Essai sur l’inégalité des races humaines/Préfaces

Essai sur l’inégalité des races humaines
Dédicace, avant-propos, biographie
Livre premier


DÉDICACE

DE LA PREMIÈRE ÉDITION (1854).

Séparateur



À SA MAJESTÉ
GEORGES V,

ROI DE HANOVRE.


Sire,

J’ai l’honneur d’offrir ici à Votre Majesté le fruit de longues méditations et d’études favorites, souvent interrompues, toujours reprises. Les événements considérables, révolutions, guerres sanglantes, renversements de lois, qui, depuis trop d’années, ont agi sur les États européens, tournent aisément les imaginations vers l’examen des faits politiques. Tandis que le vulgaire n’en considère que les résultats immédiats et n’admire ou ne réprouve que l’étincelle électrique dont ils frappent les intérêts, les penseurs plus graves cherchent à découvrir les causes cachées de si terribles ébranlements, et, descendant la lampe à la main dans les sentiers obscurs de la philosophie et de l’histoire, ils vont demander à l’analyse du cœur humain ou à l’examen attentif des annales le mot d’une énigme qui trouble si fort et les existences et les consciences.

Comme chacun, j’ai ressenti ce que l’agitation des époques modernes inspire de soucieuse curiosité. Mais, en appliquant à en comprendre les mobiles toutes les forces de mon intelligence, j’ai vu l’horizon de mes étonnements, déjà si vaste, s’agrandir encore. Quittant, peu à peu, je l’avoue, l’observation de l’ère actuelle pour celle des périodes précédentes, puis du passé tout entier, j’ai réuni ces fragments divers dans un ensemble immense, et, conduit par l’analogie, je me suis tourné, presque malgré moi, vers la divination de l’avenir le plus lointain. Ce n’a plus été seulement les causes directes de nos tourmentes soi-disant réformatrices qu’il m’a semblé désirable de connaître : j’ai aspiré à découvrir les raisons plus hautes de cette identité des maladies sociales que la connaissance la plus imparfaite des chroniques humaines suffit à faire remarquer dans toutes les nations qui furent jamais, qui sont, comme, selon toute vraisemblance, dans celles qui seront un jour.

Je crus, d’ailleurs, apercevoir, pour de tels travaux des facilités particulières à l’époque présente. Si, par ses agitations, elle pousse à la pratique d’une sorte de chimie historique, elle en facilite aussi les labeurs. Le brouillard épais, les ténèbres profondes qui nous cachaient, depuis une date immémoriale, les débuts des civilisations différentes de la nôtre, se lèvent et se dissolvent aujourd’hui au soleil de la science. Une merveilleuse épuration des méthodes analytiques, après avoir, sous les mains de Niebuhr, fait apparaître une Rome ignorée de Tite-Live, nous découvre et nous explique aussi les vérités mêlées aux récits fabuleux de l’enfance hellénique. Vers un autre point du monde, les peuples germains, longtemps méconnus, se montrent à nous aussi grands, aussi majestueux que les écrivains du Bas-Empire nous les avaient dits barbares. L’Egypte ouvre ses hypogées, traduit ses hiéroglyphes, confesse l’âge de ses pyramides. L’Assyrie dévoile et ses palais et leurs inscriptions sans fin, naguère encore évanouies sous leurs propres décombres. L’Iran de Zoroastre n’a su rien cacher aux puissantes investigations de Burnouf, et l’Inde primitive nous raconte, dans les Védas, des faits bien proches du lendemain de la création. De l’ensemble de ces conquêtes, déjà si importantes en elles-mêmes, résulte encore une compréhension plus juste et plus large d’Hérodote, d’Homère et surtout des premiers chapitres du Livre saint, cet abime d’assertions dont on n’admire jamais assez la richesse et la rectitude lorsqu’on l’aborde avec un esprit suffisamment pourvu de lumières.

Tant de découvertes inattendues ou inespérées ne se placent pas, sans doute, au-dessus des atteintes de toute critique. Elles sont loin de présenter, sans lacunes, les listes des dynasties, l’enchaînement régulier des règnes et des faits. Cependant, au milieu de leurs résultats incomplets, il en est d’admirables, pour les travaux qui m’occupent, il en est de plus fructueux que ne sauraient l’être les tables chronologiques les mieux suivies. Ce que j’y recueille avec joie, c’est la révélation des usages, des mœurs, jusqu’aux portraits, jusqu’aux costumes des nations disparues. On connaît désormais l’état de leurs arts. On aperçoit toute leur vie, physique et morale, publique et privée, et il nous est devenu possible de reconstruire, au moyen des matériaux les plus authentiques, ce qui fait la personnalité des races et le principal critérium de leur valeur.

Devant un tel amoncellement de richesses toutes neuves ou tout nouvellement comprises, personne n’est plus autorisé à prétendre expliquer le jeu compliqué des rapports sociaux, les motifs des élévations et des décadences nationales avec l’unique secours des considérations abstraites et purement hypothétiques qu’une philosophie sceptique peut fournir. Puisque les faits positifs abondent désormais, qu’ils surgissent de partout, se relèvent de tous les sépulcres, et se dressent sous la main de qui veut les interroger, il n’est plus loisible d’aller, avec les théoriciens révolutionnaires, amasser des nuages pour en former des hommes fantastiques et se donner le plaisir de faire mouvoir artificiellement des chimères dans des milieux politiques qui leur ressemblent. La réalité, trop notoire, trop pressante, interdit de tels jeux, souvent impies, toujours néfastes. Pour décider sainement des caractères de l’humanité, le tribunal de l’histoire est devenu le seul compétent. C’est d’ailleurs, j’en conviens, un arbitre sévère, un juge bien redoutable à évoquer à des époques aussi tristes que celle-ci.

Non pas que le passé soit lui-même immaculé. Il contient tout, et, à ce titre, on en obtient l’aveu de bien des fautes et l’on y découvre plus d’une honteuse défaillance. Les hommes d’aujourd’hui seraient même en droit de faire, devant lui, trophée de quelques mérites qui lui manquent. Mais, si, pour repousser leurs accusations, il vient soudain à évoquer les ombres grandioses des périodes héroïques, que diront-ils ? S’il leur reproche d’avoir compromis la foi religieuse, la fidélité politique, le culte du devoir, que répondre ? S’il leur affirme qu’ils ne sont plus aptes qu’à poursuivre le défrichement de connaissances dont les principes ont été reconnus et exposés par lui ; s’il ajoute que l’antique vertu est devenue un objet de risée ; que l’énergie a passé de l’homme à la vapeur ; que la poésie s’est éteinte, que ses grands interprètes ne vivent plus ; que ce qu’on nomme des intérêts se ravale aux considérations les plus mesquines ; qu’alléguer ?

Rien, sinon que toutes les belles choses, tombées dans le silence, ne sont pas mortes et qu’elles dorment ; que tous les âges ont vu des périodes de transition, époques où la souffrance lutte avec la vie et d’où celle-ci se détache, à la fin, victorieuse et resplendissante, et que, puisque la Chaldée trop vieillie fut remplacée jadis par la Perse jeune et vigoureuse, la Grèce décrépite par Rome virile et la domination abâtardie d’Augustule par les royaumes des nobles princes teutoniques, de même les races modernes obtiendront leur rajeunissement.

C’est là ce que j’ai moi-même espéré un instant, un bien court instant, et j’aurais voulu répondre immédiatement à l’Histoire pour confondre ses accusations et ses sombres pronostics, si je n’avais été frappé de cette considération accablante, que je me hâtais trop d’avancer une proposition dénuée de preuves. Je voulus en chercher, et ainsi j’étais ramené sans cesse, par ma sympathie pour les manifestations de l’humanité vivante, à approfondir davantage les secrets de l’humanité morte.

C’est alors que, d’inductions en inductions, j’ai dû me pénétrer de cette évidence, que la question ethnique domine tous les autres problèmes de l’histoire, en tient la clef, et que l’inégalité des races dont le concours forme une nation, suffit à expliquer tout l’enchaînement des destinées des peuples. Il n’est personne, d’ailleurs, qui n’ait été frappé de quelque pressentiment d’une vérité si éclatante. Chacun a pu observer que certains groupes humains, en s’abattant sur un pays, y ont transformé jadis, par une action subite, et les habitudes et la vie, et que, là où, avant leur arrivée, régnait la torpeur, ils se sont montrés habiles à faire jaillir une activité inconnue. C’est ainsi, pour en citer un exemple, qu’une puissance nouvelle fut préparée à la Grande-Bretagne par l’invasion anglo-saxonne, au gré d’un arrêt de la Providence qui, en conduisant dans cette île quelques-uns des peuples gouvernés par le glaive des illustres ancêtres de Votre Majesté, se réservait, comme le remarquait, un jour, avec profondeur, une Auguste Personne, de rendre aux deux branches de la même nation cette même maison souveraine, qui puise ses droits glorieux aux sources lointaines de la plus héroïque origine.

Après avoir reconnu qu’il est des races fortes et qu’il en est de faibles, je me suis attaché à observer de préférence les premières, à démêler leurs aptitudes, et surtout à remonter la chaîne de leurs généalogies. En suivant cette méthode, j’ai fini par me convaincre que tout ce qu’il y a de grand, de noble, de fécond sur la terre, en fait de créations humaines, la science, l’art, la civilisation, ramène l’observateur vers un point unique, n’est issu que d’un même germe, n’a résulté que d’une seule pensée, n’appartient qu’à une seule famille dont les différentes branches ont régné dans toutes les contrées policées de l’Univers.

L’exposition de cette synthèse se trouve dans ce livre, dont je viens déposer l’hommage au pied du trône de Votre Majesté. Il ne m’appartenait pas, et je n’y ai pas songé, de quitter les régions élevées et pures de la discussion scientifique pour descendre sur le terrain de la polémique contemporaine. Je n’ai cherché à éclaircir ni l’avenir de demain, ni celui même des années qui vont suivre. Les périodes que je trace sont amples et larges. Je débute avec les premiers peuples qui furent jadis, pour chercher jusqu’à ceux qui ne sont pas encore. Je ne calcule que par séries de siècles. Je fais, en un mot, de la géologie morale. Je parle rarement de l’homme, plus rarement encore du citoyen ou du sujet, souvent, toujours des différentes fractions ethniques, car il ne s’agit pour moi, sur les cimes où je me suis placé, ni des nationalités fortuites, ni même de l’existence des États, mais des races, des sociétés et des civilisations diverses.

En osant tracer ici ces considérations, je me sens enhardi, Sire, par la protection que l’esprit vaste et élevé de Votre Majesté accorde aux efforts de l’intelligence et par l’intérêt plus particulier dont Elle honore les travaux de l’érudition historique. Je ne saurais perdre jamais le souvenir des précieux enseignements qu’il m’a été donné de recueillir de la bouche de Votre Majesté, et j’oserai ajouter que je ne sais qu’admirer davantage des connaissances si brillantes, si solides, dont le Souverain du Hanovre possède les moissons les plus variées, ou du généreux sentiment et des nobles aspirations qui les fécondent et assurent à ses peuples un règne si prospère.

Plein d’une reconnaissance inaltérable pour les bontés de Votre Majesté, je La prie de daigner accueillir

    L’expression du profond respect avec lequel   j’ai l’honneur d’être,

      Sire,

    De Votre Majesté,

Le très humble et très obéissant serviteur,

              A. de GOBINEAU.


ESSAI SUR L’INÉGALITÉ


DES


RACES HUMAINES.
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DEUXIÈME ÉDITION.


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AVANT-PROPOS.


Ce livre a été publié pour la première fois en 1853 (tome I et tome II) ; les deux derniers volumes (tome III et tome IV) sont de 1855, L’édition actuelle n’y a pas changé une ligne, non pas que, dans l’intervalle, des travaux considérables n’aient déterminé bien des progrès de détail. Mais aucune des vérités que j’ai émises n’a été ébranlée, et j’ai trouvé nécessaire de maintenir la vérité telle que je l’ai trouvée. Jadis, on n’avait sur les Races humaines que des doutes très timides. On sentait vaguement qu’il fallait fouiller de ce côté si l’on voulait mettre à découvert la base encore inaperçue de l’histoire et on pressentait que dans cet ordre de notions si peu dégrossies, sous ces mystères si obscurs, devaient se rencontrer à de certaines profondeurs les vastes substructions sur lesquelles se sont graduellement élevées les assises, puis les murs, bref tous les développements sociaux des multitudes si variées dont l’ensemble compose la marqueterie de nos peuples. Mais on ne voyait pas la marche à suivre pour rien conclure.

Depuis la seconde moitié du dernier siècle, on raisonnait sur les annales générales et on prétendait, pourtant, à ramener tous ces phénomènes dont ils présentent les séries, à des lois fixes. Cette nouvelle manière de tout classer, de tout expliquer, de louer, de condamner, au moyen de formules abstraites dont on s’efforçait de démontrer la rigueur, conduisait naturellement à soupçonner, sous l’éclosion des faits, une force dont on n’avait encore jamais reconnu la nature. La prospérité ou l’infortune d’une nation, sa grandeur et sa décadence, on s’était longtemps contenté de les faire résulter des vertus et des vices éclatant sur le point spécial qu’on examinait. Un peuple honnête devait être nécessairement un peuple illustre, et, au rebours, une société qui pratiquait trop librement le recrutement actif des consciences relâchées, amenait sans merci la ruine de Suse, d’Athènes, de Rome, tout comme une situation analogue avait attiré le châtiment final sur les cités décriées de la Mer Morte.

En faisant tourner de pareilles clefs, on avait cru ouvrir tous les mystères ; mais, en réalité, tout restait clos. Les vertus utiles aux grandes agglomérations doivent avoir un caractère bien particulier d’égoïsme collectif qui ne les rend pas pareilles à ce qu’on appelle vertu chez les particuliers. Le bandit Spartiate, l’usurier romain ont été des personnages publics d’une rare efficacité, bien qu’à en juger au point de vue moral, et Lysandre et Caton fussent d’assez méchantes gens ; il fallut en convenir après réflexion et, en conséquence, si on s’avisait de louer la vertu chez un peuple et de dénoncer avec indignation le vice chez un autre, on se vit obligé de reconnaître et d’avouer tout haut qu’il ne s’agissait pas là de mérites et de démérites intéressant la conscience chrétienne, mais bien de certaines aptitudes, de certaines puissances actives de l’âme et même du corps, déterminant ou paralysant le développement de la vie dans les nations, ce qui conduisit à se demander pourquoi l’une de celles-ci pouvait ce que l’autre ne pouvait pas, et ainsi on se trouva induit à avouer que c’était un fait résultant de la race.

Pendant quelque temps on se contenta de cette déclaration à laquelle on ne savait comment donner la précision nécessaire. C’était un mot creux, c’était une phrase, et aucune époque ne s’est jamais payée de phrases et n’en a eu le goût comme celle d’à présent. Une sorte d’obscurité translucide qui émane ordinairement des mots inexpliqués était projetée ici par les études physiologiques et suffisait, ou, du moins, on voulut quelque temps encore s’en contenter. D’ailleurs, on avait un peu peur de ce qui allait suivre. On sentait que si la valeur intrinsèque d’un peuple dérive de son origine, il fallait restreindre, peut-être supprimer tout ce qu’on appelle Égalité et, en outre, un peuple grand ou misérable ne serait donc ni à louer, ni à blâmer. Il en serait comme de la valeur relative de l’or et du cuivre. On reculait devant de tels aveux.

Fallait-il admettre, en ces jours de passion enfantine pour l’égalité, qu’une hiérarchie si peu démocratique existât parmi les fils d’Adam ? combien de dogmes, aussi bien philosophiques que religieux, se déclaraient prêts à réclamer !

Tandis qu’on hésitait, on marchait pourtant; les découvertes s’accumulaient et leurs voix se haussaient et exigeaient qu’on parlât raison. La géographie racontait ce qui s’étalait à sa vue ; les collections regorgeaient de nouveaux types humains. L’histoire antique mieux étudiée, les secrets asiatiques plus révélés, les traditions américaines devenues accessibles comme elles ne l’étaient pas auparavant, tout proclamait l’importance de la race. Il fallait se décider à entrer dans la question telle qu’elle est.

Sur ces entrefaites, se présenta un physiologiste, M. Pritchard, historien médiocre, théologien plus médiocre encore, qui voulant surtout prouver que toutes les races se valaient, soutint qu’on avait tort d’avoir peur et se donna peur à lui-même. Il se proposa non pas de savoir et de dire la vérité des choses, mais de rassurer la philanthropie. Dans cette intention, il cousut les uns aux autres un certain nombre de faits isolés, observés plus ou moins bien et qui ne demandaient pas mieux que de prouver l’aptitude innée du nègre de Mozambique, et du Malais des îles Mariannes à devenir de fort grands personnages pour peu que l’occasion s’en présentât. M. Pritchard fut néanmoins grandement à estimer par cela seul qu’il toucha réellement à la difficulté. Ce fut, il est vrai, par le petit côté, mais ce fut pourtant et on ne saurait trop lui en savoir gré.

J’écrivis alors le livre dont je présente ici la seconde édition. Depuis qu’il a paru, des discussions nombreuses ont eu lieu à son sujet. Les principes en ont été moins combattus que les applications et surtout que les conclusions. Les partisans du progrès illimité ne lui ont pas été favorables. Le savant Ewald émettait l’avis que c’était une inspiration des catholiques extrêmes ; l’école positiviste l’a déclaré dangereux. Cependant des écrivains qui ne sont ni catholiques ni positivistes, mais qui possèdent aujourd’hui une grande réputation, en ont fait entrer incognito, sans l’avouer, les principes et même des parties entières dans leurs œuvres et, en somme, Fallmereyer n’a pas eu tort de dire qu’on s’en servait plus souvent et plus largement qu’on n’était disposé à en convenir.

Une des idées maîtresses de cet ouvrage, c’est la grande influence des mélanges ethniques, autrement dit des mariages entre les races diverses. Ce fut la première fois qu’on posa cette observation et qu’en en faisant ressortir les résultats au point de vue social, on présenta cet axiome que tant valait le mélange obtenu, tant valait la variété humaine produit de ce mélange et que les progrès et les reculs des sociétés ne sont autre chose que les effets de ce rapprochement. De là fut tirée la théorie de la sélection devenue si célèbre entre les mains de Darwin et plus encore de ses élèves. Il en est résulté, entre autres, le système de Buckle, et par l’écart considérable que les opinions de ce philosophe présentent avec les miennes, on peut mesurer l’éloignement relatif des routes que savent se frayer deux pensées hostiles parties d’un point commun. Buckle a été interrompu dans son travail par la mort, mais la saveur démocratique de ses sentiments lui a assuré, dans ces temps-ci, un succès que la rigueur de ses déductions ne justifie pas plus que la solidité de ses connaissances.

Darwin et Buckle ont créé ainsi les dérivations principales du ruisseau que j’ai ouvert. Beaucoup d’autres ont simplement donné comme des vérités trouvées par eux-mêmes ce qu’ils copiaient chez moi en y mêlant tant bien que mal les idées aujourd’hui de mode.

Je laisse donc mon livre tel que je l’ai fait et je n’y changerai absolument rien. C’est l’exposé d’un système, c’est l’expression d’une vérité qui m’est aussi claire et aussi indubitable aujourd’hui qu’elle me l’était au temps où je l’ai professée pour la première fois. Les progrès des connaissances historiques ne m’ont fait changer d’opinion en aucune sorte ni dans aucune mesure. Mes convictions d’autrefois sont celles d’aujourd’hui, qui n’ont incliné ni à droite ni à gauche, mais qui sont restées telles qu’elles avaient poussé dès le premier moment où je les ai connues. Les acquisitions survenues dans le domaine des faits ne leur nuisent pas. Les détails se sont multipliés, j’en suis aise. Ils n’ont rien altéré des constatations acquises. Je suis satisfait que les témoignages fournis par l’expérience aient encore plus démontré la réalité de l’inégalité des Races.

J’avoue que j’aurais pu être tenté de joindre ma protestation à tant d’autres qui s’élèvent contre le darwinisme. Heureusement, je n’ai pu oublier que mon livre n’est pas une œuvre de polémique. Son but est de professer une vérité et non de faire la guerre aux erreurs. Je dois donc résister à une tentation belliqueuse. C’est pourquoi je me garderai également de disputer contre ce prétendu approfondissement de l’érudition qui, sous le nom d’études préhistoriques, ne laisse pas que d’avoir fait dans le monde un bruit assez sonore. Se dispenser de connaître et surtout d’examiner les documents les plus anciens de tous les peuples, c’est comme une règle, toujours facile, de ce prétendu genre de travaux. C’est une manière de se supposer libre de tous renseignements ; on déclare ainsi la table rase, et l’on se trouve parfaitement autorisé à l’encombrer à son choix de telles hypothèses qui peuvent convenir et que l’on peut mettre où l’on suppose le vide. Alors, on dispose tout à son gré et, au moyen d’une phraséologie spéciale, en supputant les temps, par âges de pierre, de bronze, de fer, en substituant le vague géologique à des approximations de chronologie qui ne seraient pas assez surprenantes, on parvient à se mettre l’esprit dans un état de surexcitation aiguë, qui permet de tout imaginer et de tout trouver admissible. Alors au milieu des incohérences les plus fantasques, on ouvre tout à coup, dans tous les coins du globe terrestre, des trous, des caves, des cavernes de l’aspect le plus sauvage, et on en fait sortir des amoncellements épouvantables de crânes et de tibias fossiles, de détritus comestibles, d’écailles d’huîtres et d’ossements de tous les animaux possibles et impossibles, taillés, gravés, éraflés, polis et non polis, de haches, de têtes de flèches, d’outils sans noms ; et le tout s’écroulant sur les imaginations troublées, aux fanfares retentissantes d’une pédanterie sans pareille, les ahurit d’une manière si irrésistible que les adeptes peuvent sans scrupule, avec sir John Lubbock et M.Evans, héros de ces rudes labeurs, assigner à toutes ces belles choses une antiquité, tantôt de cent mille années, tantôt une autre de cinq cent mille, et ce sont des différences d’avis dont on ne s’explique pas le moins du monde le motif.

Il faut savoir respecter les congrès préhistoriques et leurs amusements. Le goût en passera quand de pareils excès auront été poussés encore un peu plus loin, et que les esprits rebutés réduiront simplement à rien toutes ces folies. A dater de cette réforme indispensable on enlèvera enfin les haches de silex et les couteaux d’obsidienne aux mains des anthropoïdes de M. le professeur Haeckel, gens qui en font un si mauvais usage.

Ces rêveries, dis-je, passeront d’elles-même. On les voit déjà passer. L’ethnologie a besoin de jeter ses gourmes avant de se trouver sage. Il fut un temps, et il n’est pas loin, où les préjugés contre les mariages consanguins étaient devenus tels qu’il fut question de leur donner la consécration de la loi. Épouser une cousine germaine équivalait à frapper à l’avance tous ses enfants de surdité et d’autres affections héréditaires. Personne ne semblait réfléchir que les générations qui ont précédé la nôtre, fort adonnées aux mariages consanguins, n’ont rien connu des conséquences morbides qu’on prétend leur attribuer; que les Séleucides, les Ptolémées, les Incas, époux de leurs sœurs, étaient, les uns et les autres, de très bonne santé et d’intelligence fort acceptable, sans parler de leur beauté, généralement hors ligne. Des faits si concluants, si irréfutables, ne pouvaient convaincre personne, parce qu’on prétendait utiliser, bon gré mal gré, les fantaisies d’un libéralisme, qui, n’aimant pas l’exclusivité chapitrale, était contraire à toute pureté du sang, et l’on voulait autant que possible célébrer l’union du nègre et du blanc d’où provient le mulâtre. Ce qu’il fallait démontrer dangereux, inadmissible, c’était une race qui ne s’unissait et ne se perpétuait qu’avec elle-même. Quand on eut suffisamment déraisonné, les expériences tout à fait concluantes du docteur Broca ont rejeté pour toujours un paradoxe que les fantasmagories du même genre iront rejoindre quand leur fin sera arrivée.

Encore une fois, je laisse ces pages telles que je les ai écrites à l’époque où la doctrine qu’elles contiennent sortait de mon esprit, comme un oiseau met la tête hors du nid et cherche sa route dans l’espace où il n’y a pas de limites. Ma théorie a été ce qu’elle était, avec ses faiblesses et sa force, son exactitude et sa part d’erreurs, pareille à toutes les divinations de l’homme. Elle a pris son essor, elle le continue. Je n’essaierai ni de raccourcir, ni d’allonger ses ailes, ni moins encore de rectifier son vol. Qui me prouverait qu’aujourd’hui je le dirigerais mieux et surtout que j’atteindrais plus haut dans les parages de la vérité ? Ce que je pensais exact, je le pense toujours tel et n’ai, par conséquent, aucun motif d’y rien changer.

Aussi bien ce livre est la base de tout ce que j’ai pu faire et ferai par la suite. Je l’ai, en quelque sorte, commencé dès mon enfance. C’est l’expression des instincts apportés par moi en naissant. J’ai été avide, dès le premier jour où j’ai réfléchi, et j’ai réfléchi de bonne heure, de me rendre compte de ma propre nature, parce que fortement saisi par cette maxime : « Connais-toi toi- même, » je n’ai pas estimé que je pusse me connaître, sans savoir ce qu’était le milieu dans lequel je venais vivre et qui, en partie, m’attirait à lui par la sympathie la plus passionnée et la plus tendre, en partie me dégoûtait et me remplissait de haine, de mépris et d’horreur. J’ai donc fait mon possible pour pénétrer de mon mieux dans l’analyse de ce qu’on appelle, d’une façon un peu plus générale qu’il ne faudrait, l’espèce humaine, et c’est cette étude qui m’a appris ce que je raconte ici.

Peu à peu est sortie, pour moi, de cette théorie, l’observation plus détaillée et plus minutieuse des lois que j’avais posées. J’ai comparé les races entre elles. J’en ai choisi une au milieu de ce que je voyais de meilleur et j’ai écrit l’Histoire des Perses, pour montrer par l’exemple de la nation aryane la plus isolée de toutes ses congénères, combien sont impuissantes, pour changer ou brider le génie d’une race, les différences de climat, de voisinage et les circonstances des temps.

C’est après avoir mis fin à cette seconde patrtie de ma tâche que j’ai pu aborder les difficultés de la troisième, cause et but de mon intérêt. J’ai fait l’histoire d’une famille, de ses facultés reçues dès son origine, de ses aptitudes, de ses défauts, des fluctuations qui ont agi sur ses destinées, et j’ai écrit l’histoire d’Ottar Jarl, pirate norvégien, et de sa descendance. C’est ainsi qu’après avoir enlevé l’enveloppe verte, épineuse, épaisse de la noix, puis l’écorce ligneuse, j’ai mis à découvert le noyau. Le chemin que j’ai parcouru ne mène pas à un de ces promontoires escarpés où la terre s’arrête, mais bien à une de ces étroites prairies, où la route restant ouverte, l’individu hérite des résultats suprêmes de la race, de ses instincts bons ou mauvais, forts ou faibles, et se développe librement dans sa personnalité.

Aujourd’hui on aime les grandes unités, les vastes amas où les entités isolées disparaissent. C’est ce qu’on suppose être le produit de la science. A chaque époque, celle-ci voudrait dévorer une vérité qui la gêne. Il ne faut pas s’en effrayer. Jupiter échappe toujours à la voracité de Saturne, et l’époux et le fils de Rhée, dieux, l’un comme l’autre, règnent, sans pouvoir s’entre-détruire, sur la majesté de l’univers.


BIOGRAPHIE.


Le comte de Gobineau est mort à Turin le 13 octobre 1882, sans avoir pu voir la seconde édition du livre que nous réimprimons. Né à Ville-d’Avray le 14 juillet 1816, il venait d’atteindre sa soixante-septième année ; mais l’âge n’avait pas éteint son ardeur au travail, et le poème d’Amadis, qui sera prochainement publié en entier, montrera la hauteur à laquelle s’était maintenue jusqu’à la fin cette rare intelligence.

M. de Gobineau était fils d’un officier de la garde royale et descendait d’une branche de la grande famille normande de Gournay qui s’était établie en Guyenne au quatorzième siècle. Son grand-père faisait partie du parlement de Bordeaux.

Dans un livre très curieux publié en 1879 et intitulé : Histoire d’Ottar Jarl et de sa descendance, il a raconté les vicissitudes de sa famille.

Il passa ses premières années à Paris et dans les environs. Vers l’âge de douze ans, il fut envoyé pour son éducation en Suisse et habita surtout Bienne. Il avait conservé un bon souvenir de cette petite ville, de son lac et de l’île de Saint-Pierre rendue si célèbre par les descriptions de Rousseau. C’est là que ses premières lectures le charmèrent, qu’il apprit l’allemand, et qu’il commença, comme par instinct, à réfléchir sur la question des races.

Quand il revint en France, ce fut pour gagner le fond de la Bretagne, où son père s’était retiré, après avoir quitté le service à la suite de la Révolution de 1830.

Il vécut là quelque temps, dans un milieu de légitimisme provincial fort respectable mais fort étroit, et qui ne pouvait qu’ennuyer un jeune homme déjà plein d’ardeur et de curiosité d’esprit.

Il vint donc à Paris dès qu’il le put, et comme tant d’autres il chercha sa voie. Les opinions légitimistes de sa famille l’empêchaient d’entrer dans une carrière. Il n’avait pas de fortune et un frère aîné de son père, assez riche et quinteux, était intermittent dans ses libéralités.

Ce fut une période difficile qui se prolongea jusqu’en 1848.

Cependant ceux qui l’approchaient se rendaient déjà compte de sa grande valeur. Des travaux littéraires publiés dans le Journal des Débats avaient été appréciés, et la famille de Serre, la famille des deux peintres Ary et Henri Scheffer, et celle d’Alexis de Tocqueville, pour ne citer que les noms les plus connus, l’entouraient d’estime et d’affection. Aussi quand ce dernier devint ministre des affaires étrangères, il n’hésita pas à nommer M. de Gobineau au poste de chef de son cabinet.

On sait l’histoire de ce ministère qui, autant et plus qu’un fameux cabinet anglais du commencement de ce siècle, aurait mérité le nom de « ministère de tous les talents ». Il portait ombrage au prince Louis-Napoléon, qui lui fît une sourde guerre et finit par s’en débarrasser.

M, de Tocqueville se retira sans vouloir rien donner ni demander ; mais le ministre par intérim des affaires étrangères, le général de La Hitte, ancien camarade du père de M. de Gobineau à la garde royale, s’intéressa à son fils et le nomma secrétaire d’ambassade à Berne.

Ce fut un choix heureux. La position matérielle de M. de Gobineau était assurée. Sa carrière lui laissait des loisirs. Il se livra au travail, et le livre dont nous présentons aujourd’hui la seconde édition au public fut composé vers cette époque à Berne, puis à Hanovre et à Francfort où il fut successivement envoyé.

Le coup d’État de 1851 ne modifia pas sa situation. Il ne l’accueillit pas avec le même déplaisir que le firent ses amis. Il avait un certain goût pour la force, et la basse et féroce populace métisse des grandes villes lui inspirait un profond dégoût.

A Francfort il connut deux personnages bien différents : le terrible futur grand chancelier qui s’apprêtait à porter le fer et le feu dans l’œuvre de M. de Metternich, et le baron de Prockesh, le dernier disciple du prudent homme d’État autrichien, qui devait représenter si longtemps l’Autriche en Turquie avec tant de sagesse et de dignité. Il ne conserva pas de rapports ultérieurs avec le premier, mais il se lia avec le second d’une amitié qui ne se démentit jamais et dont fait foi une longue correspondance du plus grand intérêt, qui sera peut-être publiée quelque jour.

En 1834 il fut nommé premier secrétaire en Perse et partit à la fin de l’année. Il ne revint en Europe qu’au printemps de 1838. Il avait gagné Téhéran par l’Egypte et le golfe Persique. A son retour, il vit l’Arménie et Constantinople. Ce moment fut le plus heureux de sa vie.

L’Orient l’avait attiré dès sa première jeunesse. Avant l’âge de vingt ans il étudiait la langue persane. Il l’apprit à fond à Téhéran et put entretenir des rapports d’amitié intellectuelle avec les docteurs et les philosophes les plus célèbres de la Perse. Au lieu de se livrer à des amusements futiles ou aux plaintes ordinaires contre un poste lointain, peu en vue, il s’initiait profondément à cette vie, à ces idées si différentes des nôtres, et que nos esprits offusqués par les vanteries d’un siècle sans bonne foi ont tort de dédaigner à la légère.

Rentré en France, il publia Trois ans en Asie. Ce livre charmant respire le bonheur. Ce fut l’impression de M. de Prockesh, qui lui écrivait le 20 novembre 1859 : « Je suis dans vos Trois ans en Asie. Depuis longtemps je n’ai rien lu de plus frais. C’est une promenade sous les sycomores de Schoubra. C’est la marche à travers une prairie parsemée de fleurs comme un tapis de Perse et où les odeurs et les couleurs (frères jumeaux d’une jeune mère) vous enguirlandent tout joyeux. »

En 1861, un Voyage à Terre-Neuve, livre également plein d’une verve joyeuse, est dû à une mission qui lui fut donnée pour traiter la question des pêcheries du banc de Terre-Neuve avec les commissaires du gouvernement anglais.

Cette même année, à l’automne, nommé ministre, il reprit le chemin de la Perse où il resta deux ans. A son retour, il traversa toute la Russie.

Il avait avec lui à Téhéran un attaché d’un caractère un peu étrange, mais plein d’audace et de vivacité d’esprit. M. de Rochechouart voua une profonde affection à son chef, et le livre qu’il écrivit plus tard sur la Chine, où il fut chargé d’affaires avant d’aller mourir encore jeune à Saint-Dominique, montre l’influence que les idées de M. de Gobineau eurent sur sa pensée.

À cette époque, la Russie n’était pas encore maîtresse de l’Asie centrale. Entre cette puissance envahissante et l’Angleterre redoutée depuis longtemps par les princes asiatiques, il y avait une place toute marquée pour une grande influence de la France, qui maintenait l’équilibre. Notre prestige était encore intact.

Par ses rapports exceptionnels avec les dépositaires de la science asiatique, M. de Gobineau avait les moyens d’ouvrir le chemin difficile des khanats de l’Asie centrale à M. de Rochechouart qui s’offrait pour cette intéressante mission.

Le ministère des affaires étrangères refusa son consentement. On y accueillait avec défiance les idées de M. de Gobineau. On y prononçait sans doute à leur sujet le mot définitif de chimérique ; puis, trop fier, trop délicat pour se faire valoir lui-même, M. de Gobineau négligeait peut-être trop entièrement cet art de la mise en scène qui devient quelquefois nécessaire.

Aussi, en 1864, au lieu de l’envoyer à Constantinople où sa connaissance de l’Orient et des Orientaux pouvait rendre de si grands services, ce fut le poste secondaire d’Athènes qu’on lui offrit. Il y passa quatre ans. Il avait des sympathies pour la Grèce ; les merveilleux horizons de l’Attique plaisaient à ses yeux. Le Traité des inscriptions cunéiformes, l’Histoire des Perses, les Religions et les philosophies de l’Asie centrale datent de cette époque et de ce milieu favorable au travail. Il se remit aussi à la poésie, qui avait été une des joies de sa jeunesse, et l’Aphroessa fut composée alors.

Non content de cette activité littéraire et comme inspiré par les restes de la grande période artistique de la Grèce, il s’adonna à la sculpture et arriva bien vite à des résultats remarquables par l’intensité de vie et d’expression.

En 1868 M. de Gobineau fut envoyé à Rio-Janeiro. Il trouvait au Brésil une race très mêlée, un climat énervant. Il n’était pas sensible à la beauté de la nature tropicale sur laquelle tant de phrases ont été faites et qui est si inférieure à celle de la zone tempérée. Il appelait ces paysages sans histoires « des paysages inédits ». Mais ce lui fut une grande compensation que la personnalité si sympathique du souverain.

L’empereur du Brésil connaissait déjà M. de Gobineau par ses œuvres, il fut heureux de le voir accrédité auprès de lui. Les auteurs désappointent souvent. Tel n’était pas le cas de M. de Gobineau, causeur étincelant d’esprit, et cependant bon écouteur, chose si rare, il séduisait irrésistiblement.

Il charma l’intelligence si ouverte de Don Pedro. Une sincère amitié se forma entre eux. Tous les dimanches ils se réunissaient pour de longs entretiens. Après le départ de M. de Gobineau ils commencèrent une correspondance constante; elle ne fut interrompue que pendant les séjours qu’ils firent ensemble en 1871, 1876 et 1877, lors des voyages de l’empereur en Europe.

Cette correspondance, que nous avons sous les yeux, fait le plus grand honneur à ce souverain qui, par un phénomène d’atavisme heureux, semble réunir en lui les plus précieuses qualités mentales et physiques des maisons de Bragance et de Habsbourg.

Le séjour à Rio avait éprouvé le tempérament de M. de Gobineau. Il prit un congé au printemps de 1870 et vint le passer au château de Trye, qu’il avait acheté en 1857, après la mort de son oncle. Il s’était attaché à cette terre qui avait fait partie autrefois des domaines de la race d’Ottar Jarl. Il était maire de Trye, et membre du conseil général de l’Oise pour le canton de Chaumont-en-Vexin. Nos premières défaites le trouvèrent là. Elles le désolèrent sans l’étonner. Il avait fidèlement servi l’Empire, qui lui avait même inspiré beaucoup de sympathie à son début ; mais depuis quelques années il ne se faisait plus d’illusions et voyait clairement l’abîme vers lequel une politique d’aventures et de caprices conduisait la France.

Les chants de la Marseillaise, les cris « à Berlin ! » répugnaient à sa nature. Il ne donnait pas le nom de patriotisme à ces surexcitations maladives trop communes chez les races latines. Il y voyait des symptômes funestes.

Avec beaucoup de fermeté, il essaya pourtant d’organiser la résistance autour de lui ; puis, quand l’invasion arriva, demeuré calme et digne devant le vainqueur, raisonnant avec lui, parlant sa langue, il obtint des concessions qui allégèrent le poids du désastre non seulement à son canton, mais à tout le département.

A l’armistice, la ville de Beauvais lui vota des remerciements publics. On voulait l’envoyer à la Chambre ; plus tard il fut question de le porter pour le Sénat. Il n’accepta point ces candidatures. Il ne se représenta même plus, dans la suite, pour le conseil général.

Il avait vu de près bien des bassesses, bien des lâchetés, et le suffrage universel, grossier, plein de méfiance pour les caractères délicats et élevés, leur inspire, en retour, un inévitable éloignement.

Le gouvernement de M. Thiers nomma M. de Gobineau ministre en Suède. Il s’y rendit en 1872 et il y resta cinq ans. Comme partout ailleurs il fut apprécié par l’élément le plus intelligent de la société. L’accueil cordial de quelques âmes d’élite le consola des souffrances d’une mauvaise santé et de beaucoup d’autres chagrins. Encouragé par cette sympathie, ce séjour à Stockholm fut fécond en nouveaux travaux. Dans la première partie de l’Amadis, il évoque le moyen âge et la personnification la plus pure de la race aryane ; dans la Renaissance, il fait passer devant nous bien vivantes les grandes figures du seizième siècle italien. Dans le très étrange roman les Pléiades, où il a fait entrer tant de ses idées sur la vie, il nous représente les différentes manières dont un Anglais, un Allemand, un Français et un Slave envisagent la passion de l’amour. Enfin, se souvenant du lointain Orient, plein de ce désir de soleil que l’on éprouve pendant les tristes crépuscules et les longues nuits du Nord, il écrivait ces Nouvelles Asiatiques tantôt si spirituelles, tantôt si passionnées, toujours d’une observation si exacte et qui sont un des bijoux les plus exquis de son écrin.

Un voyage en Norwège, à l’époque des fêtes du couronnement du roi Oscar à Drontheim, avait été pour M. de Gobineau un agréable délassement. Il y avait rencontré une population aryane assez pure, et certaines descriptions de l’Amadis montrent combien il avait été frappé par cette nature sauvage du septentrion où l’Océan livre à la terre de si rudes combats.

En 1876, autorisé par son gouvernement, il accompagna l’empereur Don Pedro dans un intéressant voyage en Russie, à Constantinople et en Grèce.

Il venait de regagner la Suède quand, en février 1877, il fut mis tout d’un coup à la retraite par M. le duc Decazes. Nous ignorons les raisons de cette mesure qui l’atteignait dans toute la plénitude de son talent. Incapable de se plaindre, de solliciter, il ne fît aucune observation contre cette injustice, mais il en garda un vif ressentiment.

Vis-à-vis de ceux qui gouvernaient médiocrement, et tentaient sans prévoyance et sans énergie un coup d’État manqué, il garda une attitude dédaigneuse et hautaine. Il eut à ce moment de grands ennuis. Absolument désintéressé, ne comptant jamais, il avait laissé disparaître sa fortune. Il dut se défaire du château de Trye, et la transition entre une existence large et une vie gênée lui fut inévitablement assez pénible. Ses goûts étaient cependant d’une telle simplicité qu’il se disait fait pour être derviche, et il avait raison ; mais il était sensible au plaisir de donner et il lui était odieux d’avoir à s’occuper des petites économies journalières.

Après un court séjour à Paris, M. de Gobineau vint s’établir à Rome, et c’est là, sauf quelques courses vers le Nord en été, qu’il a passé les dernières années de sa vie.

Il y avait retrouvé des amitiés anciennes, il s’en fit de nouvelles. Il s’était remis à la sculpture avec une ardeur extrême ; il publiait aussi Ottar Jarl et terminait la seconde, puis la troisième partie de son beau poème l’Amadis.

Mais sa santé était gravement compromise. L’été de 1879, passé tout entier en Italie, l’avait laissé sans force contre les influences morbides du climat de Rome.

Il avait toujours été sévère pour la race latine. Il supportait mal le contact si proche de sa charlatanerie phraseuse. Il voyait se réaliser les prédictions de son livre ; mais loin de se complaire dans sa divination, la rapidité effrayante de la décadence le remplissait de tristesse et de dégoût. Il contemplait avec horreur la multitude, métissée par les jaunes et les noirs, et courant à l’assaut des dernières forteresses des institutions aryanes ; l’Angleterre elle-même corrompue par les éléments finnois-celtes, affaiblie, et poussée vers la ruine au bruit sonore des phrases creuses de ses criminels rhéteurs ; le monde slave uni prochainement peut-être au monde chinois et prêt à faire une poussée formidable et finale sur l’Occident dégénéré. Ces idées pourront paraître exagérées aux observateurs superficiels, mais elles semblaient incontestables à ce puissant esprit. Qui peut nier que l’agitation nerveuse et la prostration sénile n’aient augmenté, avec l’attente d’une crise prochaine et la terreur d’un inconnu redoutable, dans l’année qui vient de s’écouler depuis la mort de M. de Gobineau ?

L’hiver de 1881 à 1882 lui fut pénible à passer. A ses autres souffrances s’était ajoutée une maladie des yeux qui lui enlevait la ressource de la lecture, de ce plaisir qui est une des récompenses les plus solides du culte des choses de l’esprit. Au printemps il se rendit à Bayreuth auprès du grand maître Richard Wagner, pour lequel il avait une vive admiration. Il y fut accueilli avec la sollicitude la plus empressée, mais il ne put séjourner. Les médecins l’envoyèrent à Gastein, où il se sentit mieux.

De là, accompagné par un ami fidèle qui vint d’Italie pour faire ce voyage avec lui, il se dirigea vers l’Auvergne. Il y rejoignait ceux de ses amis qui, parmi tous, avaient été les plus constamment dévoués, les plus étroitement unis à lui d’esprit et de sentiments. C’est grâce à eux, pendant ses dernières années, que sa pensée jouit d’un peu de calme et que sa santé fut entourée de soins affectueux.

Mais le froid d’un automne pluvieux le glaçait. De jour en jour il demandait en vain un rayon de soleil. Le 11 octobre, il partait pour Pise ; le 13, une mort subite et imprévue arrêtait en quelques heures ce noble cœur qui n’avait jamais battu que pour le Bien et le Beau.

B.

Paris, 1883.