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Si le Propriétaire d’une grande terre (que je veux considerer ici comme s’il n’y en avoit aucune autre au monde) la fait cultiver lui même, il suivra sa fantaisie dans les usages auxquels il l’emploiera. 1°. Il en emploiera nécessairement une partie en grains pour la subsistance de tous les Laboureurs, Artisans & Inspecteurs qui doivent travailler pour lui ; & une autre portion pour nourrir les Bœufs, les Moutons & les autres Animaux nécessaires pour leur habillement & leur nourriture, ou pour d’autres commodités, suivant la façon dont il veut les entretenir ; 2°. il mettra une portion de sa terre en parcs, jardins & arbres fruitiers, ou en vignes, suivant son inclination, & en prairies pour l’entretien des Chevaux dont il se servira pour son plaisir, &c.
Supposons maintenant que pour éviter tant de soins & d’embarras, il fasse un calcul avec les Inspecteurs de ses Laboureurs ; qu’il leur donne des Fermes ou portions de sa terre ; qu’il leur laisse le soin d’entretenir à l’ordinaire tous ces Laboureurs dont ils avoient l’inspection, de maniere que ces Inspecteurs, devenus ainsi Fermiers ou Entrepreneurs, cedent aux Laboureurs, pour le travail de la terre ou ferme, un autre tiers du produit, tant pour leur nourriture que pour leur habillement & autres commodités, telles qu’ils les avoient lorsque le Propriétaire faisoit conduire le travail : supposons encore que le Propriétaire fasse un calcul avec les Inspecteurs des Artisans, pour la quantité de nourriture, & pour les autres commodités qu’on leur donnoit ; qu’il les fasse devenir Maîtres artisans ; qu’il regle une mesure commune, comme l’argent, pour fixer le prix auquel les Fermiers leur cederont la laine, & celui auquel ils lui fourniront le drap, & que les calculs de ces prix soient reglés de maniere que les Maîtres artisans aient les mêmes avantages & les mêmes douceurs qu’ils avoient à-peu-près lorsqu’ils étoient Inspecteurs, & que les Compagnons artisans aient aussi le même entretien qu’auparavant : le travail des Compagnons artisans sera reglé à la journée ou à la piece ; les marchandises qu’ils auront faites, soit chapeaux, soit bas, souliers, habits, &c. seront vendues au Propriétaire, aux Fermiers, aux Laboureurs & aux autres Artisans réciproquement à un prix qui laisse à tous les mêmes avantages dont ils jouissoient ; & les Fermiers vendront, à un prix proportionné, leurs denrées & matériaux.
Il arrivera d’abord que les Inspecteurs devenus Entrepreneurs deviendront aussi les maîtres absolus de ceux qui travaillent sous leur conduite, & qu’ils auront plus de soin & d’agrément en travaillant ainsi pour leur compte. Nous supposons donc qu’après ce changement tous les Habitans de cette grande terre subsistent tout de même qu’auparavant ; & par conséquent je dis qu’on emploiera toutes les portions & Fermes de cette grande terre, aux mêmes usages auxquels on les emploïoit auparavant.
Car si quelques-uns des Fermiers semoient dans leur Ferme ou portion de terre plus de grains qu’à l’ordinaire, il faudra qu’ils nourrissent un plus petit nombre de Moutons, & qu’ils aient moins de laine & moins de viande de mouton à vendre ; par conséquent il y aura trop de grains & trop peu de laine pour la consommation des Habitans. Il y aura donc cherté de laine, ce qui forcera les Habitans à porter leurs habits plus longtems qu’à l’ordinaire ; & il y aura grand marché de grains & un surplus pour l’année suivante. Et comme nous supposons que le Propriétaire a stipulé en argent le paiement du tiers du produit de la Ferme, qu’on doit lui païer, les Fermiers qui ont trop de blé & trop peu de laine, ne seront pas en état de lui païer sa rente. S’il leur fait quartier, ils auront soin l’année suivante d’avoir moins de blé & plus de laine ; car les Fermiers ont toujours soin d’emploïer leurs terres au produit des denrées, qu’ils jugent devoir rapporter le plus haut prix au Marché. Mais si dans l’année suivante ils avoient trop de laine & trop peu de grains pour la consommation, ils ne manqueront pas de changer d’année en année l’emploi des terres, jusqu’à ce qu’ils puissent parvenir à proportionner à-peu-près leurs denrées à la consommation des Habitans. Ainsi un Fermier qui a attrapé à-peu-près la proportion de la consommation, mettra une portion de sa ferme en Prairie, pour avoir du foin, une autre pour les grains, pour la laine, & ainsi du reste ; & il ne changera pas de méthode, à moins qu’il ne voie quelque variation considérable dans la consommation ; mais dans l’exemple présent nous avons supposé que tous les Habitans vivent à-peu-près de la même façon, qu’ils vivotent lorsque le Propriétaire faisoit lui-même valoir sa terre, & par conséquent les Fermiers emploieront les terres aux mêmes usages qu’auparavant.
Le Propriétaire, qui a le tiers du produit de la terre à sa disposition, est l’Acteur principal dans les variations qui peuvent arriver à la consommation. Les Laboureurs & Artisans qui vivent au jour la journée, ne changent que par nécessité leurs façons de vivre ; s’il y a quelques Fermiers, Maîtres artisans, ou autres Entrepreneurs accommodés, qui varient dans leur dépense & consommation, ils prennent toujours pour modele les Seigneurs & Propriétaires des terres. Ils les imitent dans leur habillement, dans leur cuisine, & dans leur façon de vivre. Si les Propriétaires se plaisent à porter de beau linge, des soieries, ou de la dentelle, la consommation de ces marchandises sera plus forte que celle que les Propriétaires font sur eux.
Si un Seigneur, ou Propriétaire, qui a donné toutes ses Terres à ferme, prend la fantaisie de changer notablement sa façon de vivre ; si par exemple il diminue le nombre de ses Domestiques, & augmente celui de ses Chevaux ; non seulement ses Domestiques seront obligés de quitter la Terre en question, mais aussi un nombre proportionné d’artisans & de Laboureurs qui travailloient à procurer leur entretien : la portion de terre qu’on emploïoit à entretenir ces Habitans, sera emploïée en Prairies pour les Chevaux d’augmentation, & si tous les Propriétaires d’un État faisoient de même, ils multiplieroient bientôt le nombre des Chevaux, & diminueroient celui des Habitans.
Lorsqu’un Propriétaire a congedié un grand nombre de Domestiques, & augmenté le nombre de ses Chevaux, il y aura trop de blé pour la consommation des Habitans, & par conséquent le blé sera à bas prix, au lieu que le foin sera cher. Cela fera que les Fermiers augmenteront leurs Prairies, & diminueront la quantité de blé pour se proportionner à la consommation. C’est ainsi que les humeurs ou façons des Propriétaires déterminent l’emploi qu’on fait des terres, & occasionnent les variations de la consommation qui causent celles du prix des Marchés Si tous les Propriétaires de terres, dans un État, les faisoient valoir eux-mêmes, ils les emploieroient à produire ce qui leur plairoit ; & comme les variations de la consommation sont principalement causées par leurs façons de vivre, les prix qu’ils offrent aux Marchés, déterminent les Fermiers à toutes les variations qu’ils font dans l’emploi & l’usage des terres.
Je ne considere pas ici la variation des prix du Marché qui peut survenir de l’abondance ou de la stérilité des années, ni la consommation extraordinaire qui peut arriver par des Armées étrangeres ou par d’autres accidens, pour ne point embarrasser ce sujet ; ne considérant un État, que dans sa situation naturelle & uniforme.