Essai sur l’inégalité des races humaines/Livre premier/Chapitre XI


CHAPITRE XI.

Les différences ethniques sont permanentes.

Les Unitaires affirment que la séparation des races est apparente, et due uniquement à des circonstances locales telles que celles dont nous éprouvons aujourd’hui l’influence, ou à des déviations accidentelles de conformation dans l’auteur d’une branche. Toute l’humanité est, pour eux, accessible aux mêmes perfectionnements ; partout le type originel commun, plus ou moins voilé, persiste avec une égale force, et le nègre, le sauvage américain, le Tongouse du nord de la Sibérie peuvent et doivent, sous l’empire d’une éducation similaire, parvenir à rivaliser avec l’Européen pour la beauté des formes. Cette théorie est inadmissible.

On a vu plus haut quel était le plus solide rempart scientifique des Unitaires : c’est la fécondité des croisements humains. Cette observation, qui paraît présenter jusqu’ici à la réfutation de grandes difficultés, ne sera peut-être pas toujours aussi invincible, et elle ne suffirait pas à m’arrêter si je ne la voyais appuyée par un autre argument, d’une nature bien différente, qui, je l’avoue, me touche davantage : on dit que la Genèse n’admet pas, pour notre espèce, plusieurs origines.

Si le texte est positif, péremptoire, clair, incontestable, il faut baisser la tête : les plus grands doutes doivent céder, la raison n’a qu’à se déclarer imparfaite et vaincue, l’origine de l’humanité est une, et tout ce qui semble démontrer le contraire n’est qu’une apparence à laquelle on ne doit pas s’arrêter. Car mieux vaut laisser l’obscurité s’épaissir sur un point d’érudition que de se hasarder contre une autorité pareille. Mais si la Bible n’est pas explicite ? Si les livres saints, consacrés à tout autre chose qu’à l’éclaircissement de questions ethniques, ont été mal compris, et que, sans leur faire violence, on puisse en extraire un autre sens, alors je n’hésiterai pas à passer outre.

Qu’Adam soit l’auteur de notre espèce blanche, il faut l’admettre certainement. Il est bien clair que les Écritures veulent qu’on l’entende ainsi, puisque de lui descendent des générations qui incontestablement ont été blanches. Ceci posé, rien ne prouve que, dans la pensée des premiers rédacteurs des généalogies adamites, les créatures qui n’appartenaient pas à la race blanche aient passé pour faire partie de l’espèce. Il n’est pas dit un mot des nations jaunes, et ce n’est que par une interprétation dont je réussirai, je pense, dans le livre suivant, à faire ressortir le caractère arbitraire, que l’on attribue au patriarche Cham la couleur noire. Sans doute, les traducteurs, les commentateurs, en affirmant qu’Adam a été l’auteur de tout ce qui porte le nom d’homme, ont fait entrer dans les familles de ses fils l’ensemble des peuples venus depuis. Suivant eux, les Japhétides sont la souche des nations européennes, les Sémites occupent l’Asie antérieure, les Chamites, dont on fait, sans bonnes raisons, je le répète, une race originairement mélanienne, occupent les régions africaines. Voilà pour une partie du globe : c’est à merveille ; et la population du reste du monde, qu’en fait-on ? Elle demeure en dehors de cette classification.

Je n’insiste pas, en ce moment, sur cette idée. Je ne veux pas entrer en lutte apparente, même avec de simples interprétations, du moment qu’elles sont accréditées. Je me contente d’indiquer qu’on pourrait peut-être, sans sortir des limites imposées par l’Église, en contester la valeur ; puis je me rabats à chercher si, en admettant, telle quelle, la partie fondamentale de l’opinion des Unitaires, il n’y aurait pas encore moyen d’expliquer les faits autrement qu’ils ne font, et d’examiner si les différences physiques et morales les plus essentielles ne peuvent pas exister entre les races humaines et avoir toutes leurs conséquences, indépendamment de l’unité ou de la multiplicité d’origine première ?

On admet l’identité ethnique pour toutes les variétés canines (1)[1] ; qui donc, cependant, ira entreprendre la thèse difficile de constater chez tous ces animaux, sans distinction de genres, les mêmes formes, les mêmes tendances, les mêmes habitudes, les mêmes qualités ? Il en est de même pour d’autres espèces, telles que les chevaux, la race bovine, les ours, etc. Partout : identité quant à l’origine, diversité pour tout le reste, et diversité si profondément établie qu’elle ne peut se perdre que par les croisements, et même alors les types ne reviennent pas à une identité réelle de caractère. Tandis que, tant que la pureté de race se maintient, les traits spéciaux restent permanents et se reproduisent, de génération en génération, sans offrir de déviations sensibles.

Ce fait, qui est incontestable, a conduit à se demander si, dans les espèces animales soumises à la domesticité et en ayant contracté les habitudes, on pouvait reconnaître les formes et les instincts de la souche primitive. La question paraît devoir demeurer insoluble. Il est impossible de déterminer quelles devaient être les formes et le naturel de l’individu primitif, et de combien s’en éloignent ou s’en rapprochent les déviations placées aujourd’hui sous nos yeux, Un très grand nombre de végétaux offrent le même problème. L’homme surtout, la créature la plus intéressante à connaître dans ses origines, semble se refuser à tout déchiffrement, sous ce rapport.

Les différentes races n’ont pas douté que l’auteur antique de l’espèce n’eût précisément leurs caractères. Sur ce point, sur celui-là seul, leurs traditions sont unanimes. Les blancs se sont fait un Adam et une Ève que Blumenbach aurait déclarés caucasiques ; et un livre, frivole en apparence, mais rempli d’observations justes et de faits exacts, les Mille et une Nuits, raconte que certains nègres donnent pour noirs Adam et sa femme ; que, ces auteurs de l’humanité ayant été créés à l’image de Dieu, Dieu est noir aussi, et les anges de même, et que le prophète de Dieu était naturellement trop favorisé pour montrer une peau blanche à ses disciples.

Malheureusement, la science moderne n’a pu rien faire pour simplifier le dédale de ces opinions. Aucune hypothèse vraisemblable n’a réussi à éclairer cette obscurité, et, en toute vraisemblance, les races humaines diffèrent autant de leur générateur commun, si en effet elles en ont eu un, qu’elles le font entre elles. Reste à expliquer, sur le terrain modeste et étroit où je me confine, en admettant l’opinion des Unitaires, cette déviation du type primitif.

Les causes en sont fort difficiles à démêler. L’opinion des Unitaires l’attribue, je l’ai dit, à l’influence du climat, de la position topographique et des habitudes. Il est impossible de se ranger à un pareil avis (1)[2], attendu que les modifications dans la constitution des races, depuis le commencement des temps historiques, sous l’empire des circonstances ici indiquées, ne paraissent pas avoir eu l’importance qu’il faudrait leur prêter pour expliquer suffisamment tant et de si profondes dissemblances. On va le comprendre à l’instant.

Je suppose que deux tribus, pareilles encore au type primitif, se trouvent habiter, l’une une contrée alpestre, située dans l’intérieur d’un continent, l’autre une île de la région maritime. La condition de l’air ambiant sera toute différente pour les deux populations, la nourriture le sera de même. Si, de plus, j’attribue des moyens d’alimentation abondants à l’une, précaires à l’autre ; qu’en outre, je place la première sous l’action d’un climat froid, la seconde sous celle d’un soleil tropical, il est bien certain que j’aurai accumulé les contrastes locaux les plus essentiels. Le cours du temps venant ajouter ce qu’on lui suppose de forces à l’activité naturelle des agents physiques, peu à peu les deux groupes finiront certainement par revêtir quelques caractères propres qui aideront à les distinguer. Mais, fût-ce au bout d’une série de siècles, rien d’essentiel, rien d’organique n’aura changé dans leurs conformation ; et la preuve, c’est qu’on rencontre des populations séparées par le monde entier, placées dans des conditions de climat et d’existence très disparates, dont les types offrent cependant la ressemblance la plus parfaite. Tous les ethnologistes en conviennent. On a même voulu que les Hottentots fussent une colonie chinoise, tant ils ressemblent aux habitants du Céleste Empire, supposition d’ailleurs inacceptable (1)[3]. On découvre, de même, une grande similitude entre le portrait qui nous est resté des anciens Étrusques et le type des Araucans de l'Amérique méridionale. La figure, les formes corporelles des Cherokees semblent se confondre tout à fait avec celles de plusieurs populations italiennes, telles que les Calabrais. La physionomie accusée des habitants de l’Auvergne, surtout chez les femmes, est bien plus éloignée du caractère commun des nations européennes que celui de plusieurs tribus indiennes de l’Amérique du Nord. Ainsi, du moment que, sous des climats éloignés et différents, et dans des conditions de vie si peu pareilles, la nature peut produire des types qui se ressemblent, il est bien clair que ce ne sont pas les agents extérieurs aujourd’hui agissants qui imposent aux types humains leurs caractères.

Néanmoins, on ne saurait méconnaître que les circonstances locales peuvent au moins favoriser l’intensité plus ou moins grande de certaines nuances de carnation, la tendance à l’obésité, le développement relatif des muscles de la poitrine, l’allongement des membres inférieurs ou des bras, la mesure de la force physique. Mais, encore une fois, il n’y a rien là d’essentiel, et à juger d’après les très faibles modifications que ces causes, lorsqu’elles changent de nature, apportent dans la conformation des individus, il n’y a pas à croire non plus, et c’est encore une preuve qui a du poids, qu’elles aient exercé jamais beaucoup d’action.

Si nous ne savons pas quelles révolutions ont pu survenir dans l’organisation physique des peuples jusqu’à l’aurore des temps historiques, nous pouvons du moins remarquer que cette période ne comprend environ que la moitié de l’âge attribué à notre espèce ; et si donc, pendant trois ou quatre mille ans, l’obscurité est impénétrable, il nous reste trois mille autres années, jusqu’au début desquelles nous pouvons remonter pour quelques nations, et tout prouve que les races alors connues, et restées, depuis ce temps, dans un état de pureté relative, n’ont pas notablement changé d’aspect, bien que quelques-unes aient cessé d’habiter les mêmes lieux, d’être soumises, par conséquent, aux mêmes causes extérieures. Je citerai les Arabes. Comme les monuments égyptiens nous les représentent, ainsi les trouvons-nous encore, non seulement dans les déserts arides de leur pays, mais dans les contrées fertiles, souvent humides, du Malabar et de la côte de Coromandel, dans les îles de la mer des Indes, sur plusieurs points de la côte septentrionale de l’Afrique, où ils sont, à la vérité, plus mélangés que partout ailleurs ; et leur trace se rencontre encore dans quelques parties du Roussillon, du Languedoc et de la plage espagnole, bien que deux siècles, à peu près, se soient écoulés depuis leur invasion, La seule influence des milieux, si elle avait la puissance, comme on le suppose, de faire et de défaire les démarcations organiques, n’aurait pas laissé subsister une telle longévité de types. En changeant de lieux, les descendants de la souche ismaélite auraient également changé de conformation.

Après les Arabes, je citerai les Juifs, plus remarquables encore en cette affaire, parce qu’ils ont émigré dans des climats extrêmement différents, de toute façon, de celui de la Palestine, et qu’ils n’ont pas conservé davantage leur ancien genre de vie. Leur type est pourtant resté semblable à lui-même, n’offrant que des altérations tout à fait insignifiantes, et qui n’ont suffi, sous aucune latitude, dans aucune condition de pays, à altérer le caractère général de la race. Tels on voit les belliqueux Réchabites des déserts arabes, tels nous apparaissent aussi les pacifiques Israélites portugais, français, allemands et polonais. J’ai eu l’occasion d’examiner un homme appartenant à cette dernière catégorie. La coupe de son visage trahissait parfaitement son origine. Ses yeux surtout étaient inoubliables. Cet habitant du Nord, dont les ancêtres directs vivaient, depuis plusieurs générations, dans la neige, semblait avoir été bruni, de la veille, par les rayons du soleil syrien. Ainsi, force est d’admettre que le visage du Sémite a conservé, dans ses traits principaux et vraiment caractéristiques, l’aspect qu’on lui voit sur les peintures égyptiennes exécutées il y a trois ou quatre mille ans et plus ; et cet aspect se retrouve dans les circonstances climatériques les plus multiples, les mieux tranchées, également frappant, également reconnaissable. L’identité des descendants avec les ancêtres ne s’arrête pas aux traits du visage : elle persiste, de même, dans la conformation des membres et dans la nature du tempérament. Les Juifs allemands sont, en général, plus petits, et présentent une structure plus grêle que les hommes de race européenne, parmi lesquels ils vivent depuis des siècles. En outre, l’âge de la nubilité est, pour eux, beaucoup plus précoce que pour leurs compatriotes d’une autre race (1)[4].

Voilà, du reste, une assertion diamétralement opposée au sentiment de M. Prichard. Ce physiologiste, dans son zèle à prouver l’unité de l’espèce, cherche à démontrer que l’époque de la puberté, dans les deux sexes, est la même partout et pour toutes les races (2)[5]. Les raisons qu’il met en avant sont tirées de l’Ancien Testament pour les Juifs, et, pour les Arabes, de la loi religieuse du Coran par laquelle l’âge du mariage des femmes est fixé à 15 ans et même à 18, dans l’opinion d’Abou-Hanifah.

Ces deux arguments paraissent fort discutables. D’abord, les témoignages bibliques ne sont guère recevables en cette matière, puisqu’ils émettent souvent des faits en dehors de la marche habituelle des choses, et que, pour en citer un, l’enfantement de Sarah, arrivé dans son extrême vieillesse, et quand Abraham lui-même comptait 100 ans, est un événement sur lequel ne peut s’appuyer un raisonnement ordinaire (3)[6]. Passant à l’opinion et aux prescriptions de la loi musulmane, je remarque que le Coran n’a pas eu uniquement l’intention de constater l’aptitude physique avant d’autoriser le mariage : il a voulu aussi que la femme fût assez avancée d’intelligence et d’éducation pour être en état de comprendre les devoirs d’un état si sérieux. La preuve en est que le Prophète met beaucoup de soin à ordonner, à l’égard des jeunes filles, la continuation de l’enseignement religieux jusqu’à l’époque des noces. À un tel point de vue, il était tout simple que ce moment fût retardé autant que possible, et que le législateur trouvât très important de développer la raison avant de se montrer aussi hâtif, dans ses autorisations, que la nature l’était dans les siennes. Ce n’est pas tout. Contre les graves témoignages qu’invoque M. Prichard, il en est d’autres plus concluants, quoique plus légers, et qui tranchent la question en faveur de mon opinion.

Les poètes, attachés seulement, dans leurs récits d’amour, à montrer leurs héroïnes à la fleur de leur beauté, sans se soucier du développement moral, les poètes orientaux ont toujours fait leurs amantes bien plus jeunes que l’âge indiqué par le Coran. Zélika Leïla n’ont certes pas quatorze ans. Dans l’Inde, la différence est plus marquée encore. Sakontala serait en Europe une toute jeune fille, une enfant. Le bel âge de l’amour pour une femme de ce pays-là, c’est de neuf à douze ans. Voilà donc une opinion très générale, bien établie, bien admise dans les races indiennes, persanes et arabes, que le printemps de la vie, chez les femmes, éclôt à une époque un peu précoce pour nous. Longtemps nos écrivains ont pris l’avis, en cette matière, des anciens modèles de Rome. Ceux-ci, d’accord avec leurs instituteurs de la Grèce, acceptaient quinze ans pour le bel âge. Depuis que les idées du Nord (1)[7] ont influé sur notre littérature, nous n’avons plus vu dans les romans que des adolescentes de dix-huit ans, et même au delà.

Si, maintenant, on retourne à des arguments moins gais, on ne les trouvera pas en moindre abondance. Outre ce qui a déjà été dit, plus haut, sur les Juifs allemands, on pourra relever que, dans plusieurs parties de la Suisse, le développement physique de la population est tellement tardif, que, pour les hommes, il n’est pas toujours achevé à la vingtième année. Une autre série d’observations, très facile à aborder, serait offerte par les bohémiens ou zingaris (1)[8]. Les individus de cette race présentent exactement la même précocité physique que les Hindous, leurs parents ; et sous les cieux les plus âpres, en Russie, en Moldavie, on les voit conserver, avec leurs notions et leurs habitudes anciennes, l’aspect, la forme des visages et les proportions corporelles des parias. Je ne prétends cependant pas combattre M. Prichard sur tous les points. Il est une de ses observations que j’adopte avec empressement : c’est que « la différence du climat n’a que peu ou point d’effet pour produire des diversités importantes dans les époques des changements physiques auxquels la constitution humaine est assujettie (2)[9]. » Cette remarque est très fondée, et je ne chercherais pas à l’infirmer, me bornant à ajouter seulement qu’elle semble contredire un peu les principes défendus par le savant physiologiste et antiquaire américain.

On n’aura pas manqué de s’apercevoir que la question de permanence dans les types est, ici, la clef de la discussion. S’il est démontré que les races humaines sont, chacune, enfermées dans une sorte d’individualité d’où rien ne les peut faire sortir que le mélange, alors la doctrine des Unitaires se trouve bien pressée et ne peut se soustraire à reconnaître que, du moment où les types sont si complètement héréditaires, si constants, si permanents, en un mot, malgré les climats et le temps, l’humanité n’est pas moins complètement et inébranlablement partagée, que si les distinctions spécifiques prenaient leur source dans une diversité primitive d’origine.

Cette assertion, si importante, nous est devenue facile à soutenir désormais. On l’a vue appuyée par le témoignage des sculptures égyptiennes, au sujet des Arabes, et par l’observation des Juifs et des Zingaris. Ce serait se priver, sans nul motif, d’un précieux secours que de ne pas rappeler, en même temps, que les peintures des temples et des hypogées de la vallée du Nil attestent également la permanence du type nègre à chevelure crépue, à tête prognathe, à grosses lèvres, et que la récente découverte des bas-reliefs de Khorsabad (1)[10], venant confirmer ce que proclamaient déjà les monuments figurés de Persépolis, établit, à son tour, d’une manière incontestable, l’identité physiologique des populations assyriennes avec telles nations qui occupent aujourd’hui le même territoire.

Si l’on possédait, sur un plus grand nombre de races encore vivantes, des documents semblables, les résultats demeureraient les mêmes. La permanence des types n’en serait que plus démontrée. Il suffit cependant d’avoir établi le fait pour tous les cas où l’étude en est possible. C’est maintenant aux adversaires à proposer leurs objections.

Les ressources leur manquent, et dans la défense qu’ils essayent, ils se démentent eux-mêmes, dès le premier mot, ou se mettent en contradiction avec les réalités les plus palpables. Ainsi, ils allèguent que les Juifs ont changé de type suivant les climats, et les faits démontrent le contraire. Leur raison, c’est qu’il y a en Allemagne beaucoup d’Israélites blonds avec des yeux bleus. Pour que cette allégation ait de la valeur, au point de vue où se placent les Unitaires, il faut que le climat soit reconnu comme étant la cause unique ou du moins principale de ce phénomène, et précisément les savants de cette école assurent, d’autre part, que la couleur de la peau, des yeux et des cheveux ne dépend, en aucune façon, de la situation géographique, ni des influences du froid ou du chaud (2)[11]. Ils trouvent et signalent, avec raison, des yeux bleus et des cheveux blonds chez les Cinghalais (1)[12] ; ils y observent même une grande variété de teint passant du brun clair au noir. D’autre part encore, ils avouent que les Samoyèdes et les Tongouses, bien que vivant sur les bords de la mer Glaciale, sont extrêmement basanés (2)[13]. Le climat n’est donc pour rien dans la carnation fixe, non plus que dans la couleur des cheveux et des yeux. Il faut dès lors laisser ces marques ou comme indifférentes en elles-mêmes, ou comme annexées à la race, et puisqu’on sait d’une manière très précise que les cheveux rouges ne sont pas rares en Orient et ne l’ont jamais été, personne, non plus, ne peut être surpris d’en voir aujourd’hui à des Juifs allemands. Il n’y a là de quoi rien établir, ni la permanence des types ni le contraire.

Les Unitaires ne sont pas plus heureux lorsqu’ils appellent à leur aide les preuves historiques. Ils n’en fournissent que deux : l’une s’applique aux Turcs, l’autre aux Madjars. Pour les premiers, l’origine asiatique est considérée comme hors de question. On croit pouvoir en dire autant de leur étroite parenté avec les rameaux finniques des Ostiaks et des Lapons. Dès lors ils ont eu primitivement la face jaune, les pommettes saillantes, la taille petite des Mongols. Ce point établi, on se tourne vers leurs descendants actuels, et, voyant ceux-ci pourvus du type européen, avec la barbe épaisse et longue, les yeux coupés en amande et non plus bridés, on conclut victorieusement que les races ne sont pas permanentes, puisque les Turcs se sont ainsi transformés (1)[14]. « À la vérité, disent les Unitaires, quelques personnes ont prétendu qu’il y avait eu des mélanges avec les familles grecque, géorgienne et circassienne. Mais, ajoutent-ils aussitôt, ces mélanges n’ont pu être que très partiels : tous les Turcs n’étaient pas assez riches pour acheter leurs femmes dans le Caucase ; tous n’avaient pas des harems peuplés d’esclaves blanches, et, d’autre part, la haine des Grecs pour leurs conquérants et les antipathies religieuses n’ont pas favorisé les alliances, puisque les deux peuples, bien que vivant ensemble, sont encore aujourd’hui aussi séparés qu’au premier jour de la conquête (2)[15]. »

Ces raisons sont plus spécieuses que solides. On ne saurait admettre que sous bénéfice d’inventaire l’origine finnique de la race turque. Cette origine n’a été démontrée, jusqu’ici, qu’au moyen d’un seul et unique argument : la parenté des langues, J’établirai plus bas combien cet argument, lorsqu’il se présente isolé, laisse de prise à la critique et de place au doute. En supposant, toutefois, que les premiers auteurs de la nation aient appartenu au type jaune, les moyens abondent d’établir qu’ils ont eu les meilleures raisons de s’en éloigner.

Entre le moment où les premières hordes touraniennes descendirent vers le sud-ouest et le jour où elles s’emparèrent de la cité de Constantin, entre ces deux dates que tant de siècles séparent, il s’est passé bien des événements ; les Turcs occidentaux ont eu bien des fortunes diverses. Tour à tour, vainqueurs et vaincus, esclaves ou maîtres, ils se sont installés au milieu de nationalités très diverses. Suivant les annalistes (03)[16], leurs ancêtres Oghouzes, descendus de l’Altaï, habitaient, au temps d’Abraham, ces steppes immenses de la haute Asie qui s’étendent du Kataï au lac Aral, de la Sibérie au Thibet, précisément l’ancien et mystérieux domaine où vivaient encore à cette époque, de nombreuses nations germaniques (1)[17]. Circonstance assez singulière : aussitôt que les écrivains de l’Orient commencent à parler des peuples du Turkestan, c’est pour vanter la beauté de leur taille et de leur visage (2)[18]. Toutes les hyperboles leur sont, à ce sujet, familières, et comme ces écrivains avaient, sous les yeux, pour leur servir de point de comparaison, les plus beaux types de l’ancien monde, il n’est pas très probable qu’ils se soient enthousiasmés à l’aspect de créatures aussi incontestablement laides et repoussantes que le sont d’ordinaire les individus de sang mongol. Ainsi, malgré la linguistique, peut-être mal appliquée (3)[19], il y aurait là quelque chose à dire. Admettons pourtant que les Oghouzes de l’Altaï aient été, comme on le suppose, un peuple finnois, et descendons à l’époque musulmane où les tribus turques se trouvaient établies dans la Perse et l’Asie Mineure sous différentes dénominations et dans des situations non moins variées.

Les Osmanlis n’existaient pas encore, et les Seldjoukis, d’où ils devaient sortir, étaient fortement mélangés déjà avec les races de l’islamisme. Les princes de cette nation, tels que Ghaïaseddin-Keïkosrew, en 1237, épousaient librement des femmes arabes. Ils faisaient mieux encore, puisque la mère d’un autre dynaste seldjouki, Aseddin, était chrétienne ; et, du moment que les chefs, en tous pays, plus jaloux que le vulgaire de garder la pureté généalogique, se montraient si dégagés de préjugés, il est, au moins, permis de supposer que les sujets n’étaient pas plus scrupuleux. Comme leurs courses perpétuelles leur donnaient tous les moyens d’enlever des esclaves sur le vaste territoire qu’ils parcouraient, nul doute que dès le XIIIe siècle l’ancien rameau oghouze, auquel appartenaient de loin les Seldjoukis du Roum, ne fût extrêmement imprégné de sang sémitique.

Ce fut de ce rameau que sortit Osman, fils d’Ortoghroul et père des Osmanlis. Les familles ralliées autour de sa tente étaient peu nombreuses. Son armée ne valait guère mieux qu’une bande, et si les premiers successeurs de ce Romulus errant purent réussir à l’augmenter, ce ne fut qu’en usant du procédé pratiqué par le frère de Rémus, c’est-à-dire, en ouvrant leurs tentes à tous ceux qui en souhaitèrent l’entrée.

Je veux supposer que la ruine de l’empire seldjouki contribua à leur envoyer des recrues de leur race. Cette race était bien altérée, on le voit, et d’ailleurs la ressource fut insuffisante, puisqu’à dater de ce moment les Turcs firent la chasse aux esclaves dans le but avoué d’épaissir leurs rangs. Au commencement du XIVe siècle, Ourkan, conseillé par Khalil Tjendereli le Noir, instituait la milice des janissaires. D’abord, il n’y en eut que mille. Mais, sous Mahomet IV, les nouvelles milices comptaient cent quarante mille soldats, et, comme jusqu’à cette époque, on fut soigneux de ne remplir les compagnies que d’enfants chrétiens enlevés en Pologne, en Allemagne et en Italie, ou recrutés dans la Turquie d’Europe, puis convertis à l’islamisme, ce furent au moins cinq cent mille chefs de famille qui, dans une période de quatre siècles, vinrent infuser un sang européen dans les veines de la nation turque.

Là ne se bornèrent pas les adjonctions ethniques. La piraterie, pratiquée sur une si grande échelle dans tout le bassin de la Méditerranée, avait surtout pour but de recruter les harems, et, ce qui est plus concluant encore, pas de bataille n’était livrée et gagnée qui n’augmentât de même le peuple croyant. Une bonne partie des captifs mâles abjurait, et dès lors comptait parmi les Turcs. Puis les environs du champ de combat parcourus par les troupes livraient toutes les femmes que les vainqueurs pouvaient saisir. Souvent ce butin se trouva tellement abondant, qu’il ne se plaçait qu’avec peine ; on échangeait la plus belle fille pour une botte (1)[20]. En rapprochant ces observations du chiffre bien connu de la population turque, tant d’Asie que d’Europe, et qui n’a jamais dépassé 12 millions, on restera convaincu que la question de la permanence du type n’a rien absolument à emprunter, en fait d’arguments pour ou contre, à l’histoire d’un peuple aussi mélangé que les Turcs. Et cette vérité est si claire, qu’en retrouvant, ce qui arrive quelquefois, dans des individus osmanlis, quelques traits assez reconnaissables de la race jaune, ce n’est pas à une origine finnique directe qu’il faut attribuer cette rencontre ; c’est simplement aux effets d’une alliance slave ou tatare, livrant, de seconde main ce qu’elle avait reçu elle-même d’étranger. Voilà ce qu’on peut observer sur l’ethnologie des Ottomans. Je passe maintenant aux Madjars.

La prétention des Unitaires est fondée sur le raisonnement que voici : « Les « Madjars sont d’origine finnoise, parents des Lapons, des Samoyèdes, des Esquimaux, tous gens de petite taille, à faces larges et à pommettes saillantes, à teints jaunâtres ou bruns sales. Cependant les Madjars ont une stature élevée et bien prise, des membres longs, souples et vigoureux, des traits pareils à ceux des nations blanches et d’une évidente beauté. Les Finnois ont toujours été faibles, inintelligents, opprimés. Les Madjars tiennent parmi les conquérants du monde un rang illustre. Ils ont fait des esclaves et ne l’ont pas été ; donc … puisque les Madjars sont Finnois, et, au physique comme au moral, diffèrent de si loin de tous les autres rameaux de leur souche primitive, c’est qu’ils ont énormément changé (1)[21].  »

Le changement serait tellement extraordinaire, s’il avait eu lieu, qu’il serait inexplicable, même pour les Unitaires, en supposant, d’ailleurs, les types doués de la mobilité la plus excessive ; car la métamorphose se serait opérée entre la fin du IXe siècle et notre époque, c’est-à-dire dans un espace de 800 ans seulement, pendant lequel on sait que les compatriotes de saint Étienne se sont assez peu mêlés aux nations au milieu desquelles ils vivent. Heureusement pour le sens commun, il n’y a pas lieu à s’étonner, puisque le raisonnement que je vais combattre, parfait d’ailleurs, pèche dans l’essentiel ; les Hongrois ne sont certainement pas des Finnois.

Dans une notice fort bien écrite, M. A. de Gérando (2)[22] a désormais réduit à rien les théories de Schlotzer et de ses partisans, et prouvé, par les raisons les plus solides, tirées des historiens grecs et arabes, par l’opinion des annalistes hongrois, par des faits constatés et des dates qui bravent toute critique, par des raisons philologiques enfin, la parenté des Sicules avec les Huns et l’identité primitive de la tribu transylvaine avec les derniers envahisseurs de la Pannonie. Les Hongrois sont donc des Huns.

Ici se produira sans doute une objection nouvelle. On dira qu’il en résulte seulement pour les Madjars une parenté différente, mais non moins intime avec la race jaune. C’est une erreur. Si la dénomination de Huns est un nom de nation, c’est aussi, historiquement parlant, un mot collectif, et qui ne désigne pas une masse homogène. Dans la foule des tribus enrôlées sous la bannière des ancêtres d’Attila, on a distingué, entre autres, de tout temps, certaines bandes appelées les Huns blancs, où l’élément germanique dominait[23].

À la vérité, le contact avec les groupes jaunes avait altéré la pureté du sang : mais c’est aussi ce que le faciès un peu anguleux et osseux du Madjar confesse avec une remarquable sincérité. La langue est très voisine, dans ses affinités, des dialectes turcs : les Madjars sont donc des Huns blancs, et cette nation, dont on a fait improprement un peuple jaune, parce qu’elle était confondue, par des alliances volontaires ou forcées, avec cette race, se trouve ainsi composée de métis à base germanique. La langue a des racines et une terminologie tout étrangères à leur espèce dominante, absolument comme il en était pour les Scythes jaunes, qui parlaient un dialecte arian[24], et pour les Scandinaves de la Neustrie, gagnés, après quelques années de conquête, au dialecte celto-latin de leurs sujets (1)[25]. Rien, dans tout cela, n’autorise à supposer que le temps, l’effet des climats divers et du changement d’habitudes aient, d’un Lapon ou d’un Ostiak, d’un Tongouse ou d’un Permien, fait un saint Étienne. En vertu de cette réfutation des seuls arguments présentés par les Unitaires, je conclus que la permanence des types chez les races est au-dessus de toute contestation, et si forte, si inébranlable, que le changement de milieu le plus complet ne peut rien pour la détruire, tant qu’il n’y a pas mélange d’une branche humaine avec quelque autre.

Ainsi, quelque parti qu’on veuille prendre sur l’unité ou la multiplicité des origines de l’espèce, les différentes familles sont aujourd’hui parfaitement séparées les unes des autres, puisque aucune influence extérieure ne saurait les amener à se ressembler, à s’assimiler, à se confondre.

Les races actuelles sont donc des branches bien distinctes d’une ou de plusieurs souches primitives perdues, que les temps historiques n’ont jamais connues, dont nous ne sommes nullement en état de nous figurer les caractères même les plus généraux ; et ces races, différant entre elles par les formes extérieures et les proportions des membres, par la structure de la tête osseuse, par la conformation interne du corps, par la nature du système pileux, par la carnation, etc., ne réussissent à perdre leurs traits principaux qu’à la suite et par la puissance des croisements.

Cette permanence des caractères génériques suffit pleinement à produire les effets de dissemblance radicale et d’inégalité, à leur donner la portée de lois naturelles, et à appliquer à la vie physiologique des peuples les mêmes distinctions que j’appliquerai plus tard à leur vie morale.

Puisque je me suis résigné, par respect pour un agent scientifique que je ne puis détruire, et, plus encore, par une interprétation religieuse que je n’oserais attaquer, à laisser de côté les doutes véhéments qui m’assiègent au sujet de la question d’unité primordiale, je vais maintenant tâcher d’exposer, autant que faire se peut, par les moyens qui me restent, les causes probables de divergences physiologiques si indélébiles.

Personne ne sera tenté de le nier, il plane au-dessus d’une question de cette gravité une mystérieuse obscurité, grosse de causes à la fois physiques et immatérielles. Certaines raisons relevant du domaine divin, et dont l’esprit effrayé sent le voisinage sans en deviner la nature, dominent au fond des plus épaisses ténèbres du problème, et il est bien vraisemblable que les agents terrestres, auxquels on demande la clef du secret, ne sont eux-mêmes que des instruments, des ressorts inférieurs de la grande œuvre. Les origines de toutes choses, de tous les mouvements, de tous les faits, sont, non pas des infiniment petits, comme on s’amuse souvent à le dire, mais tellement immenses, au contraire, tellement vastes et démesurées vis-à-vis de notre faiblesse, que nous pouvons les soupçonner et indiquer que peut-être elles existent, sans jamais pouvoir espérer les toucher du doigt ni les révéler d’une manière sûre. De même que, dans une chaîne de fer destinée à supporter un grand poids, il arrive fréquemment que l’anneau le plus rapproché de l’objet est le plus petit, de même la cause dernière peut sembler souvent presque insignifiante, et si on s’arrête à la considérer isolément, on oublie la longue série qui la précède et la soutient, et qui, forte et puissante, prend son attache hors de la vue. Il ne faut donc pas, avec l’anecdote antique, s’émerveiller de la puissance de la feuille de rose qui fit déborder l’eau : il est plus juste de considérer que l’accident gisait au fond du liquide surabondamment renfermé dans les flancs du vase. Rendons tout respect aux causes premières, génératrices, célestes et lointaines, sans lesquelles rien n’existerait, et qui, confidentes du motif divin, ont droit à une part de la vénération rendue à leur auteur omnipotent ; cependant, abstenons-nous d’en parler ici. Il n’est pas à propos de sortir de la sphère humaine où seulement on peut espérer de rencontrer des certitudes, et il convient de se borner à saisir la chaîne, sinon par son dernier et moindre anneau, du moins par sa partie visible et tangible, sans avoir la prétention, trop difficile à soutenir, de remonter au delà de la portée du bras. Ce n’est pas de l’irrévérence ; c’est, au contraire, le sentiment sincère d’une faiblesse insurmontable.

L’homme est un nouveau venu dans le monde. La géologie, ne procédant que par inductions, il est vrai, toutefois avec une persistance bien remarquable, constate son absence dans toutes les formations antérieures du globe ; et, parmi les fossiles, elle ne le rencontre pas. Lorsque, pour la première fois, nos parents apparurent sur la terre déjà vieille, Dieu, suivant les livres saints, leur apprit qu’ils en seraient les maîtres, et que tout plierait sous leur autorité. Cette promesse de domination s’adressait moins aux individus qu’à leur descendance ; car ces faibles créatures semblaient pourvues de bien peu de ressources, je ne dirai pas pour dompter toute la nature, mais seulement pour résister à ses moindres forces[26]. Les cieux éthérés avaient vu, dans les périodes précédentes, sortir, du limon terrestre et des eaux profondes, des êtres bien autrement imposants que l’homme. Sans doute, la plupart des races gigantesques avaient disparu dans les révolutions terribles où le monde inorganique témoigna d’une puissance si fort éloignée de toute proportion avec celle de la nature animée. Pourtant un grand nombre de ces bêtes monstrueuses vivaient encore. Les éléphants et les rhinocéros hantaient par troupeaux tous les climats, et le mastodonte même laisse encore les traces de son existence dans les traditions américaines[27].

Ces monstres attardés devaient suffire et au delà pour imprimer aux premiers individus de notre espèce, avec un sentiment craintif de leur infériorité, des pensées bien modestes sur leur royauté problématique. Et ce n’étaient pas les animaux seuls auxquels il fallait disputer et enlever l’empire. On pouvait, à la rigueur, les combattre, employer contre eux la ruse, à défaut de la force, et, sinon les vaincre, du moins les éviter et les fuir. Il n’en était pas de même de cette immense nature qui, de toutes parts, embrassait, enfermait les familles primitives et leur faisait sentir lourdement son effrayante domination[28]. Les causes cosmiques auxquelles on doit attribuer les antiques bouleversements agissaient toujours, bien qu’affaiblies. Des cataclysmes partiels dérangeaient encore les positions relatives des terres et des océans. Tantôt le niveau des mers s’élevait et engloutissait de vastes plages ; tantôt une terrible éruption volcanique soulevait du sein des flots quelque contrée montagneuse qui venait s’annexer à un continent. Le monde était encore en travail, et Jéhovah ne l’avait pas calmé en lui disant : Tout est bien !

Dans cette situation, les conditions atmosphériques se ressentaient nécessairement du manque général d’équilibre. Les luttes entre la terre, l’eau, le feu, amenaient des variations rapides et tranchées d’humidité, de sécheresse, de froid, de chaud, et les exhalaisons d’un sol encore tout frémissant exerçaient sur les êtres une action irrésistible. Toutes ces causes enveloppant le globe d’un souffle de combats, de souffrances, de peines, redoublaient nécessairement la pression que la nature exerçait sur l’homme, et l’influence des milieux et les différences climatériques ont alors possédé, pour réagir sur nos premiers parents, une tout autre efficacité qu’aujourd’hui. Cuvier affirme dans son Discours sur les Révolutions du Globe, que l’état actuel des forces inorganiques ne pourrait, en aucune façon, déterminer des convulsions terrestres, des soulèvements, des formations semblables à celles dont la géologie constate les effets. Ce que cette nature, si terriblement douée, exerçait alors sur elle-même de modifications devenues aujourd’hui impossibles, elle le pouvait aussi sur l’espèce humaine, et ne le peut plus désormais. Son omnipotence s’est tellement perdue, ou du moins tellement amoindrie et rapetissée, que dans une série d’années équivalant à peu près à la moitié du temps que notre espèce a passé sur la terre, elle n’a produit aucun changement de quelque importance, encore bien moins rien de comparable à ces traits arrêtés qui ont séparé à jamais les différentes races[29].

Deux points ne sont pas douteux : c’est que les principales différences qui séparent les branches de notre espèce ont été fixées dans la première moitié de notre existence terrestre, et, ensuite que, pour concevoir un moment où, dans cette première moitié, ces séparations physiologiques aient pu s’effectuer, il faut remonter aux temps où l’influence des agents extérieurs a été plus active que nous ne la voyons être dans l’état ordinaire du monde, dans sa santé normale. Cette époque ne saurait être autre que celle qui a immédiatement entouré la création, alors qu’émue encore par les dernières catastrophes, elle était soumise sans réserve aux influences horribles de leurs derniers tressaillements.

En s’en tenant à la doctrine des Unitaires, il est impossible d’assigner à la séparation des types une date postérieure.

Il n’y a pas à tirer parti de ces déviations fortuites qui se produisent quelquefois dans certains individus, et qui, si elles se perpétuaient, créeraient, incontestablement, des variétés très dignes d’attention. Sans parler de plusieurs affections, comme la gibbosité, on a relevé des faits curieux qui semblent, au premier abord, propres à expliquer la diversité des races. Pour n’en citer qu’un seul, M. Prichard parle, d’après M. Baker[30], d’un homme couvert sur tout le corps, à l’exception de la face, d’une sorte de carapace de couleur obscure, analogue à une immense verrue fort dure, insensible et calleuse, et qui, lorsqu’on l’entamait, ne donnait point de sang. À différentes époques, ce tégument singulier, ayant atteint une épaisseur de trois quarts de pouce, se détachait, tombait, et était remplacé par un autre tout pareil. Quatre fils naquirent de cet homme. Ils étaient semblables à leur père. Un seul survécut : mais M. Baker, qui le vit dans son enfance, ne dit pas s’il est parvenu à l’âge adulte. Il conclut seulement que, puisque le père avait produit de tels rejetons, une famille particulière aurait pu se former, qui aurait conservé un type spécial, et que, le temps et l’oubli aidant, on se serait cru autorisé, plus tard, à considérer cette variété d’hommes comme présentant des caractères spécifiques particuliers.

La conclusion est admissible. Seulement, les individus, si différents de l’espèce en général, ne se perpétuent pas. Leur postérité rentre dans la règle commune ou s’éteint bientôt. Tout ce qui dévie de l’ordre naturel et normal ne peut qu’emprunter la vie et n’est pas apte à la conserver. Sans quoi, les accidents les plus étranges auraient écarté, depuis longtemps, l’humanité des conditions physiologiques observées de tous temps chez elle. Il faut en inférer qu’une des conditions essentielles, constitutives, de ces anomalies est précisément d’être transitoires, et on ne saurait dès lors faire rentrer dans de telles catégories la chevelure du nègre, sa peau noire, la couleur jaune du Chinois, sa face large, ses yeux bridés. Ce sont autant de caractères permanents qui n’ont rien d’anormal et qui, en conséquence, ne proviennent pas d’une déviation accidentelle.

Résumons ici tout ce qui précède.

Devant les difficultés que présentent l’interprétation la plus répandue du texte biblique et l’objection tirée de la loi qui régit la génération des hybrides, il est impossible de se prononcer catégoriquement et d’affirmer, pour l’espèce, la multiplicité d’origines.

Il faut donc se contenter d’assigner des causes inférieures à ces variétés si tranchées dont la permanence est incontestablement le caractère principal, permanence qui ne peut se perdre que par l’effet des croisements. Ces causes, on peut les apercevoir dans l’énergie climatérique que possédait notre globe aux premiers temps où parut la race humaine. Il n’y a pas de doute que les conditions de force de la nature inorganique étaient, alors, tout autrement puissantes qu’on ne les a connues depuis, et il a pu s’accomplir, sous leur pression, des modifications ethniques devenues impossibles. Probablement aussi, les êtres exposés à cette action redoutable s’y prêtaient beaucoup mieux que ne le pourraient les types actuels. L’homme, étant nouvellement créé, présentait des formes encore incertaines, peut-être même n’appartenait d’une manière bien tranchée ni à la variété blanche, ni à la noire, ni à la jaune. Dans ce cas, les déviations qui portèrent les caractères primitifs de l’espèce vers les variétés aujourd’hui établies, eurent beaucoup moins de chemin à faire que n’en aurait maintenant la race noire, par exemple, pour être ramenée au type blanc, ou la jaune pour être confondue avec la noire. Dans cette supposition, on devrait se représenter l’individu adamite comme également étranger à tous les groupes humains actuels ; ceux-ci auraient rayonné autour de lui et se seraient éloignés, les uns des autres, du double de la distance existant entre lui et chacun d’eux. Qu’auraient dès lors conservé les individus de toutes races du spécimen primitif ? Uniquement les caractères les plus généraux qui constituent notre espèce : la vague ressemblance de formes que les groupes les plus distants ont en commun ; la possibilité d’exprimer leurs besoins au moyen de sons articulés par la voix ; mais rien davantage. Quant au surplus des traits les plus spéciaux de ce premier type, nous les aurions tous perdus, aussi bien les peuples noirs que les peuples non noirs ; et, quoique descendus primitivement de lui, nous aurions reçu d’influences étrangères tout ce qui constitue désormais notre nature propre et distincte. Dès lors, produits tout à la fois de la race adamique primitive et des milieux cosmogoniques, les races humaines n’auraient entre elles que des rapports très faibles et presque nuls. Le témoignage persistant de cette fraternité primordiale serait la possibilité de donner naissance à des hybrides féconds, et il serait unique. Il n’y aurait rien de plus, et en même temps que les différences des milieux primordiaux auraient distribué à chaque groupe son caractère isolé, ses formes, ses traits, sa couleur d’une manière permanente, elles auraient brisé décidément l’unité primitive, demeurée à l’état de fait stérile quant à son influence sur le développement ethnique. La permanence rigoureuse, indélébile des traits et des formes, cette permanence que les plus lointains documents historiques affirment et garantissent, serait le cachet, la confirmation de cette éternelle séparation des races.



  1. M. Frédéric Cuvier, entre autres Annales du Muséum, t. XI, p. 458.
  2. (1) Les unitaires se servent constamment, pour appuyer cette thèse, de la comparaison de l’homme avec les animaux. Je viens de me prêter à ce mode de raisonnement. Cependant, je n’en voudrais pas abuser, et je ne le saurais faire, en conscience, lorsqu’il s’agit d’expliquer les modifications des espèces au moyen de l’influence des climats ; car, sur ce point, la différence entre les animaux et l’homme est radicale, et on pourrait dire spécifique. Il y a une géographie des animaux, comme une géographie des plantes ; il n’y a pas de géographie des hommes. Il est telle latitude où tels végétaux, tels quadrupèdes, tels reptiles, tels poissons, tels mollusques peuvent vivre ; et l’homme, de toutes les variétés, existe également partout. C’est là plus qu’il n’en faut pour expliquer une immense diversité d’organisation. Je conçois, sans nulle difficulté, que les espèces qui ne peuvent franchir tel degré du méridien ou telle élévation du relief de la terre sans mourir, subissent avec soumission l’influence des climats et en ressentent rapidement les effets dans leurs formes et leurs instincts ; mais c’est précisément parce que l’homme échappe complètement à cet esclavage, que je refuse de comparer perpétuellement sa position, vis-à-vis des forces de la nature, à celle des animaux.
  3. (1) C'est Barrow qui a émis cette idée, se fondant sur quelques ressemblances dans les formes de la tête et sur la carnation, en effet jaunâtre, des indigènes du cap de Bonne-Espérance. Un voyageur dont le nom m'échappe a même corroboré cette opinion de la remarque que les Hottentots portent, en général, une coiffure qui ressemble au chapeau conique des Chinois.
  4. (1) Müller, Handbuch der Physiologie des Menschen, t. II, p. 639.
  5. (2) Prichard, Histoire naturelle de l'homme, t. II, p. 249, et passim.
  6. (3) Gen., XXI, 5.
  7. (1) Il faut faire exception pour Shakespeare, composant sur des canevas italiens. Ainsi, dans Roméo et Juliette, voici comment parle Capulet :

    My child is yet a stranger in the world,
    She hath not seen the change of fourteen years,
    Let two more summers wither in their pride,
    Ere we may think her ripe to be a bride.

    Ce à quoi Paris répond :

    Younger than she are happy mothers made.
  8. (1) D’après M. Krapff, missionnaire protestant dans l’Afrique orientale, les Wanikas se marient à douze ans avec des filles du même âge. (Zeitschrift der deutschen morgenlœndischen Gesellchaft , t. III, p. 317.) Au Paraguay, les jésuites avaient établi la coutume, qui s’est conservée, de marier leurs néophytes, à 10 ans les filles, à 13 les garçons. On voit, dans ce pays, des veuves et des veufs de 11 et 12 ans. (A. d’Orbigny, L’Homme américain, t. I, p. 40.) — Dans le Brésil méridional, les femmes se marient vers 10 à 11 ans. La menstruation paraît de très bonne heure et passe de même. (Martius et Spix, Reise in Brasilien, t. I, p. 384.) On pourrait multiplier ces citations à l’infini ; je n’en ajouterai qu’une : c’est que, dans le roman d’Yo-Kiao-li, l’héroïne chinoise a 16 ans, et que son père est désolé qu’à un tel âge, elle ne soit pas encore mariée.
  9. (2) Prichard, ouvrage cité, t. II, p. 253.
  10. (1) Botta, Monuments de Ninive ; Paris, 1850.
  11. (2) Edinburgh Review, Ethnology or the Science of Races, October 1848, p. 444 et passim : < There is probably no evidence of original diversity of race which is so generally and unhesitatingly relied upon, as that derived from the colour of the skin and the charakter of the hair ... but it will not, we think, stand the test of a serious examination ... Among the Kabyles of Algier and Tunis, the Tuarikes of Sahara, the Shelahs or mountaineers of Southern Horocco and other people of the same race, there are very considerable difference of complexion (p. 448). »
  12. (1) Ed. Rew., I. c, p. 453 : « The Cinghalese are described by Dr Davy, as varying in colour from light brown to black, the prévalent hue of their hair and eyes is black, but hazel eyes and brown hair are not very uncommon ; grey eyes and red hair are occasionally seen, though rarely, and sometimes the light blue or red eye and flaxen hair of the Albino. »
  13. (2) Ibid., I. c. : « The Samoiedes, Tungusians, and others living on the borders of the Icy sea have a dirty brown or swarthy complexion. »
  14. (1) Ethnology, p. 439.
  15. (2) Ibid., p. 439.
  16. (3) Hammer, Geschichte des Osmanischen Reichs, t. I, p. 2.
  17. (1) Ritter, Erdkunde, Asien, t. I, p. 433 et passim., p. 1115, etc. Tassen, Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes, t, II, p. 65 ; Benfey, Encyclopædie de Ersch et Gruber. Indien, p. 12. M. le baron Alexandre de Humboldt, en parlant de ce fait, le signale comme une des découvertes les plus importantes de nos temps. (Asie centrale, t. II, p, 639.) Au point de vue des sciences historiques, rien n’est plus vrai.
  18. (2) Nouschirwan, dont le règne tombe dans la première moitié du sixième siècle de notre ère, épousa Schahrouz, fille du Khakan des Turcs. C’était la plus belle personne de son temps. (Haneberg, Zeitsch f. d. K. des Morgen I., t. I, p. 187.) Le Schahnameh fournit beaucoup de faits du même genre.
  19. (3) De même que les Scythes, peuples mongols, avaient accepté une langue ariane, il n’y aurait rien de surprenant à ce que les Oghouzes fussent une nation ariane, tout en parlant un idiome finnois ; et cette hypothèse est singulièrement appuyée par une phrase naïve du voyageur Rubruquis, envoyé par saint Louis auprès du souverain des Mongols : « Je fus frappé, dit ce bon moine, de la ressemblance du prince avec feu M. Jean de Beaumont, dont le teint coloré avait la même fraîcheur. » M. le baron Alexandre de Humboldt, intéressé, à bon droit, par cette remarque, ajoute avec non moins de sens : « Cette observation physionomique mérite quelque attention, si l’on se rappelle que la famille de Tchinguiz était vraisemblablement de race turque non mongole. » Et poursuivant cette donnée, le judicieux érudit corrobore le résultat par ces mots : « L’absence des traits mongols frappe aussi dans les portraits que nous possédons des Baburides, dominateurs de l’Inde. » (Asie centrale, t. I, p. 248 et note.)
  20. (1) Hammer, ouvrage cité, t. I, p. 448. — « Der Kampf war heiss (gegen die Ungarn), die Beute gross. Es wurde eine solche Anzahl von Knaben und Msedchen erbeutet, dass die schœnste Sklavinn für einen Stiefel eingetauscht ward, dass Aaschikpaschazadeh, der Geschichtschreiber, welcher selbst mitkaempfte und mitplünderte, fünf Sklaven hernach zu Skopi nicht theuerer als um fünfhundert Aspern verkaufen kœnnte. »
  21. (1) Ethnology, p. 439. — « The Ungarian nobility… is proved by historical and philological évidence to have been a branch of the great Northern-Asiatic stock, closely allied in blood to the stupid ann feeble Ostiaks and the untamable Laplanders. »
  22. (2) Essai historique sur l’origine des Hongrois, Paris, in-8o, 1844.
  23. Il semblerait qu’il y a beaucoup à modifier, désormais, dans les opinions reçues au sujet des peuples de l’Asie centrale. Maintenant que l’on ne peut plus nier que le sang des nations jaunes s’y trouve affecté par des mélanges plus ou moins considérables avec celui de peuples blancs, fait dont on ne se doutait pas autrefois, toutes les notions anciennes se trouvent atteintes et sujettes à révision. M. Alexandre de Humboldt fait une remarque très importante, à ce sujet, en parlant des Kirghiz-Kasakes, cités par Ménandre de Byzance et par Constantin Porphyrogénète, et il montre, très justement, que, lorsque le premier de ces écrivains parle d’une concubine kirghize (xerxis), présent du chagan turc Dithouboul à l’ambassadeur Zémarch, envoyé par l’empereur Justin II, en 569, il s’agit d’une fille métisse. C’est le pendant exact des belles filles turques si vantées par les Persans et qui n’avaient pas, plus que celle-là, le type mongol. (Voir Asie centrale, t. I, p. 237 et passim., et t, II, p. 130-131).
  24. Schaffarik, Slawische Alterthümer, t. I, p. 279 et passim.
  25. (1) Aug. Thierry, Histoire de la conquête de l'Angleterre ; Paris, in-12, 1846; t. I, p. 155.
  26. Lyell's, Principles of Geology, t. I, p. 178.
  27. Link, die Urwelt und das Alterthum, t. I, p. 84.
  28. Link, ouvrage cité, t. 1, p. 91.
  29. Cuvier, Discours sur les Révolutions du Globe. — Voici, également, sur ces matières, l'opinion exprimée par M. le baron Alexandre de Humboldt : « Dans les temps qui ont précédé l'existence de la race humaine, l'action de l'intérieur du globe sur la croûte solide, augmentant d'épaisseur, a dû modifier la température de l'atmosphère et rendre le globe entier habitable aux productions que l'on regarde comme exclusivement tropicales ; depuis que, par l'effet du rayonnement et du refroidissement, les rapports de position de notre planète avec un corps central (le soleil) ont commencé à déterminer presque exclusivement les climats à diverses latitudes. C'est dans ces temps primitifs aussi que les fluides élastiques, ou forces volcaniques de l'intérieur, plus puissantes qu'aujourd'hui, se sont fait jour à travers la croûte oxydée et peu solidifiée de la planète. » (Asie centrale, t. I, p. 47.).
  30. Prichard, ouvrage cité, t. 1, p. 124.