule de la vitesse du son, qui fait le principal mérite de la dissertation d’Euler, l’ouvrage de Voltaire devait l’emporter sur ses concurrents, et que le plus grand défaut de sa pièce fut de n’avoir pas assez respecté le cartésianisme, et la méthode d’expliquer qui était alors encore à la mode parmi ses juges.

  1. Ces vers sont de Voltaire. Voyez sa lettre à d’Alembert, du 1er juillet 1766. Cet Essai a été imprimé pour la première fois dans le tome IV des Prix de l’Académie des sciences, daté de 1739. Voltaire et Mme du Chàtelet avaient chacun envoyé un ouvrage au concours pour 1738 (voyez plus loin, année 1739, le Mémoire sur un ouvrage de physique). Le prix fut partagé entre Léonard Euler, le jésuite Lozeran de Fiesc, et le comte de Créquy-Canaple. Les éditions de Kehl sont les premières des Œuvres de Voltaire qui contiennent cet Essai. (B.)
  2. Personne n’en doute aujourd’hui. Mais le mouvement n’est pas celui de molécules lumineuses qui se transportent : c’est un mouvement vibratoire. Les différences d’effet tiennent à des différences de vitesse. (D.)