Essai sur la musique en Angleterre


ESSAI

SUR LA MUSIQUE
EN ANGLETERRE.

L’état plus ou moins prospère de la musique dans un pays peut dépendre de causes très diverses ; mais, en général, il est la conséquence des institutions qui ont pour but de propager l’instruction primaire de cet art. L’heureuse conformation des peuples de l’Italie pour la musique n’a eu d’effet sensible qu’à l’époque où des écoles multipliées vinrent favoriser son développement. Moins bien organisés, les habitans de l’Allemagne septentrionale cultivent cependant la musique avec beaucoup de succès, depuis plus de trois siècles, parce que leur éducation est toute musicale. En France, une seule école bien organisée a triomphé des circonstances les plus défavorables, et a porté la musique au plus haut point de splendeur, bien qu’on se fût obstiné à ne vouloir accorder aux Français aucune des qualités nécessaires pour la culture de cet art.

L’opinion souvent manifestée par les écrivains du continent, place les Anglais au degré le plus bas de l’échelle des facultés musicales. Cette opinion est-elle fondée ? Voilà ce qu’il s’agit d’examiner. Au premier aspect, je serais tenté de partager les idées communément répandues à cet égard ; mais je sais que ce n’est pas sur l’apparence que des questions de cette nature peuvent être décidées. Avant tout, il faut voir si les institutions favorisent en Angleterre les progrès de la musique ; puis nous déduirons les conséquences de nos observations.

En Angleterre, on ne voit pas, comme en France, le gouvernement s’introduire dans les affaires particulières, réglant tout ce qui tient aux progrès de l’industrie, de la civilisation et des arts ; l’action du gouvernement anglais est à peu près nulle à cet égard. Point d’entraves de sa part, mais aussi point de secours. Chacun, abandonné à ses propres forces, règle l’emploi de ses moyens comme il l’entend, bien sûr qu’en se conformant aux lois de son pays, il ne rencontrera nulle part une administration méticuleuse, prête à lui demander compte de ses actions. C’est à cette indépendance d’une part, et à l’esprit d’association de l’autre, que les Anglais sont redevables de l’état avancé de leur civilisation. Mais ce qui est si utile au bien-être de la société, est-il aussi favorable au progrès des arts ? Cette absence de toute action et de toute protection du gouvernement, en ce qui concerne la musique, la peinture, l’architecture, est-elle un bien ? Voilà ce qu’on peut révoquer en doute. Dès qu’il s’agit d’industrie, de commerce, d’amélioration de la condition sociale, l’intérêt particulier avertit de ce qu’il faut faire, et bannit l’indifférence. Il n’en est pas de même pour les arts, dont la prospérité n’intéresse que faiblement quiconque n’est pas artiste ou amateur passionné. Si le public n’est pas précisément satisfait de la situation de ces arts, il ne songe pas non plus à faire d’efforts pour l’améliorer. L’esprit d’association, si utile pour d’autres choses, ne s’éveille pas pour eux, ou du moins ne produit pas les mêmes résultats, parce qu’il n’est pas constamment excité par l’appât d’avantages immédiats.

Il suffit de jeter un coup-d’œil sur l’histoire de la musique en Angleterre, pour acquérir la conviction que cet art était dans une situation relative bien plus prospère, lorsque le gouvernement y donnait des soins et le protégeait, que lorsqu’il l’abandonna aux seules ressources de la faveur publique. Henri viii était habile musicien ; il composait, et attachait presque autant d’importance à sa qualité de contrepointiste qu’à son titre de roi d’Angleterre. Des compositeurs célèbres, français et gallo-belges, furent appelés à sa cour, et fondèrent des écoles où se formèrent beaucoup de musiciens distingués qui brillèrent sous le règne d’Élisabeth. Cette princesse cultivait aussi la musique avec succès, encourageait les artistes, leur donnait des emplois à sa cour, et entretenait une école de jeunes musiciens dans sa chapelle. La destruction de la musique d’église, qui fut la suite des troubles religieux qui éclatèrent sous le protectorat de Cromwell, commença la décadence de l’art en général, et les grands évènemens de politique intérieure qu’amena la révolution de 1688, achevèrent de le ruiner. Dès lors, le pouvoir royal se trouva renfermé dans des limites plus étroites ; la liste civile, réduite avec économie, ne permit plus de faire de dépenses pour l’entretien d’écoles de musique, qu’on ne considérait que comme des objets de luxe et de superfluité. Tout alla dégénérant, et de ce moment, d’où date la prospérité de l’Angleterre, la musique n’eut plus qu’une existence précaire dans les trois royaumes. Purcell, dont l’éducation musicale précéda la révolution, est à peu près le seul musicien anglais qui se soit fait une grande réputation, postérieurement à cette époque. On cite encore Arne et Arnold, qui eurent en effet quelque mérite dans le style de leur temps (1740-1760), mais qui sont bien inférieurs aux vieux musiciens anglais de l’époque classique.

Un fait assez remarquable se présente dans l’histoire de la musique en Angleterre : c’est que ce pays est le seul qui ait eu des chaires de musique dans ses universités. Cambridge et Oxford eurent de la célébrité sous ce rapport ; on y conférait les grades de bachelier et de docteur en musique, et les dignités ne pouvaient être obtenues qu’après des concours et des examens sévères. Depuis long-temps ces exercices ne sont plus que des enfantillages, et la qualité de docteur en musique a cessé d’être un titre recommandable. Lorsque Haydn alla à Londres, on voulut rendre au doctorat son ancien lustre, en le lui conférant ; mais les pauvres docteurs anglais d’aujourd’hui se montrent si peu dignes de leur illustre confrère, que ce titre est devenu grotesque.

Handel, avec son génie élevé, sa science profonde et sa fécondité prodigieuse, vint, au commencement du dix-huitième siècle, consoler l’Angleterre de l’état déplorable de sa musique, en se naturalisant Anglais, en composant tous ses beaux ouvrages sur des paroles anglaises, et en donnant ses soins au perfectionnement de l’exécution. Alors commença la domination des musiciens étrangers à Londres. Tous les grands chanteurs furent successivement appelés de l’Italie ; les instrumentistes les suivirent. Géminiani fonda une école de violon ; plus tard, Abel, Chrétien Bach, Cramer le père, Clémenti, J.-B. Cramer, Dussek, Viotti, Dragonetti et beaucoup d’autres grands artistes vinrent successivement se fixer à Londres, et travaillèrent à y perfectionner le goût de la population. Mais par une singularité bien remarquable, ils ne purent jamais venir complètement à bout de leur dessein, et la musique semblait être, en Angleterre, comme certaines plantes exotiques qui ne vivent sur un sol différent de celui qui les a vues naître, qu’à force de soins et en serre chaude. Les oratorios de Handel, exécutés quelquefois par des masses imposantes de cinq ou six cents musiciens, avec un effet dont on n’a point d’idée en France et en Italie, semblaient, cependant, montrer en certaines occasions que les Anglais ont le sentiment de ce qui est grand et beau ; mais, à côté de ces larges proportions, le goût et l’habitude des choses les plus mesquines se faisaient remarquer. Du reste, si l’on excepte madame Billington et Braham, l’Angleterre n’a produit aucun talent d’exécution d’un ordre très élevé avant la fin du dix-huitième siècle. L’éducation des Anglais, en ce qui concerne la musique, paraissait recommencer chaque année ; et, si quelque apparence d’amélioration semblait se manifester de temps en temps, ce n’était que dans la haute société, c’est-à-dire, dans une classe qui use des arts, mais qui, dans aucun pays, ne contribue à leurs progrès d’une manière efficace. Le peuple et les classes moyennes restaient étrangères à ces velléités de perfectionnement du goût musical, parce que de pareils résultats ne peuvent devenir généraux que par l’éducation publique.

Ce bienfait d’une éducation publique, sous le rapport de la musique, semblait ne pouvoir exister en Angleterre, lorsque plusieurs amateurs, plus zélés et plus éclairés que les autres, sentirent la nécessité d’établir une école de musique, dont ils jetèrent les fondemens de la même manière que tout se fait dans leur pays, c’est-à dire au moyen d’une souscription. Bien qu’une pareille existence soit précaire, ou du moins paraisse telle, il est certain que la généreuse intention de ces vrais amateurs a déjà porté des fruits. Il fallait beaucoup de persévérance pour vaincre les préjugés qui s’élevaient contre cette nouveauté ; mais la persévérance est précisément une des qualités les plus saillantes du caractère anglais : tous les obstacles furent écartés, et la nouvelle école prit de la consistance. Elle existe encore aujourd’hui sous le nom de Royal academy of music. Elle est placée sous le patronage immédiat du roi ; ce qui signifie seulement que le roi l’a prise sous sa protection, sans lui accorder aucun secours.

Lord Burghersh, le comte de Clarendon, le comte de Fife, lord Saltoun, sir Georges Warrender, sir Gore Ouseley, le major-général sir A.-F. Barnard, sir Georges Clerk, et quelques autres amateurs distingués, composent le comité d’administration de l’Académie royale de musique qu’ils ont fondée, et transmettent leurs décisions à M. F. Hamilton, surintendant, qui les fait exécuter. Tout ce qui concerne les études musicales est sous la direction du docteur Crotch, qui est considéré comme un des plus savans musiciens anglais.

L’instruction n’est pas gratuite dans l’Académie royale de musique ; les dépenses considérables que nécessite un pareil établissement, et l’absence de tout secours du gouvernement, n’ont pas permis aux fondateurs de cette école, de la rendre, sous ce rapport, aussi utile qu’elle pourrait l’être, si tous les enfans bien organisés y étaient admis, quel que fût l’état de leur fortune. Il faut jouir d’une certaine aisance pour être compté au nombre des élèves de l’Académie royale de musique. Ces élèves sont divisés en pensionnaires et externes. La première classe se compose de vingt-quatre garçons et douze jeunes filles. Chacun de ces élèves paie dix guinées pour le droit d’entrée et cinquante livres sterling de pension annuelle. Ils sont nourris et logés dans l’établissement, et reçoivent une instruction complète dans la partie de la musique qu’ils adoptent. Ils contractent, en entrant dans l’école, l’engagement d’y passer un certain nombre d’années.

Le nombre des élèves externes est illimité. Ils jouissent des mêmes avantages et de la même instruction que les pensionnaires. Leur contribution annuelle est de trente guinées, et ils paient en outre cinq guinées de droit d’entrée.

Une singulière disposition du règlement établit deux vacances de cinq semaines chacune dans l’année, et oblige tous les élèves à sortir de l’Académie pendant ce temps.

Lorsqu’un élève pensionnaire a acquis un degré d’habileté suffisant pour se livrer à l’enseignement, ou pour se faire entendre dans les concerts publics, le comité lui accorde une autorisation pour contracter des engagemens. Une autorisation semblable est nécessaire pour publier les compositions des élèves, jusqu’à ce que leur engagement avec l’Académie soit terminé.

Le nombre des professeurs de l’Académie s’élève à vingt-neuf, et celui des sous-professeurs à dix-sept.

L’harmonie et la composition sont enseignées par le docteur Crotch, MM. Attwood et J. Goss. Le premier, comme je l’ai dit, est considéré comme le plus savant musicien de l’Angleterre, ce qui n’est point à la louange de la science musicale anglaise ; car le docteur Crotch ne doit sa réputation qu’à son Traité sur l’harmonie et la composition, livre obscur, dans lequel les faits sont mal classés, les vues superficielles, et le raisonnement nul. Les lectures que ce docteur fait chaque année à l’Institut des sciences, ne sont point de nature à faire concevoir une haute idée de ses vues ni de son savoir ; car il se borne à y donner de nouveau les spécimens des divers styles dont il a publié trois volumes, il y a plusieurs années. Dans ces lectures, dont la durée est d’une heure, le professeur parle dix minutes sans rien dire, et joue, le reste du temps, des compositions de différens maîtres. Le docteur Crotch est un exemple du peu de certitude qu’il y a dans l’avenir de certains prodiges de précocité. Dès l’âge de cinq ans, il s’annonça par des dispositions extraordinaires pour la musique. Il jouait du clavecin avec habileté, composait, écrivait ses improvisations, et était parvenu à exciter l’attention de toute l’Angleterre. Le docteur Burney, auteur d’une Histoire générale de la musique, écrivit une dissertation sur les facultés prodigieuses d’un enfant si précoce, et la publia sous le titre de Paper on Crotch. La Société royale de Londres examina avec attention le petit prodige, et consigna ses observations dans les Transactions philosophiques ; enfin il fut décidé que l’Angleterre venait de voir naître le plus grand musicien du monde. De tant de merveilles, il n’est résulté que le docteur Crotch, qui n’est guère connu que des Anglais.

J’ignore quel est le mérite de M. Attwood comme professeur ; mais je sais par expérience que c’est un habile musicien et un compositeur de beaucoup de mérite. Dans sa jeunesse, il quitta son pays pour aller en Italie, puis en Allemagne où il se fixa auprès de Mozart. Ce grand maître lui donna des conseils, et M. Attwood acquit, dans cette fréquentation du plus grand artiste de son temps, une pureté de goût qu’on est étonné de rencontrer parmi les Anglais. Toutes les compositions de M. Attwood que j’ai entendues dans le voyage que je fis à Londres en 1829, se distinguent par un chant simple, élégant et expressif, par une harmonie très pure, et par une instrumentation remplie d’effet. Je ne doute pas que, si ce compositeur eût appliqué les inspirations de son génie à une langue moins rebelle et plus musicale que la langue anglaise, il ne se fût fait une grande réputation dans le reste de l’Europe ; mais tels sont les désavantages de cette langue, que les Anglais eux-mêmes n’aiment, de la musique à laquelle elle sert de soutien, que les petits airs et les chants nationaux. On peut affirmer que M. Attwood n’est pas estimé ce qu’il vaut, même par ses compatriotes ; la difficulté de se faire un nom comme compositeur, est telle en Angleterre, que ce musicien est réduit à donner des leçons qui le fatiguent, et qui usent son talent.

Le chant n’est pas dans une situation très florissante à Londres, ni dans aucune autre partie de l’Angleterre ; cependant il ne paraît pas que l’organisation des Anglais soit défavorable à cette partie de la musique. Malheureusement l’Académie royale de musique a eu rarement de bons maîtres pour en enseigner les principes et le mécanisme. Le compositeur Coccia, qui a demeuré quelque temps à Londres, y avait jeté les fondemens d’une bonne école ; mais, depuis son départ pour l’Italie, il a été remplacé par un signor Gabussi, fort protégé par de grandes dames, mais qui n’a qu’un talent ordinaire. Plusieurs chanteurs du théâtre italien ont aussi donné des leçons dans l’Académie royale de musique ; cependant, par des circonstances qu’il est difficile d’apprécier, peu d’élèves distingués en sont sortis jusqu’à ce jour. MM. Sapio, Seguin et miss Childe sont à peu près les seuls qui aient donné quelques résultats satisfaisans. Leurs voix sont belles, ils sont bons musiciens, et ne manquent ni de légèreté dans leur vocalisation, ni de goût dans le choix des ornemens de leur chant.

Toutes les parties de l’exécution instrumentale ne sont pas dans un état égal de prospérité dans l’Académie royale de musique ; je pense qu’il faut plutôt accuser les professeurs que les élèves de ce qu’on y trouve de défectueux. Il n’y a point d’école de violon en Angleterre, bien que Viotti y ait vécu long-temps. Livré à des spéculations commerciales, et dégoûté de la musique par l’état d’imperfection où elle était à Londres de son temps, ce grand artiste n’a jamais formé d’élèves parmi les Anglais ; on peut même assurer que son talent ne fut jamais apprécié par eux à sa juste valeur ; je n’en donnerai qu’une preuve : la voici. Ses affaires étaient dérangées : il voulut y porter remède par l’exercice de son art, et pour rentrer dans la carrière qu’il avait abandonnée, il annonça un concert. On croira peut-être que la curiosité, excitée par le nom de Viotti, y poussa un nombreux et brillant auditoire. Il ne s’y trouva qu’environ cinquante personnes. Les violonistes les plus renommés à Londres sont MM. François Cramer, Mory, Spagnoletti et Oury. Le talent du premier est absolument nul ; il ne jouit de quelque réputation que par le souvenir de son père, violoniste distingué qui vécut long-temps à Londres, ou plutôt par l’habitude de bienveillance que les Anglais contractent pour les artistes qu’ils connaissent depuis long-temps. M. Mory a beaucoup plus d’exécution ; mais sa manière est vulgaire, dépourvue d’élégance et d’expression. Sa main gauche est assez brillante ; mais son archet manque absolument de largeur et de souplesse. J’ignore ce que fut M. Spagnoletti dans sa jeunesse ; maintenant il est vieux, et son talent ne mérite aucune attention. M. Oury est le seul violoniste anglais qui ait un mérite réel ; cependant il est le moins connu de tous à Londres. Devenu l’époux de mademoiselle Belleville, pianiste d’un talent remarquable, il a quitté son pays depuis près d’un an et voyage en Allemagne où il a recueilli beaucoup d’applaudissemens. Au lieu de dénigrer les violonistes étrangers, comme le font ordinairement ses compatriotes, M. Oury a eu le bon esprit d’écouter attentivement Baillot, Lafont et Bériot ; il a étudié leur manière et s’y est identifié.

Les quatre professeurs dont je viens de parler donnent des leçons à l’Académie royale de musique, mais non d’une manière suivie. D’ailleurs, le défaut d’unité dans le système d’enseignement est tel, qu’il n’y a et qu’il ne peut y avoir de véritable école anglaise de violon ; MM. Cramer, Mory et Spagnoletti ignorent les principes de la tenue de l’instrument, de la pose et du mouvement de l’archet, et ne connaissent aucun autre des élémens classiques de l’art de jouer du violon.

M. Lindley, professeur de violoncelle à l’Académie royale de musique, jouit d’une grande réputation, et la mérite à certains égards. Lorsqu’il chante sur son instrument, il en tire un beau son, et il possède beaucoup d’habileté dans le mécanisme des difficultés ; mais son style est vulgaire, et sa qualité de son perd beaucoup de son intensité dans les traits. M. Lindley a formé de bons élèves à l’Académie : je dois citer particulièrement M. Lucas, qui se distingue aussi dans la composition instrumentale. Depuis quelques années, un jeune violoncelliste français, nommé M. Rousselot, s’est fixé à Londres. Il y est devenu professeur de l’Académie de musique, et y a introduit une très bonne école de violoncelle.

Il est fâcheux que les directeurs de l’Académie n’aient pu offrir à Dragonetti des appointemens assez considérables pour l’attacher à cette école comme professeur de contrebasse. Dragonetti est connu, dans le monde musical, comme l’artiste le plus prodigieux sur cet instrument. C’est M. Anfossi qui est chargé de cette partie de l’enseignement. M. Anfossi est un artiste estimable ; mais entre Dragonetti et lui la distance est immense. Toutefois, il enseigne le doigté et le maniement de l’archet selon les principes de cet artiste incomparable, et il a formé de bons élèves.

M. Wittmann, professeur de clarinette, et M. Nicholson, qui enseigne la flûte, sont des artistes fort habiles, capables de faire prospérer l’étude de leur instrument. Bien que les résultats offerts par leurs élèves ne soient pas complètement satisfaisans, on ne peut douter que ces maîtres n’améliorent dans quelques années les orchestres de Londres par les élèves qu’ils formeront. Les Anglais n’ont jamais pu se distinguer comme hautboïstes ; ni Fischer, qui a vécu long-temps à Londres, ni M. Vogt plus tard, n’ont pu former d’élèves parmi eux. Un jeune hautboïste français, ancien élève du conservatoire de musique de Paris, est maintenant fixé à Londres ; il donne des leçons à l’Académie : peut-être sera-t-il plus heureux que ses devanciers.

Pour le basson, les Anglais n’ont rien à envier aux autres nations. M. Mackintosh est un professeur habile ; il tire de son instrument un son volumineux qui manque à la plupart des artistes de Paris, et forme de bons élèves. Le cor n’est pas cultivé avec autant de succès, quoiqu’on trouve à Londres un homme d’un talent fort remarquable sur cet instrument. Cet artiste, nommé Puzzi, est maintenant retiré des orchestres, et ne donne point de leçons. M. Platt, qui enseigne dans l’Académie, me paraît peu propre à cet emploi.

Le piano est l’un des instrumens les plus favorisés par le choix des maîtres, qui sont MM. Moschelès, Potter, Phlipps et Mme  Anderson. On trouve dans l’Académie une multitude de jeunes gens qui ont déjà des talens distingués sur cet instrument.

Les jeunes compositeurs de l’Académie jouissent d’un avantage précieux : celui de pouvoir faire exécuter leurs compositions par un orchestre complet, les mardi et jeudi de chaque semaine. Cette instruction pratique me paraît être la meilleure qu’ils reçoivent dans l’Académie. M. Potter, compositeur et habile pianiste, qui a vécu long-temps à Vienne, dirige cette exécution. C’est un très bon musicien, capable de bien remplir de semblables fonctions. Ces exercices sont intéressans ; j’y ai assisté plusieurs fois, et j’ai toujours été satisfait de ce que j’y ai entendu.

Si l’on considère les obstacles de tout genre que les fondateurs de l’Académie royale de musique ont eu à vaincre pour l’organisation d’une école de ce genre dans un pays où il n’existait rien de semblable, et en l’absence de tout secours du gouvernement, on ne peut qu’être frappé de l’importance des résultats obtenus en moins de douze ans. Malheureusement ces résultats, si considérables qu’ils soient, sont trop isolés pour pouvoir exercer une puissante influence sur l’état général de l’art dans le pays. L’Académie royale de musique ne se rattache point à un grand système d’éducation musicale, en sorte que ses bienfaits sont, pour ainsi dire, perdus pour la masse de la population. Si l’instruction y était gratuite, si le nombre des élèves y était conséquemment plus considérable et se renouvelait plus souvent, les fruits de cette institution seraient plus généralement goûtés ; mais il ne faudrait pas qu’elle fût unique dans la Grande-Bretagne : il faudrait qu’un grand nombre d’écoles du même genre, en multipliant les produits, popularisât les notions de musique dans toute l’Angleterre, et que la nation ne restât pas à cet égard dans l’état de barbarie où elle est plongée.

Si l’on examine attentivement l’Angleterre, on est frappé de la contradiction qui s’y manifeste entre la marche accélérée d’une civilisation supérieure à tout ce qu’on connaît dans le reste du monde, et l’attachement à d’anciennes institutions ou à de gothiques usages. D’une part, tous les efforts ont pour but d’améliorer la condition humaine ; de l’autre, on semble vouloir perpétuer le souvenir de ce que fut le pays dans des temps de barbarie. Ainsi, au milieu des magnificences de Portland-Place et de Regent-Park, se retrouvent les mesquines entrées des maisons bourgeoises de Londres au dix-septième siècle ; ainsi, près des larges proportions des rues, des places et des monumens, on voit bâtir des églises gothiques, et conserver avec soin, dans les meubles et dans les ajustemens, les traces du goût le plus suranné ; ainsi, dans la plus belle ville de l’Europe, le roi continuait naguère d’habiter une masure, qu’on appelle le palais de Saint-James, uniquement parce que cette masure a été bâtie par Henri vi. Je pourrais citer une multitude d’exemples du même genre, en toutes choses ; mais je dois me renfermer dans ce qui concerne la musique, et je vais parler de deux institutions dont l’objet est aussi de conserver le goût de l’ancienne musique anglaise, en opposition aux progrès actuels de l’art moderne.

Plusieurs sociétés musicales existent à Londres ; chacune a son objet spécial. La société des Glees est instituée pour la conservation des mélodies anglaises, avec refrains en chœur ; la société des Catches ne s’occupe que des canons à plusieurs voix ; les Mélodistes ont un but à peu près semblable à la société des Glees ; les Harmonistes veulent contribuer au progrès de la musique considérée dans son ensemble, au moyen de concerts qu’ils donnent par souscription.

On jugerait mal l’esprit de ces sociétés, si l’on croyait qu’elles n’ont qu’une existence précaire, qui cessera dès que la musique aura atteint en Angleterre le degré de perfection où elle est arrivée en France et en Allemagne. Les Anglais sont dévoués à leurs institutions ; ils y portent une conviction que rien ne peut ébranler, et l’on ne pourrait peut-être citer un seul exemple de défection parmi les membres d’une association quelconque. Toute l’Europe s’élèverait contre les Catches et les Glees, que ces pièces de musique nationale ne seraient pas moins admirées des vrais Anglais.

En 1829, la société des Mélodistes m’a fait l’honneur de m’inviter au dîner mensuel qu’elle donne à Freemason’s Tavern. Ces dîners sont ordinairement présidés par le duc de Sussex, frère du roi. Un orgue se trouve dans la salle du festin, et l’on y apporte un grand piano qui doit servir à accompagner les chanteurs dans leurs exercices. J’avoue que la nouveauté de tout ce que je vis et entendis dans cette séance m’intéressa vivement. L’assemblée était composée d’environ quatre-vingts membres de la société, parmi lesquels je remarquai de graves personnages. Après que chacun eut pris à table la place qui lui convenait, tout le monde se leva au signal donné par M. Tom Cooke, musicien très distingué, qui ne doit ses talens qu’à son heureuse organisation, et le Benedicite fut chanté en harmonie par tous les musiciens de la société. Pendant le repas, des toasts furent portés au roi, à la gloire de la marine britannique, à la prospérité de la mélodie anglaise, et à quelques-uns des membres les plus distingués de la société. Après le toast du roi, on chanta le God save the King avec les refrains en chœur, et le toast à la gloire de la marine fut suivi de l’air national des marins, arrangé pour plusieurs voix.

Au dessert, divers membres de la société se mirent successivement au piano, et les exercices commencèrent par des glees de différens genres ; ceux qui furent le plus applaudis et qu’on redemanda avaient été composés par MM. Parry, Blewitt et Tom Cooke. J’ai entendu avec beaucoup de plaisir le glee de ce dernier, qui commence par ces mots : Fill, my boy, as deep a draught. Ce morceau, écrit pour quatre voix, est d’une mélodie charmante, et l’harmonie en est très pure. Je dois citer aussi les glees comiques de M. Blewitt, qui sont d’un effet très piquant. Tous ces morceaux étaient accueillis avec enthousiasme, salués par des toasts, et entremêlés de discours à la louange des artistes dont les ouvrages venaient d’être entendus. Après que l’assemblée eut donné carrière à son goût pour la musique nationale, neuf des meilleurs chanteurs de la société se rassemblèrent pour exécuter, en actions de grâces, le canon composé par William Bird, maître de chapelle de la reine Élisabeth, sur les paroles : Non nobis, Domine. Ce morceau, à trois parties, est écrit dans le caractère du style alla Palestrina, et, sauf quelques incorrections qui appartiennent au temps où Bird écrivait, est digne d’être rangé parmi les meilleures compositions scientifiques. Son exécution fut parfaite. Le reste de la soirée se passa en exercices de catches et d’airs de différens caractères : l’assemblée ne se sépara qu’à onze heures du soir.

Je sortis charmé de ce que je venais d’entendre ; car tout ce qui porte un caractère d’originalité est d’autant plus digne d’intéresser un musicien, que ce cachet s’efface chaque jour davantage, et que la fusion qui s’opère dans la musique de tous les pays, tend à faire disparaître toutes les nuances, de manière à ce qu’il n’y ait plus qu’un seul genre.

Une institution plus originale encore est celle qui a pour objet la conservation de la musique des habitans du pays de Galles ; musique qui, ainsi que la langue primitive de cette singulière province, n’a aucun rapport avec la musique et la langue du reste de l’Angleterre. Mais, avant de parler de l’institution en elle-même, il est nécessaire que j’entre dans quelques détails sur l’origine de cette langue et de cette musique.

Les Welches ou Cambro-Bretons, qui, de temps immémorial, habitent le pays de Galles, surent mieux que les autres habitans de l’Angleterre proprement dite se défendre contre les invasions de tous les peuples qui conquirent ce royaume, et ne se mêlèrent ni aux Saxons, ni aux Normands, ni aux Danois ; de là la conservation pure de leur langue primitive, de leurs usages et de leurs arts. Ces Welches, ou Walches, ou Galles, passent pour être les descendans des Celtes, qui ont tant et si inutilement occupé les savans des dix-septième et dix-huitième siècles, et dont on a cru retrouver les traces chez les Bas-Bretons de France. On ne peut nier un fait très singulier, c’est que le langage de la Basse-Bretagne et celui du pays de Galles ont de tels rapports, que les habitans des deux pays s’entendent sans difficulté, tandis qu’il n’y a pas la plus légère analogie entre le langage du pays de Galles et celui des autres provinces anglaises. Un autre fait non moins digne de remarque, est que la langue welche, ou galloise, ou cambrienne, s’est conservée jusqu’aujourd’hui dans toute sa pureté, et que le pays de Galles possède encore des poètes qui écrivent dans cette langue avec facilité.

La musique du pays de Galles a la même originalité que la poésie, soit sous le rapport des formes de son chant, soit sous ceux du rhythme et du mode d’exécution, soit enfin sous ceux de la forme des instrumens et de la manière d’en moduler les accords. La plupart des pièces de chant des Gallois sont des stances qu’ils nomment pennillons.

Je ne connais rien dans la musique d’aucun peuple moderne qui puisse donner l’idée du chant de ces pennillons ; il faut l’avoir entendu pour en avoir quelques notions ; car l’effet de ce chant dépend autant de la manière dont il est exécuté que de la composition. Les pennillons sont fort difficiles à chanter, parce que le chanteur est obligé de suivre l’accompagnateur, qui module de fantaisie sur sa harpe welche, et qui s’arrête dans le ton qui lui plaît. Il faut que la voix puisse suivre ses modulations sans changer le caractère de l’air. C’est à cause de cette difficulté que le chanteur ne commence presque jamais les couplets avec le premier temps de la mesure, afin de pouvoir juger le ton ; c’est au second ou au troisième temps qu’il commence ordinairement. Un bon chanteur est aussi capable d’adapter des vers de mesures très différentes à la même mélodie, et cependant pas un n’a la plus légère notion des règles de la musique. Aucun de leurs chants n’est écrit ; tout est de tradition chez eux, mais leur intelligence est parfaite.

Deux instrumens sont particuliers au pays de Galles : l’un est la harpe à triple rang de cordes ; l’autre est une espèce de viole d’une forme très bizarre, qu’on appelle cruth. Je n’ai pas besoin de dire que la harpe welche ou cambrienne n’a point de pédales ; cependant elle est pourvue de demi-tons, comme nos harpes modernes, au moyen de ses divers rangs de cordes. J’ai dit qu’elle en a trois. Les deux rangs extérieurs sont montés à l’unisson, ce qui a probablement pour objet de produire des effets particuliers de doubles cordes. Le rang des cordes du milieu est celui des notes diésées et bémolisées. Cette disposition offre de grandes difficultés dans l’exécution. Cependant les harpistes gallois jouent sur cet instrument des passages compliqués dans des mouvemens rapides. Il est à remarquer qu’ils se servent de la main gauche pour le dessus, et de la droite pour la basse.

Le cruth est un instrument à archet qu’on croit avoir donné naissance aux différentes violes et au violon. Il a la forme d’un carré long, dont la partie inférieure forme le corps de l’instrument. Deux montans, placés aux côtés de la partie supérieure, se rattachent vers le haut avec un manche isolé dans le milieu. Cet instrument est monté de quatre cordes, et se joue comme le violon, mais avec plus de difficulté, parce qu’il n’a pas d’échancrure pour laisser passer l’archet.

Après avoir donné ces renseignemens sur les habitans du pays de Galles, sur leur poésie et sur leur musique, il me reste à parler de l’association qui a pour objet la conservation de cette poésie et de cette musique. Cette association porte le titre de Royal cambrian institution. Elle s’est formée, il y a treize ans, à l’imitation d’une ancienne assemblée, qui avait le même but et qui s’appelait le cymmodorion. En 1822, elle tint sa première séance publique sous le nom welche de Eisteddvod, qui signifie assemblée d’artistes, et y distribua des médailles à des auteurs de poésies galliques, à des musiciens et à des grammairiens welches. Depuis cette époque, un Eisteddvod a eu lieu chaque année, accompagné d’un concert de musique welche, et des médailles ont été distribuées à de nouveaux poètes ou à de nouveaux musiciens. Ce fut le 6 mai 1829 que j’assistai à l’une de ces séances annuelles ; elle m’offrit un ample sujet d’observations.

La harpe devait être l’instrument fondamental d’un pareil concert ; cependant, pour plus de variété, on y avait joint un orchestre complet. La séance commença par une ouverture à grand orchestre, composé d’airs welches originaux, remarquables par leur singularité. La Marche des hommes de Harluk, le petit air Cream of yellow ale, joué sur la flûte par M. Nicholson, et la chanson des nourrices du pays de Galles, Lullaby, m’ont paru empreints d’un caractère plus prononcé que les autres. Différens airs furent ensuite chantés par MM. Broadhurst, Atkins, H. Watson, Braham, Collyer, miss Love et miss Paton (aujourd’hui madame Wood), et dans la plupart de ces morceaux, j’ai trouvé des mélodies très agréables ; mais je devais plutôt les considérer comme des monumens de la musique anglaise, que comme appartenant à la musique welche proprement dite, puisqu’elles sont l’ouvrage de compositeurs modernes. Il n’en est pas de même de l’air Av hid y nos, qui fut chanté d’une manière délicieuse par miss Paton, et qui est certainement une mélodie originale très remarquable.

Deux morceaux annoncés sur le programme excitaient surtout ma curiosité. L’un était un chant du pennillon, exécuté par trois habitans du pays de Galles, et accompagné sur la harpe welche par M. W. Pritchard. L’autre était l’air favori Sweet Richard, avec des variations, joué sur la harpe à triple rang de cordes, par M. Richard Roberts, ménestrel aveugle du Carnarvon. Ce ménestrel portait au cou deux petites harpes, l’une en argent, l’autre en or, qu’il a gagnées comme prix aux Eisteddvod de Denbigh. Mon attente ne fut pas trompée ; on ne peut rien entendre de plus curieux que ces morceaux. Les pennillons furent chantés par trois habitans de Manavon et de Nanglyn. Chacun chantait un couplet, et prenait à son tour un accent tout différent du précédent. Parmi eux, un vieillard se distinguait par la chaleur qu’il mettait dans le débit de ces chants sauvages, et l’on voyait en lui la conviction que ces chants sont les plus beaux qui soient au monde. Le succès de ces pennillons fut complet, et rarement j’ai vu applaudir de la bonne musique avec autant d’enthousiasme. Le barde aveugle du Carnarvon ne fut ni moins intéressant ni moins applaudi. Je ne pouvais croire qu’il fût possible de faire aussi facilement des difficultés considérables sur un instrument si ingrat : la cécité de ce musicien de nature, la bonté peinte sur son visage et son talent vraiment extraordinaire le rendaient l’objet d’un intérêt général.

Quelques morceaux moins importans terminèrent cette séance, l’une des plus singulières et des plus remarquables auxquelles j’aie assisté dans ma vie. Ce n’est que dans un pays tel que l’Angleterre qu’on peut en trouver une semblable.

En France, les institutions relatives aux arts tendent à les populariser ; en Angleterre, elles n’arrivent presque jamais à de semblables résultats. Il semble que les meilleures choses ne soient point destinées à sortir du centre qui les vit naître, et que les membres du club ou de la société qui les a fait éclore, doivent en avoir seuls la jouissance. C’est à cette singulière disposition des esprits qu’il faut attribuer le défaut d’influence de quelques associations musicales qui auraient dû contribuer à perfectionner le goût de la musique chez les Anglais, telles que les concerts de musique ancienne et les concerts de la société philharmonique.

La première de ces institutions date de près de soixante ans. Elle fut fondée par plusieurs amateurs de musique classique, particulièrement admirateurs du génie de Handel, sous le patronage de Georges iii. Les personnages les plus distingués de l’Angleterre sont au nombre des membres de l’association, et dirigent tour à tour les concerts qui sont donnés chaque année, au nombre de douze. Aucune composition de musicien vivant n’y est exécutée : les ouvrages originaux de Handel sont ceux qu’on y entend le plus fréquemment ; cependant les noms de tous les hommes célèbres des écoles d’Italie et d’Allemagne paraissent tour à tour dans les programmes de ces concerts. La plupart des artistes distingués qui se font entendre chaque année sur le théâtre italien, sont engagés pour chanter dans ces séances de musique ancienne ; les chœurs y sont rendus avec beaucoup d’ensemble, et le caractère général de l’exécution y est bien appliqué à la qualité des ouvrages qu’on y entend. Toutefois, cette institution ne produit pas tout le bien qu’on en pourrait attendre, parce que le nombre des souscripteurs est borné et ne se renouvelle, pour ainsi dire, jamais. Ce sont toujours les mêmes personnes qui entendent ces concerts ; le reste de la population de Londres ne sait pas même ce que c’est, car les étrangers seuls ont le droit d’y être admis, lorsque le comité administratif autorise leur présentation. On peut donc affirmer que les concerts de musique ancienne n’ont aucune sorte d’influence sur le goût et la connaissance de l’art parmi les Anglais, et qu’ils ne peuvent point en avoir.

Il en est à peu près de même à l’égard des concerts de la société philharmonique. Il y a environ vingt-cinq ans que plusieurs professeurs distingués, parmi lesquels on remarquait Viotti, Salomon, J.-B. Cramer, Dizi, etc., formèrent le projet d’améliorer l’exécution de la musique en Angleterre, et d’en propager le goût dans la haute société de ce pays. Ne croyant pas pouvoir mieux atteindre leur but que par des concerts réguliers, ils en établirent par souscription, et formèrent une association pour l’exploitation de ces mêmes concerts. Les commencemens de l’entreprise ne furent point heureux. La difficulté des relations avec le continent ne permettait pas alors aux artistes étrangers de se rendre à Londres, et, à l’exception de Viotti, de Lindley, célèbre violoncelliste, de Dragonetti, incomparable sur la contrebasse, et d’un petit nombre d’instrumentistes de mérite, on ne possédait que des moyens fort bornés pour composer un bon orchestre. Il en coûta de grands efforts et des sacrifices d’argent aux entrepreneurs, pour soutenir leur institution ; mais enfin ils triomphèrent et des difficultés et de l’indifférence du public, et parvinrent insensiblement à faire du concert philharmonique un des plus beaux établissemens de ce genre.

Dans les premiers temps, la société philharmonique ne possédait pas de salle en propre ; dans la suite, elle en fit bâtir une, qui prit le nom d’Argyll Room, parce qu’elle était située dans le quartier d’Argyll. En 1830, cette salle a été réduite en cendres, et la société a dû chercher un asile dans la salle de concerts de King’s theatre, en attendant qu’un autre emplacement lui ait été préparé.

La société des concerts est composée de quarante membres qui choisissent sept directeurs. Les attributions de ceux-ci consistent à fixer le budget des dépenses, à régler les comptes du trésorier, à engager les artistes qui doivent chanter ou jouer des solos, et à faire le programme des concerts. Ces directeurs se renouvellent à de certaines époques, et sont nommés au scrutin secret. On ne peut devenir membre de la société philharmonique que par suite d’une délibération de l’assemblée générale. La société donne huit concerts par saison, pour lesquels il y a une souscription de six cent cinquante abonnés (ce nombre ne peut être dépassé, d’après les règlemens), à raison de quatre guinées pour les huit concerts. Les membres de la société ne paient qu’une guinée et demie d’abonnement. Le surplus des places est laissé à la disposition des directeurs, pour être offert aux artistes étrangers de distinction qui se rendent momentanément à Londres. On ne peut que louer la politesse exquise avec laquelle cette faveur leur est accordée.

Dans la salle d’Argyll Room, l’orchestre était disposé en amphithéâtre, comme aux concerts du Conservatoire de Paris ; mais cet amphithéâtre était beaucoup plus rapide et plus rapproché de la verticale. Une galerie semi-circulaire contenait une partie des exécutans, qui se trouvaient placés presque au-dessus de la tête des autres. Une pareille disposition était essentiellement vicieuse en ce qu’elle ne permettait pas aux musiciens d’entendre ce qui se faisait au-dessus ou au-dessous d’eux. Quelques changemens ont été faits à cette disposition dans la nouvelle salle, mais on a conservé l’habitude de mettre le chef d’orchestre (leader) en face du public, au milieu des autres violons. Ainsi placé, le chef ne voit pas les exécutans, et ne peut les diriger de l’œil et du geste, comme le fait si bien M. Habeneck dans les concerts du Conservatoire de Paris ; aussi voit-on les violonistes qui dirigent les concerts philharmoniques, se borner à indiquer les mouvemens, et jouer de leur instrument pendant toute la séance, comme de simples symphonistes.

Il est une autre singularité que je dois signaler, et qui, sans doute, excitera l’étonnement des musiciens français ; elle consiste dans l’usage de placer toutes les basses en avant de l’orchestre, plus bas que les autres instrumens. Quoiqu’une semblable disposition paraisse contraire à tous les principes d’acoustique, je dois avouer que son effet est beaucoup moins désagréable qu’on pourrait le penser, et que la sonorité des violons ne m’en a point semblé altérée ; ce qui vient sans doute de ce que ceux-ci sont beaucoup plus élevés.

À la première audition d’une symphonie exécutée au concert philharmonique, on est frappé de l’ensemble et de l’énergie de l’orchestre, et l’on est obligé d’avouer que son effet passerait partout pour excellent. Mais lorsqu’on a entendu les concerts du Conservatoire de musique, on ne peut s’empêcher de faire des comparaisons entre les deux établissemens de Paris et de Londres, qui ne sont point à l’avantage du dernier. Le même ensemble, la même énergie se trouvent aussi dans l’orchestre français ; mais il s’y joint une jeunesse, une finesse d’intention qu’on chercherait vainement à Londres. On sait par quelle délicatesse de nuances cet admirable orchestre du Conservatoire a porté au plus haut degré l’exaltation de l’auditoire ; ces nuances ne sont indiquées que d’une manière très faible par les musiciens du concert philharmonique, et rarement ils ont ce que nous nommons de la chaleur. Leur exactitude est irréprochable, mais leur sensibilité est médiocre. Toutefois, comme je viens de le dire, ce n’est que par comparaison avec le bel orchestre du Conservatoire, que je suis conduit à faire ces remarques. Quiconque n’a point entendu celui-ci est satisfait sans restriction du concert philharmonique ; c’est ce que j’ai pu voir par l’opinion de quelques étrangers capables de bien juger de la musique.

Il est d’autres concerts de souscription établis à Londres. Une société d’amateurs en a fondé un dans la cité ; mais l’exécution y est fort médiocre. On donnait aussi, il y a quelques années, vers le temps de Pâques, de certains concerts spirituels qu’on désignait sous le nom d’Oratorios ; mais l’entreprise de ces concerts a toujours été ruineuse pour ceux qui s’en sont chargés, et l’on semble y avoir renoncé. Au reste, rien n’était moins capable de satisfaire le goût d’un musicien que ces prétendus oratorios ; ce n’était pas, comme on pourrait le croire, des ouvrages entiers, tels que le Messie ou les Macchabées de Handel, qu’on y entendait, mais une sorte de pot-pourri de morceaux de tout genre, de solos d’instrumens, de musique d’église, d’airs d’opéras et même de chansons anglaises. J’ai entendu une de ces séances à Covent-Garden. Le programme était composé d’environ quarante morceaux, dont la plupart furent au-dessous du médiocre ; cependant l’auditoire en fit recommencer à peu près douze, en sorte que le concert, qui avait commencé à sept heures du soir, finit à peu près à deux heures du matin. Jamais ennui plus fatigant ne m’a inspiré plus de dégoût pour la musique, que celui que j’ai éprouvé dans cette interminable soirée.

Un examen approfondi de l’histoire de la musique démontre que cet art n’a d’existence solide chez les Européens que par l’église. Les théâtres même ne peuvent prospérer sans le secours des chapelles. Prenons pour exemple l’Italie. Vers le milieu du dix-huitième siècle, on y trouvait dans toutes les grandes villes dix ou douze églises où l’office était célébré en musique à grand orchestre. Il était nécessaire que ces églises eussent un maître de chapelle, des chanteurs et des symphonistes. Les artistes, ne pouvant obtenir ces emplois qu’en les disputant à leurs rivaux dans des concours, étaient obligés d’avoir du talent ; aussi, les maîtres de chapelle étaient savans, et les chanteurs employaient un grand nombre d’années à se perfectionner dans leur art. Le maître de chapelle, dont l’existence était assurée par sa place, ne travaillait au théâtre que pour sa gloire, au lieu d’être un marchand de notes, comme le sont la plupart des compositeurs de nos jours. Les chanteurs qui, comme l’abbé Pellegrin, dînaient de l’autel et soupaient du théâtre, et qui avaient une ressource assurée pour leur vieillesse, ne rançonnaient pas les entrepreneurs, et ne les obligeaient pas à sacrifier un ensemble satisfaisant à la nécessité de posséder un ou deux artistes renommés ; enfin des choristes de cathédrale, excellens musiciens, étaient bien plus utiles pour la scène que d’ignares figurans auxquels il faut siffler le matin la musique qu’ils défigurent le soir. De plus, l’habitude d’entendre dans les églises formait le goût des exécutans et du public. Rien de tout cela n’existe plus, et la destruction de la musique d’église a eu pour résultat la décadence de toutes les parties de l’art musical.

Ces considérations s’appliquent naturellement à l’Angleterre, où l’on ne trouve point, à proprement parler, de véritable musique d’église, quoiqu’on exécute quelquefois de la musique dans les temples. Je m’explique. Selon le rit anglican, le chant des psaumes et celui des hymnes est seul admis dans les cérémonies du culte. Chaque comté, je pourrais presque dire chaque paroisse, a son livre choral et son chant particulier, et l’organiste ou le chef de musique de cette paroisse ajoute chaque année de nouveaux chants à ceux qui sont déjà connus. Toutefois, il est de certaines pièces de ce genre qui sont devenues monumentales. Ces psaumes ou ces hymnes ont été composés par Boyce, Purcell, Handel, Tallis, Ravenscroft, Battishill, Smith, et quelques autres compositeurs anglais. Ils sont écrits à trois ou quatre parties, et sont exécutés par des chœurs peu nombreux ; quelquefois même il n’y a qu’une seule personne à chaque partie. L’organiste accompagne avec des jeux de flûte, et fait les ritournelles avec le plain-jeu ou les jeux d’anches. Lorsque le chœur est plus nombreux, l’accompagnement se fait avec le plain-jeu. L’harmonie de tous ces morceaux est assez pure ; mais leur caractère est empreint d’une monotonie fatigante, qui est encore augmentée par les nombreuses répétitions des versets de chaque psaume. Ce qui m’a le plus étonné dans l’exécution de cette musique, c’est l’absence de toute mesure de la part de l’organiste et des chanteurs, bien que les morceaux soient écrits en musique mesurée. J’ignore si ce défaut a pour origine certaines difficultés de prononciation, mais je sais que rien n’est plus désagréable. Il est vraisemblable que quelque motif puissant contribue à maintenir l’usage de ce défaut de mesure, car je l’ai trouvé même à Westminster-Abbey, et M. Attwood, excellent musicien et bon organiste, n’a pu le bannir de la cathédrale de Saint-Paul.

Il est facile de comprendre que ce n’est point par de semblable musique d’église que la situation de l’art musical peut s’améliorer, en Angleterre. Quant aux églises catholiques qui sont en petit nombre, le plain-chant est la seule musique qu’on y connaisse. Il faut excepter toutefois la chapelle de l’ambassade de Bavière, où l’on exécute les ouvrages de quelques bons maîtres allemands et italiens ; mais les étrangers fréquentent seuls cette chapelle, et les exécutans sont presque toujours choisis parmi des musiciens allemands, français ou italiens ; en sorte que les Anglais ne tirent aucun avantage de ce bon modèle placé au milieu d’eux.

Un petit nombre de circonstances donnent lieu à introduire la musique sur de plus grandes proportions dans les églises de l’Angleterre. Ce sont des fêtes solennelles qui ne se rencontrent que deux ou trois fois dans l’année. J’ai assisté à l’une de ces fêtes, à la cathédrale de Saint-Paul : c’était l’anniversaire de l’institution de charité pour les fils du clergé. Cette institution est très ancienne, et depuis près de cent ans on exécute à la fête dont il s’agit un Te Deum et un Jubilate à grand orchestre, de Purcell, l’Alleluia et l’Antienne du couronnement, de Handel, ainsi qu’une grande Antienne de Boyce, qui commence par ces mots : Lord, thou hast been our refuge. La plus grande pompe règne à cette cérémonie religieuse, à laquelle assiste une assemblée très nombreuse. J’avoue que j’étais fort curieux d’entendre la musique de Purcell, que les Anglais citent avec orgueil comme un musicien digne d’être placé au même rang que les plus célèbres compositeurs de l’Allemagne et de l’Italie. Quant aux musiciens français, ils n’en parlent pas, parce qu’ils ne croient pas qu’il y en ait un seul qu’on puisse mettre en parallèle avec leur géant de musique, comme ils l’appellent. Il y a sans doute de l’exagération dans l’opinion des Anglais à l’égard du mérite de Purcell ; cependant, on est forcé d’avouer que, malgré certains défauts de facture, les ouvrages de ce musicien révèlent un génie original et indépendant.

L’antienne de Boyce ne jouit pas d’une réputation brillante ; cependant elle décèle du savoir et de la facilité. Quant à l’antienne du couronnement, de Handel, elle est, comme tout ce qui est sorti de la plume de ce grand artiste, empreinte du caractère de grandeur qui est le signe d’un génie élevé. Il est une autre composition dont j’aurais dû parler d’abord, car ce fut la première qu’on exécuta. Ce morceau est l’antienne à grand orchestre que M. Attwood a composée pour le couronnement du roi Georges iv. C’est une composition excellente qui fait voir que l’Angleterre pourra produire de bons compositeurs, lorsque les circonstances et les institutions seront favorables au développement de leurs facultés.

À l’égard de l’exécution, je ne puis ni beaucoup louer ni beaucoup blâmer ce que j’entendis dans cette cérémonie ; les violons sont toujours faibles dans les orchestres anglais, et les basses ordinairement bonnes ; les instrumens à vent sont mêlés de bien et de mal. Les voix n’étaient pas assez nombreuses, pour une église aussi vaste que Saint-Paul ; toutefois, je dois avouer que j’ai trouvé, dans la tradition d’exécution de l’Alleluia de Handel, une grande supériorité sur la manière de rendre ce morceau célèbre à Paris. Le mouvement est beaucoup plus large, et le silence qui suit toutes les répétitions du mot alleluia produit un effet extraordinaire dont ne se doutent guère ceux qui dénigraient ce morceau sublime, après l’avoir entendu défigurer à l’un des concert du Conservatoire.

Les messes solennelles sans credo en langue vulgaire, telles qu’elles sont en usage dans quelques églises de l’Allemagne, ne sont point admises dans la communion anglicane ; les Te deum, les hymnes et les grandes antiennes, semblables à celles dont je viens de parler, sont les seules pièces de musique qu’on entend dans l’office. Mais il est des circonstances particulières, où l’on exécute des oratorios entiers avec un développement extraordinaire de luxe et de moyens d’exécution. Ces circonstances se nomment festivals ou musical meetings. En voici l’origine. Chaque comté fait, tous les deux ou trois ans, une souscription de bienfaisance, au profit de ses établissemens de charité, à laquelle les habitans des comtés voisins sont invités à se joindre, au moyen d’une fête musicale qui dure ordinairement trois jours. Chaque matin, un oratorio entier ou un choix de morceaux de divers oratorios est exécuté dans la cathédrale du chef-lieu du comté ; et chaque soir, un concert ou un bal réunit encore tous ceux que la curiosité a rassemblés. Les musiciens qu’on engage pour ces solennités sont toujours fort nombreux ; quelquefois on en compte quatre ou cinq cents. Dans le dessein d’exciter la curiosité du public et de l’attirer en foule, on engage les chanteurs et les instrumentistes les plus renommés ; mais quelquefois on s’éloigne du but principal, la bienfaisance, en accordant à certains chanteurs des sommes énormes, qui seraient plus utilement employées au soulagement des pauvres. Dans le temps de la grande vogue de madame Catalani, cette cantatrice a reçu deux mille guinées (plus de 50,000 francs) pour les trois journées d’un meeting. Quelques-uns de ces festivals ont offert un ensemble d’exécution digne d’un si grand objet ; mais plus souvent ces nombreux orchestres renferment beaucoup de mauvais musiciens qui, mêlés aux artistes de talent, gâtent l’ensemble. La précipitation qui règne dans l’organisation de ces fêtes ne permet pas, d’ailleurs, de faire les répétitions nécessaires ; dans ces derniers temps, il est même arrivé souvent qu’on n’a point répété du tout les morceaux qui devaient être exécutés. De toutes ces solennités musicales, les plus belles dont on ait conservé le souvenir, sont celles qui eurent lieu en 1786 et 1787, en mémoire de Handel et près de son tombeau, dans l’abbaye de Westminster. La première année, près de sept cents musiciens furent réunis, et l’on fit des répétitions qui durèrent pendant plusieurs jours. Tous les grands chanteurs de l’époque s’y trouvaient.

Le 2 juin 1829, j’ai été témoin d’une cérémonie non moins imposante, et d’un intérêt peut-être plus vif, quoique moins importante sous le rapport de l’art. Il est d’usage immémorial de réunir ce jour-là, dans la cathédrale de Saint-Paul, tous les enfans des écoles de charité et de leur faire chanter des prières en actions de grâces pour le bienfait qu’ils reçoivent d’une éducation libérale. En Angleterre, toutes ces choses se font avec un grandiose qui a pour objet d’élever l’âme, de rendre l’homme meilleur et de lui faire concevoir une haute idée de sa dignité ; aussi rien n’a été négligé pour donner à cette fête de pauvres toute la pompe nécessaire. Une enceinte circulaire immense, qui renferme toute la surface couverte par le dôme, et toute la partie de la nef qui s’étend jusqu’à la galerie de l’orgue, est construite en gradin, d’une hauteur prodigieuse, et divisée pour recevoir les diverses écoles des différens quartiers. Là, sept à huit mille enfans, dont l’air de santé et la propreté des vêtemens attestent les soins qui leur sont donnés ; là, dis-je, sept ou huit mille enfans viennent s’asseoir sans être dirigés et gourmandés par des pédagogues, et sans ressembler à des automates qui font l’exercice, comme cela se voit communément en France, dès qu’on fait mouvoir des masses. D’autres échafauds sont dressés dans la grande nef pour le peuple, et tous les intervalles sont remplis par une foule immense. Un seul directeur, placé dans le haut d’une galerie, suffit pour donner la mesure à tous les enfans. Au signal convenu, l’organiste, M. Attwood, donne le ton, et sept mille voix enfantines chantent à l’unisson le psaume 100e : all people that on earth do dwell. Il faut entendre l’effet d’un pareil unisson pour avoir une idée de sa puissance : l’orgue, tout majestueux qu’il est avec son harmonie, n’est que l’accessoire d’un pareil effet. On m’a dit qu’il n’était point d’usage, autrefois, d’accompagner les enfans avec l’orgue, mais qu’on avait jugé nécessaire d’employer cet accompagnement pour empêcher les voix de baisser. Quant à la justesse, elle est généralement satisfaisante : les enfans prennent promptement l’intonation qu’on leur donne ; mais, dès qu’ils l’ont prise, ils la gardent, et rien ne peut les en distraire. J’en ai eu une preuve sans réplique ; car le directeur leur ayant donné l’intonation d’un verset plus bas que le ton de l’orgue, ils gardèrent ce ton imperturbablement, quand l’accompagnement de cet instrument se fit entendre. C’est surtout dans le chant du psaume 113e, qui est, je crois, de Battishill, qu’ils m’ont fait le plus grand plaisir. Si l’on enseignait la musique dans les écoles de charité, je ne doute pas qu’on ne fît facilement des musiciens de tous les enfans. Ce genre d’instruction, qui est fort répandu dans toute l’Allemagne, a donné aux habitans de ce pays une grande supériorité d’organisation musicale sur les autres peuples de l’Europe.

De tout ce que je viens de dire, il résulte que la musique d’église véritable n’a qu’une existence accidentelle en Angleterre, et qu’elle ne sera peut-être jamais plus florissante, par suite de causes qui sont indépendantes des progrès de cet art, mais qui nuiront toujours au développement des facultés musicales des Anglais.

Dès qu’il s’agit de considérer la situation de l’art musical dans un pays, les théâtres lyriques se présentent en première ligne, parce que la plupart des peuples européens ont une musique dramatique plus ou moins nationale. En effet, tout le monde sait que les opéras italiens, français et allemands ont une physionomie distincte, qui les fait reconnaître au premier aspect, malgré les déguisemens sous lesquels on les présente quelquefois dans des traductions, des pastiches ou d’autres opérations mercantiles. Y a-t-il aussi une musique dramatique en Angleterre ; et, s’il n’en existe pas, peut-elle naître un jour ? C’est ce que je veux examiner. Mais avant de parler de l’art en lui-même, il est nécessaire de jeter un coup-d’œil sur l’organisation matérielle des théâtres de Londres.

Comme il fait en toute chose, le gouvernement anglais abandonne à l’intérêt particulier le soin d’entretenir et de faire prospérer les théâtres. Aucune gêne n’est imposée aux entrepreneurs de spectacles : point de censure dramatique, point de commissaires royaux, point de frais de garde, point de taxe pour les pauvres, si ce n’est celle qui est établie sur le loyer de la salle, comme cela se pratique pour toute propriété ; mais aussi point de secours, ni de ce qu’on appelle en France des subventions. Dans un pays où il est publié deux fois chaque semaine un journal d’énorme dimension destiné seulement à l’annonce des banqueroutes de la capitale, il importe peu qu’un entrepreneur soit ruiné, ou plutôt qu’il dépouille ceux qui sont assez imprudens pour lui confier de l’argent ; après lui, dit-on, un autre se présentera, et les choses continueront d’aller sur ce pied.

Il ne faut pas conclure, de ce que je viens de dire, que les théâtres soient absolument libres en Angleterre ; on ne peut en établir qu’en vertu d’une licence que délivre le lord chambellan, moyennant un droit modique, et le nombre de ces licences est limité par la volonté du roi. Lorsque Georges iv n’était encore que prince régent, il promit aux entrepreneurs de Drury-Lane et de Covent-Garden qu’aucun autre théâtre musical anglais ne serait établi pendant la durée de leur privilége ; il fut fidèle à sa parole, et tous les efforts de quelques amateurs zélés et puissans, pour avoir un véritable opéra national, échouèrent contre cet obstacle. Le successeur de Georges iv paraît vouloir accomplir la promesse de son frère ; or, les priviléges de Covent-Garden et de Drury-Lane ne devant finir que dans dix ans, il est douteux qu’aucun autre théâtre soit établi avant que ce terme ne soit arrivé.

Le nombre des théâtres de Londres est à peu près égal à celui des théâtres de Paris. Les quatre principaux, sous le rapport de la musique, sont l’Opéra italien, qu’on appelle communément King’s theatre (théâtre du roi), Drury-Lane, Covent-Garden et The english Opera (l’Opéra anglais). La haute société ne fréquente que l’Opéra italien : diverses causes, que je développerai plus tard, influent sur cette préférence exclusive ; je me bornerai maintenant à examiner la situation du théâtre privilégié.

L’ancien théâtre de l’Opéra, qui était autrefois dans Haymarket, fut brûlé en 1789. M. Taylor, qui en était le propriétaire, le reconstruisit à ses frais, moyennant d’assez grands avantages qui lui furent accordés, et l’administration de cette entreprise fut confiée à M. Waters. Une suite de procès et de discussions, qui eurent lieu entre le directeur et M. Taylor, se termina par la ruine du premier. M. Taylor prit sa place, et ne fut ni plus heureux ni plus adroit. Après avoir usé de toutes les ressources que put lui fournir son imagination, pour fournir aux dépenses toujours croissantes de son théâtre, il finit par le quitter en état de banqueroute. En 1814, Waters rentra dans la direction de l’Opéra, sous la responsabilité du banquier Chambers. Cette nouvelle entreprise finit en 1820, comme toutes celles qui l’avaient précédée, par la ruine de tous deux. L’année suivante, le libraire Ebers se chargea de l’entreprise de ce malencontreux spectacle ; il la garda pendant sept ans, et le résultat de son administration fut une perte de 50,000 livres sterling.

Tant de naufrages semblaient devoir effrayer quiconque aurait la fantaisie de spéculer sur l’entreprise de l’Opéra italien : néanmoins, M. Laporte, homme intelligent et bien instruit de tout ce qui concerne l’administration des théâtres, a osé affronter les périls d’une affaire si chanceuse, et malgré les frais énormes qui pesaient sur lui, il trouva d’abord le secret d’en tirer des bénéfices. Ces charges, y compris la location de la salle, qui est de quatorze ou quinze mille livres sterling pour six mois, s’élèvent à près de 45,000 livres sterling (environ 1125 mille francs). Le revenu ordinaire en souscriptions pour la location des loges, est de 35 à 36 mille livres sterling. Il faut que la recette éventuelle, ou de la porte, s’élève à plus de 250,000 francs, pour atteindre le chiffre de la dépense, ce qui paraît difficile, n’y ayant que cinquante représentations dans la saison. M. Laporte n’a été d’abord plus heureux ou plus habile que ses prédécesseurs, qu’en stipulant pour lui une certaine part dans les représentations qu’il accordait au bénéfice de ses acteurs. Fatiguées de voir un entrepreneur qui ne se ruinait pas, certaines personnes influentes ont fait ôter à M. Laporte la direction du théâtre, et lui ont donné pour successeur un Irlandais nommé M. Mac Mason, qui, l’année dernière, a dirigé les choses d’une façon toute différente. L’énormité des dépenses est le mal radical du théâtre du roi ; M. Mason y ajouta celui d’un opéra allemand et d’un opéra français, fit aux chanteurs des engagemens aux prix les plus élevés, ne les paya pas, et put à peine atteindre la fin de la saison pour déclarer sa faillite. Cette année, il a fallu avoir recours de nouveau à M. Laporte ; mais les folies de M. Mason ont rendu le public plus exigeant sans augmenter les recettes, et la position est devenue plus difficile pour l’homme intelligent qui avait su, le premier, donner à l’Angleterre l’exemple d’un entrepreneur qui faisait ses affaires. Il y a lieu de craindre que des pertes considérables ne soient le résultat de son administration pendant le cours de l’année présente.

Pour comprendre la situation d’un entrepreneur du théâtre italien, il faut savoir qu’il ne peut obtenir une bonne souscription pour les loges de son théâtre, qu’en présentant d’avance le tableau du personnel des chanteurs engagés pour la saison, et en composant ce tableau de manière à piquer la curiosité des habitués. Il lui faut donc des artistes déjà devenus célèbres, et ces artistes se paient fort cher. Ne pouvant faire d’économie sur ce point, il faut que l’entrepreneur en fasse sur ce que le public n’aperçoit pas d’avance : l’orchestre, les chœurs, les décorations, les machines, les costumes, les employés, les bureaux, voilà sur quoi portent ces économies si nécessaires. Que M. Laporte fasse tenir par un seul employé la comptabilité d’une entreprise dont le mouvement financier est de plus d’un million ; qu’au lieu de cette armée d’inutiles garçons de théâtre, de commis, de contrôleurs, d’ouvreuses de loges, dont tous les théâtres de France sont encombrés, il n’y ait à King’s theatre que le nombre exact de gens nécessaires ; que le machiniste, le décorateur, le tailleur, et toutes les autres sangsues d’entreprises théâtrales, ne puissent voler le pauvre entrepreneur, jusque-là tout est bien : mais voici le mal. Obligé de réduire au nombre le plus exigu les choristes qui chantent dans une salle plus vaste que l’Opéra de Paris, et de n’accorder à ceux qu’il emploie que cinq schellings pour chaque représentation, ce qui, à raison de cinquante soirées par saison, fait à peine 400 francs par an, l’entrepreneur ne peut offrir au public que des chœurs d’autant plus faibles, que la quantité d’ouvrages représentés en moins de six mois ne permet de faire qu’un petit nombre de répétitions. À l’égard de l’orchestre, c’est encore pis. Outre que les instrumentistes n’y sont pas en nombre suffisant pour produire de l’effet, ils ne trouvent point, dans le revenu de leur emploi, un sort assez beau pour y attacher quelque prix. Il suit de là que le directeur et le chef d’orchestre ne peuvent se montrer sévères pour l’exactitude du service ; car ils seraient à chaque instant exposés à se voir abandonnés par la moitié des musiciens, qui ont la certitude de trouver, dans les concerts et les leçons qu’ils donnent, une compensation à la perte de leur emploi. Les répétitions se font mal ; l’exécution est négligée ; les chanteurs, mal accompagnés, se gâtent ; et le public, qui jamais n’entend rien de vraiment bon, ne perfectionne point son goût.

Il est d’autres inconvéniens attachés à l’Opéra italien de Londres, qui sont les conséquences de la brièveté des saisons musicales. Ces saisons sont une sorte de foire, ou, si l’on veut, de campement provisoire de la société dans la capitale de l’Angleterre. Dans le fait, cette saison ne dure ordinairement pas plus de trois mois et demi. C’est pendant ce court espace de temps que tout doit se faire. La haute société, qui vit dans ses terres ou sur le continent pendant plus des deux tiers de l’année, vient fournir pendant le reste du temps un aliment à l’industrie des artistes et des spéculateurs de tout genre. Alors les professeurs de musique doivent gagner en peu de jours de quoi subvenir à toutes leurs dépenses dans le pays où il en coûte le plus pour vivre ; alors les concerts se multiplient de telle sorte qu’il serait absolument impossible que les mêmes personnes pussent assister à tous ceux qui se succèdent sans interruption. Chacun se croit en droit de donner de ces concerts à bénéfice ; ceux qui n’ont point assez de talent pour y attirer par eux-mêmes, spéculent sur le talent d’autrui et le paient. Dans l’espace de deux mois, j’ai entendu quatre-vingts concerts de ce genre : souvent il y en avait quatre ou cinq dans le même jour. Or, la plupart des chanteurs italiens sont engagés pour chanter dans ces concerts, à raison de quinze ou vingt guinées chacun. Si l’on ajoute à cela les soirées musicales qui se donnent dans les maisons particulières, on aura une idée du tourbillon de musique, et surtout de mauvaise musique, dans lequel on vit à Londres pendant quelques mois. Ces concerts, ces soirées, qui sont, en quelque sorte, l’objet principal du séjour des chanteurs dans la capitale de l’Angleterre, sont une plaie pour l’entrepreneur du théâtre italien, et surtout pour la bonne musique. Les soirées musicales se prolongeant toujours très avant dans la nuit, on se lève tard, et les répétitions du théâtre ne peuvent commencer avant midi. À deux heures, les concerts commencent. On est à peine arrivé au final du premier acte que déjà la prima donna, le tenor et le primo basso quittent la partie pour ne point perdre les vingt guinées qui leur sont assurées. En vain le directeur fait-il usage de son éloquence pour démontrer que la pièce n’est point sue, et que la représentation ira mal le lendemain. — Monsieur, je sais mon rôle. — À la bonne heure, mais mademoiselle *** ne sait pas le sien ! — Qu’elle l’apprenne ! — L’orchestre ne connaît pas les mouvemens ! — Qu’il étudie ! — Mais le pourra-t-il, si vous vous en allez ? — Ce n’est pas mon affaire ; je vous répète que je sais mon rôle : c’est tout ce que vous pouvez exiger de moi.

Le soir, c’est autre chose : il faut faire le répertoire de la représentation suivante. Le directeur, qui paie chèrement ses artistes, se rend humblement à chaque loge, pour obtenir le spectacle qu’il désire. Ses abonnés lui demandent Otello, mais madame *** doit chanter à minuit chez je ne sais quel lord ; Desdemona la fatiguerait trop, elle ne veut jouer que dans la Cenerentola. Le directeur a beau dire que ce caprice lui fera manquer sa recette, la cantatrice est inexorable. Cependant son engagement porte qu’elle ne pourra refuser aucun rôle de son emploi, sous peine de 80,000 fr. de dédit. Le directeur peut former contre elle une demande en indemnité, et nul doute qu’il n’obtienne le verdict au bout d’un an que durera le procès. Mais du moment où l’instance sera introduite, l’engagement sera rompu ; la cantatrice cessera de paraître ; les souscripteurs, qui n’ont pris leurs loges que pour l’entendre, jetteront la pierre au directeur ; le spectacle sera désert ; le pauvre homme sera ruiné, et quand il gagnera son procès, la dame, qui aura causé sa ruine, sera à Naples ou à Madrid.

La multiplicité des représentations à bénéfice est une autre cause de la mauvaise exécution dont on est blessé à King’s theatre. Ces représentations, qui font partie du paiement accordé aux chanteurs, se suivent presque sans interruption les jeudis de chaque semaine. Pour chacune de ces représentations, il faut un opéra qui n’ait pas été représenté dans la saison ; de là la nécessité de borner les répétitions au nombre de deux ou trois pour chaque ouvrage. On peut imaginer facilement comment ils sont représentés après une semblable ébauche d’étude. C’est ainsi que j’ai vu l’un des plus beaux opéras de Mozart, le Mariage de Figaro, défiguré dans une représentation donnée au bénéfice de madame Malibran. Jamais je n’ai rien entendu de semblable. Personne ne savait ce qu’il devait chanter, et chacun semblait se donner plaisir à faire des fautes. Cependant mademoiselle Sontag chantait le rôle de la comtesse ; madame Malibran, celui de Suzanne ; Donzelli, le comte, et le pauvre Pellegrini, Figaro. Avec quelques bonnes répétitions de plus, l’ouvrage aurait produit le plus grand effet ; mais, à Londres, la réponse ordinaire est qu’on n’a pas le temps, et tout le monde finit par s’accoutumer à entendre et à faire de mauvaise musique. Lablache, artiste consciencieux, effrayé par tout ce qu’il voyait et entendait, lorsqu’il dut débuter à King’s theatre, supplia M. Laporte de lui accorder la résiliation de son engagement ; « mais, disait-il ensuite, quand je vis le public applaudir les plus mauvaises choses, je compris qu’on avait raison de ne pas prendre plus de peine pour en faire de meilleures, et je fis comme tout le monde, au lieu de continuer une inutile lutte. »

L’existence de l’Opéra italien, dans les villes principales de l’Europe, n’est pas sans utilité pour les progrès de la musique dramatique des peuples qui l’admettent chez eux ; car les hommes de génie, qui se sont succédé en Italie jusqu’à Rossini, ont maintenu leur art dans un état d’avancement incontestable en quelques parties essentielles qui avaient été trop négligées par les musiciens des autres nations. L’adoption, faite avec discernement, des formes brillantes de leurs compositions, a beaucoup contribué au perfectionnement de ces choses dans la musique dramatique des Allemands et des Français. Les chanteurs italiens ont été d’ailleurs fort long-temps les maîtres des chanteurs de tous les pays ; aujourd’hui même, quoique bien déchus de leur ancienne gloire, ils leur servent encore de modèles. Ces modèles, soit sous le rapport du chant, soit sous celui de la composition, sont plus nécessaires aux Anglais qu’à tout autre peuple, parce que leur calme habituel les dispose moins à cultiver la musique, et surtout parce que l’absence d’institutions s’oppose chez eux aux progrès naturels de cet art. Il était donc nécessaire qu’il y eût à Londres un Opéra italien, et que la haute société fît les frais d’un spectacle si coûteux. Mais, d’un autre côté, il était difficile que, dans un pays où la mode a tant d’influence, dans un pays où les goûts de l’aristocratie sont une loi sous laquelle tout doit se plier ; il était difficile, dis-je, que le bien qui pouvait résulter de l’existence d’un Opéra italien ne fût pas détruit par la préférence exclusive que les nobles et les riches lui accordent. Ce n’est pas que ceux-ci soient capables de sentir ni de comprendre le mérite de la musique italienne ; ils sont, à cet égard, encore moins avancés que leurs pareils de Paris ou de Vienne ; mais la réputation toute faite de la musique et des chanteurs qu’ils entendent les dispense d’avoir une opinion qu’ils ne sauraient se former par eux-mêmes, et cela est commode. D’ailleurs, il n’est pas donné à tout le monde d’avoir pendant quelques mois une loge qui coûte 3 ou 400 guinées ; pour jouir de cet avantage, il faut être, sinon noble, au moins riche, et cela suffit pour décider la vocation de la haute société. Ces loges sont fermées, entourées de tentures et de rideaux derrière lesquels ces hauts personnages peuvent se considérer comme chez eux, et causer à leur aise ; voilà ce qui leur convient. Il est facile de comprendre que les grandes loges tout ouvertes de Drury-Lane et de Covent-Garden, loges qui contiennent douze ou quinze personnes, et dans lesquelles on serait exposé à se trouver mêlé à la classe moyenne qu’on méprise, ne permettent pas de fréquenter ces théâtres où l’on joue l’opéra anglais. De là le discrédit où est tombé ce genre de spectacle, et les causes secondaires qui s’opposent à son émancipation.

Ce que j’appelle causes secondaires a besoin d’être expliqué. J’ai déjà dit que tout se fait en Angleterre par souscription ; les théâtres, plus qu’aucune autre entreprise, ont besoin de ce genre de secours. La haute société ne fréquentant point ceux de Drury-Lane et de Covent-Garden, les directeurs de ces théâtres n’ont d’autre ressource que la recette journalière pour couvrir toutes les dépenses. Pour que cette recette soit considérable, il faut que le spectacle soit composé de manière à exciter la curiosité de la multitude. Or, un peuple dont l’éducation musicale est si peu avancée, ne peut être attiré par le seul désir d’entendre de la musique. L’opéra ne suffit donc pas pour une soirée entière ; la tragédie, la comédie, le drame et la pantomime, le luxe des décorations, des machines et des costumes sont nécessaires, et les entrepreneurs tournent sans cesse dans le cercle vicieux d’ajouter aux dépenses pour augmenter les recettes, et de rendre les recettes insuffisantes par l’énormité des dépenses.

Ce n’est pas tout : les réputations anciennes ont un tel attrait pour le peuple anglais, qu’il n’est pas possible de lui faire écouter avec plaisir un opéra dans lequel il n’entend point Braham, madame Wood (autrefois miss Paton), Sapio, Phillips et quelques autres artistes qu’il a l’habitude de voir depuis long-temps.

Certains de la faveur publique, ces acteurs exigent des sommes considérables qui ruinent les entrepreneurs. Par exemple, Braham, malgré ses soixante-trois ou quatre ans, reçoit vingt-cinq guinées chaque soirée ; madame Wood ne coûte pas beaucoup moins et les autres chanteurs sont payés dans cette proportion. Qu’en résulte-t-il ? Le besoin d’une économie excessive sur ce que le public n’est pas en état d’apercevoir. Il ne faut donc pas être étonné si les orchestres de Drury-Lane et de Covent-Garden sont inférieurs à ceux du théâtre des Variétés ou du Gymnase, à Paris, et si les chœurs ne sont guère meilleurs. Il est facile d’imaginer l’effet de tout cela quand on joue Oberon, la Dame Blanche, ou la Muette de Portici. À Drury-Lane, j’ai vu M. Tom Cooke être à la fois directeur de musique, chef d’orchestre et acteur pour les rôles de second tenor, lorsqu’il y en avait un dans l’opéra. Si le personnage ne devait paraître qu’au second acte, il dirigeait l’orchestre pendant le premier, cédait ensuite sa place à quelque misérable violon, revenait plus tard, enveloppé d’une redingote, pour battre la grosse caisse dans quelque passage obligé, parce qu’il n’y avait personne pour remplir cet emploi, ou venait prêter son secours aux contrebasses. Voilà comme la musique est traitée à l’Opéra anglais.

L’économie des entrepreneurs s’exerce sur des objets plus importans encore, et qui ont une influence plus directe sur le sort de la musique en Angleterre : je veux parler de ce qui concerne les droits des compositeurs. Les pastiches, composés de morceaux traduits de l’italien et de quelques airs anglais, furent pendant long-temps les seuls opéras qu’on représentait sur les théâtres nationaux. Purcell, et après lui Arne et Arnold, composèrent enfin des opéras dont toute la musique était anglaise. La fortune du premier était assez considérable pour qu’il ne songeât qu’à la gloire qu’il devait retirer de ses ouvrages ; les deux autres ne considérèrent le théâtre que comme un léger accessoire de leur revenu, car la vente des airs de leurs opéras était tout le bénéfice qu’ils en tiraient. Depuis lors, le même visage s’est perpétué, et les compositeurs n’ont jamais obtenu des entrepreneurs le moindre prix de leur travail, en sorte qu’un musicien qui voudrait se livrer à la carrière du théâtre en serait détourné par la certitude qu’il ne peut y avoir d’avenir pour lui dans cet emploi de son talent. La langue anglaise est si peu favorable à la musique, et si peu connue des étrangers, que jamais on ne publie la partition d’un opéra anglais. Quelques airs, devenus populaires, sont seuls achetés par les marchands de musique qui, moyennant une somme peu considérable, profitent de la vogue qu’ils obtiennent. En Italie, le travail d’un poète est compté pour si peu de chose, que le manuscrit d’un libretto est payé environ cent cinquante ou deux cents francs ; en France, on leur fait une part plus large : ils partagent par moitié avec le musicien les droits d’auteur qui sont payés par les entrepreneurs, et, par un usage assez bizarre, ils ont droit au tiers du prix que les marchands de musique donnent aux compositeurs pour leur partition. En Angleterre, la situation des musiciens est beaucoup plus singulière, car l’entrepreneur ne paie que le prétendu poète, qui, d’ailleurs, a droit à la moitié du prix de la vente de la musique.

Après avoir lu ces détails, je pense qu’on ne sera point étonné du petit nombre de musiciens qu’a produits l’Angleterre. Eh ! comment aimerait-on à cultiver un art dont on estime si peu les produits ? Un compositeur anglais ne voit dans le résultat de ses travaux ni gloire ni argent : qui donc pourrait le porter à écrire ? Les artistes n’ont ordinairement d’autre fortune que celle qu’ils se créent ; il faut qu’ils soient dans une situation aisée, que, libres de toute inquiétude, ils se livrent entièrement à la culture de leur art ; il faut surtout que l’espoir d’une grande renommée soit le mobile constant de leurs efforts. Rien de tout cela n’a lieu pour un compositeur anglais ; on ne doit donc pas s’étonner si l’on ne trouve à Londres que des arrangeurs qui n’estiment guère plus leurs travaux que le public. Mazzinghi, Reave, et beaucoup d’autres qui ne valent pas la peine d’être nommés, ont donné soixante ou quatre-vingts prétendus opéras, qui n’étaient composés que de lambeaux arrachés aux véritables opéras italiens, français ou allemands, auxquels ils cousaient quelques airs de leur façon, et quelques mélodies irlandaises ou écossaises, sorte d’assaisonnement dont on ne peut se passer à Londres. Bishop même, qui a quelque talent et de la réputation pour ses airs, n’a presque point fait autre chose.

Il y a dans l’opéra anglais une action continuelle et réciproque de la misérable composition de la musique sur les exécutans et de l’ignorance de ceux-ci sur la musique. Naguère, l’exécution d’un morceau d’ensemble était presque impossible, et ce n’est que depuis peu de temps que les Anglais ont fait quelque progrès à cet égard. On pourrait cependant tirer parti de quelques chanteurs ; mais il faudrait pour cela plus de savoir, d’expérience, de goût et de zèle qu’on n’en pourrait trouver dans toute l’Angleterre. Braham eut autrefois un talent réel qui s’était développé en Italie ; mais plus de quarante-cinq ans se sont écoulés depuis son premier début au théâtre royal, et la belle voix dont la nature l’avait doué a fini par céder à un si long exercice. Dans l’opéra italien, il chantait avec une vocalisation naturelle, et sans forcer sa voix ; mais l’habitude de jouer au théâtre anglais depuis plusieurs années, lui a donné le défaut de crier, parce que le peuple anglais aime surtout les voix fortes et éclatantes. L’affaiblissement de ses moyens se manifeste par son intonation, qui est souvent au-dessous du ton. Comme acteur, il est complètement ridicule ; mais le public anglais ne s’aperçoit point de tout cela : il suffit qu’il revoie le même Braham qui, depuis si long-temps, est l’objet de ses affections, pour qu’il soit satisfait ; et il en sera de même tant que ce chanteur aura la force de monter sur la scène.

Madame Wood (miss Paton), la première cantatrice de l’Angleterre, a eu aussi un talent assez remarquable. Bonne musicienne, elle joue bien du piano, de la harpe, et chante avec beaucoup d’expression les airs anglais et écossais ; mais le désir de plaire à un public ignorant lui a fait prendre l’habitude de forcer sa voix, et son intonation est souvent fort défectueuse. J’ai entendu miss Love ; elle possédait une belle voix de contralto, qu’elle maintenait dans ses cordes naturelles ; elle criait moins que madame Wood, mais elle n’avait pas sa facilité de vocalisation. Les habitués de Drury-Lane l’aimaient beaucoup.

Parmi les ténors, on trouve encore un certain M. Wood qui jouit de la faveur publique, et que j’ai trouvé détestable. Je l’ai entendu à Covent-Garden, dans The maid of Judas, traduction ou parodie d’Ivanhoe ; il m’a paru n’être propre qu’à pousser des cris. Les autres prétendus ténors sont encore pires que celui-là. Quant aux basses, il y en a deux qui méritent d’être distinguées : ce sont Sapio et Phillips. Ce dernier possède une belle voix et une manière large ; mais il est froid et peu propre à la profession de chanteur dramatique.

Si tous les acteurs que je viens de nommer étaient réunis à un seul théâtre, on pourrait en former un ensemble assez satisfaisant qu’il serait facile d’améliorer en peu d’années ; mais il n’en est pas ainsi. Covent-Garden et Drury-Lane se les disputent, et le partage qu’ils en font laisse un tel vide dans les cadres, qu’il est impossible d’entendre un opéra passablement exécuté à l’un ou à l’autre de ces théâtres. D’ailleurs, leur clôture forcée, au mois de juin, désorganise chaque année les acteurs, les chœurs et l’orchestre qui ne sont engagés que pour la saison dont la durée est de six ou sept mois. Les artistes de tout genre se trouvent, par suite de cet arrangement, libres de passer d’un théâtre à un autre, mais toujours incertains du sort qui leur est réservé, et privés de ressources pendant une partie de l’année. Il est vrai que, dans cet intervalle, un autre opéra anglais, sans mélange d’aucun autre genre, est ouvert dans un petit théâtre, et que le directeur de ce spectacle puise ses moyens d’exécution à Drury-Lane et à Covent-Garden. Ce moment serait le plus favorable pour composer une bonne troupe et pour obtenir une bonne exécution ; mais the english opera house n’est ouvert que dans un temps où Londres est désert, le directeur est forcé de diminuer ses frais autant qu’il peut, et conséquemment de n’engager que des artistes d’un ordre inférieur.

Il est facile de voir, d’après ce qui vient d’être dit, que des causes étrangères aux dispositions des Anglais pour la musique exercent une influence sur le mauvais état de cet art dans les théâtres lyriques, et que l’absence d’institutions stables est, comme je l’ai dit plusieurs fois, l’origine de tous les défauts qu’on y remarque. Tant que l’existence des théâtres n’aura point de bases plus solides, tous les efforts qu’on fera pour les améliorer seront infructueux, et, par suite, le goût de la nation ne pourra se perfectionner. En de certains pays, l’autorité qui veut régir les théâtres, sans en comprendre le mécanisme, compromet leur prospérité. En Angleterre, l’indifférence absolue du gouvernement produit des effets analogues.

Dans l’examen des causes qui s’opposent aux progrès du goût musical en Angleterre, je n’ai parlé jusqu’ici que de l’insuffisance ou plutôt de la nullité des institutions relatives à cet objet : il me reste à démontrer que la manière dont la société use de la musique est encore plus préjudiciable à cet art.

Londres n’est, en quelque sorte, qu’une habitation de circonstance pour les Anglais. La clôture du parlement est le signal de leur départ. Ceux qui possèdent de grandes richesses se retirent dans leurs terres, habitations enchantées, dans lesquelles ils réunissent tous les plaisirs champêtres à toutes les jouissances du luxe ; les autres vont sur le continent faire des économies, dont ils ont besoin pour satisfaire leur vanité, pendant le peu de mois qu’ils passent dans la capitale de leur pays. Les dépenses excessives qu’ils font pendant une courte saison les obligent à suivre ce régime. Dès la fin de juillet, Londres devient un désert dont nos villes de province les plus solitaires offrent à peine l’image ; car ce ne sont pas seulement les riches qui s’en éloignent : tous ceux qui vivent à leurs dépens, les artistes, les modistes, les parasites, les industrieux de toute espèce, se dispersent aussi et vont se préparer aux travaux de la saison suivante, ou se reposer de leurs fatigues. Quatre mois composent ce qu’à Londres on nomme la saison ; ils durent depuis le 15 mars jusqu’au 15 juillet : alors une activité prodigieuse et sans égale règne dans cette ville, qui présentait auparavant le spectacle d’une vaste solitude ; alors commence une série non interrompue de concerts, de spectacles, d’oratorios, de soirées musicales et de fêtes de tout genre. La multiplicité de ces plaisirs est telle, qu’on conçoit à peine comment les femmes, et même les hommes les plus robustes, ne succombent pas sous la fatigue qu’ils leur occasionnent.

Tout le monde apprend la musique en Angleterre, non pour la savoir, mais parce qu’il est du bon air de dépenser de l’argent pour cet art, et d’avoir pour maître tel ou tel artiste renommé. Quelques jeunes dames, douées de dispositions réelles pour le piano ou pour le chant, possèdent de beaux talens ; mais, en général, la musique n’est cultivée par les Anglais que comme un moyen de dissiper l’ennui qui les tue. Le chant et le piano sont adoptés de préférence à toute autre partie de la musique ; on assure que le nombre des personnes qui en donnent des leçons s’élève à plus de quatre mille à Londres. MM. J.-B. Cramer et Moschelès sont au premier rang parmi les professeurs. Parmi les autres, on remarque mesdames Anderson, Potter, Schlesinger et Pio-Cianchettini. Le reste est plus ou moins obscur, mais tous ont des élèves et vivent.

On trouve à Londres un homme de beaucoup de mérite qui enseigne à chanter, et qui a écrit un ouvrage estimable sur son art : il se nomme M. Lanza. Quel que soit son talent, il n’est point à la mode. D’autres passent pour des hommes fort habiles, bien que fort inférieurs à lui ; ceux-là sont fort recherchés par les gens qui donnent le ton. Le patronage s’applique à tout en Angleterre, et l’on est si convaincu de sa puissance, que les artistes cherchent moins à acquérir du talent qu’à se faire des amis. Quiconque en a parmi les puissans et les riches, est assuré de sa fortune, et c’est tout ce qu’on veut dans un pays où la culture des arts n’est considérée que comme un négoce. Avec le secours du patronage, des musiciens, dont les noms sont inconnus, donnent à Londres des concerts brillans et productifs, auxquels ils ne prennent part qu’en touchant la recette ; mais le plus beau talent, s’il n’a point de prôneurs, ne parviendra jamais à rassembler un auditoire pour l’entendre. Cette puissance du patronage est telle qu’il n’est pas même nécessaire d’être musicien, pour donner un concert à son bénéfice ; on a vu des marchandes de modes en donner de fort brillans, à l’aide de quelques grandes dames qui les protégeaient.

Par un examen attentif de la société anglaise, on peut se convaincre qu’elle a besoin de musique, mais qu’elle n’en a pas le goût. Cette distinction paraîtra peut-être plus subtile que solide. Je crois cependant qu’elle ne manque pas de justesse. Je m’explique. La population anglaise se divise en deux classes qui ne se mêlent jamais, que rien ne peut réunir, et qui semblent former deux peuples différens. L’une se compose de cette population industrielle et sage qui a créé la plus belle civilisation qui soit au monde, et dont les travaux constans ont pour but le bien-être général combiné de la manière la plus heureuse avec l’intérêt particulier : cette classe ne manque point d’aptitude pour les arts ; mais elle n’a que peu de temps à leur accorder ; ils sont pour elle un délassement et ne peuvent devenir une affaire. L’autre peuple, qui croit n’être point du même sang que le premier, est cette aristocratie qu’on pourrait appeler la plaie de l’Angleterre ; mal d’autant plus funeste, que le royaume britannique n’en guérira peut-être pas, sans qu’il en résulte pour lui des maux plus grands. Un Anglais fort distingué par les qualités de son esprit me disait, en parlant des individus de cette classe, qu’ils sont les derniers des humains. Il y a probablement plus d’humeur que de vérité dans cette boutade ; mais on doit avouer que, s’ils ne sont les derniers, ils sont du moins souvent les plus ridicules. Ils s’appellent entre eux le monde fashionable (the fashionable world) ; ce qui ne veut pas dire qu’on est fashionable pour être noble, mais que les fashionables ne se trouvent que dans leurs rangs. Il serait assez difficile d’expliquer comment on acquiert la qualité de fashionable, et comment on la perd. Tel qui est décoré de ce titre cette année, rentrera peut-être dans l’obscurité la saison prochaine. Fashionable signifie à la mode, ou qui suit la mode. Pour être susceptible d’être fashionable, il faut cacher soigneusement les qualités de son esprit, et dissimuler son savoir ; car la fashion n’aime pas qu’on lui fasse apercevoir sa stupidité ou son ignorance. Mais il ne suffit pas d’être d’une intelligence bornée pour être à la mode ; il faut se distinguer par quelque chose ; un habit, un équipage, un souper, un concert, procurent quelquefois cet avantage. Un artiste, un littérateur, un médecin deviennent aussi fashionables par l’usage que la fashion fait de leurs talens : tous leurs efforts tendent vers ce but, parce que leur avenir est renfermé dans cette maxime : Devenez fashionable, et votre réputation sera faite comme votre fortune. Un homme veut faire un cours d’histoire, de littérature ou de musique ; il ne sait rien de tout cela ; peu importe : qu’il soit fashionable d’assister à ses lectures, chacun y voudra courir.

Lorsque la fashion assiste à un concert, elle ne se soucie guère d’entendre de la musique : elle ne l’écoute même pas ; mais ce lui est une occasion de se réunir, et le bruit des voix et des instrumens lui semble un accompagnement agréable à sa conversation. À peine l’accompagnateur a-t-il donné le signal, en préludant sur le piano, que des colloques s’établissent dans toute la salle ; le brouhaha devient bientôt semblable à celui d’une place publique ou d’un marché, et cela dure jusqu’à ce que le morceau soit fini. Il faut avouer cependant qu’un artiste est ordinairement excepté de ce méprisant accueil : ce fortuné mortel est le chanteur, ou plutôt la cantatrice à la mode. Dès que sa voix se fait entendre, le silence se rétablit. Par cette préférence, la fashion est bien aise d’avertir qu’elle n’est point insensible aux charmes de la musique, et que, si elle n’écoute pas le reste, c’est que ce reste ne mérite pas son attention.

Il était nécessaire que j’entrasse dans ces détails pour achever de faire voir la vérité de la proposition que j’ai plusieurs fois énoncée, savoir : que si la musique ne fait point de progrès en Angleterre, l’absence d’institutions et la manière défectueuse dont la société est constituée en sont les seules causes ; car, encore une fois, je ne crois pas que les Anglais soient absolument dépourvus de facultés musicales. L’aristocratie anglaise qui nuit à tout, parce qu’elle possède toutes les richesses et qu’elle en use sans discernement, fait à la musique plus de mal qu’à toute autre chose, parce qu’elle seule a le temps de s’en occuper, et le pouvoir de la rendre florissante. Si cette aristocratie était moins sotte, si tout ce qui honore l’intelligence humaine n’était lettres closes pour elle, on verrait bientôt les artistes anglais se distinguer dans la musique, comme ils le font en quelques parties de la peinture. Je sais que le climat sombre et lourd de l’Angleterre est peu favorable à la fièvre de l’imagination. Cependant il ne faut pas croire qu’il y soit absolument contraire, car c’est sous l’influence de ce climat que Handel a composé ses plus beaux ouvrages, et cela pendant un séjour de plus de quarante ans. Mais quel avenir y a-t-il pour un compositeur anglais, et même pour un chanteur ou un instrumentiste ? Avec des gens qui ne jugent du mérite d’un artiste que sur des réputations toutes faites, il n’y a point de ressources pour ceux qui commencent. Aussi n’est-il pas rare de voir de jeunes musiciens nés dans la Grande-Bretagne, pleins d’enthousiasme d’abord, se refroidir peu-à-peu par les obstacles qu’ils rencontrent, et se convaincre enfin de la nécessité de considérer l’exercice de leur art comme un moyen d’existence ou de fortune, et non comme le chemin de la gloire.

Mais, du moins, y a-t-il quelque espoir de voir s’améliorer cet ordre de choses, et de perfectionner le goût de la gent fashionable ? Je ne le pense pas. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on travaille à son éducation en musique. Sans remonter à l’époque de Handel, où tous les grands chanteurs de l’Italie brillèrent sur les théâtres de Londres, je citerai seulement les musiciens célèbres qui ont vécu parmi les Anglais depuis environ cinquante ans, c’est-à-dire depuis le temps où Clémenti s’établit en Angleterre. Dussek, Cramer, Steibelt, Woelf, Kalkbrenner, Ries, Viotti, Winter et beaucoup d’autres ont vécu long-temps dans ce pays, et y ont fait entendre tous les genres de perfections, sans qu’il en soit résulté la moindre amélioration dans le goût national. Cette éducation, tant de fois commencée, ressemble au travail de Pénélope, qui ne doit jamais arriver à sa fin. On peut instruire ceux qui ont la volonté de savoir ; mais que faire avec ceux qui n’écoutent pas ?

Une cause particulière peut d’ailleurs empêcher tout progrès de la musique en Angleterre, la voici. Autrefois, l’appât d’un gain considérable conduisait les grands artistes dans ce pays, et pouvait seul les indemniser des désagrémens de leur séjour chez un peuple si peu capable d’apprécier le mérite ; mais ce peuple, naguère prodigue de son or, en est maintenant avare. Si cela continue, il est vraisemblable que les Anglais seront abandonnés à eux-mêmes, et que les étrangers ne consentiront plus à affronter les brouillards du pays et le mauvais goût de ses habitans.


Fétis.