Essai sur l’histoire du théâtre espagnol


Essai sur l’histoire du théâtre espagnol

ESSAI SUR L’HISTOIRE
DU
THÉÂTRE ESPAGNOL.

Il est impossible d’assigner une époque précise à la naissance du théâtre espagnol. Pour en découvrir la première origine, on doit, comme en France, remonter jusqu’aux temps des troubadours et des jongleurs (trobadores y juglares), lesquels partirent simultanément dans les provinces du nord-est de l’Espagne et dans celles du midi de la France, où se parlait la même langue ; leurs essais firent naître à la fois la poésie et le drame moderne. Ce fut au douzième siècle qu’ils se répandirent dans la Provence et dans les états chrétiens de la Péninsule. La Coronica general de España rapporte même que quelques-uns d’entre eux assistèrent aux noces des filles du Cid, vers l’année 1090. Ces poètes voyageurs, qui portaient dans les cours et dans les châteaux les seuls divertissements connus à cette époque, après avoir fait entendre d’abord la simple chanson du barde et du rapsode, se réunirent bientôt en compagnies pour offrir à leurs nobles hôtes des espèces de représentations où se trouvaient mêlées la poésie, la musique et la danse. Une supplique en vers du troubadour provençal Giraud Riquier, présentée à son protecteur Alphonse x, roi de Castille, en juin 1276, pour réclamer les priviléges de son ordre, fait connaître qu’il y avait alors en Espagne plusieurs classes de ces acteurs ambulans. Les uns, qui dansaient et chantaient dans les rues, pour l’amusement de la populace et moyennant quelque aumône, s’appelaient bouffons ou truans (bufones truhanes) ; ceux qui exerçaient le même métier, mais dans les maisons des riches, avec plus de décence et de talent, se nommaient jongleurs (juglares) ; enfin, ceux qui composaient les danses, les vers et le chant des couplets, et les représentations ou jeux mêlés (juegos partidos), méritaient l’honorable nom de troubadours (trobadores). Ces distinctions se retrouvent textuellement dans diverses lois du fameux code des Partidas. Les bouffons des rues y sont déclarés infâmes (ley iv, tit. vi, part. 7), et dépouillés de tous droits civils ; les jongleuses (juglaresas) y sont privées de l’honneur d’être admises pour concubines (barraganas)[1] des hommes de haut lignage (ley iii, tit. xiv, part. 4). Aucune fête ne se passait alors sans le concours de ces diverses espèces de ménestrels, ou plutôt ils faisaient seuls les frais de toutes les fêtes, et la gaie science (gaya ciencia) allait divertir le plus petit châtelain au fond de son manoir, comme le monarque au milieu de sa cour. L’archiprêtre de Hita, poète satirique des premières années du quatorzième siècle, dans son poème burlesque, intitulé : La Guerre de don Carnaval et de dame Carême (Guerra de don Carnal y dona Cuaresma), voulant peindre les jouissances de son héros, le représente assis à une table magnifiquement servie, ayant devant lui ses jongleurs comme un homme de qualité :

Estaba don Carnal ricamente asentado
A mesa mucho farta en un rico estrado,
Delante sus juglares como omen honrado.

Au couronnement d’Alphonse iv d’Aragon (1328), il y eut à Sarragosse des représentations dirigées par l’infant don Pedro, frère du roi, dans lesquelles une nombreuse troupe de jongleurs, divisée en coryphées et en choristes, récitait les vers composés par ce prince.

Toutefois ces essais des troubadours n’étaient que la réunion des trois arts qui composaient leur science, la danse, la musique et la poésie, mais sans suite, sans but, sans ordonnance scénique. En Espagne, comme en France, en Italie, en Angleterre, le drame naquit dans l’église. Les cérémonies du paganisme avaient enfanté le théâtre grec ; les cérémonies chrétiennes enfantèrent le théâtre moderne. D’abord on prit l’usage, pour solenniser chaque fête, de mettre en action, aux yeux des fidèles, l’évènement dont on célébrait le souvenir. Les prêtres furent les premiers acteurs de ces représentations édifiantes ; mais ils ne tardèrent pas à y glisser des paroles ou des scènes étrangères à la cérémonie ; puis on vint peu à peu jusqu’à l’oublier entièrement, pour substituer aux saintes imitations quelque farce profane à la manière des jongleurs, et les tréteaux dressés dans les églises en firent des écoles de médisance et de scandale. C’est ce que prouve une loi d’Alphonse x, insérée dans ses Partidas (ley xxxiv, tit. vi, part, 1.) : « Les prêtres, y est-il dit, ne doivent point représenter des jeux de mocquerie (juegos de escarnio), pour que les gens viennent les voir, comme cela se fait. Et si d’autres hommes en représentent, les prêtres ne doivent point y assister, parce qu’on y fait beaucoup de grossièretés et d’indécences. Et ces choses ne doivent pas non plus se faire dans les églises, et nous disons au contraire qu’il faut les en chasser ignominieusement… Mais il y a des représentations permises aux prêtres, telles que la naissance de N. S. Jésus-Christ, et la visite de l’ange aux pasteurs ; la venue du Sauveur au monde, comment les Mages vinrent l’adorer ; sa résurrection, comment il fut crucifié et ressuscita le troisième jour. Des choses comme celles-là, qui excitent l’homme à bien faire et à avoir dévotion en la foi, ils peuvent les faire, et en outre pour que les hommes aient souvenance que, selon celles-là, les autres furent faites en réalité. Mais ils doivent faire cela avec ordre et beaucoup de dévotion, et dans les grandes villes où il y a des archevêques ou évêques, et par ordre de ceux-ci, mais non dans les villages ou dans les lieux vils, et pour gagner de l’argent. »

Le texte de cette loi fait connaître qu’il y avait alors, dans les églises, deux sortes de représentations : les unes, réellement religieuses, n’étaient autre chose que nos anciens mystères ; les autres, semblables à notre fête de l’âne ou des fous, étaient des bouffonneries licencieuses et satiriques. Malgré cette loi des Partidas, malgré les innombrables défenses dont elle fut suivie, l’autorité ne put obtenir qu’on cessât des représentations où la multitude trouvait son plaisir, et les prêtres leur intérêt. Vainement le pouvoir ecclésiastique lui-même crut-il devoir intervenir pour réformer les plus scandaleux abus. Le concile de Tolède, de l’année 1565 (acto no, cap. ii.), « considérant qu’on représentait dans les temples ce qu’on oserait à peine permettre dans les lieux les plus vils et les plus dissolus, » supprima les représentations de la fête des Innocens que souillait une affreuse licence de langage ; il ordonna, en outre, qu’à l’avenir les spectacles fussent examinés d’avance par l’ordinaire, et qu’on ne pût les exécuter dans l’église pendant la célébration de l’office divin. Mariana, qui rapporte le canon du concile de Tolède, dans son traité de Spectaculis, convient qu’il n’eut pas plus d’effet que les prohibitions de l’autorité laïque, et qu’on ne put détruire un abus enraciné par une longue et générale habitude. Au temps même où il écrivait, c’est-à-dire au dix-septième siècle, le désordre n’avait pas cessé. « On introduit, disait-il avec indignation, dans les plus augustes temples, des femmes de mauvaise vie, et l’on y représente de telles choses que les oreilles ont horreur de les écouter, et qu’on éprouve de la peine et de la honte à les redire. » L’Espagne, plus qu’aucun autre pays de l’Europe, a conservé, par une tradition non interrompue, quelques-uns de ses plus anciens usages. Actuellement encore on y célèbre les solennités du carême, et principalement de la semaine-sainte, par de semblables représentations, non moins offensantes pour la religion que pour les bonnes mœurs et le bon goût. J’en ai moi-même été plusieurs fois témoin. On élève dans le chœur de l’église une espèce de théâtre appelé le monument, où se jouent les actes de la Passion, et les nombreux figurans qui s’y succèdent portent encore les costumes du moyen âge, tels qu’ils devaient être à l’origine de ces cérémonies. Ce sont les san-benito, les masques noirs, les hauts bonnets pointus, les jupons traînans, les ceintures ou plutôt les cuirasses de cordes, tout l’attirail enfin d’une procession d’auto-de-fe.

Il est hors de doute qu’on doit attribuer à cette ancienne coutume, toujours existante, l’origine des drames religieux appelés autos sacramentales ou comedias divinas, genre auquel se sont adonnés, sans exception, les plus beaux génies du théâtre espagnol. Les sujets de ces pièces étaient empruntés à l’Écriture sainte et aux légendes des saints. On les jouait avec une grande pompe sur les théâtres de la capitale. C’était aussi le principal répertoire des troupes de comédiens ambulans qui parcouraient l’Espagne, et desquelles on peut prendre une idée bien exacte et bien complète en lisant dans Cervantès (don Quixote, part. ii, cap. ii) les démêlés de son héros avec la compagnie d’acteurs qui s’en allait en costume, d’un village à l’autre, jouer l’auto des Cortès de la mort. Voici comment Agustin de Rojas, dans son Viage entretenido (Voyage amusant) dépeint une de ces troupes appelée Cambaleo : « C’est, dit-il, une femme qui chante et cinq hommes qui pleurent ; ils emportent une comédie, deux autos, trois ou quatre intermèdes (entremeses), et un paquet de hardes que porterait une araignée, etc. » Les comedias divinas étaient si généralement estimées, et réputées si supérieures aux comédies profanes qu’on appelait de capa y espada (de manteau et d’épée), que, pendant le règne de Philippe iv, c’est-à-dire à l’époque la plus brillante du théâtre espagnol, le Conseil de Castille proposa, comme une condition de l’ouverture des théâtres qui étaient restés quelque temps fermés pour des deuils de cour (de 1644 à 1649), « que les comédies se renfermassent dans des sujets de bon exemple pris dans des vies et des morts édifiantes, et que tout cela fût sans mélange d’amour. » Heureusement que le goût du monarque, d’accord avec celui du public, l’empêcha d’accueillir la proposition de ses austères conseillers. La représentation de ces autos sacramentales, qui menaçaient alors d’envahir le théâtre et d’en expulser toutes les autres espèces de drames, ne fut défendue qu’en 1765, sous le règne de Charles iii.

Ce fut aussi dans l’église, à côté des drames sacramentels, que prirent naissance ces petites pièces divertissantes appelées aujourd’hui sainetes (assaisonnemens). Les anciens juegos de escarnio, si goûtés de la multitude et si difficilement chassés du sanctuaire, se réfugièrent sur les théâtres, dès qu’on en éleva. Les farces satiriques ou licencieuses furent nommées d’abord entremeses (intermèdes), parce qu’on les jouait dans les entr’actes d’une comédie ; et la plupart des grands auteurs n’ont pas dédaigné d’y employer leur plume. Cervantès, entre autres, a fait de charmans intermèdes. Les sainetes actuels, qui ont conservé toute la liberté, ou plutôt toute la licence des premières bouffonneries cléricales, ressemblent pour la forme à nos proverbes dramatiques : c’est un canevas léger sur lequel sont brodées quelques scènes plaisantes, et semé de quelques mots malins. Ils excitent moins un rire délicat qu’une grosse et franche gaîté ; mais il est difficile, de ne pas s’y livrer follement, pour peu que l’acteur soit passable. Ceux de Ramon de la Cruz sont avec raison les plus estimés.

La plus ancienne représentation théâtrale dont il soit fait mention dans les annales espagnoles, est celle qui fut donnée pour les fêtes du couronnement de Ferdinand-l’Honnête, roi d’Aragon, en 1414. Elle avait été composée par le marquis de Villena, homme d’un savoir prodigieux pour cette époque, et qui marchait audacieusement en avant de son siècle et de sa nation. Depuis, l’inquisition fit brûler tous ses ouvrages, et sa pièce périt avec eux. Le titre en est même inconnu. On sait seulement que c’était une comédie allégorique, où figuraient la Justice, la Paix, la Vérité et la Clémence. Ces allégories, semblables à nos anciennes moralités, furent quelque temps à la mode dans l’enfance du théâtre espagnol, et Cervantès les rajeunit plus tard. Peu après l’essai de Villena, le marquis de Santillana, son ami, non moins savant, non moins libre dans sa pensée et dans ses écrits, mit en drame, sous le nom de Comedieta de Ponza, les évènemens d’un combat naval qui eut lieu, en 1435, près de l’île de Ponza, entre les Génois et les Aragonais, et dans lequel ceux-ci furent défaits. Cette pièce ne fut jamais jouée, ni même imprimée dans les œuvres de l’auteur ; on en connaissait seulement le titre, qui est cité dans ses lettres. M. Martinez de la Rosa l’a retrouvée dans les manuscrits de notre bibliothèque royale, et c’est pour la littérature de son pays une découverte vraiment précieuse, car cette pièce n’est pas seulement une curiosité par sa date ; elle se recommande aussi par une adresse remarquable à tirer parti d’un évènement historique, et par de singulières beautés dans le plan, dans le dialogue et dans la versification.

En Castille, pour trouver le premier établissement d’une espèce de théâtre, il faut remonter jusqu’à la fin du quinzième siècle. Ce fut Juan de la Encina, lequel excella dans la poésie légère, et dont les nombreux ouvrages forment un cancionero tout entier, qui donna le premier essai de drame. Après avoir agrandi le domaine des représentations religieuses, en composant pour les fêtes du culte plusieurs autos, où l’on trouve, non de simples paraphrases des Écritures, mais des conceptions propres au poète, ainsi qu’une certaine majesté d’action et de langage, il imagina de porter le théâtre hors de l’église. Dans ce but, il composa de petites pièces pastorales auxquelles il donna le nom d’églogues. Ces pièces, dont il remplissait lui-même les principaux rôles, furent jouées d’abord dans les salons de l’amiral de Castille et de la duchesse de l’Infantado. C’était simplement, comme le nom l’indique, un dialogue entre quelques bergers. L’auteur, imitant Virgile, se servit d’abord de ce moyen pour célébrer par des allusions certains évènemens, une paix conclue, le retour d’un prince ; puis il inventa des sujets simples et courts, et mit en scène les propres passions de ses interlocuteurs. Ces petites pièces, coupées par des danses, se terminaient par des chansons (villancicos), et contenaient aussi d’ordinaire quelque scène bouffonne. C’est à la fois l’enfance de la comédie, du ballet et du vaudeville. On découvre avec surprise, dans ces essais précoces, non-seulement de la naïveté, du naturel, mais beaucoup de grâce et d’esprit. Par exemple, dans une de ces églogues, dont le sujet est le pouvoir de l’Amour, ce dieu paraît à la première scène, et célèbre lui-même sa force et sa puissance. Son monologue, en dix strophes d’une coupe élégante, est un des morceaux les plus délicats et les plus ingénieux qu’on ait jamais écrits sur ce sujet. Une circonstance digne de remarque, c’est que la première de ces petites comédies pastorales, d’où l’on peut, en quelque sorte, faire dater le théâtre castillan, fut jouée en 1492, dans cette année si célèbre qui donna à l’Espagne Grenade et le Nouveau-Monde.

Dans le même temps parut la fameuse Celestina, commencée par Rodrigo Cota, et achevée par Fernando Rojas de Montalvan. Quoique portant le titre de tragi-comédie, cet ouvrage n’est qu’une nouvelle dialoguée. Elle ne fut jamais représentée, et ne pouvait pas l’être. Mais le singulier mérite de cette composition vraiment primitive, qui eut successivement plusieurs éditions, et qui fut traduite dans toutes les langues, servit beaucoup aux progrès du théâtre, en fournissant un véritable modèle de diction dramatique.

Ce fut au commencement du seizième siècle qu’à ces divers essais succédèrent enfin les premières pièces du théâtre espagnol ; mais, par un singulier concours de circonstances, elles parurent hors de l’Espagne. Un certain Bartolomé de Torrès-Naharro, long-temps prisonnier des Mores, et résidant à Rome après son rachat, y composa des comédies dans la langue de son pays, et, chose étrange ! les fit représenter à la cour de Léon x, dans le même temps qu’on y jouait la Mandragore de Machiavel et les pièces de l’Arétin. Torrès-Naharro avertit lui-même qu’il a dû glisser dans ses comédies des mots italiens, « eu égard au lieu et aux personnes devant lesquelles elles se récitaient. » Elles sont peu connues, et Signorelli, dans son Histoire critique des théâtres, en parle avec une sorte de mépris. Ce jugement est plus que sévère ; il est injuste. On trouve dans la plupart des compositions de Naharro, notamment dans la Soldadesca, la Tinelaria, la Trophea, la Yemenea, une heureuse invention de sujet, des caractères bien tracés, des scènes piquantes, un dialogue plein de sel et de vivacité. On y trouve aussi le ton licencieux des comédies italiennes de cette époque, et des traits d’une malignité hardie propre à l’auteur, qui, prêtre et vivant à la cour pontificale, a composé contre l’église des satires qu’on croirait dictées par Luther. Ce Naharro, en faisant imprimer ses comédies à Naples, en 1517, pour donner à la fois la leçon et l’exemple, y joignit des préceptes sur l’art dramatique, les premiers aussi qui parurent en langue castillanne. Ces préceptes sont, en général, fort judicieux. Naharro établit très bien la distinction de la tragédie et de la comédie, et du caractère propre à chacune de ces compositions. Il divise également les dernières en comédies historiques (comedias a noticia), et comédies d’invention (comedias a fantasia). Ce fut enfin lui qui donna aux actes le nom de jornadas, journées. M. de Sismondi suppose que les Espagnols ont pris ce mot des anciens mystères français, dont on représentait chaque jour une partie ; c’est une erreur manifeste. Jornada ne veut pas dire une journée dans le sens de l’espace d’un jour, c’est une journée de marche, une étape. Un drame divisé en trois jornadas n’est autre chose qu’un drame dont l’action marche et s’arrête trois fois.

Les pièces de Torrès-Naharro parvenaient à peine à l’Espagne (vers 1520), que l’inquisition, si jalouse alors d’extirper les moindres traces de protestantisme, les proscrivit. La même sentence frappa celles qui furent écrites en Allemagne, peu de temps après, par Cristoval de Castillejo, secrétaire de l’empereur Ferdinand, frère de Charles-Quint. Celles-ci qu’on n’osa même imprimer dans les œuvres de l’auteur, lorsque l’interdit fut levé en 1573, sont tout-à-fait perdues. Aussi le théâtre espagnol offre-t-il ce singulier phénomène : qu’il eut réellement deux enfances. Les différens essais dont je viens de parler, frappés par cette prohibition, restèrent quelque temps sans imitateurs, et semblèrent même complètement oubliés, à tel point que ce fut une comédie de l’Arioste qu’on représenta aux noces d’une infante, en 1548. Quelques savans essayaient bien de chercher des modèles dans l’antiquité, en traduisant Plaute, Térence, Aristophane ; mais leurs ouvrages étaient moins faits encore pour pénétrer dans la nation. Ainsi, tandis que, des œuvres dramatiques que possédait déjà l’Espagne, les unes restaient cachées dans la bibliothèque d’un petit nombre d’érudits, et les autres enfouies dans les greffes de l’inquisition, le peuple s’abandonnait encore aux farces grossières des jongleurs et des bouffons. Voilà pourquoi tous les critiques étrangers, Schlegel, Bouterwek, Sismondi, sans faire aucune mention des premiers auteurs, dont ils semblent ignorer même les noms, ne placent qu’au milieu du seizième siècle la naissance du drame en Espagne.

Ce fut Lope de Rueda qui y créa le théâtre populaire. Il était de Séville, où il exerçait l’état de batteur d’or. Poussé par un penchant irrésistible, il quitta le marteau pour s’enrôler dans une troupe de bateleurs qui courait les campagnes, et dont il devint bientôt le chef ou l’auteur. Ce nom d’autor, dérivé, non du latin auctor, mais d’auto, acte, représentation, se donnait alors à celui qui composait et récitait des pièces, et il s’est conservé jusqu’à nos jours pour désigner le directeur d’une compagnie comique. On l’appelait aussi maître en fait de comédies (maestro de hacer comedias). Lope de Rueda réunissait les deux talens nécessaires d’un auteur de cette époque ; il obtint un prodigieux succès, et fut à l’envi proclamé grand poète et grand comédien. On lui fit même honneur de l’invention des actes ou jornadas, et du prologue appelé d’abord introïto, puis loa, quoiqu’on en eût fait usage bien avant lui ; mais on avait perdu jusqu’au souvenir des essais qui l’avaient précédé. Lope passa plusieurs années à courir de ville en ville ; enfin sa grande réputation le fit appeler à la cour, et les seigneurs de ce temps allaient en foule oublier devant ses tréteaux la sombre gravité du palais de Philippe ii. Il mourut à Madrid, en 1567. Quelques-uns de ses ouvrages sont arrivés jusqu’à nous, à savoir, quatre comédies, deux dialogues pastoraux, et sept pas pour des intermèdes. Tous sont en prose, quoiqu’il écrivît facilement en vers ; on y remarque surtout de la naïveté et de la finesse. Quant à l’état dans lequel se trouvait le théâtre, on ne saurait mieux le faire connaître qu’en laissant parler Cervantès, qui, dans sa jeunesse, connut et vit jouer Lope de Rueda : « On traita aussi, dit-il, dans le Prologo de sus comedias, de qui le premier en Espagne, tira la comédie de ses langes, la mit en étalage, et la vêtit d’habits de fête. Moi, comme le plus vieux, je dis que je me souvenais d’avoir vu jouer le grand Lope de Rueda, homme insigne pour l’esprit et la représentation… Dans le temps de ce célèbre acteur espagnol, tout l’attirail d’un auteur de comédies s’enfermait dans un sac. C’étaient trois ou quatre vestes de peaux blanches garnies de cuir doré, autant de barbes, de perruques et de hauts-de-chausses. Les comédies étaient des colloques, comme des églogues, entre deux ou trois bergers et quelque bergère. On les allongeait avec deux ou trois intermèdes, tantôt de négresse, tantôt de rufian, tantôt de niais, tantôt de Biscayen, car ces quatre figures et beaucoup d’autres, Lope les faisait avec le plus de vérité et de perfection qui se puisse imaginer… Il n’y avait pas alors de machines et de décorations, ni de combats de Mores et chrétiens, à pied ou à cheval. Il n’y avait point de figures qui semblassent sortir du centre de la terre, par le plancher du théâtre, et moins encore de nuages qui descendissent du ciel avec des anges ou des âmes. Le théâtre se composait de quatre planches portées par quatre bancs en carré, qui les élevaient à quatre palmes de terre. Tout le décor était une vieille couverture tirée par deux cordes d’un bout à l’autre, pour faire ce qu’on appelle le vestiaire, et derrière laquelle se tenaient les musiciens, qui chantaient, sans guitare, quelque ancien romance. »

À la même époque (1561), la cour d’Espagne, qui avait jusque-là voyagé d’une capitale de province à l’autre, se fixa tout-à-fait à Madrid. Cette circonstance fut favorable à l’art dramatique, en fixant aussi le théâtre. Des documens authentiques attestent qu’un an après la mort de Lope de Rueda, il y avait à Madrid des salles de spectacle (corrales de comedias). On comptait alors, tant dans la capitale que dans les provinces, plusieurs troupes d’acteurs qui se distinguaient entre elles par des noms bizarres et ridicules. Peu de temps après, Juan de Malara, célèbre professeur d’humanités, plus connu sous le nom du commentateur grec (comentador griego), fit jouer à Salamanque un drame en vers intitulé Locusta, qu’il avait d’abord écrit en latin. Puis vint un acteur de Tolède, nommé Navarro, lequel fut appelé l’inventeur des théâtres, pour avoir apporté quelque pompe à la représentation. « Il changea, dit Cervantès, le sac des habits en coffres et malles ; il mit en avant la musique, jusque-là cachée derrière la couverture ; il ôta les barbes postiches aux acteurs dont les rôles ne les requéraient pas ; il inventa les machines, les nuages, les tonnerres et les éclairs, les défis et les batailles. » Un certain Cosme d’Oviedo imagina, dans le même temps, les affiches, et, pendant ces progrès matériels, l’art théâtral prenait aussi des développemens moraux. Ce n’étaient déjà plus les églogues pastorales de Lope de Rueda, mais des pièces animées de quelque intrigue, où les passions commençaient à servir de ressort et à produire l’intérêt. Voici les titres de quelques-unes de ces pièces qui forment le passage entre l’enfance de l’art et sa virilité ; ils peuvent donner une idée des sujets : Didon et Énée ou le pieux Troyen, le Grand-Prieur de Castille, la Loyauté contre son roi, le Soleil à minuit et les étoiles à midi, la Prise de Séville par saint Ferdinand, les Cortès de la mort, etc. À voir les noms pompeux dont ces ébauches étaient décorées, ne les prendrait-on pas plutôt pour ces drames hardis des belles époques du théâtre espagnol ?

Vers 1580, on éleva à Madrid les deux théâtres encore subsistans de la Cruz et del Principe. Alors quelques esprits supérieurs ne dédaignèrent pas de travailler pour la scène, abandonnée jusque-là à ces chefs de troupes ambulantes qui composaient eux-mêmes les farces de leur répertoire. Cervantès entra l’un des premiers dans cette carrière. À son retour d’Alger, et l’imagination vivement frappée des maux qu’il avait soufferts en esclavage, il composa, sur ses propres aventures, la comédie de Los Tratos de Argel. Cette pièce fut suivie de vingt à trente autres, parmi lesquelles il cite lui-même avec complaisance, avec éloge, la Numancia, la Gran-Turquesca, la Batalla naval, la Confusa, etc. Toutes ces pièces, comme une partie de ses autres ouvrages, ne furent long-temps connues que de nom, et l’on en déplorait vivement la perte. On pensait qu’avec une imagination si riche, un esprit si vif et si gai, une raison si élevée, un goût si pur ; qu’avec sa grande connaissance des règles du théâtre, dont il a fait, en plusieurs endroits du don Quixote, une judicieuse poétique ; qu’après les louanges qu’il se donne avec tant d’ingénuité, comme auteur comique, et le singulier talent qu’il a réellement déployé dans ses intermèdes ; on pensait, dis-je, que ses grandes compositions étaient autant de chefs-d’œuvre. Malheureusement pour sa renommée dramatique, deux d’entre elles furent retrouvées, la Numancia et Los Tratos de Argel. Ces pièces sont loin de répondre aux regrets qu’elles avaient excités, et la réputation de leur auteur aurait assurément gagné à ce qu’on ne les connût que par le jugement qu’il en porte. C’est un nouvel exemple des singulières aberrations de l’esprit humain, et une nouvelle preuve de l’impuissance où l’on est de se juger soi-même, que cette opinion de Cervantès, qui parle de ses compositions théâtrales avec autant d’orgueil que de son immortel roman.

Cervantès écrivait à Madrid. Dans le même temps, Juan de la Cueva fit représenter quelques drames à Séville. Il réduisit à quatre le nombre des jornadas, jusque-là de cinq ou six. Le spectacle se composait alors, outre la pièce principale, de trois intermèdes joués dans les entr’actes, et d’un petit ballet. Valence, qui eut toujours une école rivale de Séville pour les arts et pour les lettres, faisait aussi quelques pas dans la carrière dramatique. Le capitaine Cristobal de Viruès, poète valencien, passe pour avoir, le premier, réduit le nombre des actes à trois, ce qui fut depuis adopté comme règle par tous les auteurs espagnols. « Viruès, dit Lope de Véga, mit en trois actes la comédie qui avait été jusque-là sur quatre pieds, comme un enfant, car elle était encore dans l’enfance. »

Le théâtre, sous le rapport de la pompe scénique, avait déjà pris un grand essor. Le même Rojas, qui disait qu’au temps de Lope de Rueda, un auteur et sa troupe auraient pu mettre leur paquet de hardes sur le dos d’une araignée, raconte qu’à l’époque de Cueva et de Viruès, des femmes jouaient leurs rôles avec des habits de soie et de velours, avec des chaînes d’or et de perles, que l’on chantait dans les intermèdes à trois et quatre voix, et qu’enfin des chevaux même servaient, dans les drames militaires, à compléter l’illusion.

Une chose bien digne de remarque, et qui est, si je ne me trompe, toute particulière au théâtre espagnol, c’est qu’on voit, à sa naissance même, commencer la querelle entre les auteurs qui veulent s’affranchir des règles, et les critiques qui veulent les y soumettre. En Espagne, au seizième siècle, le romantisme se trouve déjà aux prises avec les rigides observateurs des préceptes d’Aristote. Tandis que le rhéteur Pinciano recommandait avec instance aux écrivains dramatiques le respect des unités, dont ceux-ci ne se souciaient guère, l’un d’eux, Juan de la Cueva, prenait ouvertement, dans son Exemplar poetico, la défense des libertés théâtrales. Il les invoquait comme nées de la succession des temps qui avait aboli d’antiques lois, et comme plus propres à donner à l’imagination toute sa hardiesse, tout son essor. Cependant il joignait à cette sage opinion des avis non moins sages sur l’abus des innovations, et posait en maximes, sinon les règles trop gênantes de la vieille poétique, au moins celles que le bon sens et le bon goût doivent dicter pour tous les temps, pour tous les pays, et que ses compatriotes, dans leur fougueuse impatience de toute entrave, n’ont pas su respecter assez. Le livre de Cueva semblerait de nos jours un véritable à-propos.

Enfin, parut Lope de Vega. Devant lui, comme devant ces puissans génies qui naissent au milieu des dissensions publiques et les apaisent par leur ascendant, la guerre cessa. Il monta, suivant l’expression de Cervantès, sur le trône de la comédie, et régna sans partage, sans rivaux, sans contradicteurs. Il faut, au milieu de ce tableau rapide, s’arrêter un moment à cet homme extraordinaire, qui eut une si prodigieuse influence sur le théâtre moderne.

Lope de Vega, né en 1562, montra, dès la première enfance, un goût très vif pour les lettres et surtout pour la scène. À l’âge de onze ans, il composait déjà de petites pièces. Les évènemens dont sa jeunesse aventureuse fut agitée, ses malheurs, ses voyages, le détournèrent d’abord de ce premier penchant ; mais de retour dans son pays natal, il s’y abandonna sans réserve, et fit succéder sans interruption, jusqu’à sa mort, cette foule incroyable d’ouvrages de tous genres qu’à lui seul, entre tous les hommes, il a été donné de produire. Dans la préface d’un livre imprimé en 1604, lorsqu’il avait quarante-deux ans, il porte à plus de vingt-trois mille feuilles le nombre de vers qu’il avait déjà écrits pour le théâtre. En 1618, il assure que le nombre des comédies qu’il a composées s’élève à huit cents ; en 1620, à neuf cents. « J’ai eu assez de vie, dit-il en 1629, lorsqu’il publiait la vingtième partie de ses œuvres dramatiques, pour en écrire dix-sept cents. » Enfin, en 1635, année de sa mort, il avait achevé les dix-huit cents comédies que lui attribuent son ami Perez de Montalban et le savant Nicolas Antonio. Toutes furent représentées, la moitié au moins imprimées. Dans ce nombre, il en est plus de cent dont chacune ne lui coûta qu’un jour de travail, et, comme il le dit lui-même, « en vingt-quatre heures passa des Muses au théâtre. » Pour compléter la liste immense des œuvres de Lope de Vega, il faut ajouter à ces dix-huit cents comédies environ quatre cents autos sacramentales, un grand nombre d’intermèdes, des poèmes épiques, didactiques et burlesques (la Jerusalem conquistada, la Gatomaquia, etc.), des épîtres, des satires, des dissertations, des pièces fugitives et une foule innombrable de sonnets. On a fait sur les œuvres de Lope cet effrayant calcul, que, pendant les soixante-treize ans qu’il a vécu, c’est-à-dire depuis l’heure de sa naissance jusqu’à celle de sa mort, et bien que sa jeunesse eût été perdue pour les lettres, il a dû écrire chaque jour huit pages entières, presque toutes de poésie. Le nombre total de ses écrits est évalué à cent trente-trois mille pages et à vingt-un millions de vers[2]. L’histoire littéraire n’offre certes rien qui approche de cette fécondité vraiment fabuleuse ; et quand même aucun autre mérite ne s’attacherait au nom de Lope de Vega, il devrait vivre toutefois dans la mémoire des hommes comme un de ces prodiges que la nature ne produit pas une seconde fois.

Maître absolu, arbitre souverain du théâtre et de la littérature de son pays, Lope, comme tant d’autres dictateurs, manqua à sa haute vocation. Cet homme prodigieux, que Cervantès appelait monstruo de naturaleza, pouvait réformer et diriger le goût du public, il trouva plus commode d’y sacrifier ; et les applaudissemens de la multitude le précipitèrent dans des défauts qu’il connaissait, mais qu’il ne voulut pas éviter, et auxquels il donna sciemment l’autorité de son exemple et de sa renommée. « Il faut, disait-il dans une de ses préfaces, que les étrangers remarquent bien qu’en Espagne les comédies ne suivent pas les règles de l’art. Je les ai faites telles que je les ai trouvées ; autrement on ne les aurait point entendues. » « Ce n’est pas, dit-il encore dans son Arte nuevo de hacer comedias, que j’ignore les préceptes de l’art. Dieu merci. Mais quelqu’un qui les suivrait en écrivant serait sûr de mourir sans gloire et sans profit… Aussi, quand je dois écrire une comédie, j’enferme les règles sous six clefs, et je mets dehors Plaute et Terence pour que leur voix ne s’élève pas contre moi… Je fais des pièces pour le public ; et puisqu’il les paie, il est juste de les faire à son goût. » Lope termine ce traité poétique en convenant qu’il est plus barbare que ceux auxquels il donne des leçons, et que toutes ses comédies, hors six qu’il ne nomme point, pèchent gravement contre les véritables règles de l’art. Lope de Vega, rassasié d’honneurs et de richesses, objet de gloire pour sa patrie et d’envie pour les étrangers, dont la renommée enfin fut telle que son nom servait à personnifier l’excellence en toutes choses, Lope de Vega doit sembler bien sévère envers lui-même, lorsqu’au milieu de cette multitude il n’excepte que six comédies de sa propre réprobation ; et cependant la postérité, plus sévère encore, n’a pas même ratifié cet arrêt. Aucun de ses innombrables ouvrages n’a mérité d’être donné pour modèle. On les a plutôt cités comme une preuve de l’abus des facultés naturelles, et comme un guide contre les fautes où il entraîne. Cette intarissable imagination, cette prodigieuse facilité d’écrire, ce talent de peindre les caractères et de faire agir les passions, tant d’habileté à manier le dialogue, tant d’esprit, tant de finesse, toutes ces qualités qu’il répandit à pleines mains dans ses œuvres, et qu’il réunissait au plus haut degré, sont comme étouffées par leur propre excès. On dirait d’un arbre vigoureux que n’émonde point la main du jardinier, et qui use sa sève en jets désordonnés et stériles. Partout on sent l’absence du travail consciencieux, du goût épuré ; partout, l’oubli de cette crainte salutaire du public, et de cette rigueur pour soi-même sans laquelle il n’est point de perfection.

Toutefois, pour juger avec équité Lope de Vega, il faut se reporter à son époque. Si la certitude et l’enivrement du succès lui firent préférer des triomphes faciles à une gloire plus noble et plus durable, quel modèle, quel rival avait-il pour guider ou pour exciter son talent ? En Espagne, personne n’entra dans la carrière qu’il parcourait avec tant d’éclat, sinon à sa suite, et pour l’imiter servilement jusqu’en ses extravagances. Rien, dans le reste de l’Europe, ne pouvait lui donner plus de lumières ou plus d’émulation. En France, la scène était encore abandonnée aux Jodelle, aux Hardy, et l’Italie s’était arrêtée à la Mandragore. Avec Lope de Vega parut un seul autre grand génie, créateur aussi du théâtre de sa nation, unissant des qualités et des défauts à peu près semblables, et qu’il serait aussi facile qu’intéressant de mettre en parallèle. Mais la barrière qui séparait alors les langues du nord et celles du midi sépara les deux illustres rivaux. Shakespeare et Lope de Vega vécurent en même temps sans se connaître, et ne purent s’emprunter ni cette noble jalousie de gloire, ni ces leçons réciproques que donnent les luttes du génie. Chacun d’eux régna seul, unique, dans un empire incontesté. Comme Shakespeare et avec lui, Lope conservera toujours l’honneur d’avoir fondé le théâtre moderne ; mais par des raisons de politique et de langage, plus que Shakespeare, il porta son influence chez les nations étrangères, et nous, Français, auxquels il a le plus prêté, nous devons répéter ce juste éloge de son illustre éditeur, lord Holland : « Si Lope de Vega n’eût point écrit, les chefs-d’œuvre de Corneille et de Molière n’auraient peut-être jamais existé ; et si nous ne connaissions pas leurs ouvrages, Lope passerait encore pour un des grands auteurs dramatiques de l’Europe. »

Douze ans avant la mort de Lope de Vega (1621), arriva celle de Philippe iii, et à ce monarque triste et dévot succéda un jeune prince ami des plaisirs et passionné pour le théâtre. Philippe iv aimait le commerce des gens de lettres, les recevait à la cour, et s’amusait à jouer avec eux ces comédies improvisées, alors fort à la mode en Italie. On lui attribue même plusieurs ouvrages dramatiques qui furent représentés sous le nom d’un esprit de cette cour (por un ingenio de esta corte), entre autres la passable comédie intitulée Donner la vie pour sa dame. Cette circonstance accrut encore le mouvement imprimé par Lope de Vega, et amena la plus brillante époque du théâtre espagnol. Une foule d’auteurs s’étaient, de son vivant, jetés sur les traces du maître, tels que les docteurs Ramon et Mira de Mescua, le licencié Miguel Sanchez, le chanoine Tarraga, don Guillen de Castro, Aguilar, Luis Vêlez de Guevara, et cent autres ; mais tous l’imitaient et restaient loin de lui. Ce ne fut qu’à la fin de son règne que parut le rival qui devait le détrôner : Calderon de la Barca.

Avec une imagination moins vaste, mais plus flexible et mieux réglée, une fécondité presque aussi prodigieuse, un talent égal, sinon de poète, au moins de versificateur, Calderon, guidé par les succès et par les défauts de Lope de Vega, put le vaincre et presque le faire oublier. Dans les autos sacramentales, ou drames religieux, dans ces pièces représentées aux fêtes solennelles, sous la protection de l’autorité, en présence de tout le peuple, et qui, par ces raisons, donnaient à l’auteur plus de gloire et de profit qu’aucune autre, Calderon passa tous ses devanciers et ne fut égalé par aucun de ses successeurs. Sa réputation et son mérite en ce genre furent si grands, et sa supériorité si incontestable, qu’il oblint, par lettres patentes, le privilége de fournir, seul, les autos à la capitale de la monarchie, et qu’il exploita ce monopole pendant trente-sept ans. Calderon ne fut pas moins célèbre dans les drames héroïques, autres compositions réprouvées aujourd’hui comme les divines comédies, mais alors en aussi grand honneur. Elles étaient pour l’art dramatique exactement ce qu’étaient les romans de chevalerie pour l’art littéraire. Chassés des livres par le don Quixote, ceux-ci semblaient s’être réfugiés sur le théâtre, auquel il appartenait pourtant plus spécialement d’en faire justice. Citer les titres de quelques-uns de ces drames, tels que la vie de Sémiramis fille de l’air, les Aspics de Cléopâtre, la jalousie de Rodomont, les exploits de Roland et du géant Galafre au pont d’Amantible, c’est donner une idée de leur contenu. Il faut se borner à considérer Calderon comme auteur de comédies de capa y espada. Ce n’est ni par la variété, ni par la peinture des caractères qu’il brille. Dans ses cent et quelques pièces, on trouve toujours des galans braves et favorisés, des dames amoureuses et dévergondées, des rivaux jaloux et pleureurs, des pères imbéciles, des frères spadassins, des valets familiers, insolens et entremetteurs. C’est toujours le même canevas, toujours le même genre d’intrigues et d’aventures. Mais, avec un fonds et des élémens semblables, quelle infinie variété de combinaisons, d’incidens, de résultats ! quel mouvement, quelle vivacité, quelle plénitude ! D’ordinaire le spectateur marche plus vite que le poète ; il le devine, le presse, le devance. Avec Calderon, le contraire arrive ; jamais il ne se laisse passer de vitesse, et le spectateur a peine à le suivre, emporté par le tourbillon de sa prodigieuse activité. Certes, si l’art dramatique était uniquement l’art de combiner une action, de la compliquer d’autres actions parallèles, d’entasser les incidens, les surprises, et de serrer étroitement le nœud pour couper ensuite brusquement tous ces fils emmêlés, Calderon serait le premier auteur comique du monde.

Pendant sa longue carrière, commencée à treize ans par la comédie el Carro del cielo, et terminée à quatre-vingt-un par celle de Hado y divisa, parut et brilla près de lui Moreto, moins connu de nos jours, mais alors son rival de gloire en Espagne et chez les nations étrangères. Moreto est inférieur à Calderon dans l’invention du sujet, dans la disposition du plan ; mais son exposition est plus claire, et son action, moins embarrassée, marche et se développe avec plus de liberté. Il ne sait point accumuler tant d’incidens, mais il fatigue moins l’attention, et n’ayant point autant serré son nœud, il le dénoue plus aisément. Moreto n’est sans doute pas exempt de mauvais goût, et l’on trouve dans ses compositions tous les défauts de l’école. Cependant il est plus sobre que Calderon de ces pensées subtiles et alambiquées, de ces tirades pompeuses et vides, de ces hors-d’œuvre prétentieux et insipides qui déparent tout le théâtre espagnol. Son style est plus simple, son dialogue plus vif, ses plaisanteries plus naturelles. Il me semble que, si on ouvrait un concours entre tous les théâtres de l’Europe, et qu’il fallût représenter celui de l’Espagne par une seule pièce, on ne pourrait mieux choisir, au milieu des innombrables richesses qu’il possède, que la comédie de Moreto intitulée El desden con el desden (l’indifférence contre l’indifférence), dont Molière a donné, dans la Princesse d’Élide, une copie décolorée.

Moreto n’a pas seulement l’honneur de s’être placé, dans la comédie d’intrigue, au niveau de Lope et de Calderon. Il a, le premier peut-être, ouvert une route nouvelle, en esquissant des comédies de caractère qu’on appelait alors comedias de figuron, et dont l’action, jusque-là dispersée entre tous les personnages d’une double ou triple intrigue, se resserrait autour d’un seul homme, dans lequel était personnifié quelque vice ou quelque ridicule. Telles sont, par exemple, ses comédies El lindo don Diego, qu’on pourrait appeler le Fat, et el marquez de Cigarral, autre espèce de don Quichotte, devenu fou à force de relire ses parchemins et de compter ses quartiers de noblesse. Cette heureuse innovation, qui amena les chefs-d’œuvre de la scène, et dont Moreto peut être regardé comme le principal auteur, suffit pour lui assigner un rang distingué parmi les maîtres du théâtre.

À la même époque vivait un autre poète dramatique qui ne jouit pas durant sa vie de toute la célébrité qu’il obtint ensuite, et qui, par un hasard inexplicable, est resté tellement inconnu aux nations étrangères, que les plus célèbres critiques, Signorelli, Schlegel, Sismondi, n’ont pas même prononcé son nom. Bouterwek est le seul qui le mentionne ; encore est-ce d’une manière inexacte et insignifiante. C’était un moine de la Merci, nommé Fray-Gabriel Tellez, qui, du fond de son couvent, et sous le nom supposé de Tirso de Molina, jeta sur le théâtre un assez grand nombre de pièces qui furent ensuite recueillies et publiées par son neveu. Peut-être est-il moins ingénieux que Calderon, et moins délicat que Moreto ; mais il est supérieur à tous les poètes de son pays par la malice et la gaîté. Dans ses argumens, il fait assez peu de cas de toute règle, et sacrifie même aisément la vraisemblance. Ce qu’il cherche, c’est l’occasion de placer les saillies d’un esprit rieur et caustique, de donner carrière à une liberté de langage poussée jusqu’à la licence, à une hardiesse de pensée qui ne respecte ni les puissances de la terre, ni même celles du ciel. Il n’épargne rien, il s’attaque à tout ce qui le choque ou le divertit, et fait en quelque sorte de ses comédies de longues épigrammes. Si l’on voulait faire connaître par analogie le genre de talent de Tirso de Molina, je ne connais qu’un seul écrivain auquel on pût le comparer, Beaumarchais ; et réellement il existe entre ces deux hommes la plus singulière ressemblance. Aussi suis-je bien convaincu que de toutes les pièces du théâtre espagnol celles de Tirso de Molina sont celles qui nous plairaient le plus à nous autres Français. Ce sont pourtant les moins connues. En Espagne, où Lope et Calderon ne figurent plus que dans les bibliothèques, Tirso de Molina se montre encore aujourd’hui sur le théâtre, et le goût très prononcé du prince actuel pour les moqueries graveleuses du moine de la Merci a fait taire les susceptibilités de police que devaient éveiller ses hardies critiques des grands. Ferdinand vii affectionne surtout la comédie intitulée Don Gil des chausses vertes (Don Gil el de las calzas verdes) ; c’est un plat de régal que la municipalité de Madrid lui fait servir habituellement dans les jours de solennité.

La brillante époque du théâtre espagnol est renfermée dans la première moitié du dix-septième siècle. Le goût du monarque, de la cour et de la nation, avait jeté tous les gens de lettres dans cette carrière, la plus glorieuse alors et la plus lucrative. Outre les trois grands maîtres que je viens de citer, et qui méritaient une mention spéciale, il existait alors une foule d’auteurs du second ordre, dont on ne saurait sans injustice se dispenser de rappeler au moins les noms. À leur tête, il faut placer Francisco de Rojas, qui marcherait l’égal de Moreto, car il a toutes ses qualités, s’il ne l’eût surpassé dans ses défauts. Puis viennent Guillen de Castro, Ruiz de Alarcon, La Hoz, Diamante, Mendoza, Belmonte, les frères Figueroas, qui écrivaient en commun, comme font aujourd’hui nos vaudevillistes ; Cancer, Enciso, Salazar, Bancès-Candamo, qui tous, sans avoir fait une école, un théâtre, se sont au moins distingués par quelque composition importante.

Le mouvement littéraire suivit, en Espagne, le mouvement politique ; les lettres et les arts eurent, comme la nation même, leur grandeur et leur décadence. Les malheurs dont la monarchie espagnole fut accablée dans les dernières années du règne de Philippe iv, et plusieurs deuils de cour qui firent successivement fermer les théâtres, portèrent les premiers coups à l’art dramatique. La mort de ce prince (1665) qui en avait été le plus zélé protecteur, fut le signal d’une chute rapide et complète. Son successeur, l’imbécile Charles ii, était encore dans la première enfance, et la reine régente signala les débuts de son administration par un décret que lui dicta sans doute son directeur, le jésuite Evrard Nitard, et qui est assurément unique dans l’histoire littéraire des nations. Elle ordonna « que toutes les comédies cessassent « jusqu’à ce que son fils fût en âge de s’en amuser. » Bien que cet ordre étrange n’ait pu être rigoureusement exécuté, on conçoit l’effet qu’il dut produire dans un temps où les lettres ne pouvaient fleurir que sous le patronage des grands, et où le théâtre ne résistait aux attaques multipliées du Conseil de Castille que par la protection spéciale du prince. Un seul fait en fera juger. Nous voyons dans un mémoire adressé à Philippe iv par le comédien Cristoval Santyago Orriz, en 1632, que l’on comptait alors en Espagne plus de quarante troupes de comédiens, quoique le Conseil n’en voulût autoriser que six, qu’elles se composaient d’environ mille personnes, et qu’on avait tellement élevé de salles de spectacles, qu’il y avait bien peu de villes, et même de bourgs, qui n’en eussent au moins une mise en fermage. Cependant, au mariage de Charles ii avec une nièce de Louis xiv (1679), mariage où l’on déploya toute la magnificence possible, on ne put rassembler plus de trois compagnies pour les spectacles de la cour.

À cette époque de décadence et d’abandon, un seul homme essaya de soutenir le théâtre chancelant : ce fut Solis. Le célèbre historien de la conquête du Mexique consacra également à la scène son imagination brillante, son esprit aimable et son style si fortement coloré. Il a laissé plusieurs comédies dignes de l’époque à laquelle il survivait, entre autres celle intitulée El amor al uso (l’amour à la mode), l’une des meilleures dont puisse se glorifier sa nation. On peut dire qu’avec Solis s’éteignit le théâtre espagnol, dont l’histoire est circonscrite entre Lope de Vega et lui. L’élévation de Philippe v au trône d’Espagne ayant fait prévaloir le goût français, et introduit, au moins à la cour, les habitudes de la cour de Louis xiv, les Espagnols, après avoir été nos précurseurs et nos maîtres, comme on le verra plus tard, se contentèrent d’être humblement nos traducteurs et nos copistes. Il est vrai que, dans le cours du dix-huitième siècle, quelques essais pour recréer un théâtre national furent tentés successivement par Zamora, Cañizarès, Luzan et Jovellanos, mais sans aucun succès ; et, pour trouver une œuvre originale, après toutefois les sainetes de Ramon de la Cruz, il faut arriver jusqu’au commencement de notre siècle, à Moratin et à M. Martinez de la Rosa.

Mon intention, en jetant un coup-d’œil sur l’histoire du théâtre espagnol, n’a point été d’entreprendre une dissertation critique : ce serait la matière d’un livre entier. Cependant j’ajouterai à ce précis rapide deux réflexions générales.

L’époque où fleurit le théâtre en Espagne fut, si l’on peut dire ainsi, mal choisie. C’était déjà, au dedans, une époque de décadence littéraire. Après le prodigieux mouvement, les fortes études et les grands ouvrages du seizième siècle, le mauvais goût avait pénétré dans toutes les branches de la littérature, et devait nécessairement infester la scène. Quand les opuscules prétentieux de Gongora et des Cultos remplaçaient les vastes compositions d’Ercilla et de Cervantès, on ne pouvait guère attendre des auteurs comiques contemporains un goût bien sévère et bien consciencieux. D’une autre part, les nations étrangères n’offraient encore aucun exemple bon ou mauvais, aucun modèle à imiter ou à fuir ; ce qui pourrait faire dire que le théâtre, en Espagne, s’ouvrit trop tard ou trop tôt. Ces deux circonstances ont laissé les écrivains dramatiques de ce pays sans frein et sans guide. Aussi trouve-t-on, dans leurs ouvrages, plus d’invention que d’observation, plus d’imagination que de bon sens, plus de verve que de goût, plus de qualités naturelles que de qualités acquises. De là vient qu’ils ont tous cherché de préférence à tisser des canevas d’intrigues, non à peindre des caractères ; à mettre en relief des aventures, non des passions ou des vices, et que le théâtre espagnol ressemble moins à une galerie de portraits fidèlement tracés qu’à une espèce de lanterne magique où passent rapidement mille figures bizarres et confuses. C’est dans leur roman qu’ils ont mis la comédie, et dans leur comédie le roman.

Il est un autre défaut, plus capital encore, qu’on peut en grande partie attribuer aux mêmes causes. J.-J. Rousseau prétendait que, loin de servir à la réforme des mœurs, loin de donner de bons exemples et d’utiles leçons, le théâtre n’était le plus souvent qu’une école de scandale et d’immoralité. Les esprits rigides qui s’appuient de son opinion doivent bien regretter qu’il n’ait pas connu le théâtre espagnol ; c’est alors qu’il eût soutenu victorieusement cette thèse taxée de paradoxe. Au lieu d’adopter pour maxime l’ancien adage devenu la devise du théâtre, les auteurs espagnols, laissant à part toute idée d’utilité, pour ne chercher et n’offrir qu’un pur divertissement, ont pris pour la fin même ce qui ne devait être que le moyen. Il est vraiment curieux de voir comment, sans mauvaise intention, sans scrupule, avec bonne foi et simplicité, ils sont licencieux et immoraux. C’est au point qu’un critique moderne a pu dire avec raison, en jugeant leurs ouvrages : « On y voit peints, sous les couleurs les plus charmantes, les sentimens les plus dépravés : fraudes, artifices, perfidies, fuites de jeunes filles, escalades de maisons, résistances à la justice, défis et combats fondés sur un faux point d’honneur, enlèvemens autorisés, violences projetées et accomplies, bouffons insolens, valets qui font « honneur et métier de leurs infâmes entremises, etc. »

Ce vice radical, qu’on peut expliquer aussi par les anathèmes de l’église, et qui, à son tour, explique et justifie en quelque sorte la sévérité tant de fois déployée contre le théâtre, n’est pas accidentel et propre à quelques auteurs seulement. Tous, sans exception, y sont plus ou moins tombés. Si, dans quelque pièce ou dans quelque scène, vous rencontrez par hasard une leçon utile, n’en ayez nulle obligation au poète ; c’est que le plan ou la situation l’amenait, mais il ne la cherchait pas. Leur but à tous, leur but unique, a été d’amuser le public et de s’en faire applaudir. Du reste, aucune trace de philosophie, aucun désir de perfectionnement, aucune pensée de civilisation. On dirait que les auteurs et le public étant tombés d’accord que rien de bon ne pouvait sortir d’un amusement réprouvé par l’église et traité de péché honteux dans le confessionnal, il fallait en prendre son parti et se résigner à considérer le théâtre comme un mauvais lieu. Cette opinion, mise en pratique ingénument, doit sembler d’autant plus singulière que la plupart des auteurs qui ont suivi la carrière du théâtre appartenaient à l’état ecclésiastique. Ainsi les cinq grands maîtres de la scène espagnole, Lope de Vega, Calderon, Moreto, Tirso de Molina et Solis, étaient prêtres. Cela pourrait donner matière à bien des réflexions ; mais elles n’appartiennent plus à mon sujet[3].

En traçant cette esquisse du théâtre espagnol depuis les essais demi dévots, demi profanes, du moyen âge jusqu’à nos jours, et en faisant connaître, au moins par leurs noms et la nature spéciale de leur talent, les auteurs qui ont brillé sur la scène espagnole aux diverses époques, je me suis borné à l’histoire de la comédie proprement dite ; il faut revenir à celle d’une autre branche de ce théâtre, de la tragédie, que j’ai dû négliger, parce qu’elle ne pouvait entrer, sans quelque confusion, dans le récit principal.

On a vu le théâtre et la comédie naître en Espagne plus tôt qu’en aucun autre pays de l’Europe, sans imitation, par la force des mœurs, et comme un fruit indigène. Il n’en est pas ainsi de la tragédie proprement dite, qui, au contraire, y fut en quelque sorte importée comme une plante exotique. On croit que le premier essai en est dû au poète Boscan, lequel a mérité, dans son pays, le nom de père de la poésie pour avoir substitué au pesant monorime des arabes les rhythmes élégans, variés, de Boccace et de Pétrarque. Cet essai fut la traduction d’une tragédie d’Euripide, traduction qui n’est point arrivée jusqu’à nous. Presque immédiatement, et vers l’année 1520, le savant humaniste Fernan-Perez de Oliva, qui revenait aussi de voir jouer à la cour de Léon x la Sophonisba du Trissin, écrivit deux autres imitations du théâtre grec, la Venganza de Agamenon, tirée de l’Électre de Sophocle, et l’Hecuba, traduite d’Euripide. Ces tragédies, écrites en prose, mais avec élégance et correction, restèrent inconnues hors des universités, et tout porte à croire qu’elles ne furent point données au théâtre.

Pour trouver une véritable représentation tragique, il faut arriver jusque vers 1570 ; à cette époque, trois villes avaient leur théâtre et leur école littéraire : à Séville, Juan de Malara faisait jouer plusieurs tragédies dont les sujets étaient tirés de l’écriture sainte, Absalon, Saül, etc. À Madrid, qui venait d’être tout récemment choisie pour capitale du royaume, un moine nommé Fray Geronimo Bermudez, donnait, sous le nom d’Antonio de Silva, deux tragédies qui méritent une mention spéciale. La première, intitulée Nise lastimosa, est le fameux argument d’Inès de Castro, qu’il imita sans doute d’Antonio Ferreira, bien que la pièce espagnole ait été imprimée long-temps avant celle du poète portugais. La seconde, propre à Bermudez, mais fort inférieure à l’autre, est intitulée Nise Laureada. Elle a pour sujet la vengeance que l’infant, devenu roi, tira des assassins de sa femme, et le couronnement d’Inès après sa mort. Ces deux drames, divisés en cinq actes, et coupés par des chœurs à la manière antique, peuvent être regardés comme les premières tragédies écrites en vers castillans.

À Valence, où le premier théâtre était une propriété de l’hôpital, se jouaient, presque dans le même temps, divers drames de Viruès, plus remarquables encore. Viruès était l’un des chefs de cette école qui, en Espagne, se fit gloire, dès l’origine, de mépriser les règles d’Aristote, et de secouer toute espèce d’entraves. Son début fut une tragédie intitulée La gran Semiramis. Au lieu des cinq actes grecs, il la divisa, comme les comédies, en trois jornadas ou plutôt en trois tragédies distinctes qui contiennent toute la vie de Sémiramis. La première se passe à Bactre, et se termine par la mort de Memnon ; la seconde, à Ninive, et se termine par la mort de Ninus ; la troisième, à Babylone, et finit par la mort de Sémiramis. Cette trilogie singulière fut suivie de plusieurs autres compositions tragiques, telles que Cassandra, Attila, etc., que Viruès donna successivement sur le théâtre de son pays. L’une d’elles, qu’il annonça comme écrite selon le genre ancien, et la seule où les règles soient à peu près respectées, porte le nom d’Elisa Dido. Ce n’est pas cependant le célèbre épisode de Virgile, mis sur la scène tragique un peu avant par Lodovico Dolce, un peu après par notre vieux Jodelle ; l’amante d’Énée, dans le drame espagnol, reste fidèle à son premier époux Sichée, et se tue pour ne point épouser Yarbas. Le compagnon de Viruès dans cette vieille guerre contre les règles classiques, Juan de la Cueva, après avoir imité l’Ajax-Télamon de Sophocle, donnait aussi à Séville deux tragédies originales : l’une, Los siete infantes de Lara, prise dans une tradition populaire ; l’autre, bien plus importante, empruntée aux annales de Rome, et contenant réunis deux sujets tragiques, la mort de Virginie et celle d’Appius Claudius. Ce fut Cueva qui mit le premier sur la scène cet argument depuis tant de fois répété. À cette époque, le théâtre de Madrid s’enrichissait de nouveaux ouvrages. Aux tragédies du moine Bermudez succédaient celles de Lupercio de Argensola, tragédies auxquelles Cervantès adressa, dans son Don Quixote, des louanges si flatteuses et si délicates, mais qui, l’on doit l’avouer, sont loin d’en être dignes. Un exemple en sera la preuve. Dans l’Alexandra, dont le sujet se rattache à l’histoire des Ptolémées, tous les personnages sans exception meurent à la fin. Il n’en reste pas un seul pour dire, comme dans le sainete si connu de Manolo : « Et nous, qu’est-ce que nous faisons ? mourons-nous aussi ?

Les éloges accordés par Cervantès à de telles compositions doivent d’autant plus surprendre sous la plume d’un écrivain si peu flatteur, qu’il avait donné lui-même une tragédie bien supérieure à celle d’Argensola, quoique fort éloignée de la perfection. La Numancia (la chute de Numance) est assurément le meilleur ouvrage dramatique de l’auteur du Don Quixote. Dans les sentimens héroïques d’un peuple qui se dévoue à la mort pour conserver sa liberté, dans les touchans épisodes que fait naître, au milieu de cette immense catastrophe, l’enthousiasme de l’amour, de l’amitié, de la tendresse maternelle, se déploie tout le génie de cette âme si fière et si tendre. Mais l’ensemble est éminemment défectueux, le plan vague et décousu, les détails sont incohérens, et l’intérêt, trop divisé, se fatigue et s’éteint. La Numancia peut être lue, mais non représentée. Cependant Cervantès, qui pressentait combien la pompe théâtrale devait prêter au drame de grandeur et d’éclat, s’était efforcé d’ajouter à son ouvrage toutes les ressources dont la scène disposait de son temps, et les recommandations imprimées avec le texte de la pièce prouvent en quelle enfance était encore l’art de la scène. « Pour imiter le tonnerre, dit-il quelque part, on roulera des pierres dans un tonneau. » Ailleurs, en parlant des soldats de Scipion : « Ils doivent, dit-il, être armés à l’antique, et sans arquebuses, » craignant sans doute qu’on ne montrât les légions romaines avec l’uniforme des tercios du duc d’Albe.

Malgré les imperfections du théâtre tragique espagnol, on peut dire qu’il était, à la fin du seizième siècle, égal à celui d’Italie, et bien supérieur, tant à celui d’Angleterre, lorsque Shakespeare parut vers la même époque, que même à celui de France, avant la venue de Corneille un demi-siècle plus tard. Il fallait qu’au milieu de ces essais déjà recommandables s’élevât quelque génie qui fît école, et créât le théâtre national. Ce qui manqua à l’Italie, ce qu’eurent l’Angleterre et la France, l’Espagne devait l’avoir aussi : un de ces esprits puissans, vastes, créateurs, lui fut donné. Mais, abusant de sa force, et manquant à sa noble mission, il étouffa ces germes qu’il devait féconder ; il renversa ces fondemens sur lesquels il devait construire. J’ai déjà montré Lope de Vega avilissant sa prodigieuse nature jusqu’à sacrifier sciemment les vrais intérêts de l’art à de faciles succès, et la dignité du génie aux étroits calculs d’une ambitieuse vanité. La tragédie périt aux mains de Lope de Vega. Incapable de régler son imagination vagabonde, ou de contenir les saillies de son esprit rieur et malin, il ne put se plier à la réserve et à la gravité tragiques. Il aima mieux se jeter dans la carrière sans bornes des comédies héroïques, où son imagination bondissait à l’aise, et, gâtant dans l’exécution les sujets tragiques qui lui venaient à l’esprit, par le mélange des caractères, des événemens, des dialogues propres à la comédie, il franchit tous les intervalles, et confondit tous les genres.

Lope, qui donnait non-seulement l’exemple, mais le précepte formel de faire ainsi, savait bien qu’il détruisait une moitié de la littérature dramatique ; car, de ses dix-huit cents pièces profanes, six seulement reçurent de lui le nom de tragédies ; encore ce titre, qu’elles ne justifient pas, semble-t-il plutôt donné par le caprice que par le discernement. Ensuite, il ressuscita le nom barbare de tragi-comédie qu’avait inventé Plaute pour son Amphytrion, à cause du mélange des dieux, des rois et des valets qui s’y trouvent rassemblés. Ce nom fit fortune ; la plupart des auteurs espagnols l’adoptèrent pour le genre métis qu’il devait exprimer, et, même en France, on le donna dans le commencement au Cid de Corneille.

C’est une remarque digne d’être faite que les deux grands génies contemporains qui donnèrent la vie et la forme au théâtre moderne ont encouru l’un et l’autre le même reproche de la confusion des genres. Mais combien on se tromperait en leur adressant ce reproche également et sans distinction ! Ceux même qui accusent Shakespeare d’avoir joint le bouffon au pathétique et le grotesque au sublime, conviennent, d’une part, qu’il était sans modèle, sans précurseur, pour éviter ce défaut, excuse qui manque à Lope de Vega ; d’une autre part, qu’il agissait en cela, non par caprice, par commodité, par mépris de toute règle, mais en artiste, avec intelligence et volonté. D’ailleurs Shakespeare, qui mêle quelquefois les genres, ne les confond jamais ; chacune de ses œuvres, prise dans son ensemble, conserve un caractère propre ; on dit : C’est une comédie, c’est une tragédie, et Jules César n’est point écrit comme le Juif de Venise, ni Othello, comme la Tempête. Voilà pourquoi, bien que leur manière semble la même au premier coup-d’œil, on peut en même temps admirer Shakespeare et blâmer Lope de Vega.

Régnant en maître absolu sur la scène espagnole, Lope en fut long-temps le seul modèle, le type immuable. Tous les auteurs se jetèrent après lui dans les larges voies qu’il s’était frayées, et le sentier tragique fut abandonné. Il est certain que, pendant les règnes de Philippe iii et de Philippe iv, dans la seconde moitié du siècle d’or de la littérature espagnole, lorsque la scène était comme inondée par la verve inépuisable des nombreux auteurs que j’ai cités, aucune des quarante compagnies d’acteurs que l’on comptait alors n’offrit au public une seule tragédie. Le Cid, qui a servi de modèle au nôtre, n’était lui-même qu’une comédie héroïque. Cette disette fut si générale, si complète, que la plupart des critiques étrangers, qui ont jugé le théâtre espagnol, ont affirmé que le nom de tragédie était un mot vide de sens dans la langue castillane. Les autres, moins tranchans dans leurs décisions, ont dit avec plus de justesse qu’en Espagne tous les genres étaient confondus. Mais cette assertion, vraie dans le fait, deviendrait elle-même injuste, si on l’étendait jusqu’à la théorie du drame. L’Espagne, en effet, n’a point manqué de critiques éclairés qui rappelassent aux écrivains la différence des genres, et leur traçassent des règles sûres pour en éviter la confusion. Cueva, Pinciano, Cascalès et cent autres s’évertuèrent à tonner contre l’erreur de leurs compatriotes ; mais leurs voix se brisèrent contre la force de l’habitude, et Lope de Vega resta plus fort avec l’exemple de ses égaremens que tous les rhéteurs avec leurs classiques remontrances.

Ce manque absolu de tragédies sur un théâtre aussi riche par le nombre des pièces que tous les théâtres réunis du reste du monde, a paru si difficile à expliquer, qu’on en a cherché la cause dans une foule de suppositions diverses. Celle qui a prévalu, c’est que la tragédie n’était ni dans le goût ni dans les mœurs de la nation espagnole. Mais pourquoi plairait-elle moins que les autres formes du drame à un peuple grave, austère, et qui se presse avec fureur aux spectacles sanglans des courses de taureaux ? D’ailleurs les traductions des belles tragédies étrangères ont toujours été reçues avec enthousiasme. Mais il y a plus, c’est que l’élément tragique domine dans un grand nombre des plus célèbres pièces de la scène espagnole, et que les sujets les plus populaires semblent en général, pour parler la vieille langue, mieux appropriés au cothurne de Melpomène qu’au brodequin de Thalie. Ce n’est donc point le goût, mais la forme même de la tragédie qui a manqué à l’Espagne.

Après l’avènement de Philippe v, lorsque le théâtre du siècle de Louis xiv y pénétra, quelques essais furent tentés par les poètes espagnols pour imiter nos tragiques autrement que par de serviles traductions. De ce nombre furent la Virginia et l’Ataulfo, de Montiano. Plus tard, sous le ministère éclairé du marquis d’Aranda, ces tentatives furent continuées par Fernandez de Moratin, Cadalso et Garcia de la Huerta. Mais leurs ouvrages, quoique estimables, n’étaient point assez saillans pour naturaliser un nouveau genre de drame. Ce ne fut qu’au commencement du présent siècle que Cienfuegos éleva, dans sa patrie, une véritable scène tragique. Il eut pour principal appui le talent du célèbre Isidoro Mayquez, acteur tellement accompli qu’on peut avec justice le comparer à Talma, dont il fut en quelque sorte l’élève ; encore avait-il sur notre grand tragédien l’avantage de réussir également dans tous les genres, même dans la comédie bouffonne. Après Cienfuegos, parurent deux poètes tragiques, encore vivans. L’un est Quintana, auteur d’une tragédie de Pelayo (Pelage), vraiment belle et pathétique, dont les Espagnols, forcés, comme leurs ancêtres, de repousser un dominateur étranger, récitaient les plus énergiques tirades en marchant au combat. L’autre est Martinez de la Rosa, qui débuta aussi par une pièce patriotique, la Veuve de Padilla. Composée pendant le siége de Cadix, cette tragédie de circonstance fut jouée sur un théâtre élevé pour elle. M. Martinez l’a fait suivre d’une Morayma, pièce dans le genre de Mérope, et d’un OEdipe, joué tout récemment à Madrid, dans lequel il a trouvé le secret d’être original après Sophocle, Sénèque, Corneille, Voltaire, Lamothe et Dryden.

Il me reste à rattacher maintenant l’histoire du théâtre espagnol à celle de notre propre théâtre. Je crois inutile, non de prouver, mais seulement d’énoncer que le premier exerça sur l’autre la plus grande et la plus heureuse influence ; ce n’est pas matière à controverse. Mais il est intéressant de rechercher jusqu’où s’étendit cette influence, et comment elle s’exerça.

« Aucun auteur espagnol, a dit Voltaire, n’a traduit ni imité aucun auteur français jusqu’au règne de Philippe v ; nous, au contraire, depuis le temps de Louis xiii et de Louis xiv, nous avons pris aux Espagnols plus de quarante compositions dramatiques. » Avant Corneille, la scène française avait pour toutes richesses les essais tragiques de Jodelle, de Hardy, de Mairet, et quelques farces italiennes jouées sur les trétaux à la foire ; tandis qu’en Espagne, la scène venait d’atteindre son plus haut point de splendeur. On peut dire qu’en donnant au jeune poète rouennais le conseil d’étudier le théâtre espagnol, le vieux commandeur de Chalon donna à la France la tragédie et la comédie. Personne n’ignore que le Cid est imité des deux auteurs espagnols Guillen de Castro et Diamante, qui avaient traité ce sujet national sous le titre de las Mocedades del Cid[4] ; mais ce qu’on semble avoir oublié, c’est que la première comédie régulière qui parut sur notre scène, celle qui ouvrit, pour ainsi dire, la seconde route dramatique, le Menteur enfin, est encore un emprunt au théâtre espagnol. Corneille n’en fait pas mystère. « Ce n’est, dit-il, qu’une copie d’un excellent original Ce sujet, ajoute-t-il, m’a paru si ingénieux et si bien traité, que j’ai répété souvent que je donnerais deux de mes meilleurs ouvrages pour que celui-là fût de mon invention.» Il l’appelle aussi, dans son enthousiasme, la merveille du théâtre, et ne craint pas d’assurer que, « dans ce genre, il n’a rien trouvé qui lui fût comparable, ni chez les anciens, ni chez les modernes. »

Cet excellent original, cette merveille du théâtre est la comédie intitulée La Verdad sospechosa (la vérité douteuse), de Don Juan Ruis de Alarcon. Long-temps elle fut attribuée, par les uns, à Lope de Vega, par les autres, à Francisco de Rojas, et Corneille en ignorait l’auteur véritable. Lorsqu’il donna la suite du Menteur, il avoua, avec la même ingénuité, « qu’il avait eu raison de dire que ce ne serait pas le dernier larcin qu’il ferait aux Espagnols, et que cette suite était tirée de la même source. » C’est en effet le sujet traité par Lope de Vega sous le titre de Amar sin saber à quien (aimer sans savoir qui).

S’il était besoin d’ajouter d’autres preuves à de tels aveux, et s’il fallait faire comprendre jusqu’à quel point notre théâtre, au dix-septième siècle, était sous l’influence immédiate du théâtre espagnol, il suffirait de citer Fontenelle, si jaloux cependant de la gloire de son oncle. « Cette pièce, dit-il en parlant d’un autre ouvrage du grand Corneille, est presque entièrement tirée de l’espagnol, selon la coutume de ce temps… car alors on prenait presque tous les sujets des Espagnols, à cause de leur grande supériorité dans ces matières. » Cervantès disait aussi, vers la fin de sa vie, qu’en France, ni homme, ni femme, ne manque d’apprendre la langue castillanne (Persiles y Sigismunda) ; » et Voltaire accorde aux Espagnols la même influence sur la littérature que sur les affaires publiques. Mais à quoi bon multiplier les citations et les preuves ? N’est-il pas reconnu que l’auteur du Cid et du Menteur, plein d’admiration pour ses maîtres, et nourri de leurs ouvrages, porta, même dans les compositions qui lui sont propres, ces mœurs chevaleresques, ces hauts sentimens, ces pensées fastueuses, dont il avait eu tant de modèles ? N’est-il pas reconnu que ses Romains eux-mêmes appartiennent au moyen âge autant qu’à la république, et sont peut-être plus Espagnols que Romains ?

Confesser avec Voltaire que « nous devons à l’Espagne la première tragédie touchante et la première comédie de caractère qui aient illustré la France, c’est faire un aveu bien honorable à nos devanciers ; mais, pour être complètement justes à leur égard, il faut reconnaître que, dans le sens où nous leur devons Corneille, nous leur devons aussi Molière. Cette opinion demande quelques développemens. Dans ses premiers ouvrages, écrits en quelque sorte pour une troupe de bateleurs, Molière imita d’abord les Italiens, maîtres en l’art de la farce ; néanmoins il paraît que, dès ces débuts, la littérature espagnole ne lui était point étrangère. En effet, l’épisode d’André, dans l’Étourdi, semble imité de la nouvelle de Cervantès la Gitanilla de Madrid, mise en comédie par Solis, et le Dépit amoureux contient une scène évidemment prise au Chien du jardinier (El perro del hortelano), de Lope de Vega. Mais c’est surtout à son entrée dans la haute comédie que se reconnaît cette influence à laquelle Corneille dut le Cid et le Menteur. « Cette comédie de Corneille, dit Voltaire, n’est qu’une traduction ; mais c’est probablement à cette traduction que nous devons Molière. Il est impossible en effet que l’inimitable Molière ait vu cette pièce sans voir tout d’un coup la prodigieuse supériorité que ce genre a sur tous les autres, et sans s’y livrer entièrement. » L’illustre commentateur donne, en parlant ainsi, le plus éclatant témoignage de son exquise sagacité ; car ce qui n’est dans sa pensée qu’une conjecture, une vraisemblance, se trouve être un fait positif. La preuve en est fournie par Molière lui-même. Voici comment il s’exprime dans une lettre à Boileau, citée par Martinez de la Rosa, et que Voltaire ne connaissait point : « Je dois beaucoup au Menteur ; quand on le représenta, j’avais déjà le désir d’écrire, mais j’étais en doute sur ce que j’écrirais. Mes idées étaient encore confuses, et cet ouvrage les fixa… Enfin, sans le Menteur, j’aurais composé sans doute des comédies d’intrigue, l’Étourdi, le Dépit amoureux ; mais peut-être n’aurais-je pas fait le Misanthrope. »

Ce ne fut pas seulement par l’intermédiaire du grand Corneille que Molière reçut l’influence du théâtre espagnol ; il lui fit, surtout dans ses ouvrages de second ordre, plusieurs emprunts directs. Don Garcie de Navarre est l’imitation d’une comédie héroïque portant le même titre (don Garcia de Navarra), La princesse d’Élide est prise de la célèbre comédie de Moreto, El desden con el desden, restée bien supérieure à la copie que Molière en fit à la hâte pour une fête de Versailles. Le Festin de Pierre, que Thomas Corneille mit dans la suite en vers, et dont le titre absurde ne peut venir que d’une traduction fautive, est le Convive de pierre (el Convidado de piedra) du moine Gabriel Tellez, connu sous le nom de Tirso de Molina. L’École des Maris offre dans plusieurs scènes un souvenir manifeste de la Discreta enamorada, de Lope, et de la comédie de Moreto, intitulée No puede ser guardar una muger (on ne peut garder une femme). L’idée première des Femmes savantes semble prise à la comédie de Calderon, No hay burlas con el amor (on ne badine pas avec l’amour), et cet ouvrage présente aussi plusieurs points de ressemblance avec la Presumida y la hermosa (la présomptueuse et la belle), de Fernando de Zarate. Enfin, le Médecin malgré lui (traduit en espagnol avec un meilleur titre, El medico a palos), qui ne semble avoir été inspiré à Molière que par son malin vouloir contre la faculté, pourrait bien s’être offert à sa pensée à la lecture de la comédie très connue de Lope de Vega, nommée El acero de Madrid (l’acier de Madrid)[5] : c’est aussi une jeune fille qui, dans l’intérêt de ses amours, feint d’être malade ; c’est un valet bouffon qu’on affuble du bonnet de docteur, et qui vient réciter des apophthègmes latins.

Si, avec son incomparable génie, Molière a contracté tant de dettes envers le théâtre espagnol, on peut croire que la foule des auteurs secondaires ne se sont fait ni faute ni scrupule de puiser largement aux mêmes sources. Aussi, même dans le grand siècle, quelle tourbe d’imitateurs envahissent notre scène ! Scarron, Quinault, Thomas Corneille, comme Rotrou précédemment, n’offrent guère au théâtre que des sujets pris à l’Espagne. On écrirait un livre pour mentionner et juger toutes les copies, plus ou moins heureuses, qui furent transportées sur la scène française pendant le règne de Louis xiv. M. de Sismondi a déjà fait cette remarque, juste dans la double acception du mot, et l’opinion de Schlegel à cet égard mérite d’être rapportée : « Les richesses du théâtre espagnol, dit-il, ont fini par passer en proverbe, et j’ai déjà eu l’occasion de remarquer que l’usage d’emprunter en secret à ce trésor inépuisable se trouvait introduit, depuis bien long-temps, chez les auteurs des autres nations. Mais mon intention n’est point de signaler tous les larcins de cette espèce ; la liste en serait longue et difficile à compléter. »

Assurément, lorsqu’on rappelle les emprunts de Corneille et de Molière, qu’ils étaient au reste les premiers à reconnaître, personne ne s’avisera de les accuser de serviles plagiats. À qui pourrait-on supposer une pareille pensée ? qui ne sait que leurs mains habiles ont converti en or tout ce qu’elles ont touché, que leur génie créateur brille jusque dans l’imitation, que presque toujours enfin les copies qu’ils ont tracées surpassent et font oublier l’original ? Ils ont fait dans le drame ce que Lesage a fait dans le roman ; Lesage, de qui l’on ne citerait pas une seule œuvre, sans excepter même Gil-Blas, dont l’idée-mère, le cadre et la plupart des développemens ne fussent pris aux Espagnols, mais qui sut corriger et grandir ses modèles au point de se les approprier par l’immense supériorité de l’ensemble et des détails. Toutefois il faut convenir qu’on a trop vite oublié les services littéraires de nos voisins du midi ; que notre orgueil national, justement glorieux de tant de chefs-d’œuvre enviés de toutes les nations, s’est trop complètement délivré du poids de la reconnaissance envers ceux qui nous ont frayé la route, et qu’il y a quelque ingratitude à verser sur eux le ridicule, le blâme amer, je dirais presque le mépris. Doit-on cesser de respecter ses maîtres, même quand on les surpasse ? Voyez Boileau, persiflant déjà le théâtre espagnol en masse, tandis que Corneille et Molière vivaient encore. Du haut du Parnasse classique dont il se fait législateur, il lance l’anathème sur tous ces dissidens du culte des unités, sur tous ces rimeurs qui peuvent sans péril montrer le héros d’un spectacle grossier, enfant au premier acte et barbon au dernier. Mais ce trait, dont il perce fièrement les rimeurs de-là les Pyrénées, Boileau se garde bien de dire qu’eux-mêmes le lui ont fourni. Je citerais cette expression dix fois répétée avant lui, en vers et en prose, par les critiques espagnols[6]. Ce n’est donc pas sans péril qu’un auteur pouvait se permettre de telles licences sur la scène espagnole, et Boileau, l’imitateur Boileau, lançant contre le péché de quelques-uns une excommunication générale, n’est encore que le copiste de ceux qu’il condamne. Pour Laharpe, il ne savait que par ouï-dire qu’il y eût un théâtre espagnol ; l’histoire ne lui en était pas plus connue que la langue. Et cependant, pour remplir son office de rhéteur universel, il tranche hardiment du critique, et tombe avec un imperturbable aplomb dans les plus lourdes erreurs. Ne loue-t-il pas Beaumarchais « d’avoir substitué un dialogue plein d’esprit et de verve aux fadeurs et aux pasquinades qui font tout l’assaisonnement des anciens canevas espagnols ? » Certes, voilà ce qui s’appelle apprécier dignement Lope de Vega, Calderon, Moreto ; voilà mesurer avec conscience la taille de ces géans, et rendre pleine justice à des renommées devant qui le grand Corneille inclinait son vénérable front ! Le dédain de Laharpe serait un faible mal ; mais de tels jugemens se propagent, et les impressions de collége deviennent une sorte de préjugé dont les esprits même les plus élevés ne peuvent, à moins d’études approfondies, se délivrer entièrement. Dans son Essai historique sur Shakespeare, M. Villemain juge ainsi l’époque où brilla ce grand homme : « Chez toutes les nations de l’Europe, excepté l’Italie, le goût se montrait à la fois grossier et corrompu. » L’exception n’est pas complète, car le seizième siècle est précisément celui où fleurirent tous les grands écrivains de l’Espagne, et qu’elle appelle avec un juste orgueil son siècle d’or ; ce ne fut que dans le siècle suivant que le goût se corrompit, non par grossièreté, mais au contraire à force de recherche. Avec ce siècle finit l’influence du théâtre espagnol, et cette influence de la littérature cesse en même temps que celle de la politique. Du jour où le petit-fils de Louis xiv s’assied sur le trône de Charles ii, l’Espagne est aussi déchue de toute nationalité littéraire ; tandis que nos écrivains puisent à l’envi dans son immense répertoire, elle cesse de produire pour se faire à son tour copiste de ses imitateurs et copiste servile ; sa scène n’offre plus que des traductions. On peut dire que le très petit nombre d’œuvres originales qui parurent dans la suite sont tellement dans le goût français, qu’elles appartiennent à l’histoire de notre propre théâtre, et cela, par le même droit qui fait appartenir les premières compositions de nos grands auteurs dramatiques à l’histoire du théâtre espagnol.


L. Viardot.
  1. Barragana, espèce de concubine autorisée. Les prêtres partagèrent habituellement ce privilége des nobles. On trouve, dans les archives du señorio de Biscaye, une vieille ordonnance qui concède aux prêtres, pour le repos des ménages, le droit d’avoir chacun une barragana.
  2. On a également calculé qu’à 500 réaux pièce (130 fr.), ses comédies lui ont rapporté 80,000 ducats, et ses autos, 6,000 ; fortune immense pour ce temps-là.
  3. Je crois devoir indiquer, pour ceux qui voudraient faire une étude approfondie du théâtre espagnol, les meilleures pièces des principaux auteurs :

    Lope de Vega : La moza de cantaro. — La dama melindrosa. — Los milagros del desprecio. — La esclava de su galan. — La bella mal maridada. — Por et puente, Juana. — Amar sin saber á quien. — El perro del hortelano. — El acero de Madrid. — El anzuelo de Fenisa. — La hermosa fea. — Lo cierto por lo dudoso, etc. —

    Calderon : La dama duende. — Casa con dos puertas mala es de guardar. — El secreto á voces. — No hay hurlas con el amor. — Peor esta que estaba, etc. —

    Moreto : El desden con el desden. — Trampa adelante. — No puede ser guardar una muger. — La confusion de un jardin. — De fuera vendra quien de casa nos echara. — El lindo don Diego. — El marquez de Cigarral, etc. —

    Francisco de Rojas : Donde hay agravios no hay zelos. — Lo que son mugeres. — Entre bobos anda et juego. — Abrir et ojo, o aviso á los solteros. — Del rey abajo ninguno, etc. —

    Tirso de Molina : El vergonzoso en palacio. — El pretendiente con palabras y plumas. — Marta la piadosa. — Por el sotano y por el torno. — Amar por señas. — No hay peor sordo. — Don Gil, et de las calzas verdes, etc. —
    Solis : El amor al uso. — Un bobo hace ciento. — La Gitanilla de Madrid, etc. —

  4. Laharpe suppose à tort que Diamante donna le Cid au théâtre avant Guillen de Castro. L’antériorité appartient incontestablement à celui-ci. Mais comment s’étonnerait-on que Laharpe fît à ce sujet une erreur de quelques années, lui qui commet un anachronisme de quatre siècles, en parlant d’un des plus célèbres personnages historiques des temps modernes ? N’a-t-il pas dit que l’action du Cid, lequel mourut en 1099, se passait au quinzième siècle ?
  5. Il était alors de mode de prendre, pour les maladies de vapeur, une eau dans laquelle on trempait l’acier ; mais il fallait, pour que le remède opérât, se promener long-temps chaque matin. Cette mode, merveilleusement propice aux intrigues amoureuses, forme le titre et le sujet de la comédie de Lope.
  6. Poemas à de nace un nino, y crece, y tiene barbas (Lopez Pinciano)… Des pièces où naît un enfant qui grandit et prend de la barbe.

    Salir un nino en mantillas en la primera escena y en la segunda salir ya hecho hombre barbado. (Cervantès.) On voit paraître un enfant au maillot dans la première scène, et dans la seconde, il revient déjà fait homme barbu.

    Ni que parié la dama esta jordana y en otra tiene el nino y sus barbas. (Id.)

    … La dame accouche dans cet acte, et dans l’autre, l’enfant a déjà sa barbe.