Essai sur Goethe
Revue des Deux Mondes4e période, tome 130 (p. 26-58).
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ESSAI SUR GŒTHE

LES MÉMOIRES DE GŒTHE

L’idée que nous nous faisons des grands écrivains et de leurs œuvres n’est point immuable : elle se modifie, au contraire, avec les générations. Mais ce changement s’accomplit avec lenteur : il arrive, en effet, que lorsque l’admiration que les poètes préférés ont inspirée commence à perdre sa spontanéité et sa sincérité premières, on les lit moins : en même temps, abandonnés par ceux qui cherchent dans la lecture du plaisir ou de l’émotion, ils deviennent la proie des érudits, qui les commentent et les épluchent à l’infini, sans pour cela les juger, ou même les comprendre ; et enfin, leurs ouvrages, en se vulgarisant, se déforment, car on les met volontiers, s’ils y prêtent, en images ou en opéras, et c’est sous ces formes simplifiées qu’ils se survivent. Cette espèce de cristallisation, — tribut de reconnaissance payé par la postérité à ceux qu’ont aimés les ancêtres, — produit ce singulier résultat, que tels poètes ou tels penseurs sont d’autant plus célèbres que leur action réelle est plus réduite, sans parler de tant de préjugés, de partis pris, de conventions, qui les défigurent eux-mêmes : on n’a plus alors sur eux qu’une opinion faite d’avance, que personne ne songe à réviser ni même à justifier, qui se traduit par des formules à la fois imprécises et fixes, lesquelles revêtent le caractère sacré d’articles de foi. Tel est, dans certaines mesures, le cas de Goethe. Si nous évoquons sa figure, elle nous apparaît comme en une auréole de légende, dans deux ou trois momens caractéristiques de sa vie : nous le voyons patinant à Francfort, ainsi que l’a peint Kaulbach, ou rêvant son Faust dans la cave d’Auerbach, ou tenant tête à Napoléon ; après quoi, nous nous répétons qu’il fut un « intellectuel », qu’il eut un « génie encyclopédique », et cela nous suffit. Nous n’avons garde d’approfondir. Si nous pensons à ses œuvres, même à celles dont nous connaissons le mieux les titres, nos jugemens se brouillent davantage encore. Mille peintures, reproduites par toutes sortes de procédés, dansent devant nos yeux : nous voyons Charlotte coupant à sa nichée des tranches de pain bis ; Mignon regrettant sa patrie ; Faust et Méphistophélès emportés dans un tourbillon parmi les sorcières de la nuit de Walpurgis, que sais-je encore ? La musique ajoute à cette confusion : Schumann, Berlioz, Gounod, M. Boïto, ont broché sur son Faust d’autres Fausts que nous connaissons mieux ; Wilhelm Meister nous chante les romances de M. Ambroise Thomas ; l’habit bleu barbeau de Werther se détache sur des accompagnemens de M. Massenet. Quant aux œuvres qui n’ont point eu la fortune d’être ainsi vulgarisées, Gœtz de Berlichingen, Egmont, Tasso, les Affinités électives, elles flottent dans des brumes de plus en plus incertaines. Cependant, la critique allemande, avec une infatigable ardeur, travaille sur l’œuvre énorme, sur la longue existence si remplie et si riche. Chaque année voit s’augmenter une bibliothèque déjà colossale. Les papiers de Gœthe ayant été livrés à l’avidité des chercheurs, on a tout publié, jusqu’à ses carnets de ménage. On ne s’est pas contenté de dresser autour de ses moindres pièces un appareil redoutable de commentaires, ni de discuter à coups de documens et d’hypothèses les moindres détails de son histoire ; on a écrit de longues monographies sur les plus obscurs des personnages qui se trouvèrent en rapport avec lui ; ses camarades d’études sont devenus des célébrités, ses maîtresses des figures historiques. Lui-même a pris des proportions surhumaines : dans plusieurs universités, des professeurs consacrent leur vie à le raconter et à l’expliquer. Weimar, où sont recueillis ses souvenirs, est devenu la Mecque d’une religion dont il est le dieu : on y conserve sa tabatière et ses collections, les cailloux qu’il ramassait dans ses promenades, les objets d’art qu’il rapportait d’Italie, les présens qu’il recevait de ses admirateurs. Il y a un Musée Gœthe pour l’installation duquel le rigorisme allemand s’est adouci, car on y a pendu les portraits de toutes les femmes qu’il a aimées autour de celui de sa femme légitime. Il y a une société, puissante et riche, vouée exclusivement à son culte. Il y a des Gœthe-Jahrbücher où l’on publie tout ce qu’on peut retrouver de lui, ou sur lui, ou sur ceux qui l’ont approché. Il y a des volumes et des volumes, des brochures et des brochures, qui paraissent chaque jour, qui s’accumulent, qui rendent impossible, par leur nombre, l’établissement d’une biographie complète et définitive.

On n’attend pas, sans doute, que nous établissions point par point le bilan de ces découvertes, ni que nous soulevions toute cette littérature gœthéenne, dont nous comptons cependant quelquefois nous servir. Notre but est autre : il nous a semblé que le moment était venu de relire les œuvres capitales de Goethe ; de les relire en s’aidant des documens principaux qui les éclairent ; de les relire avec un esprit de critique, c’est-à-dire en cherchant à se dégager autant que possible des jugemens portés sur elles ; à comprendre leur signification par rapport à leur auteur et par rapport à nous-mêmes ; à mesurer leur importance dans le mouvement littéraire qui les a suivies. Ces œuvres sont, pour ainsi dire, restées au répertoire, en ce sens du moins que les lettrés les lisent quelquefois, que les demi-lettrés les invoquent souvent, que les illettrés croient les connaître : nous voudrions les considérer à peu près comme des œuvres contemporaines, parues, entrées d’hier, dans notre vie intellectuelle ; nous voudrions croire que les jugemens sur elles ne sont point encore fixés, et fixer le nôtre, et tâcher d’influencer celui de quelques-uns. Si l’expression n’était pas outrecuidante, nous dirions que nous allons tenter de réviser le procès du grand Goethe, sans nous figurer, — est-il besoin de le dire ? — que notre jugement sera définitif, mais en cherchant simplement à le mettre d’accord avec l’esprit actuel. Besogne beaucoup plus modeste qu’elle ne le paraît d’abord, espèce de « rapport » où nous ne serons que greffier. Il est naturel que nous commencions notre tâche par celui des livres de Gœthe où nous avons le plus de chances de trouver son intelligence et son cœur, et où nous trouverons, en tout cas, l’image qu’il désirait laisser de lui-même, par ses Mémoires.


I

C’est en 1808, au moment où parut la première édition, en douze volumes, de ses Œuvres complètes, que Gœthe sentit la nécessité d’écrire ses Mémoires pour éclairer ses ouvrages. Un petit nombre d’entre eux, en effet, comme Iphigénie, avaient, si l’on peut dire, une existence indépendante. La plupart, au contraire, restaient comme attachés à leur auteur, en relations étroites avec les circonstances personnelles qui les avaient produits. Werther, Weslingen dans Gœtz, Tasso, Wilhelm Meister, Clavijo, Fernand dans Stella, Edouard dans les Affinités électives, c’est toujours Gœthe : toujours il tire de son propre fonds les sentimens qu’il prête à ses personnages, en sorte qu’on aurait peine à trouver un poêle plus « subjectif » que cet homme qu’on aime à nous représenter comme le génie cosmique par excellence. Les figures de femmes qui se partagent, avec les protagonistes, l’intérêt du lecteur, il les a toutes connues de très près ; toutes ont joué un rôle dans ce qu’il appelle son « développement » ; parfois il leur conserve jusqu’à leurs prénoms : il l’a fait pour Charlotte et, plus tard, pour Marguerite. Il les transforme en personnes littéraires alors qu’elles palpitent encore du drame, de l’idylle ou de la comédie qu’il leur a fait vivre : on sait que Werther parut bien peu de temps après le séjour à Wetzlar, et les biographes nous racontent qu’en écrivant les Affinités électives, le poète acheva de soulager son cœur encore tout épris de Minna Herzlieb. Quant aux poésies lyriques, beaucoup seraient entièrement inintelligibles si on les dégageait de l’impression, de l’épisode ou du moment qui les ont produites. Entre la vie et l’œuvre il y a, je ne dirai pas une parfaite unité, mais une cohésion complète : celle-ci continue celle-là, en la poétisant, en la corrigeant, en l’excusant quand il le faut ; elle n’est roman qu’à condition que l’autre le soit d’abord ; le travail de la fantaisie est limité : il consiste simplement à parer la mémoire, à embellir la transposition. Gœthe eut donc le sentiment que le récit de sa vie était indispensable à l’intelligence de son œuvre, et, au risque de faire double emploi avec ce qu’il en avait déjà tiré, il résolut de la raconter lui-même. Il se mit au travail en 1810, et donna, de deux en deux ans, les trois premiers volumes des Mémoires, comprenant cinq livres chacun. Le quatrième (livres XVI à XX) ne fut achevé qu’en 1811 : il fallait attendre la mort de Lili pour pouvoir parler d’elle. Les trois premiers quarts de l’ouvrage furent donc composés et publiés entre 1810 et 1814.

Ces deux dates ont leur éloquence : elles enferment l’histoire du réveil patriotique provoqué en Allemagne par les victoires de Napoléon et de la grande lutte qui devait se terminer sur les champs de bataille de Leipzig et de Waterloo. Gœthe resta tout à fait étranger à ce mouvement : « Il s’enferma dans son musée, dit son plus récent biographe, et, perdu dans sa contemplation de l’éternelle beauté, il ferma les yeux pour ne pas voir les horreurs du jour[1]. » Les victoires de Napoléon, les malheurs de son pays, ceux même de l’honnête petit souverain dont il était le ministre, ne lui arrachèrent qu’une boutade : « Je veux me faire chanteur de foire, se serait-il écrié un jour, en présence d’ailleurs d’un seul de ses amis[2], et mettre notre malheur en chansons. Je m’en irai dans tous les villages et dans toutes les écoles où le nom de Gœthe est connu. Je chanterai la honte des Allemands, et les enfans apprendront par cœur mes chants, jusqu’à ce qu’ils deviennent des hommes et replacent mon maître sur son trône. » S’il prononça jamais ces paroles, — ce dont il est permis de douter, — ce fut tout son apport à la cause nationale. Du reste, au lieu d’exécuter ce projet, il composait, en ces troubles années, ses « poésies de société », qui ne sont point parmi celles qui l’honorent le plus : « Ici nous sommes assemblés pour une action louable, chers frères : Ergo bibamus ! Les verres tintent, les causeries cessent : avec courage ergo bibamus ! C’est toujours là une vieille et bonne parole. Cela convient d’abord et convient sans cesse, et un écho retentit de la joyeuse salle, un magnifique Ergo bibamus ! » Voilà qui ne ressemble ni à la Chanson de l’épée ni aux Sonnets cuirassés. En réalité, Goethe était tout rempli de sympathie pour la culture française et d’admiration pour Napoléon. Il saluait en lui « la plus haute apparition qui fût possible dans l’histoire. » « Quand on entend décrire avec naïveté cet empereur et son entourage, écrivait-il à son ami Knebel, ou voit bien qu’il n’y a jamais rien eu et qu’il n’y aura peut-être jamais rien de pareil[3]. » Les grands hommes sont faits pour s’entendre : Napoléon l’avait loué ; il lui rendait son éloge, sans songer au prix que cette grandeur coûtait à son pays. Plus tard, il a éprouvé le besoin de se défendre de cette indifférence, qui lui a été souvent reprochée : « Comment aurais-je pu prendre les armes sans haine, a-t-il dit, et comment haïr sans jeunesse !… Ecrire des chants de guerre et rester en chambre, voilà ce que j’aurais pu faire. Au bivouac, où l’on entend hennir les chevaux des avant-postes ennemis, je me serais laissé entraîner. Mais ce n’était là ni ma vie ni mon affaire : c’était celle de Théodore Körner… A lui, ses chants de guerre lui vont très bien. A moi, qui ne suis pas une nature guerrière et n’ai point le sens belliqueux, ils n’auraient été qu’un masque mal adapté à mon visage… » A vrai dire, et n’était pas seulement le « sens belliqueux » qui lui manquait, c’était toute espèce de patriotisme. Le mot même, à ce qu’il semble, lui était étranger. Il n’éveillait en lui d’autre idée que celle d’une bonne compagnie d’esprits sympathiques : « Toutes ces excellentes personnes avec lesquelles vous avez maintenant des relations agréables, disait-il un jour à Eckermann, voilà ce qui pour moi compose une patrie. » Je ne songe point à reprocher à Gœthe l’absence de ce sentiment qui d’ailleurs, au temps de sa jeunesse, était presque inconnu ; si j’y insiste, c’est seulement pour montrer qu’en ces années 1810-14, il restait en dehors de l’entraînement qui gagnait tout son pays, à l’écart de la préoccupation commune, dans une sorte d’isolement.

D’autres circonstances, d’ailleurs, contribuaient encore à l’isoler.

La mort de Schiller l’avait privé du seul ami qu’il aimât peut-être réellement, du seul aussi qu’il pût regarder à peu près comme un pair ; et il voyait croître autour de sa vieillesse une génération nouvelle, dont il se sentait très différent. Sans doute, les jeunes gens de l’école romantique professaient pour lui l’admiration la plus vive. Mais ils échappaient entièrement à l’influence de ses œuvres les plus récentes et ne se rattachaient à lui que par celles de la première manière, dont il se trouvait alors fort éloigné. Bien qu’il s’en défendît, Gœthe était imbu de la philosophie française du XVIIIe siècle : eux, revenaient au christianisme, au catholicisme surtout, les uns, comme Stolberg et Frédéric Schlegel effectivement, et les autres par le désir et les aspirations. Oublieux de Werther, Gœthe avait banni la mélancolie et réglé sa sensibilité : eux, déifiaient la sensibilité et s’abandonnaient au « mal du siècle » : Novalis mourait après une brève existence toute dévorée par la maladie ; Hölderlin devenait fou ; Franz Sonnenberg se suicidait ; Ernest Schulz, le gracieux auteur de la Rose enchantée, mourait de tristesse. Comment l’Olympien eût-il pu les comprendre ? Leurs théories esthétiques, qu’établissaient Tieck et les Schlegel, rompaient avec celles que Gœthe soutenait : ils célébraient la poésie populaire et les peintres primitifs, opposant Albert Dürer à Raphaël, admirant les fresques devant lesquelles Gœthe passait, en Italie, avec un si tranquille dédain ; ils adoraient la poésie populaire, la vraie, celle dont Clément Brentano et Achim d’Arnim recueillaient de si curieux spécimens ; ils exhumaient Calderon et le proclamaient supérieur à Shakspeare, à cause de la Dévotion à la croix ; ils se pâmaient dans les nuages de la philosophie des Fichte, des Schelling, des Schleiermacher, leurs vrais maîtres ; ils étaient patriotes enfin avec passion : les Arndt, les Rückert, les Körner sortaient de leurs rangs. Tout cela étonnait fort le poète sexagénaire, qui ne manquait pas pour ces jeunes gens d’une certaine bienveillance, mais qui ne les comprenait pas. En 1808, il avait reçu la visite de Zacharias Werner et fait jouer à Weimar sa tragédie de Wanda : « Cela m’étonne beaucoup, vieux païen que je suis, écrivait-il alors à Jacobi, de voir la croix plantée sur mon propre terrain et d’entendre piocher le sang et les blessures du Christ sans que cela me déplaise tout à fait. » Mais « cela » ne devait pas tarder à lui déplaire ; à mesure que le romantisme se dessine, il le juge avec plus de sévérité : « Il y a une demi-douzaine de jeunes talens qui me désespèrent, écrit-il à Zelter, car, avec des dons naturels extraordinaires, ils arrivent difficilement à faire quelque chose qui me satisfasse. Werner, Œlenschlæger, Arnim, Brentano et d’autres travaillent et produisent beaucoup, mais tout demeure sans forme et sans caractère. Personne ne veut comprendre que la plus haute et la seule opération de la nature et de l’art est celle qui consiste à donner la forme (die Gestaltung),… et qu’il n’y a point d’art à laisser son talent agir au hasard, selon ses commodités personnelles… » Dans sa vieillesse, il se montrait plus sévère encore pour ce mouvement, qui d’ailleurs, on le sait, n’avait pas tenu toutes ses promesses. Il en attribuait l’origine à ses discussions littéraires avec Schiller, et le jugeait sommairement en ces termes : « Je nomme le genre classique le genre sain et le genre romantique le genre malade. Ainsi, les Nibelungen sont classiques comme Homère, parce que tous deux sont sains, solides. La plupart des modernes sont romantiques, non pas parce qu’ils sont récens, mais parce qu’ils sont faibles, maladifs, malades ; l’antique n’est pas classique parce qu’il est antique, mais parce qu’il est vigoureux, frais, serein et sain. Si nous distinguons le classique et le romantique d’après ces caractères, nous y verrons bientôt clair. » On reconnaîtra que c’est en tout cas simplifier la question ; et peut-être s’étonnera-t-on une fois de plus de la quantité de choses que n’a pas comprises cet homme qui jouit encore de la réputation d’avoir tout compris.

Que Gœthe ait eu la sensation de cet isolement qui entourait sa grandeur incontestée, on n’en saurait douter. Et il l’eut d’une façon très directe : lui qui, pendant de longues années, depuis l’époque lointaine de ses débuts, ne connaissait que le succès, il eut à subir coup sur coup deux échecs. Ce fut d’abord celui des Affinités électives, que la critique accueillit assez mal. Sans doute, ce roman eut ses enthousiastes ; mais il déplut à Wieland, qui, depuis la mort de Schiller, était après Gœthe la plus haute personnalité littéraire de l’Allemagne. Quelques-uns l’attaquèrent avec une extrême violence, en lui opposant les œuvres d’autrefois : « O divin Sophocle ! — peut-on lire dans un journal estimé, — ô saints Shakspeare, Richardson, Rousseau, et vous tous qui avez su émouvoir le cœur humain par le spectacle des luttes de la passion et du sentiment du sublime ! l’auteur de Werther et d’Iphigénie a-t-il ici voulu se moquer de lui-même ou de son public ? »[4] Pendant que les lettrés s’insurgeaient ainsi contre la royauté du vieux maître, les savans refusaient de prendre au sérieux sa Théorie des couleurs, à laquelle il avait travaillé avec tant d’ardeur, et qu’il persista jusqu’à la fin de sa vie à considérer, malgré l’évidence, comme son plus beau titre de gloire. En vain ses amis essayèrent-ils de lui réserver un meilleur accueil auprès de la science française, l’Académie des sciences de Paris refusa de préparer un rapport sur son travail, qu’on ne jugea pas digne, selon l’expression de Cuvier, d’occuper une académie[5]. Sur ce terrain scientifique où il s’était aventuré avec plus de courage que de prudence, il ne réussit guère qu’à faire un seul disciple : ce fut le jeune Arthur Schopenhauer, qui entrait aussi dans la science avec des allures fantaisistes et que devait d’ailleurs persuader une intransigeante admiration pour l’illustre ami de sa mère.

Si l’on tient compte de ces diverses circonstances, on pourra peut-être se faire une idée de l’état d’esprit de Gœthe pendant ces années 1808-1814, où il médite, arrange, rédige ses souvenirs. Il a 60 ans, et il est « fort bien conservé », comme le lui dit en face Napoléon dans leur mémorable entrevue. Il a derrière lui un long passé glorieux, une carrière unique peut-être dans l’histoire, sans revers d’aucunes sortes, sans autres chagrins que ceux que connaissent tous les hommes, et que son heureuse nature a atténués. Ses contemporains ont pour lui des admirations et des indulgences que peu de poètes ont connues de leur vivant. On vient le voir de très loin, comme au siècle précédent Voltaire ou Rousseau. Le grand ennemi de sa patrie, qu’il admire, lui a rendu un hommage flatteur. Sa vie est pleine d’agrémens : il a façonné selon ses désirs la jolie résidence où il a pris racine, et dont il est plus souverain que l’excellent prince auquel il sert de ministre. Il peut donc se regarder, à juste titre, comme le premier homme de son pays ; plus loin, comme un de ces êtres exceptionnels qui traversent l’histoire dans un rayonnement, entourés de l’universelle admiration, consacrés pour la gloire. Mais, en même temps qu’il jouit de cette extraordinaire situation, voici que lui échappe la direction des esprits et des cœurs qu’il exerce depuis Werther. Son royaume est menacé. On le discute. Des idées reviennent, qu’il a caressées autrefois, c’est vrai, mais dont il est détaché. Autour de l’arbre au tronc superbe, poussent des arbustes d’autre famille, qui ne sortent pas de ses racines, ou qui les contrarient, qui vont peut-être les empêcher de s’étendre, leur voler la sève de leur sol. Heure mélancolique, qui sonne toujours, à un moment de la vie, pour les rois de la Pensée : car, quelque vaste et mobile que soit le génie d’un homme, il ne suffit point à suivre les rapides mouvemens de l’âme collective, et s’il parvient à les diriger un temps, ce temps passe. Goethe a été plus fort que les circonstances hostiles : paisiblement, à travers le désastre de sa patrie, il a suivi la loi normale de son développement ; il a su rester serein au milieu des orages qui bouleversaient le monde ; il a poursuivi son rêve de beauté pendant que d’autres rêves, moins nobles sans doute, violens, meurtriers, agitaient la foule. Mais les autres, autour de lui, se laissaient entraîner, façonner par ces circonstances extérieures auxquelles il résistait de toute la force de son âme calme. En sorte qu’il s’est trouvé séparé d’eux, — les dominant de sa haute taille, de son front tranquille, — mais isolé. Il constate son isolement, il s’en fait gloire, il y grandit encore à ses propres yeux. Il se donne raison contre tous : de même que les résistances des corps savans n’ébranlent point sa foi en sa théorie des couleurs, il demeure fidèle à sa philosophie, qui semble un anachronisme. Il devient un être sacré, dont l’explication importe au monde. Mais qui pourrait l’expliquer, sinon lui-même ? Et il entreprendra la tâche, la sachant grande, sans un doute sur sa propre compétence, s’étudiant comme il venait d’étudier le spectre solaire, avec des partis pris analogues et une égale certitude.

Notez que ce vaste travail ne l’absorbe pas plus que de raison. Il trouve du temps à consacrer à d’autres écrits. Plusieurs de ses compositions poétiques datent de cette époque. Un instant, il songe à se faire historien, et projette une biographie du duc Bernard de Saxe-Weimar. Il ne l’exécute pas : un des moins bienveillans parmi ses biographes, M. A. Baumgartner, semble croire que ce projet avorté se rattache à la rédaction des Mémoires, et que Goethe, en parlant de lui, se vengea de n’avoir pas su parler du plus fameux ancêtre de ses bienfaiteurs[6]. En même temps, il continue à vivre, — ce qui, pour lui, était la grosse affaire. Il mène de front les lettres, le monde, les affaires. Il administre le duché, il en surveille les établissemens artistiques et scientifiques, il en dirige le théâtre. Il entretient une énorme correspondance avec une foule d’hommes distingués. Il est toujours l’organisateur des fêtes et des divertissemens qu’interrompra un instant la mort de la duchesse-mère Amélie, dont il prononcera l’oraison funèbre comme un prédicateur de cour, mais qui ne tarderont pas à reprendre de plus belle : car Goethe avait voulu faire, il avait fait de Weimar un lieu de plaisir. Il en a chanté quelque part les joies, réglées par l’excellent régisseur qu’il savait être :


Le jeudi, on se rend au Belvéder ; le vendredi à Iéna, car, sur mon honneur, c’est un lieu des plus charmans. Le samedi est le jour souhaité ; le dimanche, on roule à la campagne : Zwaezen, Burgau, Schneidemühlen nous sont très bien connus.

Lundi le théâtre nous attend ; mardi doucement arrive, mais il amène, pour secrète pénitence, une bonne petite débauche ; mercredi ne manque pas de mouvement, car on donne une bonne pièce ; le jeudi la tentation nous ramène au Belvéder.

Et il s’enchaîne sans cesse, le cercle du plaisir, pendant les cinquante-deux semaines, si l’on sait bien le conduire. Le jeu et la danse, les assemblées et le théâtre, nous rafraîchissent le sang. Laissons aux Viennois leur Prater : Weimar, Iéna… c’est là qu’il fait bon[7] !


Sans doute, le temps des « folles années » était passé. Mais il en restait quelque chose : ce parti pris de gaîté qu’admirait tant Johanna Schopenhauer, cette volonté bien arrêtée de jouir de la vie, quoi qu’elle apporte. Les catastrophes nationales et les deuils privés ne pouvaient rien contre cette belle humeur. Et c’est ainsi que continuait la vie agréable, sereine, pendant que la biographie se faisait.


II

Il y a toujours eu entre la vie et les écrits de Gœthe un accord que d’ailleurs il recherchait. « Faire de sa vie un tout harmonieux, » telle était une de ses maximes favorites, une de celles dont il poursuivait le plus volontiers la réalisation. Il voulait dire par là que l’action, la pensée, le sentiment et le caractère doivent se développer ensemble, selon les mêmes principes, sans contradictions ni conflits. Ses œuvres, en particulier, devaient se fondre dans la vie qui en était la source : « Je ne puis pas partager la vie… Je n’ai jamais écrit que ce que je sens et ce que je pense. C’est ainsi que je me divise, amis, et suis pourtant toujours le même[8]. » Cet accord l’avait peu à peu conduit à une philosophie qu’on a définie d’un mot, l’olympisme. Il y était poussé par sa véritable nature, qu’il cherchait à connaître et évitait de contrarier. Il y marche dès ses premières années, dès l’époque où le peintre Oeser lui enseignait que la sérénité est le caractère essentiel des œuvres d’art, où il se passionnait pour Winckelmann et pour la sculpture grecque. L’influence de Shakspeare, celles de Herder et de la cathédrale de Strasbourg le détournèrent un instant de la voie entrevue : il eut sa crise romantique. Puis vinrent les « folles années » de Weimar : années consacrées aux plaisirs, à la cour, au théâtre, pendant lesquelles l’activité poétique se détend et se ralentit, et qui ne nous apportent guère qu’une médiocre et prétentieuse satire, le Triomphe de la sensibilité. C’est un orage qui le renouvelle. Il en sort transformé, sévère pour son passé, « comme un homme qui a échappé aux eaux et que le soleil bienfaisant commence à sécher[9], » ayant rompu avec la mélancolie, la violence et le moyen âge. La première œuvre importante qui date de ce réveil, c’est Iphigénie : elle en marque les tendances, qu’affirme et développe le fameux voyage en Italie, entrepris bientôt après, et qui persisteront ensuite jusqu’à la fin. Le fanatique d’Erwin de Steinbach, le mélancolique auteur de Werther, le poète mondain, un peu snob, ivre de sa gloire et débordant de vie, qui bouleversait Weimar, sont des êtres abandonnés et disparus. A leur place se dresse l’homme de génie universel, tranquille et olympien.

Qu’est-ce donc que cet olympisme qui fait, depuis cent ans, s’extasier les panégyristes ? Un « état d’âme » qui n’est point aussi exceptionnel ni aussi haut que quelques-uns le croient. Nous le trouvons, à l’état vulgaire, chez la plupart des hommes : il s’appelle alors égoïsme, tout simplement. C’est une certaine indifférence à tout ce qui n’est pas son Moi tel qu’on le désire, un parti pris d’ignorer les troubles qu’apportent avec eux les quotidiens hasards de l’existence, d’écarter de son esprit ce qui l’inquiète, de son cœur ce qui l’agite, une volonté de suivre la ligne qu’on s’est fixée sans se soucier de ce qu’il en coûte à personne. Regardez autour de vous : une foule de gens pratiquent ces principes, sans seulement s’en douter, avec la sérénité que donne l’insouciance, dans la paix de l’irréflexion. Vous ne les admirez point pour cela, tant s’en faut ; mais vous ne vous indignez pas non plus contre eux : vous les considérez comme de moyens exemplaires d’une ordinaire humanité, qui exercent sans noblesse, bien qu’avec correction, leur métier d’hommes. — Lorsqu’il eut découvert la loi normale de sa propre nature, et lorsqu’il eut pris la résolution de s’y conformer, Gœthe leur ressembla. Oh ! sans cesser de les dominer de la hauteur de son génie, je le veux bien ; mais enfin, il leur ressembla. Son olympisme ne fut que leur égoïsme devenu conscient et réfléchi, — raffiné, élevé par l’intelligence à une puissance supérieure. Il l’ennoblit, si j’ose dire, par l’admiration qu’il en professa, car il y a plusieurs manières de porter ses vices ou ses vertus : on peut être, par exemple, d’une bonté honteuse et timide, ou fière et très sûre d’elle-même ; il y a de sordides avares et d’autres qui, l’âme aussi cupide, gardent cependant une mesure relative ; il y a des luxurieux qui déplorent leurs péchés et d’autres qui s’en font gloire, — et l’on est toujours près d’excuser ceux-ci. Gœthe se fit donc une théorie de son égoïsme, une théorie à la fois raisonnée et poétique, savante et spécieuse : c’est ainsi qu’il la changea en olympisme.

C’est cet olympisme qui donne le ton aux Mémoires.

Quand, simples gens que nous sommes, nous évoquons nos souvenirs d’enfance et de jeunesse, nous y mettons une certaine bonhomie ; ils viennent à nous en se poétisant d’eux-mêmes, pour ainsi dire, sans que notre intelligence ou notre imagination se mettent en frais pour les embellir. Le moins « bonhomme » des grands écrivains, Renan, n’a point échappé à cette espèce de suggestion. Elle est naturelle, elle tient à l’abandon, au laisser aller où nous entraîne le spectacle des choses lointaines dont nous avons été les auteurs, à l’étonnement, souvent naïf, que nous éprouvons en présence des êtres successifs dont la mobilité a fait notre âme. Ces « moi » des temps anciens nous émeuvent et nous troublent ; nous avons pour eux l’indulgence qu’on a pour les morts ; nous parlons d’eux sans apprêt, comme il convient de parler de personnes inoffensives dont il est également inutile de voiler les faiblesses et de censurer trop sévèrement les erreurs. Les attaches avec eux sont rompues, et pourtant elles nous retiennent encore. Ils sont à peine plus « nous » que les obscurs ancêtres dont les passions, les maladies, les vices ou les vertus gouvernent en partie notre existence qu’ils ont préparée ; mais ce sont des ancêtres que nous avons connus, — de chers ancêtres qui nous inspirent, à travers les années, une bienveillance attendrie. Si nous ne les voyons pas tels qu’ils furent, du moins ne les violentons-nous pas pour les étirer ou les rétrécir au niveau de ce que nous sommes devenus dans notre maturité. Or il n’y a, dans Vérité et Poésie, aucune trace de cette candeur, de cette naïveté, de cette sincérité : si Gœthe rappelle son passé, il sait pourquoi et comment. Nous avons vu le pourquoi : il voulait expliquer ses œuvres. Voyons le comment. On dirait qu’il s’est dédoublé, de manière à se séparer des autres hommes et de soi-même. Il est monté sur son monument, sur cette pyramide de poésie, d’esthétique, de littérature et de philosophie qu’ont construite ses soixante années de laborieuse activité, dont ses œuvres sont les pierres et sa vie le ciment, qui est à la fois une et disparate, et qui en impose par son énormité. Au sommet, il est très haut ; et, tranquille, il regarde passer la foule des êtres, parmi lesquels il en est un — lui-même — qui est plus grand, qui les domine, et qu’il suit d’un œil complaisant. Complaisant et créateur, car il ne se contentera pas de le décrire, il le façonnera de manière à lui donner un sens, il en fera une sorte de symbole. Son « moi », vu de là-haut, perdra ses caractères individuels pour devenir un être à la fois irréel et général, un « moi » qui, à tout âge, aurait réalisé les conceptions d’un sexagénaire mûri par le travail, le plaisir, la gloire, l’expérience et l’administration. Il a si bien le sentiment de cette métamorphose, que souvent il parle de cet être à la troisième personne, l’appelant « l’enfant » ou « le jeune homme », tant il s’en est différencié ; puis il revient au « je », tant c’est encore lui-même ! Du reste, dès le début, il a pris soin de nous informer de ses intentions : « En effet, dit-il au seuil de son ouvrage, comme je m’efforçais d’exposer avec ordre les impulsions intérieures, les influences extérieures, les degrés que j’avais franchis dans la théorie et la pratique, je fus poussé, hors du cercle étroit de ma vie privée, dans le vaste monde ; les figures de cent personnages marquans, qui avaient exercé sur moi une action plus ou moins prochaine ou éloignée, se présentèrent devant mes yeux ; enfin, les immenses mouvemens de la vie générale, qui ont eu sur moi, comme sur tous mes contemporains, la plus grande influence, appelaient mon attention d’une manière particulière ; car la tâche principale de la biographie est, semble-t-il, de décrire et de montrer l’homme dans ses relations avec l’époque, jusqu’à quel point l’ensemble le contrarie ou le favorise, quelle idée il se forme, en conséquence, sur le monde et sur l’humanité, et, s’il est artiste, poète, écrivain, comment il les réfléchit. Mais cela exige une chose presque impossible, savoir, que l’homme connaisse et lui et son siècle ; lui, jusqu’à quel point il est resté le même dans toutes les circonstances ; le siècle, en tant qu’il nous entraîne avec lui hongre mal gré, nous détermine et nous façonne ; dételle sorte qu’on peut dire que tout homme, s’il fût né seulement dix ans plus tôt ou plus tard, aurait été tout autre qu’il n’est, pour ce qui regarde sa propre culture et l’action qu’il exerce au dehors. » — Peut-être trouvera-t-on qu’il n’y a pas dans ce programme la précision que nous avons tâché d’y mettre : qu’on réfléchisse cependant à la part d’inconscience qu’il y a dans la formation, ainsi définie, de tout individu, et à la part d’artifice qu’il faut pour en faire l’analyse, et l’on reconnaîtra, je crois, qu’il corrobore notre interprétation. Deux exemples achèveront de la justifier.

C’est à coup sûr dans l’ordre sentimental que ce « dédoublement » et cet« olympisme » que nous avons constatés sont le plus frappans. Là, Goethe est plus particulièrement à son aise. Il ne manque point d’égards pour ses anciennes amies : nous avons vu déjà qu’il sut attendre la mort de Lili pour publier les derniers livres qui la concernaient ; quand il parle d’elles, il évite autant que possible de les compromettre, dans le sens grossier du mol, et les récits de ses bonnes fortunes sont nettoyés de toute vantardise masculine. Ils n’en sont pas moins d’un ton détaché qui déplaît, car il trahit à la fois la congénitale indifférence de l’amant et la supériorité presque dédaigneuse du narrateur. Ainsi, l’on sait qu’en quittant Wetzlar, c’est-à-dire Charlotte, Gœthe se rendit à Coblentz, où il trouva un excellent accueil auprès d’une femme d’esprit, Mme  de La Roche. Le cœur encore endolori de sa récente mésaventure, il trouva en la fille aînée de son hôtesse une aimable consolatrice. Si l’on songe au style des lettres qu’à ce moment-là il adressait encore à Charlotte, si l’on se rappelle qu’il traversait alors la crise de sentimentalité qu’il a plus tard plaisantée, on a peine à se figurer que, dans ce commencement d’idylle, il n’y eût pas quelques sentimens extrêmes, du moins en apparence, violens ou pénibles : d’autant plus que Maximilienne était d’âme ardente et douloureuse. Cependant, il résume l’épisode en ces termes :


… C’est un sentiment très agréable que celui d’une passion nouvelle, qui s’éveille en nous avant que l’ancienne soit tout à fait assoupie. C’est ainsi qu’on aime à voir, quand le soleil se couche, la lune se lever au point opposé, et qu’on jouit du double éclat de ces flambeaux célestes. Alors les plaisirs ne manquèrent ni au logis ni au dehors : on parcourut la contrée ; sur la rive droite, on monta à Ehrenbreitstein, sur la gauche, à la Chartreuse ; la ville, le pont de la Moselle, le trajet du Rhin, tout procura les divertissemens les plus variés. Le château neuf n’était pas encore bâti : on nous conduisit à la place où il devait s’élever ; on nous en fit voir le plan.


Notez qu’à ce moment-là il sortait à peine de vivre le roman mélancolique qu’il méditait déjà d’écrire, et vous reconnaîtrez que la hauteur où il s’est placé l’empêche de reconstituer ses souvenirs avec l’exactitude qu’on est en droit de leur demander, puisqu’il nous avait promis une part au moins de vérité.

Vous allez, je crois, le reconnaître mieux encore. Dans la seconde partie de sa vie, Goethe s’est dégagé, on le sait, de toute croyance religieuse. Mais dans la première, sous l’influence d’une amie de sa mère qui s’appelait Mlle  de Klettenberg, il avait traversé une période de mysticisme. Or, il semble que, plus que d’autres, les sentimens religieux que nous avons une fois éprouvés, aient dû nous profondément émouvoir. Nos croyances ont été, de nous-mêmes, la partie la plus vivace et la plus intime. Le « roman de l’infini » que nous nous sommes un moment construit, alors même qu’il n’est plus pour nous qu’un livre fermé et démodé, ne peut nous devenir indifférent : il gouverne notre vie morale, il lui donne sa couleur, il détermine son intensité. Lisez, je vous prie, cette page :


Les entretiens de Lavater et de Mlle  de Klettenberg me parurent très remarquables et d’une grande conséquence. Deux chrétiens convaincus se trouvaient en présence l’un de l’autre, et l’on put voir clairement combien la même croyance se modifie selon les sentimens des personnes. On répétait sans cesse, dans ces temps de tolérance, que chacun a sa propre religion, sa propre façon d’honorer Dieu. Sans partager complètement ce point de vue, je pus remarquer, dans le cas particulier, qu’il faut aux hommes et aux femmes un Sauveur différent. Mlle  de Klettenberg considérait le sien comme un amant auquel on se donne sans réserve, dans lequel on met toute sa joie et son espérance et à qui Ton confie, sans réfléchir ni hésiter, le destin de sa vie ; Lavater, lui, traitait le sien comme un ami sur les traces duquel on marche avec dévouement et sans envie, dont on reconnaît les mérites et que l’on s’efforce par conséquent d’imiter et même d’égaler. Quelle différence entre les deux directions selon lesquelles s’expriment, en général, les besoins spirituels des deux sexes ! C’est là aussi ce qui peut expliquer que les hommes au cœur tendre se tournent vers la Mère de Dieu, lui vouent, à l’exemple de Sannazar, leur vie et leur talent, comme au type de la femme vertueuse et belle, et n’aient fait que jouer en passant avec l’Enfant divin.

Les relations mutuelles de mes deux amis et leurs sentimens l’un pour l’autre ne me furent pas seulement connus par les conversations auxquelles j’assistai, mais aussi par les confidences que tous deux ils me firent. Je n’étais jamais complètement d’accord ni avec l’un ni avec l’autre, car mon Christ avait aussi moulé sa forme particulière selon celle de mon esprit. Et comme ils ne voulaient nullement admettre le mien, je les tourmentais par toute sorte de paradoxes et d’exagérations ; puis, quand je les voyais s’impatienter, je m’éloignais avec une plaisanterie.


Ce ton détaché pourrait être de la frivolité, dont nous ne serions point tentés de nous offusquer et dont il serait injuste d’exagérer la portée. Mais c’est autre chose : c’est la révélation même de la méthode que Gœthe adapte à son ouvrage : il appelle devant lui tous les élémens qui ont concouru, dans leurs rapports successifs, à l’élever à la hauteur où il est parvenu ; et, peut-être pour se grandir encore, il les diminue et les rapetisse.

III

Qu’il y ait une certaine grandeur dans le spectacle à vol d’oiseau d’une existence ainsi évoquée, nous ne songeons point à le nier ; et nous reconnaîtrons volontiers que cette espèce de détachement avec lequel Gœthe se contemple lui-même, que son indépendance à planer sur ses propres sommets, constituent la plus attirante originalité de son livre. Il y a peu d’hommes qui dominent la vie et leur vie : la plupart en sont esclaves, se débattent contre les filets où elle les a pris, pour se résigner à la fin, ou se bercer de quelques illusions plus ou moins artificielles. Leur histoire, c’est alors celle de leurs démêlés avec des ennemis ou des rivaux, ou de leurs luttes contre les circonstances extérieures, toujours plus fortes qu’eux : escarmouches sans résultat, batailles sans gloire. S’ils les racontaient, nous en verrions à peine surgir leur personnalité effacée ou vaincue : ils ne sauraient nous donner qu’un médiocre aperçu des hasards qui les gouvernèrent, des aventures dont ils furent les comparses ; et ils se noieraient dans les détails, au lieu d’en dégager l’image de leur développement. — Ici, rien de semblable : c’est un exemplaire choisi de l’humanité qui se forme et s’affine sous nos yeux ; en le suivant, nous nous élevons au-dessus du commun point de vue, nous « voyons » d’une hauteur inaccoutumée. C’est là, du moins, l’impression première que produit la lecture des Mémoires, celle qui a séduit tant d’esprits distingués, amoureux d’indépendance et de supériorité.

Mais en y regardant de plus près, des doutes nous viennent sur cette supériorité même : peut-être, plus apparente qu’on ne le croit d’abord, se trouve-t-elle dans le ton du récit plus que dans son inspiration vraie, dans l’art du conteur plus que dans son âme. Son vol est moins élevé qu’il ne le paraît : des liens qu’on finit par connaître l’attachent à la terre. Il semble, en effet, qu’un homme qui se juge de haut, en liberté d’esprit d’autant plus complète qu’il est décidé à s’absoudre, doive être nécessairement véridique. Non pas, bien entendu, qu’il soit astreint, vis-à-vis des autres ou de soi-même, à livrer les moindres secrets de son existence ou à la raconter avec une plate et banale exactitude : il a des droits au choix et à l’arrangement que nul ne songe à contester, et que Gœthe a affirmés dans un titre destiné, peut-on croire, à éviter les malentendus, bien qu’il prête à la double entente. Ce titre, qui devait être d’abord Poésie et Vérité, a été transformé par les éditeurs, pour des raisons d’euphonie, en Vérité et Poésie ; transposition fâcheuse, qui cependant ne suffit pas à nous voiler l’intention de l’auteur. Il a voulu, croyons-nous, d’une part, nous avertir qu’il se réservait d’embellir à l’occasion, de poétiser ses souvenirs, et, d’autre part, que s’il entreprenait de raconter sa vie, c’était surtout pour en marquer les relations avec son œuvre poétique Mais ce titre, qui lui laisse une si belle marge, l’engage en même temps : il perd le droit de sacrifier la vérité autrement qu’au profit de la poésie ; il renonce ou promet de renoncer aux petits subterfuges que pourraient parfois lui dicter des sentimens extérieurs, tels que la vanité, l’ambition, la jalousie littéraire ; il nous doit, il se doit de ne parler de soi qu’en poète, l’esprit pur et libre, l’imagination désintéressée et candide, le cœur sincère. Hélas ! et nous voyons bientôt qu’il est un homme, soumis à toutes les faiblesses des hommes : son « olympisme » n’ennoblit pas sa nature, et ne fait illusion qu’à lui-même sur la part de divin qui est en lui.

Les savantes annotations de M. G. von Lœper[10] permettent de rétablir pas à pas la vérité, sous le voile de poésie brodé avec un art infini. Et l’on est étonné du sens constant des transpositions. Quelques exemples nous le feront comprendre.

Parmi ces transpositions, il en est une qui paraîtra trop naturelle pour qu’on songe à la reprocher à Gœthe, mais qu’il faut bien signaler : Gœthe parle de ses idées de jeune homme avec son cerveau de sexagénaire, et nous renseigne sur ses expériences comme si, au moment où chacune s’accomplissait, il les avait déjà faites toutes. C’est ainsi qu’en racontant ses années d’étude à Strasbourg il fait le procès de la culture française en des pages, d’ailleurs profondes et réfléchies, qui dépassent de beaucoup l’intelligence qu’il avait alors. Et il oublie qu’il était tout imprégné de cette culture ; qu’il l’est demeuré d’un bout à l’autre de sa vie ; que, classique résolu pendant ses premières années d’études, il est redevenu classique après la crise romantique que Herder avait provoquée. Rien de plus « français », en effet, que les idées littéraires du jeune Gœthe. Il les affirme avec une amusante certitude dans les lettres qu’il écrit de Leipzig à sa sœur Cornélie. La jeune fille, vive, imaginative, romanesque, admire la Jérusalem délivrée. Son frère s’empresse à la mettre en garde contre un goût aussi dangereux :

Je ne veux pas juger le Tasse et ses mérites, écrit-il (en français) ; Boileau, ce critique achevé, dit de sa poésie :

Le clinquant du Tasse…

Lis plutôt ce Boileau, son Lutrin. Le Boileau entier, c’est un homme qui peut former notre goût, ce qu’on ne pourra jamais attendre d’un Tasse.

Et une autre fois :

Du Tasse : Jamais on n’a voulu lui ôter ses mérites ; c’est un génie supérieur, mais qui, en voulant joindre aux héros d’Homère les sorciers et la diablerie d’Amadis, a produit un poème très gothique, qu’on ne devrait lire sans beaucoup d’attention, de discernement, pour ne pas acquérir un mauvais goût en admirant jusqu’à ses fautes…

Il cite à l’appui un fragment de l’Art poétique, et conclut :

Pardonne, ma sœur, que je sois tant porté pour Boileau : c’est à lui que je dois mon peu de savoir que j’ai de la poésie française, et cet homme pourrait te servir, de même, de guide fidèle pour toute la lecture poétique française.

Là-dessus, il loue Télémaque, qu’il proclame « incomparable, mais trop grand pour être déchiré par des écoliers. » En même temps, il utilisait son « peu de savoir de la poésie française » pour écrire des vers dans ce goût-ci :

La mort, en sortant du Tartare,
Voulant que l’Univers sentît
La pesanteur de son courroux barbare,
Se mit,
À dépeupler du fléau de la guerre
La terre,
Et vit
Avec plaisir sur les champs inondés
De sang, et dans ce sang baignés
Les malheureux, etc.[11]

Or, c’est à peine si l’on trouve quelques traces légères de tout cela dans les nombreuses pages des Mémoires consacrées an séjour à Leipzig. En revanche, on y remarque une longue et savante dissertation sur l’état des lettres allemandes à ce moment-là : dissertation que le jeune étudiant francfortois eût été bien embarrassé, je crois, de concevoir alors ; jugement mûri et raisonné, qu’il ne formula certainement que beaucoup plus tard, quand les œuvres dont il parle eurent pris, en reculant dans le passé, leur véritable importance et leur véritable signification.

Sans quitter cette époque, sur laquelle les renseignemens abondent, on ne peut s’empêcher d’observer encore avec quel art le vieux Gœthe dissimule ou embellit les faiblesses de ses jeunes années. Il nous trace de lui-même une charmante image : il se peint sous les traits d’un étudiant de province, à la fois naïf et d’esprit alerte, assidu aux cours et capable de les juger, pourvu d’une garde-robe un peu ridicule qu’il aura le bon goût de changer à propos, attaché au dialecte de sa ville natale auquel il s’applique pourtant à renoncer, rempli de bonne volonté pour tous ; en somme, un étudiant modèle, à qui les plus sévères ne sauraient que reprocher. Mais ses camarades le voient autrement. L’un d’eux, et des plus intimes, Francfortois comme lui, écrit à un de leurs amis communs, nommé Moors :

« Si tu le voyais, tu entrerais en fureur ou tu éclaterais de rire. Je ne puis concevoir qu’un homme change aussi rapidement. Son habitude et sa conduite diffèrent du tout au tout de ce qu’elles étaient. Il est un peu muscadin, et ses beaux habits sont d’un goût si excentrique qu’ils le signalent à toute l’académie[12]. Mais cela lui est égal ; on peut lui reprocher sa folie tant qu’on veut :

On peut être Amphion et dompter les forêts,
On n’amènera pas un Gœthe à la sagesse.

« Tout ce qu’il pense et dit n’a d’autre fin que de plaire à sa gracieuse demoiselle. En société, il est plutôt ridicule qu’agréable. Il a (seulement parce que la demoiselle l’aime ainsi) adopté des porte-mains et des manières telles qu’on ne peut le regarder sans rire, et une démarche insupportable. Si tu le voyais !

… Il marche à pas comptés,
Comme un recteur suivi des quatre facultés.

« Son commerce me devient tous les jours plus insupportable, et d’ailleurs il cherche aussi à m’éviter. Je lui parais de trop petite mine pour qu’il aime à sortir dans la rue avec moi. « Que dirait le roi de Hollande s’il le voyait en telle compagnie ? » Il reste un peu avec sa demoiselle. Que le ciel me préserve des filles d’ici, car elles ne valent pas le diable. Gœthe n’est pas le premier qui ait eu l’esprit troublé par sa Dulcinée. Je voudrais que tu la visses une fois seulement : elle est la plus insipide créature du monde. Une mine coquette avec un air hautain, voilà tout ce par quoi elle a pu séduire Gœthe. »

Ajoutons que les propres lettres de Gœthe confirment ce portrait : elles sont écrites en français, en allemand, en anglais, à bâtons rompus, en petites phrases à peine intelligibles, émaillées d’exclamations, d’éclats de rire, de citations de toutes sortes ; puis, tout à coup, jaillit le moraliste ou le grammairien, et c’est un insupportable mélange de pédantisme et de prétention, de sotte gravité et d’affectation de folie. Ce ne fut qu’une crise, je le veux bien ; mais une telle crise ne manque pas d’importance dans le « développement » d’un homme : pourquoi donc en supprimer ou en atténuer outre mesure le récit ?

Bien plus significatifs encore, à ce point de vue, sont les récits des aventures sentimentales qui fleurissent les Mémoires. Toutes sont présentés sous les couleurs les plus poétiques, que pendant longtemps on a cru vraies, et qui d’histoires assez banales ont fait de pures idylles ou de frais romans. Marguerite, Annette, Frédérique, Charlotte, Lili, autant de noms dont la légende s’est emparée ; qui ont pris rang parmi ceux qu’affectionnent les amoureux ; que beaucoup d’âmes romanesques ont recueillis avec attendrissement. Je l’ai déjà dit, les portraits de ces diverses personnes ont été recueillis avec piété dans la maison de Weimar, changée en « Musée » gœthéen. On s’est plu à les identifier aux créations poétiques qu’elles ont inspirées. Pour elles, le rigorisme allemand a abdiqué ses sévérités habituelles. Cependant, ici, la « poésie » ne s’est pas contentée d’embellir la « vérité » dans des proportions légitimes, elle a fait toute la légende à force de la pénétrer ; elle nous a donné, de Gœthe et de ses amies, une idée entièrement fausse à force d’être corrigée ; et quand on remonte à des sources plus sûres que les Mémoires, c’est-à-dire aux correspondances que les fanatiques de Gœthe ont si imprudemment publiées, on reste stupéfait de la part de comédie et de vulgarité qu’on découvre soudain. Ici, dans des lettres adressées à Behrisch, — un ami sardonique et malicieux, qui ressemble un peu à Méphistophélès, et dut sourire des confidences, — nous pouvons suivre toute l’histoire d’Annette et démêler le fil embrouillé du sentiment qu’elle inspira : sentiment médiocre, qui naît faiblement de la reconnaissance de l’étudiant pour la jeune fille qui soigne son linge, et qui pourrait rester insignifiant et dédaigneux. Mais cette jeune fille est recherchée par un brave homme qui se morfond en attentions de mille sortes pour lui plaire, sans y réussir d’ailleurs ! Elle est éblouie par le bel étudiant, petit-fils du syndic de Francfort, qui s’habille avec une tapageuse élégance ! Et celui-ci, de son côté, jouit de faire pièce au prétendant : « C’est une chose très agréable à voir, digne de l’observation d’un connaisseur, un homme s’efforçant à plaire, inventieux (la lettre est écrite en français), soigneux, toujours sur ses pieds, sans en remporter aucun fruit, qui donnerait pour chaque baiser deux louis aux pauvres et qui n’en aura jamais, et de voir, après cela, moi immobile dans un coin, sans lui faisant quelque galanterie, sans dire une seule fleurette, regardé de l’autre comme un stupide qui ne sait pas vivre, et de voir à la fin apporté à ce stupide des dons pour lesquels l’autre ferait un voyage à Rome… » — Ailleurs, c’est le récit de l’aventure de son ami Jérusalem, destiné à donner le change sur la véritable origine de Werther : interprétation trompeuse, que démentent ces lamentables lettres adressées à Kestner après la publication du livre, gauches excuses d’un homme qui vient de commettre une double indélicatesse, contre lui-même et contre des amis. Ou bien encore, pendant que l’Allemagne entière s’apitoie sur l’état de cœur de l’auteur du livre à la mode, c’est une coquetterie en partie double, une correspondance simultanée avec Lili Schonemann et Augusta de Stolberg-Stolberg, où l’on se plaint de ses malheurs d’amour et réclame réconfort ou compassion en des termes qui se ressemblent ; en sorte que celui de ses romans dont Gœthe, plus tard, devait conserver le meilleur souvenir, apparaît comme entaché de comédie et souillé de littérature. Car ici nous touchons du doigt un des sens, le plus vrai, de ce titre plein de mystère : Vérité et Poésie, un de ceux que l’auteur ne nous dévoile pas. Ce n’est pas seulement la « vie », comme il l’affirme à chaque reprise, qui, en lui, s’est changée en « poésie », en sorte que la rencontre d’Annette nous valut le Caprice de l’amant, celle de Charlotte, Werther, etc. ; c’est souvent, hélas ! la « poésie » qui, à son tour, a exercé sur la « vie » une fâcheuse action ; fâcheuse, disons-nous, parce qu’ici le mot poésie n’a plus le sens élevé, noble, réparateur, qu’on s’efforce de lui donner : il signifie simplement fiction artificielle, parti pris romanesque, convention littéraire. De bonne heure, Goethe a perdu la spontanéité d’impression qui, plus que le talent, importe à l’homme ; il est pénible de voir la peine qu’il prend pour cacher à ses admirateurs cette espèce de dépression, l’effort où il se morfond pour égarer le jugement des autres — et peut-être le sien propre — sur sa véritable sensibilité.

Ce fut là, dirait-on, sa préoccupation dominante ; elle nous paraît tout à fait légitime. Les hommes, en effet, quelle que soit leur valeur intellectuelle, attachent toujours une importance considérable à leur cœur, qu’ils veulent absolument avoir à la bonne place. S’ils ont péché contre lui, ils tiennent à justifier ou à excuser leurs fautes. Peut-être sentent-ils que là est leur point faible : dans ces délicates choses, que ne règlent ni les codes, ni peut-être même les mœurs, qui donc n’a jamais erré ! Ils savent aussi qu’ils seront jugés par-là, car si l’on pardonne, en raison de l’humaine faiblesse, des actes délictueux ou coupables, on tient à être rassuré sur les sentimens qui les ont provoqués. Nous ne retirons point toute notre admiration aux héros qu’ont entraînés les égaremens de la passion ; nous sommes moins indulgens pour ceux dont l’âme même nous paraît de qualité douteuse. Les auteurs de Mémoires qui ont précédé Goethe, plus encore ceux qui l’ont suivi, ont tous fait comme lui : ils se sont acharnés à montrer que leurs actions les plus blâmables, dans l’ordre du sentiment, ne venaient ni d’une perversion ni d’un endurcissement de leur être intime, et ils ont plaidé leur cause, parfois mauvaise, comme ils ont pu, même en la compliquant d’indiscrétions et de ratiocinations qui l’ont souvent rendue pire. Goethe, lui, a recouru à un procédé plus simple et plus sûr : il a tout embelli, « idéalisé », comme on aime à dire. Il a jeté comme un voile d’or la « poésie », qu’il tirait de son imagination et de son talent, sur la « vérité » qui n’était pas toujours belle. Cette méthode lui a réussi à ses propres yeux, peut-être même auprès de ses contemporains. Mais pour qu’elle fût d’un effet durable, il aurait fallu que les correspondans du jeune homme ne collectionnassent pas ses moindres billets avec un soin jaloux ; que lui-même n’eût pas l’habitude de conserver ses papiers ; et qu’il ne se fondât pas une Gœthe-Gesellschaft dont le zèle indiscret a ouvert toutes grandes les portes de son intimité. Il aurait fallu également que Goethe fût dépourvu de cette inconsciente sincérité à laquelle obéit d’instinct un écrivain parlant de soi, et qui le fait se trahir par ses réticences autant que par ses confidences, par ses réserves autant que par sa franchise, oui, par le choix même de ses mots, par la qualité de son style, par l’arrangement de ses phrases. Or, quelque maître qu’il fût de sa plume, Goethe s’est laissé quelquefois entraîner ou gouverner par elle ; en sorte que, n’eussions-nous ni les abondantes correspondances, ni les volumineux documens qui nous renseignent, nous pourrions, même d’après les seuls Mémoires, nous faire une idée à peu près exacte de ce que fut la sensibilité de l’auteur de Werther, et en prendre assez mauvaise opinion. Que de phrases, à chaque instant, lui échappent comme autant d’aveux de sécheresse, d’égoïsme et de cruauté ! En cueillerons-nous quelques-unes, au hasard, dans le gros volume ? Voici :

Il va quitter Frédérique, dont il sait le profond amour, que son départ laissera malade, presque mourante, et qui, revenue à la vie, vouera le plus touchant souvenir au culte de l’amant infidèle. Il écrira : « Au milieu de la presse et des embarras où je me trouvais, je ne pus négliger d’aller voir Frédérique encore une fois. Ce furent de pénibles jours, DONT JE N’AI PAS CONSERVE LE SOUVENIR. Lorsque, monté à cheval, je lui tendis la main, elle avait les larmes aux yeux et je souffrais beaucoup ». Il excellait ainsi à chasser de sa mémoire les traits de son passé qui auraient pu lui causer regret ou tristesse. Du reste, en racontant cet épisode de sa vie que ses admirateurs ont appelé « l’idylle de Sesenheim », et qui, en réalité, ne fut une idylle que pour lui, il développe paisiblement cette métaphore, dont on ne manquera pas de goûter la tranquille indifférence : « Les inclinations de jeunesse, nourries à l’aventure, peuvent se comparer à la bombe lancée de nuit, qui monte en décrivant une ligne gracieuse et brillante, se mêle aux étoiles, semble même s’arrêter un moment au milieu d’elles, et, descendant ensuite, trace de nouveau le même sillon, mais en sens inverse, ET PORTE ENFIN LA RUINE AU LIEU où ELLE ACHEVE SA COURSE. » N’avions-nous pas raison de dire que le style même est révélateur, et le choix d’une telle image n’a-t-il pas à lui seul plus de sens que l’image elle-même ? Du reste, en nous renseignant sur la façon dont en lui la vie se métamorphosait en littérature, il étale de nouveau, avec son calme habituel, cette congénitale insensibilité, qu’en d’autres endroits il voudrait tant cacher : « Ce qu’on a pensé, dit-il, les images des choses qu’on a vues, se retrouvent dans l’esprit et dans l’imagination ; MAIS LE CŒUR EST MOINS COMPLAISANT… » parce que le rôle qu’on lui laisse est plus limité. Les hommes qui ont vécu par le cœur savent bien qu’il a sa mémoire : Rousseau, par exemple, se rappelait mieux ses sentimens que ses idées. Gœthe a si bien oublié les siens que souvent, quoiqu’il déploie en certaines parties de son récit une grande habileté de conteur, il cherche en vain à leur donner une expression un peu vivante, il s’oublie jusqu’à des images comme celle-ci : « Cet enfant, que l’on appelle Amour, se cramponne même avec obstination au vêtement de l’Espérance, quand elle prend déjà sa course pour s’éloigner à grands pas. »

Il serait facile de trouver, dans chacun des romans de jeunesse qui sont cependant ce qu’il y a de plus gracieux et de plus séduisant dans les Mémoires, des fragmens d’une égale signification. A quoi bon insister davantage ? L’opinion courante concède beaucoup de privautés aux grands hommes :

Pour les héros et nous, Dieu fit des poids divers.

On leur pardonne volontiers les larmes répandues pour eux, si leur génie en a profité. Or, celui de Gœthe s’est nourri de douleurs étrangères, et vraiment, on peut admirer l’art avec lequel il les a dépouillées de ce qu’elles ont eu d’amertume et, pour ainsi dire, cristallisées dans sa sérénité. Nous ne songerions donc point à le lui reprocher, s’il ne tenait absolument à jouer l’homme sensible. C’est parce qu’il a cette prétention qu’on est enclin à la lui dénier.

On lui reproche encore d’avoir systématiquement rabaissé les hommes de mérite avec lesquels il se trouva en relations, de manière à s’élever au-dessus d’eux. Il le fit certainement pour Herder, dont il nous livre un portrait désobligeant, et même un peu caricatural.

Au moment où les deux jeunes gens se rencontrèrent, Herder, bien qu’à peine âgé de vingt-six ans, était déjà célèbre. Esprit ombrageux et susceptible, il avait derrière lui une enfance douloureuse, qui devait à jamais le teinter de mélancolie. Mécontent de sa position, — il était chapelain et précepteur du jeune prince de Holstein-Gottorp, — il s’en plaignait volontiers avec quelque amertume. De plus, il souffrait d’une fistule à l’œil, qu’on lui opéra sans succès. Ajoutez à cela qu’il venait de recevoir une lettre de rupture de sa fiancée, Mlle  Flachsland, que le ton violent de sa correspondance avait inquiétée et dont il s’occupait à regagner la faveur, — vous comprendrez qu’il fût d’humeur assez maussade, et qu’il trouvât Strasbourg « l’endroit le plus méprisable, le plus sauvage, le plus désagréable » qu’il eût jamais vu de sa vie. Son souci dominant, c’était de s’isoler, de s’enfermer dans sa chambre de l’auberge du Saint-Esprit, avec son mal et son chagrin. Il n’y réussit pas : sa gloire naissante attira auprès de lui quelques jeunes gens qui forcèrent sa porte, s’installèrent à son chevet, et furent pour lui, selon son humeur, tantôt un découragement, tantôt une distraction. Gœthe était du nombre : il s’introduisit lui-même, fut assez bien accueilli, revint, subit des incartades, des épigrammes, des plaisanteries et de mauvais calembours. Car Herder, qui ne devina pas son futur génie, ne vit en lui qu’un bon jeune homme, « un bon garçon quoiqu’un peu léger et frivole », et le confondit avec les « deux ou trois individus » qui l’empêchèrent d’être complètement seul. Quant à Gœthe, il « profita », avec cette sagesse supérieure à son âge que voilait son apparente frivolité : « Comme je savais estimer à haut prix tout ce qui contribuait à mon développement, dit-il… je m’accoutumai bientôt à son humeur et m’attachai seulement à distinguer, autant que cela m’était possible au point de vue où j’étais alors, les critiques fondées des invectives injustes. » Mais s’il se prêta complaisamment aux rebuffades de son nouvel ami, il ne les oublia pas. Le récit qu’il en donne dans les Mémoires l’en venge sans noblesse, et se termine par un trait qu’il faut relever :

Comme son séjour avait été aussi onéreux qu’agréable, j’empruntai pour lui une somme d’argent, qu’il s’engagea à rembourser à terme fixe. Le temps passa et l’argent n’arrivait pas. Mon créancier ne me pressait point ; pourtant je fus plusieurs semaines dans l’embarras. Enfin arrivèrent l’argent et la lettre ; et cette fois encore Herder ne se démentit point.

Au lieu de remercîmens et d’excuses, sa lettre ne contenait que des moqueries rimées dont un autre aurait pu se déconcerter ou se fâcher ; mais je n’en fus pas plus ému, car je concevais de son mérite une grande et imposante idée, devant laquelle s’effaçait tout ce qui aurait pu lui faire tort.

Au reste, on ne doit jamais parler, et surtout publiquement, de ses défauts et de ceux d’autrui ; à moins qu’on ne songe à faire ainsi quelque bien. C’est le moment de citer ici quelques réflexions qui s’imposent à mon esprit. La reconnaissance et l’ingratitude appartiennent aux phénomènes qui se manifestent à chaque moment dans l’ordre moral, et sur lesquels les hommes ne peuvent jamais s’entendre. Je fais une différence entre le manque de gratitude et l’ingratitude, c’est-à-dire la répugnance à la reconnaissance. Le manque de gratitude est inné chez l’homme, car il découle d’un heureux et frivole oubli des peines comme des plaisirs, qui seul rend la vie possible. L’homme a besoin de tant de préparations et de coopérations pour jouir d’une existence tolérable, que, s’il voulait toujours rendre au soleil et à la terre, à Dieu et à la nature, aux ancêtres et aux païens, aux amis et aux compagnons, la reconnaissance qui leur est due, il ne lui resterait plus ni temps ni sentiment pour recevoir de nouveaux bienfaits et pour en jouir. Et si l’homme naturel se laisse dominer par cette humeur légère, une froide indifférence prend toujours plus le dessus, et l’on finit par considérer le bienfaiteur comme un étranger, à qui on oserait bien, à l’occasion, faire quelque tort, si l’on y trouvait son avantage. C’est là seulement ce qui mérite le nom d’ingratitude.


Relisez ce petit morceau : le service rendu conté d’un ton badin, le sermon laïque qui vient ensuite, la distinction subtile, adroitement établie, et demandez-vous lequel des deux héros de l’aventure tira profit de l’autre : fut-ce le fils de famille qui prêta son argent, ou le parvenu, mûr par l’esprit sinon par l’âge, qui se prêta complaisamment, quoiqu’il fût malade et triste, au commerce d’un étudiant plus jeune, et assez présomptueux ? Lequel, alors, mérite le mieux la leçon ?

Si nous relevons ces taches, qui restent à la charge du caractère de Gœthe, bien plus qu’elles ne ternissent son ouvrage, ce n’est point certes pour le médiocre plaisir de constater les faiblesses morales d’un grand écrivain : c’est parce que, selon la théorie même de notre auteur, théorie plus vraie pour lui que pour aucun autre, il existe un rapport constant, un lien indissoluble entre l’homme et son œuvre ; nous ne pouvons donc comprendre celle-ci que si nous savons à peu près à quoi nous en tenir sur celui-là. Les opinions que nous aurons sur Werther, Wilhelm Meister ou Faust dépendent en partie de celles que nous aurons sur Gœthe. Une fois renseignés sur l’état d’âme que voile la belle attitude « olympienne », si drapée, si décorative, du poète de Weimar, nous aurons une lumière nouvelle pour éclairer son œuvre, dont nous pourrons mieux pénétrer la signification véritable. Car, ne l’oublions pas, Gœthe ne s’est jamais donné pour un pur artiste : il prétend, au contraire, nous aider à gouverner notre vie, soit par l’exemple des personnages fictifs qu’il a créés à son image, soit par le sien propre. La plupart de ses écrits ont un caractère de tendance : ils ne soutiennent pas, à proprement parler, des thèses, mais ils exposent, ils développent une certaine conception de la vie à laquelle ils s’efforcent de convertir. Ce que vaut cette conception, c’est à la vie de l’auteur qu’il faut le demander. Or, les Mémoires sont le tableau de cette vie qu’il veut nous imposer : il faut donc bien en discuter le sens et l’exactitude. Les quelques exemples que nous avons cités, que les limites de notre travail ne nous permettraient pas de multiplier, montrent à quel point l’exactitude en est discutable ; ils montrent aussi que ce ne sont pas toujours des motifs élevés qui poussent l’auteur hors du cercle de la vérité dans celui de la fiction. Derrière son récit d’ailleurs si tranquille, Goethe, avec sa belle figure sereine, nous apparaît agité par la passion la plus commune aux grands hommes : la vanité. C’est la vanité qui le guide, qui préside au choix des épisodes qu’il enchaîne, qui lui inspire ses jugemens sur les hommes, qui donne à son œuvre son caractère de roman, car les Mémoires sont bien une histoire arrangée, — c’est-à-dire un roman.


IV

Ce caractère les différencie des autres œuvres d’ordre analogue auxquelles les critiques les ont abondamment comparés. Il faut lire, dans l’introduction de M. von Lœper, le morceau consacré à ce rapprochement. Qu’on me permette d’en citer le fragment essentiel : s’il ne nous ouvre pas sur le sujet de très vastes horizons, du moins nous montrera-t-il dans quels embarras se trouve un érudit excellent, la tête farcie de toute la littérature de son sujet, quand il tente d’élargir son domaine et aborde, par-delà l’interprétation grammaticale ou historique de son texte, une interprétation plus générale et plus difficile :


Gœthe dut, comme tout écrivain qui fait époque, se former d’abord son public par ses œuvres. Parmi les écrits de ce genre, il faut citer en premier lieu l’Histoire de sa vie, qui jouit dès le commencement d’une certaine popularité. La nature du sujet permit à sa personnalité de s’y déployer largement, et de telles œuvres sont à l’épreuve du temps quand bien même le sujet en pourrait vieillir. Les Confessions de Rousseau, quoique présentant beaucoup de différences, ont le même avantage ; elles ont servi de précédent à celles de Gœthe, qui, sans elles, n’eût peut-être pas écrit les siennes, et nous aurions été également privés de deux très intéressantes descriptions de la vie allemande du siècle passé : celles de Jung Stilling et de Anton Reiser de Moritz. Il faut comparer ces ouvrages pour connaître à quelle mesure on a évalué celui de Gœthe, en le désignant à l’admiration du monde et des hommes. Ces biographies, surtout les Confessions de Rousseau parodiant celles de saint Augustin à Dieu, sont des monumens indestructibles d’une époque ; mais, comparées à Poésie et Vérité, elles ont un caractère plutôt pathologique et ressemblent à d’intéressantes descriptions de maladies. Celle de Gœthe seule a une portée objective et historique, tandis que celle de Rousseau, entièrement conçue d’après les tendances de son temps, se renferme, mal à propos, dans les limites de la vie individuelle, Gœthe eut toujours « soi-même, le monde, et ce qui est au-dessus de l’un et de l’autre, comme but complexe d’observation devant les yeux ». Tout d’abord, on plaça l’Histoire de sa vie au-dessous des Confessions de Rousseau et d’Alfiéri. Mais Woltmann, en relevant cette appréciation, fut d’un tout autre avis : « Ni l’un ni l’autre, dit-il, n’avait une conception du monde dans lequel il vivait. Goethe, au contraire, embrasse avec une clarté et une facilité merveilleuses tout ce qui se passe autour de lui, dans la nature et le monde politique, dans la science et l’art, il veut être vrai comme Rousseau et Alfieri, mais il peut être plus vrai qu’eux ! » Strauss relève aussi très bien la différence entre Gœthe et Rousseau dans leurs rapports avec la vérité : « Il y avait en Gœthe le contraire absolu du cynisme coquet de l’auteur des Confessions : se dépouiller d’en bas pour se draper d’en haut ; il cacha ce qui ne se doit pas voir pour retenir toute l’attention sur ce qui a une signification humaine. »


Je vous fais grâce de la suite du parallèle, surtout de la pittoresque partie qui cherche « dans le style et dans la langue » la marque de la « différence entre les deux biographies », car je présume que l’autorité triomphante de Woltmann vous a enseigné tout ce que vous désiriez savoir. Mais il me semble que ce ne sont pas plus les Confessions de Rousseau que celles de saint Augustin qu’il faut utilement rapprocher de Vérité et Poésie, si ce n’est peut-être pour en accentuer la profonde dissemblance. Rousseau, surtout, a mis dans son livre toutes les angoisses de sa conscience tourmentée, poursuivie, hantée par un éperdu besoin de justifier sa vie, en lequel on a vu bien injustement l’orgueil de se glorifier. Une seule question existe pour lui : a-t-il bien ou mal fait ce qu’il a fait ? est-il vraiment ce qu’il voudrait être, un des meilleurs parmi les hommes ? Aussi, son unique souci est-il de se juger : « J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et, s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. » Il s’institue à la fois son propre juge, son accusateur et son avocat ; et c’est l’effroi de son âme qui le pousse à s’absoudre, Goethe, lui, ne soupçonne pas même de telles anxiétés : « Je suis ce que je suis, semble-t-il dire, et cela signifie un être supérieur, une fleur suprême de l’humanité ; COMMENT suis-je parvenu à ce haut épanouissement ? Voilà ce qu’il importe d’éclaircir. » Au fond, l’enchaînement des actes, des sentimens et des pensées dont l’ensemble constitue sa vie l’intéresse avant tout parce qu’il croit y trouver la solution de ce problème. Si, de-ci de-là, il se justifie, c’est par une habitude d’esprit qu’il conserve malgré lui, et sans y mettre beaucoup d’importance. Il ne se juge pas, il s’explique. Une fois pour toutes, il a pris la résolution « de laisser agir selon ses tendances particulières sa nature intérieure, et de laisser la nature extérieure agir sur lui selon ses qualités ». Cette méthode l’a conduit à « une merveilleuse parenté avec chaque objet de la nature », à « un accent intérieur, une parfaite harmonie avec l’ensemble ». Le récit de sa vie, c’est le simple exposé des circonstances qui ont favorisé cet heureux développement. Il n’est point un homme qui parle à des hommes, il est un demi-dieu qui surveille son apothéose et s’érige en symbole de ce qu’on pourrait appeler, si la langue française se prêtait au jeu des mots composés, l’humain-divin ou le divin-humain.

On ne peut guère non plus rapprocher Goethe des auteurs de « journal intime » qui furent si nombreux après lui : Stendhal, Benjamin Constant, Amiel. Il y a, chez ceux-ci, un désir et un effort de sincérité qu’il ignorait, et surtout un besoin qu’il ne pouvait connaître : à des degrés divers, ces hommes, qui ont cédé à la tentation d’une confession publique, avaient souffert d’une persistante dissonance entre leur âme et leur vie, celle-ci n’ayant point réalisé les ambitions de celle-là, ou, pis encore, ayant démenti ses aspirations, manqué à son programme, l’ayant compromise, souillée ou rabaissée. Les uns, comme Stendhal, cupides de gloire, étaient à peine parvenus à la notoriété ; d’autres, comme Benjamin Constant, épris d’un certain idéal de sentiment ou de correction, avaient été détournés de leur ligne droite par les circonstances ou par leurs passions ; d’autres encore, comme Amiel, que la souplesse et l’étendue de leur intelligence semblaient marquer pour une destinée supérieure, s’étaient traînés dans la médiocrité. Arrivés à l’heure où, en se retournant, on voit sa vie, ils pouvaient la juger manquée, inférieure à leurs projets, à leurs volontés, ne leur ayant apporté qu’une banqueroute d’idéal, infiniment éloignée d’être un « tout harmonieux ». S’ils se mettent à parler d’eux, c’est pour rétablir par des mots l’harmonie que leurs actes ont violée : dans leur intention, inconsciente ou réfléchie, leur « journal » doit être le ciment qui retiendra entre elles les pierres branlantes du monument incomplet, de manière à lui donner au moins une apparence d’unité, l’allée qui circulera dans le désordre du jardin. Telle n’est point, tant s’en faut, la raison d’être de Vérité et Poésie ! Gœthe a vécu comme il voulait vivre, a fait ce qu’il voulait faire, a réalisé l’accord cherché entre son moi et la nature : ce qu’il voit de lui-même le remplit de satisfaction et d’admiration ; et comme il est, à sa façon, un moraliste, le « symbole » qu’il compte, en sa personne, représenter, se transforme et devient un « exemple ».

Je ne sais vraiment qu’un seul livre qu’on peut rapprocher du sien : les Mémoires d’Outre-Tombe. Là, du moins, il y a quelques rapports de ressemblance.

Ces rapports, à vrai dire, ce n’est point dans les caractères des auteurs qu’il faut le chercher. Bien que leurs noms, en effet, aient signé deux œuvres de tendances similaires, Werther et René, ils différaient l’un de l’autre autant que deux hommes le peuvent. Celui-ci était tout intelligence, celui-là tout passion. Nul ne fut plus « compréhensif » que Gœthe, nul ne le fut moins que Chateaubriand, qui possédait, en revanche, au plus haut degré, cette résonance intérieure, cette sonorité d’âme que l’autre s’agitait pour tirer de soi. On l’entend gronder à toutes les pages de son œuvre, en des phrases qui prennent des sons d’orage, et nous éclairent mieux son âme que de longues analyses : « Tout devint passion chez, moi, en attendant les passions mêmes… Ces flots, ces vents, cette solitude qui furent mes premiers maîtres, convenaient peut-être mieux âmes dispositions natives (que l’étude) ; peut-être dois-je à ces instituteurs sauvages quelques vertus que j’aurais ignorées… Tout prenait en moi un caractère extraordinaire… » Ce n’est pas lui, qui se serait passionné pour la théorie des couleurs. Il ne ressemble en rien à un « génie objectif ». Il ne se préoccupe point de l’éducation ni du développement de son « moi », qui, sans chercher avec la nature une harmonie pour lui difficile à réaliser, s’épanouit librement, selon ses propres lois, comme une fleur unique, étrange et belle. Mais enfin, et quelque différente que fût l’étoffe de leurs âmes, la destinée avait établi entre ces deux hommes un point de ressemblance : ils avaient dominé leur époque et leur pays ; leurs hautes figures se dressaient au-dessus des têtes contemporaines, respectées, admirées, adulées, bravant l’âge, attirant l’amour malgré les années. Séparés par la qualité de leur génie autant que par leur race, ils semblaient deux grands monarques régnant sur des pays voisins, dont diffèrent le climat, les paysages, les lois, les mœurs, les habitans : l’égalité de leur puissance les rapproche, crée entre eux un lien, du moins pour les yeux qui les observent d’en bas. Parvenus à ce faîte, ils ont l’un et l’autre songé que leur mémoire leur survivrait longtemps ; hantés par l’image que les hommes se feraient d’eux, ils ont entrepris de la fixer à leur manière, d’en arrêter les traits. Là encore, dans la poursuite de ce but identique, leurs procédés se séparent : Chateaubriand ne cache point qu’il se propose de composer son attitude, et, dépourvu de vanité par excès d’orgueil, il la compose admirable. Plus modeste en apparence, Gœthe est peut-être moins sincère : sans en avoir l’air, il corrige davantage à sa vie, il arrondit ses gestes avec plus de soin. Le rapport qui subsiste, c’est que les deux œuvres, de vaste envergure, sont les portraits que deux grands hommes, parvenus à d’égales hauteurs, qui furent à un égal degré des enfans gâtés de la vie, ont voulu laisser d’eux-mêmes. À ce point de vue, Vérité et poésie et les Mémoires d’Outre-Tombe sont des documens de même importance, de même intérêt, et l’on pourrait ajouter de même signification.


V

Les Mémoires d’Outre-Tombe ont déçu l’attente des contemporains, et commencent à peine à nous apparaître sous leur jour véritable. Gœthe a eu plus de chance : publiée au plus beau moment de sa carrière, son autobiographie fut accueillie par un concert d’éloges. Seules, les revues à tendances religieuses introduisirent quelques réserves : encore se plaisaient-elles à saluer en l’œuvre nouvelle de l’illustre écrivain « le meilleur produit de sa muse[13]. » Le livre et l’homme planaient au-dessus de la critique, dans un rayonnement, et l’on ne savait qu’admirer davantage de la grâce, de la fraîcheur, du sens et du charme des aventures racontées, ou du talent du narrateur. Les autres ouvrages de Goethe, tirés déjà de lui-même, pâlissaient devant celui-ci. On comprenait mieux qu’il avait été Werther, Clavijo, Tasse, Wilhelm Meister, Faust, mais il paraissait, comme être réel, supérieur même à ses fictions. Pareillement, les figures dont il s’entourait semblaient revêtir, dans leur réalité embellie, une poésie nouvelle, plus complète, plus irrésistible que celle dont il les avait parées sous leurs noms d’emprunt. Le titre du livre surpassait ses promesses : la vérité et la poésie, amalgamées avec une habileté prestigieuse, formaient comme une réalité suprême, où se réunissaient la simplicité de la vie et la beauté de la fiction. Et de ce mélange sortait un homme qui, quelque grand que fût le poète, paraissait encore plus grand, un homme dressé sur sa propre histoire comme une statue sur un haut piédestal. Il dépassait les proportions humaines ; ou plutôt, les siennes étaient si parfaites qu’elles le rapprochaient du divin, sans qu’il perdît cependant sa qualité d’homme. Ayant réalisé son programme : « faire de sa vie un tout harmonieux », il atteignait l’antique conception du demi-dieu. On ne pouvait plus, pour le juger, recourir aux communs critères : le vol de son génie l’avait emporté dans des régions où la pensée ne pouvait plus le suivre que pour l’admirer.

Cette conception de Gœthe, imposée par les Mémoires, a longuement subsisté, et subsiste encore, non pas seulement dans les petits cercles fanatisés qui vouent un culte à ses encriers et compulsent ses carnets de ménage, mais dans des cercles plus larges, où l’on rencontre des esprits distingués ou supérieurs. On les retrouverait sans peine à l’origine de quelques-unes des doctrines les plus répandues dans les milieux littéraires de l’heure actuelle : ainsi, elle a des attaches évidentes avec « l’intellectualisme », tel que le conçut M. Paul Bourget, pendant la première partie de sa vie littéraire, comme avec la théorie de la « culture du moi » que professe M. Maurice Barrès. On ne pourrait dire, sans excès, qu’elle est la base d’une religion ou la quintessence d’un dogme. Mais elle a servi à former un certain état d’esprit, auquel tendent certaines intelligences d’élite, et qu’on peut bien appeler le gœthéisme.

Qu’est-ce, au juste, que le gœthéisme ? Une doctrine difficile à définir, parce qu’elle repousse tout dogmatisme par trop brutal et appelle beaucoup de nuances. Essayons d’en marquer quelques traits.

Le gœthéen est avant tout intelligent, ou, si l’on permet l’emploi de ce mot nouveau, dont le sens est plus précis, compréhensif : je veux dire par là que son intelligence embrasse les objets où elle s’applique plutôt qu’elle ne les pénètre. S’INTERESSER A TOUTES CHOSES, telle est bien la leçon que le maître donne à ses fervens : voyez ses premières études, partagées entre les lettres, le droit, les sciences, le dessin ; ses collections si disparates, ses lettres qui trahissent tant de préoccupations diverses. On pourrait ajouter, pour compléter : s’intéresser à toutes choses AVEC LE PARTI PRIS D’EN TIRER QUELQUE PLAISIR. Ce n’est point l’amour de l’étude ni le souci des résultats qui inspirait et guidait l’infatigable chercheur : c’était la jouissance personnelle que lui valait son effort. D’autres, parmi ses contemporains, ont contribué à préparer le large mouvement scientifique qui a emporté ce siècle, ont répandu le goût du travail pénible, patient et complet. Il est bien, lui, le père de ce dilettantisme que M. Bourget définit si justement « une disposition de l’esprit, très intelligente à la fois et très voluptueuse, qui nous incline tour à tour vers les formes diverses de la vie et nous conduit à nous prêter à toutes ces formes sans nous donner à aucune[14]. »

C’est un jeu qui intéresse en lui-même, quels que puissent être ses résultats. « Le maître de Weimar, note M. Barrès avec une extrême justesse, sentait vivement l’impossibilité de calculer les conséquences d’un acte et de connaître s’il entraînera plus de bonheur ou de malheur : il acceptait la vie, et même, ce qui est le trait essentiel, sympathisait partout où il distinguait une force qui s’épanouira[15]. » Mûrie à de telles leçons, l’intelligence du gœthéen ne manquera pas d’acquérir de précieuses qualités : elle ira s’élargissant sans cesse, comme un muscle que développe l’exercice ; elle sera souple et subtile, sinon aiguë ou profonde ; surtout, elle sera tolérante : car il y a, dans son universelle sympathie, un principe d’indifférence : tout fanatisme dérangerait sa ligne, toute rigueur contredirait à son essence. Ajoutez encore qu’elle tendra avec force à l’unité : la nature, l’art et la vie ne seront pour elle qu’une seule synthèse, dans laquelle il faudra, pour remplir son rôle, qu’elle s’absorbe, comme un rayon qui remonte à la source de la lumière. Mais « comprendre » est une fonction limitée. On ne pourrait l’exercer à l’infini, qu’à condition de renoncer à tout parti pris. Or, le gœthéen, pas plus que son maître, n’est dégagé du parti pris : il repousse ce qui froisse ou contrarie sa conception de l’harmonie, — et l’on voit apparaître ici comme un vaste champ interdit à sa vision, comme un espace réservé où jamais son œil ne pénétrera. Dans le fait, s’il veut obéir aux leçons reçues, s’il tient à garder intacte la philosophie qu’on lui a léguée, il ne comprendra pas la douleur. Et je me demande s’il ne suffit pas de cette lacune dans son système pour le frapper d’impuissance, de stérilité, et de médiocrité.

Si l’on passe du domaine de l’intelligence dans celui de la sensibilité, on voit l’image, belle, en somme, tout à l’heure, se ternir à la fois et se rapetisser. S’il veut suivre l’exemple et les préceptes du maître, le gœthéen s’enfermera dans un « égotisme » dont l’étroitesse jure avec l’ampleur de sa conception du monde. Son Ame durcie ne parviendra jamais à sortir d’elle-même, à s’identifier avec d’autres âmes, à les pénétrer à l’aide de sentimens affectueux qui seuls nous rapprochent des êtres différens. Gœthe n’a jamais pris son parti de cette ; congénitale sécheresse : il s’est agité tant qu’il a pu, d’abord pour éprouver ces sentimens (Marguerite, Annette, Frédérique, Charlotte, Schiller), puis pour se donner l’illusion de les avoir connues (Clavijo, Gœtz de Berlichingen, Werther) ; ne pouvant l’acquérir pour son compte, cette illusion, il a renoncé à la poursuivre (Iphigénie, le Tasse) ; mais il a voulu la maintenir chez ses lecteurs (Vérité et Poésie). Le gœthéen, s’il veut être conséquent, l’acceptera, et l’érigera en vertu. Il traitera les cœurs qu’il rencontre sur son passage comme les idées qu’il arrête en chemin : il en fera des collections et des analyses. Toute la matière que lui offre la vie doit être broyée pour qu’il se l’assimile : il ira rejoindre l’homme fort, les struggle-for-lifer que d’autres doctrines ont mis à la mode, et dont il ne diffère, au fond, que par la culture et l’élégance de son esprit. A vrai dire, il diffère d’eux par ce point encore, qu’il ne sera jamais entièrement un homme d’action : Gœthe lui-même, au zénith de son ciel d’orgueil, sentait bien qu’il n’était pas un Napoléon. Ses disciples se consoleront de leur impuissance à mener les hommes par la certitude de leur propre supériorité. C’est en elle, peut-être, qu’ils finiront par trouver ce calme, celle sérénité, cet « olympisme » qu’ils admirent si fort chez leur dieu et qui paraît aux plus avancés la marque du génie comme le dernier mot de la sagesse.

Or, ce sont bien les Mémoires qui constituent, le vrai bréviaire du gœthéen : ils peuvent le dispenser de chercher, épars dans les autres œuvres, les traits dont il a besoin pour étayer son individualité et former sa physionomie. Malgré leurs réticences, malgré la part qu’ils font à la fiction qu’ils revotent, pour la justifier, du nom de poésie : malgré les voiles que tisse autour de la réalité, tantôt, le souvenir, fécond en mirages, tantôt le parti pris, habile en argumens, ils nous livrent tout l’homme, dans sa grandeur, avec ses faiblesses. Et comme cet homme est le premier d’une longue lignée, comme il a eu et aura encore des émules, des épigones, des fanatiques, des imitateurs et des singes, l’œuvre où il s’est ainsi livré plus qu’il ne comptait le faire pourrait bien demeurer son œuvre la plus admirée, la plus vivante, la plus influente.


ÉDOUARD ROD.

  1. Richard M. Mayer, Gœthe, 3 vol. ; Berlin, 1893.
  2. Johannes Falk, Gœthe aus nüherem persönlichem Umgange dargestellt ; Leipzig, 1836.
  3. Guhrauer, Briefwechsel zwischen Gœthe und Knebel.
  4. Conversations avec Eckermann.
  5. Voir dans la Revue du 1er novembre 1863, l’étude de E. Caro sur les Travaux scientifiques de Gœthe.
  6. A. Baumgartner, Gœthe, sein Leben und seine Werke ; Fribourg, 1886.
  7. Le Bon vivant de Weimar.
  8. Sprüche in Reimen.
  9. Journal, 7 août 1779.
  10. Gœthe’s Werke, éd. Humpel, t. XX à XXIV.
  11. Gœthe-Jahrbuch, t. II.
  12. Dans les Mémoires, le récit de cette métamorphose tourne tout à l’avantage de Gœthe : pas un trait n’indique qu’il ait troqué le ridicule de ses habits provinciaux contre un autre ridicule.
  13. Heidelberger Juhrbücher, cité par G. von Lœper.
  14. Essais de psychologie contemporaine.
  15. Note sur le mot Gœthisme, dans l’Ennemi des Lois.