Essai pour servir à la détermination de quelques animaux sculptés dans l’ancienne Grèce, et introduits dans un monument historique enfoui durant les désastres du troisième siècle

ESSAI
Pour servir à la détermination de quelques animaux sculptés[1] dans l’ancienne Grèce, et introduits dans un monument historique enfoui durant les désastres du troisième siècle[2].

PAR M. GEOFFROY SAINT-HILAIRE.

Représentant de l’Académie royale des sciences dans la commission dite de l’expédition scientifique de Morée, et à ce titre appelé à prendre connoissance de quelques débris d’un bas-relief découvert en 1830, et récemment transportés à Paris, je croyois n’intervenir que pour répondre à cet appel : mais entraîné par le sentiment du naturaliste, je me suis trouvé engagé dans d’autres soins.

Ces débris proviennent du temple fameux consacré à Jupiter et bâti à Olympie, dans la vallée et sur les bords de l’Alphée. On est redevable de leur découverte aux artistes envoyés en Morée, et en particulier à M. Blouet, chef de la section des architectes. Olympie et ses nombreux édifices avoient entièrement disparu, mais les écrits de Pausanias portèrent sur leurs traces ; et sur une indication qui ne pouvoit être un renseignement utile que pour le zèle et le savoir, M. Blouet se crut sur l’emplacement d’Olympie, et fit fouiller parmi les alluvions de l’Alphée. C’est là qu’on découvrit une partie du fronton du temple de Jupiter Olympien, principalement l’un des bas-reliefs décrits par Pausanias, et dont cet auteur célèbre le mérite, en le recommandant comme dû au ciseau de l’un des grands sculpteurs de l’époque, Alcamène, l’élève le plus distingué de Phidias. Dans ce bas-relief. Minerve honore la force, la valeur et les bienfaits d’Hercule. Une partie des animaux dont le héros a purgé le sol de la Grèce orne cette scène d’ovation.

SECTION PREMIÈRE.

Observations préliminaires.

Qu’étoient ces animaux, quels doivent-ils nous paroître ? À l’idée toute naturelle, dans ma position sur-tout, d’essayer d’en donner une détermination, on opposa des règles, certains usages consacrés comme autant de principes par les érudits : il est même pour ce cas un mot, parerga, qui désigne tous les accessoires de la sculpture antique, et qui sert à exprimer l’espèce de dédain qu’on témoigne pour les accompagnements caricaturés d’un sujet principal. Cependant opposer des généralités, dont il faut d’abord qu’on suppose la prétendue infaillibilité, sans faire la part des cas imprévus, et définitivement les recommander pour détourner d’un projet d’études, cela me parut irréfléchi, et je passai outre.

Je reviens aux impressions que je reçus devant les fragments du bas-relief, qui furent d’abord déposés au ministère de l’intérieur. Qu’étoient les animaux représentés au temps de Phidias et d’Alcamène, ce lion de Némée, cette hydre de Lerne, le taureau de Crète, le sanglier d’Érymanthe, etc. ? Dans quelle mesure la nature animale d’alors avoit-elle été consultée ? Il y a plusieurs races ou espèces de lions, de sangliers, de taureaux, de grands serpents. Jusqu’à présent le sentiment populaire s’étoit contenté des idées un peu vagues exprimées par ces noms génériques, et l’on n’y avoit attaché aucune importance. Pourquoi, si de grandes révélations ou de piquantes observations devoient dépendre d’études plus réfléchies et plus consciencieuses de ces vieux matériaux de la fable ou de l’histoire, renoncer à s’y livrer ? Pourquoi le sentiment zoologique, devenu de nos jours plus profond et plus puissant, ne seroit-il pas de nouveau employé à chercher, à démêler ce qu’il peut y avoir de vrai, ou simplement d’emprunté à l’imitation de la nature, dans ces conceptions pittoresques, dans les produits les plus maniérés de l’art ? Car, si ce ne sont pas des portraits réels, toujours est-il certain que l’artiste n’a pu marcher contre son but, c’est-à-dire assigner des formes pour qu’elles fussent méconnues.

Une autre objection à prévenir est celle-ci : « L’histoire naturelle ne sauroit raisonnablement intervenir dans des questions de pure mythologie, et faire partie d’une discussion s’appliquant à la configuration de signes symboliques, si les douze travaux d’Hercule ne rappellent que des sujets fabuleux. » Selon l’opinion de la plupart des archéologues, qu’ont entre autres exprimée Court de Gébelin et Dupuis, les faits attribués à Hercule ne reproduisent, sous une autre forme, que les allégories des douze signes du zodiaque, ne sont qu’une traduction en style grec des scènes et motifs figurant et exprimant allégoriquement l’ancienne et universelle cosmogonie. Or, l’invention du zodiaque devint le fond d’une théogonie indienne plusieurs siècles avant le développement de la vie sociale en Europe. Et comment alors, dans le bas-relief découvert à Olympie, qui ne seroit qu’une transformation de cette ancienne composition, trouver des éléments pour une zoologie grecque ?

Des esprits généralisateurs vont très vite dans des suppositions qui embrassent tous les âges historiques. Mais défions-nous de ces penseurs, nés avec des cerveaux ardents, pour lesquels produire est un besoin irrésistible, que l’inspiration saisit avant de posséder les faits, bien qu’elle les entraîne au-delà quelquefois avec bonheur au profit de l’humanité. Et, en effet, c’est pour moi une question encore entière, si les Grecs, entrant dans les voies de la civilisation, ont connu et adopté les fables indiennes ; ou si, partis du même point de barbarie que les sociétés dans l’Inde, ils ont eu à traverser les mêmes obstacles, à éprouver les mêmes vicissitudes, à ressentir les mêmes joies de victoires semblables, et à inventer également pour leur compte les mêmes manifestations de leurs sentiments[3].

Dans les appréciations de ce genre, l’on ne sauroit apporter trop de réflexion, admettre trop de distinctions. N’oublions pas les deux nécessités qui poussent l’homme vers sa destination définitive, qui aussi en restreignent les allures aventureuses ; c’est-à-dire n’omettons dans nos spéculations l’intervention ni des choses du dedans, ni de celles du dehors. Expliquons cette pensée contractée et par conséquent obscure.

Les choses intérieures sont celles qui se manifestent dans l’homme, comme étant absolument engendrées par ses faits de propre nature ; ce sont les incitations de toutes les parties de son organisation ; et les choses extérieures sont tout ce qui l’affecte par des perceptions causées au-dehors, ou toutes les excitations de son monde ambiant, lesquelles l’astreignent et le livrent, en instrument docile, à la cohésion de ce qui le touche mécaniquement. Que l’homme n’obéisse qu’à une seule de ces impulsions, celle du travail intérieur de ses parties organiques, il n’est susceptible dans l’ordre des temps que des mêmes actes. D’une nature dans ce cas immuable, il est par cette position, ou devient vis-à-vis de lui-même, une même cause engendrant nécessairement le même effet. Mais n’est-ce pas ce qui se montre uniquement et ce qui se trouve entièrement réalisé à la première époque de la vie sociale ? Au sortir de la barbarie, il est plutôt excité par les susceptibilités de son instinct que guidé par les lumières d’une raison intelligente ; faculté adventive, mais non actuellement advenue. Ce qui appartient à sa nature intime est dans ce moment en pleine puissance d’agir et détermine toutes ses allures, non que l’homme n’ait à se débattre dans son monde ambiant, qu’il ne doive (et certes plus vivement encore) ressentir tout le poids accablant des parties environnantes, et qu’il ne soit dominé par tant de corpuscules qui pénètrent en lui ; se rendant au cerveau par les organes des sens, alimentant la flamme de ses poumons et changeant tous les rapports chimiques des ingesta dans ses voies digestives.

Mais toutes ces causes d’influence pour l’homme dans l’enfance de la civilisation sont une constante sans différence appréciable, sur laquelle, à la rigueur, la différence des climats pourroit avoir action ; c’est-à-dire sont une constante qui se manifeste comme des parties concentrées, amenées à l’unité d’essence et par conséquent incapables de variations partielles, quand au contraire les modifications organiques, qui dépendent de l’âge, du jeu plus ou moins libre des organes et d’une multitude de petites circonstances provocatrices, agissent de leur chef avec autorité, et ainsi distinctement. Les hommes, dans les premiers pas de la carrière sociale, n’ont point encore assez de lumières pour réagir contre les forces de la nature, pour diriger le cours des eaux, pour assainir les lieux fangeux, enfin pour réformer en partie leur monde ambiant. Engagés dans les mêmes travaux sur divers points de la terre, ils y pensent de même, s’y répètent de même, mais ne se copient pas. Chaque peuplade se trouve célébrer ses succès par de mêmes chants triomphaux : car il n’y a d’histoire soigneusement recueillie et écrite que parmi les nations qui ont vieilli dans la civilisation.

C’est ce que ne comprennent point quelques esprits généralisateurs, qui, au contraire, apercevant des rapports entre les tendances et les moyens des premiers actes de la vie sociale, ne manquent point dans ce cas d’attribuer l’invention de l’ordre établi au peuple le plus ancien, et ne voient plus que des effets de réminiscences chez les générations suivantes.

Voilà par quelles séries d’idées a passé mon esprit pour concevoir comment chaque peuple, placé à d’assez grandes distances comme lieu et comme époque, aura de la même manière commencé la vie sociale et se sera de même, ou à-peu-près de même, félicité de ses succès.

Mais quant aux douze travaux d’Hercule, je m’appuie sur des preuves plus spéciales et plus directes ; c’est que le caractère et les expressions des faits attribués à ce héros sont uniquement et exclusivement grecs. Chaque nom d’allégorie a son principe dans des raisons de localités : c’est à des Grecs, et en se servant des noms de leurs villes, vallées et montagnes, qu’on parle. Ceci est manifeste dans cette nomenclature : taureau de Gnosse ou de Crète, lion de Némée, sanglier d’Érymanthe ou de Calydon, hydre de Lerne, etc. Tout est là d’invention grecque, c’est de l’histoire et de la géographie entièrement helléniques[4].

J’avais besoin pour moi et mes lecteurs de ces éclaircissements : au moyen de ces explications, je puis effectivement avancer dans la composition de cet écrit, agir avec une pleine aisance dans les déterminations que je vais essayer de donner. Dans le bas-relief d’Olympie, formant une page, qui n’est pas seulement recommandable par son antiquité de vingt-deux siècles, mais qui l’est en outre comme émané du grand siècle de la sculpture et comme étant le sujet original d’un commentaire fait par Pausanias, nous ne trouvons d’instruction et de souvenirs que pour trois animaux de l’ancienne Grèce. Une partie seulement des sujets exprimant les douze travaux d’Hercule nous est parvenue : l’hydre de Lerne, ou du moins une tête de serpent qu’on en a supposée la représentation, étoit au nombre des objets retrouvés, mais ce morceau n’a point été rapporté : c’est une perte regrettable.

SECTION DEUXIÈME.

Considérations zoologiques.

Je passe à la description des trois animaux, de celle du moins de leur forme, telle quelle nous est présentement transmise par l’art de la sculpture, comme il fut au temps de Phidias.


I. Le taureau, objet du sixième travail d’Hercule. Ce taureau est représenté de grandeur naturelle et de profil, la tête étant tournée pour être vue de face ; le héros dans une attitude où il déploie sa force athlétique est légèrement incliné, son dos couvrant les flancs de l’animal. Il se le soumet, en paroissant l’accabler, non seulement de son propre poids, mais de plus par de violents efforts. Ainsi l’on aperçoit du taureau, par-derrière, sa croupe et sa queue artistement jetée, et, par-devant, sa tête ; le cou est gros, la corne est presque droite, latérale et fort courte : le masque manque, le marbre étant frustre en cet endroit par suite de brisure ; cependant l’emplacement de la face est suffisamment circonscrit pour qu’on puisse juger de ses proportions et y reconnoître sur-tout un front large et sans hauteur. D’après cet ensemble, et les formes de la queue légèrement floconneuse à l’extrémité, mais en se fondant spécialement sur les caractères plus précis de la tête, je crois reconnoître le taureau sauvage, qui fut autrefois si abondant en Europe, le Bos Urus, l’aurochs, dont il est si souvent question dans les Commentaires de César, qui n’existe plus présentement dans les forêts de la Germanie et que faction progressive de la civilisation dans les lieux où il est encore souffert, tels que les contrées désertes de la Pologne, de la Russie et de la Turquie, doit prochainement anéantir. Ce n’est qu’à cette espèce que l’on peut attribuer les passages ci-après de Pausanias. « Le taureau de Péonie est de toutes les bêtes féroces la plus difficile à prendre en vie[5] : c’est un animal qui a de grands poils sur le corps, particulièrement sous la gorge et sur l’estomac[6]. » Au temps de Pausanias, l’aurochs auroit donc été déjà refoulé vers l’entrée de la Macédoine, dans des gorges où la rivière de l’Axius prend sa source ; cependant un caractère dans le marbre d’Olympie fourniroit une autorité contraire à cette détermination, c’est le trop de longueur de la queue. Alcamène, composant d’après ses souvenirs, ne se sera point piqué d’exactitude à cet égard, afin de donner un mouvement plus heureux à cette partie de son bas-relief.


II. Le lion, objet du premier travail d’Hercule. Il y a trois sujets qui se rapportent à cette espèce, dans le bas-relief d’Olympie : 1o  un lion terrassé, couché et foulé par l’un des pieds du héros ; et 2o  deux têtes plus fortes que nature, servant d’ornement, et qui furent comprises dans l’entablement du fronton : l’une des têtes est vue de face et l’autre de profil.

Hercule, dont Hérodote place la naissance cent ans avant la guerre de Troie, c’est-à-dire 1382 ans avant l’ère chrétienne, est réputé avoir combattu et tué pour son premier travail un lion dans la forêt de Némée. Or, cette forêt avoit reçu son nom de son voisinage d’une ville de l’Argolide, située au pied du mont Apésas : en admettant ces données historiques, il y avoit à cette époque très reculée des lions dans le Péloponèse : mais huit cents ans plus tard, il ne s’en trouvoit plus que vers la frontière nord de la Grèce, où ces redoutables animaux avoient jusque-là résisté. Il est avéré qu’il n’en existe plus présentement sur aucun point de l’Europe.

C’est par Hérodote que cette particularité, touchant les lieux occupés par les lions au temps de la guerre de Xercès, nous est parvenue[7] : il s’en trouvoit un grand nombre dans les pays renfermés entre l’Achéloüs et le Nessus, c’est-à-dire dans une partie de la Thrace et de la Macédoine. Xercès, traversant la Péonie, eut une partie des chameaux de ses bagages attaquée et détruite par des lions descendus des montagnes pendant la nuit. Aristote raconte les mêmes faits, qu’il a, suivant moi, copiés et empruntés au père de l’histoire ; il en a fait de même dans bien d’autres passages de ses livres.

Le Péloponèse et plus loin les pays de l’Europe situés au nord de la Grèce, avoient-ils leur lion propre, ou n’étoit-ce que le lion de l’Atlas, dont l’augmentation de la population auroit peu à peu détruit la race ? Il n’y a pas long-temps qu’on eût répondu à cette question, en citant la croyance commune qu’il n’y a qu’un lion, le felis leo des auteurs. Alors même c’eût été contre le sentiment d’Aristote, qui avoit déjà posé en fait[8] qu’il y a des lions d’espèces différentes, l’un plus court, à crinière crépue, et d’un caractère plus timide, et l’autre qui est plus courageux, ayant le corps sensiblement plus long, et qui porte une plus belle et plus longue crinière. On doit aujourd’hui d’autant plus d’attention à ce passage, que nous connoissons plusieurs races ou espèces distinctes, savoir :

1o  Le lion du mont Atlas : un corps très long, et sa crinière magnifique qui lui garnit la tête, qui entoure le cou, et qui s’étend sans intervalle sur l’épaule, le caractérisent ; c’est le deuxième des lions d’Aristote.

2o  Le lion du Sénégal, plus foible, à crinière moins prolongée ; son épaule n’est ornée que d’un épi de poils.

3o  Le lion de Bagdad, tout-à-fait ou à-peu-près sans crinière ; Olivier en parle dans son Voyage en Syrie[9] : celui-ci n’a ni le courage ni la taille, ni la beauté des lions africains.

4o  Les lions noirs de l’Inde, cités par Élien[10].

5° Enfin, les lions du Cap, que notre ménagerie nous montre avec une queue sensiblement plus courte.

C’est sous la préoccupation de l’existence de ces diverses races, que nous allons décrire les échantillons du bas-relief d’Olympie.

Premièrement. Du lion entier et terrassé.

Il est couché dans une attitude scénique : on le juge irrité de ne pouvoir se soustraire à l’ascendant de son vainqueur ; les lèvres sont en retrait, contractées, fortement renflées et à bords sinueux. Le mufle est sillonné, pour rendre l’expression de quelques petites excavations cutanées, que l’on a figurées en ligne et d’où sortent les barbillons ; les dents canines sont apparentes ; la forme des autres est restée non étudiée ; les oreilles sont à conque large et plissée ; et la crinière est disposée en flocons égaux, qu’on juge arrangés à dessein et pour produire une sorte de chevelure. Au total, l’animal, qui est remarquablement petit, tire sa principale expression de sa tête fort courte.

Il est manifeste, d’après ces traits, que c’est à la première des deux espèces d’Aristote que se rapportent les formes du lion sculpté par Alcamène. Mais à laquelle des deux, no 2 et no 3 ? Tout me porte à croire que c’est à la race qui existe encore dans le voisinage de la Syrie. Autrefois il y avoit aussi des lions dans la Syrie elle-même et en Égypte, pays où l’on n’en trouve plus. La Cilicie, l’Arménie et le pays des Parthes en étoient pleins, dit Oppien ; si l’on en voit encore aujourd’hui, ils y sont au moins très rares.

Deuxièmement. Sur la tête vue de face.

L’artiste a voulu y introduire un caractère de force et de majesté ; les lèvres ne sont que dans une demi-contraction ; le nez est large et court, plus sensiblement que dans le lion du mont Atlas. Les oreilles paroissent plus plissées, moins ouvertes et plus basses que chez les lions actuellement vivants. La crinière très singulièrement compassée se trouve si bien distribuée en flocons sinueux et symétriques qu’on croit y reconnoître moins l’intention d’une copie exacte, que le faire d’un calcul, que le sentiment de l’artiste.

Troisièmement. Sur la tête figurée de profil.

C’est le même travail que dans le cas précédent ; il est évident que l’artiste s’est assujetti à l’idéal adopté par lui pour ce sujet, a une composition d’intentions poétiques ; mais de plus cette tête m’a fourni une observation intéressante, un fait du moins qui m’a laissé dans une grande incertitude. Six dents bien rangées et d’une forme non équivoque remplissent tout un côté de la mâchoire supérieure. Le même relief apparoît aussi à la mâchoire d’en bas, mais sous un aspect à cacher une partie des dents, ou à ne les présenter que réduites ou sacrifiées. Les six dents supérieures se reconnoissent sans difficulté, comme faites d’après les six larges dents mâchelières du cheval. Or, ce sont quatre molaires de moitié plus petites, échancrées et à bords profondément sillonnés, qui forment l’arrière-partie de l’arcade dentaire des lions, et à la mâchoire inférieure, trois seulement.

Dans ce cas, est-ce ignorance, est-ce calcul, que ces arrangements dentaires transportés du cheval et attribués au lion ? Il n’est de choix à faire ici qu’entre ces deux partis, inattention ou bizarrerie. Renfermé dans cette position, il me répugne moins d’admettre l’erreur volontaire, qui auroit pris ses motifs dans l’esprit du siècle de Phidias, dans des combinaisons mythologiques. Et en effet, ce qui révolte avec tant de raison notre parti pris d’une fidélité servile, nos idées reçues d’assujettissement à la vérité locale, à une imitation correcte des sujets à représenter, se changeoit pour les Grecs en des principes qui les portoient vers des combinaisons dont ils faisoient des vérités de convention, plutôt qu’à la représentation du vrai lui-même.

Je m’explique à cet égard : et en effet, si ce n’est pas tout simplement sur une grossière méprise, Alcamène n’auroit suivi que la mode de son temps, en prenant, avec toute licence, en dehors de son sujet de quoi ajouter à l’effet pittoresque, et en sacrifiant la réalité, pour y substituer plus de passion et de poésie. C’étoit des idées que l’on se proposoit alors de traduire avec de la sculpture, et non des formes réelles qu’il falloit rendre exactement. Or, le profil d’une mâchoire pleine de dents grandes et robustes pouvoit paroître d’un effet plus menaçant, du moins annoncer bien autrement de la force que les trois ou quatre dents petites, aiguës et découpées du lion, lesquelles, copiées servilement, n’eussent amené sous le ciseau qu’une nature amaigrie.

C’étoit autrefois, pour les arts en peinture et en sculpture, comme pour les sciences en physiologie et en médecine ; on négligeoit le matériel des choses pour s’en tenir à leur manifestation extérieure : et ce ne fut point par choix, mais par nécessité de position. L’organisation des corps vivants, pour être appréciée, réclame l’observation de données si nombreuses, qu’il a bien fallu s’en référer à la lente investigation des siècles. Mais en attendant que la construction de l’admirable machine eût fourni à toutes les informations désirables, et que la science pût devenir à son égard rationnelle, ses actions, ses mouvements, ses relations, sa vitalité, ses combinaisons, ses intussusceptions, sa capacité pour l’intelligence, et généralement sa manière d’être à l’égard de toutes les parties de son monde ambiant, formoient un ensemble de scènes variées qu’il devenoit plus facile et plus expéditif d’étudier sur leurs manifestations apparentes. Ainsi, la médecine s’en tint à être hippocratique, la physiologie fut traitée par des philosophes, et la poésie s’introduisit dans les arts d’imitation. On ne s’inquiéta point de ce qu’étoit chacun de nos organes, pour rester entièrement à la préoccupation de ce que tous ensemble produisoient d’actions au-dehors ; c’étoit laisser de côté la construction des animaux pour l’expression de leurs habitudes. Rien n’étoit possible alors au-delà de ce champ d’observations ; mais alors, favorisées par cette spécialité d’études, les connoissances de ce genre gagnoient en profondeur ; et plus réfléchies que de nos jours, elles tendoient à introduire le sentiment de ce haut savoir dans toutes les compositions des arts.

Est-ce dans ces idées dominantes, qu’au grand siècle de l’art, Alcamène auroit puisé l’inspiration de renchérir sur le grandiose de son sujet au moyen d’heureuses infidélités, et décidément, par un mélange calculé de plusieurs traits, chacun donnant sa naïve expression, d’essayer de placer sous l’œil quelques idées compliquées et d’arriver ainsi à faire un tableau parlant ?


III. Le sanglier. Le bas-relief d’Olympie n’eut pour y comprendre une scène de sanglier qu’à produire un groin de cet animal, ou du moins c’est tout ce qui en nous reste dans un morceau présentement isolé. Effectivement, c’étoit assez pour placer dans la composition générale un souvenir du sanglier d’Érymanthe, ou autrement de l’action qui est réputée le troisième travail d’Hercule. C’étoit aussi tout ce que le naturaliste en pouvoit désirer connoître pour la détermination de l’espèce. Cependant quel étoit ce sanglier d’Érymanthe, également nommé sanglier de Calydon ? Érymanthe étoit le nom d’une montagne d’Arcadie, et Calydon celui d’une forêt située plus au nord et de l’autre côté du golfe de Lépante. Hercule fut renommé pour avoir, ici forcé et pris vivant, et là, tué un énorme sanglier.

Le groin, exécuté en marbre, que nous avons sous les yeux, donne très bien les conditions principales et caractéristiques du genre, la saillie du disque nasal et les défenses qui excèdent et qui contournent la lèvre en la dirigeant vers le haut. Cependant ces défenses sont grêles, rondes, assez longues pour atteindre la hauteur du museau, symétriquement arquées, bien ajustées, l’antérieure étant au-dessous de l’autre, et toutes deux enfin paroissant tout-à-fait appliquées sur le derme. Il y a sans doute dans cette conformation de quoi satisfaire à la reconnoissance du genre sanglier, Alcamène ne s’étant proposé rien de plus ; car ce qui a pu contenter cet artiste selon les idées de son temps, nous paroît passer à des effets d’indifférence pour l’exactitude. D’autres mœurs nous ont fait aujourd’hui les hommes de la précision. Nous voulons laisser aux faits tous les enseignements de leurs conditions matérielles, quand on ne vouloit retirer d’eux autrefois que la manifestation de leur essence poétique.

Ce point de fait reconnu, à quoi bon, dira-t-on, une détermination scientifique du sanglier du Péloponèse d’après un marbre qui n’en seroit qu’une copie infidèle ? La remarque est juste, et je ne lui oppose que ces deux foibles réponses : 1o  l’inexactitude de ce modèle n’est que présumée, et 2o  que ne doit-on pas attendre du savoir actuel en histoire naturelle, pour comprendre d’anciennes études faites instinctivement d’après les animaux ?

On compte plusieurs espèces de sanglier. Laquelle d’entre elles aura valu à Hercule l’honneur d’un nouveau triomphe ? Le modèle nous laisse dans l’incertitude. Si nous l’avions reçu d’un statuaire moderne, nous pencherions à y trouver le type d’une espèce inconnue ; mais, avertis, comme nous le sommes, des habitudes du faire antique, nous choisirons entre les animaux de notre actuelle zoologie.

J’exclus d’abord, même sans autre justification que les indications suivantes, 1o  les sangliers d’Amérique à défenses qui se croisent et se prolongent droites à la manière des dents canines des lions ; 2o  le sanglier des îles de l’Archipel indien, ou le babyroussa, à défenses très longues, menues, grêles et contournées en spirale ; 3o  le sanglier de Madagascar ou le sanglier à masque, qui porte une excroissance mamillaire derrière ses défenses. Restent les deux espèces sus scrofa et sus œthiopicus.

Le sanglier vulgaire, scrofa, existe dans tout l’ancien continent. Long-temps nous l’avons cru exclusivement propre à l’Europe, dont en effet il habite les terres marécageuses et boisées ; mais je l’ai moi-même rencontré en Égypte, d’où il se sera répandu dans les terres adjacentes ; ce que nie Aristote à tort, et pour avoir copié une erreur échappée à Hérodote. Ce sanglier vit aussi dans les Indes ; c’est ce que nous savons par un crâne provenant de Jaffno et déposé à notre collection des squelettes par le docteur Reynaud, chirurgien et professeur à l’hôpital de Toulon.

L’autre espèce, œthiopicus, que fort anciennement Adanson avoit vue au Cap-Vert, ainsi que l’attestent plusieurs fragments qu’il en avoit déposés au Cabinet du roi, fut pour la première fois, en 1777, publiée par Pallas. Pour exprimer toute sa surprise et ses vives impressions, à la vue des formes extraordinaires de cette curieuse espèce, Pallas lui fit, au commencement de son article, une application du proverbe romain : Africa ferat monstris. Aspect horrible, naturel furieux, caractère opiniâtre et indocile, animal né pour la fange, créé pour nuire, et n’étant pas même après sa mort une venaison passable ; que de motifs pour en faire proscrire la race ! Et par conséquent, si cet affreux animal désoloit la Grèce, au temps des campagnes d’Hercule, nul doute que ce n’ait été cet énorme sanglier que le demi-dieu aura poursuivi sur le mont Érymanthe, atteint et vaincu dans les forêts de Calydon.

Mais le sus œthiopicus existoit-il alors en Grèce ? Il y quelques années et avant les voyages de M. Ruppel dans le Kordofan et dans l’Abyssinie, on auroit pu alléguer des impossibilités, tenant à des distances géographiques. Ces raisons ne subsistent plus aujourd’hui ; le voyageur Ruppel a rencontré ce même sanglier au-delà des Cataractes sur les bords du Nil et dans l’Afrique centrale ; or, il est là avec le lion de petite taille. Pourquoi les mêmes événements n’auroient-ils pas pareillement décidé de leur sort ? Comme le lion de l’Attique, l’énorme sanglier de l’Éthiopie aura bien pu dans la péninsule grecque peu à peu céder le terrain aux sociétés humaines, c’est-à-dire succomber sous les efforts du nombre accru et de l’industrie des hommes.

Ainsi nous pouvons hésiter dans notre détermination de l’espèce d’Érymanthe entre le sanglier vulgaire et le sanglier aux quatre cornes d’Élien ; car c’est ainsi que cet ancien auteur nomme les énormes défenses du sanglier d’Afrique. Duquel de ces deux sangliers l’échantillon du temple grec s’approche-t-il le plus ? Par le volume, la moindre longueur, et en général par les proportions des défenses, c’est du sanglier vulgaire ; et c’est de l’autre au contraire par plus de courbure et par plus de rondeur de ses dents. La défense supérieure diffère de l’inférieure chez le sanglier africain tellement par le volume que, pour cette seule considération, il faut abandonner l’idée d’attribuer le groin sculpté par Alcamène à celui du sanglier quadricorne d’Élien. Toutefois j’ai parlé tout-à-l’heure d’un rapport : leurs tiges sont de même arrondies, quand, pour ressembler à ce qui est dans l’antre espèce, il eût fallu les trouver comprimées et légèrement triangulaires : au surplus, les formes des défenses de l’échantillon se rencontrent mieux avec celles de notre sanglier dans une extrême vieillesse, parce que l’âge augmente les effets de l’usure, ce qui diminue les côtes ou saillies latérales, et qu’en prenant plus de longueur, les défenses se refoulent moins latéralement, mais se rangent un peu plus l’une au-devant de l’autre.

Après cet examen comparatif, nous restons persuadés que ce sont les formes du sanglier vulgaire qu’Alcamène a eu l’intention de reproduire dans son bas-relief ; d’où il faut alors conclure que, trois cent cinquante ans avant l’ère chrétienne, c’étoit notre sanglier européen, sus scrofa, qui se trouvoit en Grèce ; conclusion qui toutefois n’exclut pas que l’autre espèce, plus digne du courage d’Hercule, ne se trouvât point aussi dans le mêmes contrées dix siècles auparavant.

Si la destruction de cette espèce a pu en effet mériter au demi-dieu les hommages et la reconnoissance de la Grèce, cela reste et demeurera un problème dont il n’y a point à espérer la solution.


Je n’ajouterai rien de plus à ces remarques concernant les animaux représentés dans le bas-relief du temple de Jupiter Olympien. Les longs développements dans lesquels je viens d’entrer m’ont paru commandés par l’obscurité de cette thèse, en même temps que par l’intérêt du sujet. Et en effet c’est une page de l’histoire ancienne qui étoit perdue, et qui vient d’être retrouvée dans ce monument d’une date authentique ; page très remarquable sans doute, puisque nous pouvons, en 1831, y aller rechercher la pensée d’une raison supérieure exprimée, à une époque aussi reculée, y venir admirer l’œuvre d’un artiste du grand siècle de la sculpture. Cette page, j’ai dû m’y attacher, la discuter même, non à titre d’antiquaire et d’érudit que je ne suis point, mais comme m’en faisoient un devoir et ma position et le genre de mes études. Les révélations quelle porte à mon esprit avoient été plus loin, puisqu’elles m’avoient entraîné dans d’autres explications, celles d’un second article. Je ne sais si je le publierai un jour ; mais ce ne pourra être dans le présent ouvrage.

  1. Par Alcamène, l’élève et le rival de Phidias.
  2. Ce Mémoire a été lu à l’Académie royale des sciences, le 4 février 1831, peu de jours après l’arrivée à Paris des parties retrouvées du monument.
  3. Le développement de ce sujet devoit faire le second chapitre du présent écrit : car cette question se lie à une autre assez différente que j’étudie, et dont je compte donner les résultats à la fin de mes travaux sur les ossements fossiles du calcaire oolithique de la Basse-Normandie.

    Il n’y a d’animaux possibles qu’en raison de l’essence et selon la nature des éléments ambians qui s’organisent en eux. À chaque cycle géologique, ces éléments sont plus ou moins modifiés, et alors ce sont tout autant de formes animales, qui varient dans une même raison. Or, l’homme, qui après tant d’autres animaux, est à son tour intervenu dans le courant de ces changements, offroit certes un sujet intéressant d’études, sous ces deux rapports, 1o  de son apparition comme constituant une espèce bipède et à tête volumineuse et sphéroïdale ; et 2o  d’une aptitude indéfinie dans le perfectionnement matériel de son être, sur-tout en commençant et cultivant la vie sociale.

    C’est à de telles recherches que, dans un second article, je voulois appliquer les déterminations acquises dans le présent Mémoire ; mais, arrêté tout d’abord comme je l’ai été, je me réfugie dans le silence. Ce second chapitre devoit contenir un essai d’explication du sens caché sous les formes symboliques de l’Hercule grec, une explication, comme la peut concevoir et donner un naturaliste.

  4. Ces réflexions dévoient préparer la discussion d’un second chapitre. Celui-ci ne peut paroître dans le présent ouvrage ; et j’aurois peut-être mieux fait aussi de supprimer tout ce paragraphe, où je ne me dissimule pas qu’on ne puisse justement trouver à blâmer le caractère d’un hors-d’œuvre.
  5. Lib. X, cap. 13.
  6. Lib. IX, cap. 21.
  7. Hist., lib. VII, cap. 125 et 126.
  8. Hist., lib. IX, cap. 44.
  9. Voy. dans l’Empire ottoman, II, page 426.
  10. De Animal. nat., lib. XVII, cap. 26.