Essai philosophique sur les probabilités/2g

La probabilité des décisions d’une assemblée dépend de la pluralité des voix, des lumières et de l’impartialité des membres qui la composent. Tant de passions et d’intérêts particuliers y mêlent si souvent leur influence, qu’il est impossible de soumettre au calcul cette probabilité. Il y a cependant quelques résultats généraux dictés par le simple bon sens, et que le calcul confirme. Si, par exemple, l’assemblée est très peu éclairée sur l’objet soumis à sa décision ; si cet objet exige des considérations délicates, ou si la vérité sur ce point est contraire à des préjugés reçus, en sorte qu’il y ait plus d’un contre un à parier que chaque votant s’en écartera ; alors la décision de la majorité sera probablement mauvaise, et la crainte à cet égard sera d’autant plus fondée, que l’assemblée sera plus nombreuse. Il importe donc à la chose publique que les assemblées n’aient à prononcer que sur des objets à la portée du plus grand nombre : il lui importe que l’instruction soit généralement répandue, et que de bons ouvrages fondés sur la raison et sur l’expérience éclairent ceux qui sont appelés à décider du sort de leurs semblables ou à les gouverner, et les prémunissent d’avance contre les faux aperçus et les préventions de l’ignorance. Les savans ont de fréquentes occasions de remarquer que les premiers aperçus trompent souvent, et que le vrai n’est pas toujours vraisemblable.

Il est difficile de connaître et même de définir le vœu d’une assemblée, au milieu de la variété des opinions de ses membres. Essayons de donner sur cela quelques règles, en considérant les deux cas les plus ordinaires, l’élection entre plusieurs candidats, et celle entre plusieurs propositions relatives au même objet.

Lorsqu’une assemblée doit choisir entre plusieurs candidats qui se présentent pour une ou plusieurs places du même genre, ce qui paraît le plus simple est de faire écrire à chaque votant, sur un billet, les noms de tous les candidats, suivant l’ordre du mérite qu’il leur attribue. En supposant qu’il les classe de bonne foi, l’inspection de ces billets fera connaître les résultats des élections, de quelque manière que les candidats soient comparés entre eux ; en sorte que de nouvelles élections ne peuvent apprendre rien de plus à cet égard. Il s’agit présentement d’en conclure l’ordre de préférence, que les billets établissent entre les candidats. Imaginons que l’on donne à chaque électeur une urne qui contienne une infinité de boules, au moyen desquelles il puisse nuancer tous les degrés de mérite des candidats : concevons encore qu’il tire de son urne un nombre de boules proportionnel au mérite de chaque candidat, et supposons ce nombre écrit sur un billet, à côté du nom du candidat. Il est clair qu’en faisant une somme de tous les nombres relatifs à chaque candidat sur chaque billet, celui de tous les candidats qui aura la plus grande somme sera le candidat que l’assemblée préfère ; et qu’en général, l’ordre de préférence des candidats sera celui des sommes relatives à chacun d’eux. Mais les billets ne marquent point le nombre des boules que chaque électeur donne aux candidats ; ils indiquent seulement que le premier en a plus que le second, le second plus que le troisième, et ainsi de suite. En supposant donc au premier, sur un billet donné, un nombre quelconque de boules, toutes les combinaisons des nombres inférieurs qui remplissent les conditions précédentes, sont également admissibles ; et l’on aura le nombre de boules relatif à chaque candidat, en faisant une somme de tous les nombres que chaque combinaison lui donne, et en la divisant par le nombre entier des combinaisons. Une analyse fort simple fait voir que les nombres qu’il faut écrire sur chaque billet à côté du dernier nom, de l’avant-dernier, etc., sont proportionnels aux termes de la progression arithmétique 1, 2, 3, etc. En écrivant donc ainsi sur chaque billet les termes de cette progression, et ajoutant les termes relatifs à chaque candidat sur ces billets, les diverses sommes indiqueront par leur grandeur l’ordre de préférence qui doit être établi entre les candidats. Tel est le mode d’élection qu’indique la Théorie des Probabilités. Sans doute, il serait le meilleur si chaque électeur inscrivait sur son billet les noms des candidats dans l’ordre du mérite qu’il leur attribue. Mais les intérêts particuliers et beaucoup de considérations étrangères au mérite doivent troubler cet ordre, et faire placer quelquefois au dernier rang le candidat le plus redoutable à celui que l’on préfère ; ce qui donne trop d’avantage aux candidats d’un médiocre mérite. Aussi l’expérience a-t-elle fait abandonner ce mode d’élection dans les établissemens qui l’avaient adopté.

L’élection à la majorité absolue des suffrages réunit à la certitude de n’admettre aucun des candidats que cette majorité rejette, l’avantage d’exprimer le plus souvent le vœu de l’assemblée. Elle coïncide toujours avec le mode précédent lorsqu’il n’y a que deux candidats. À la vérité, elle expose à l’inconvénient de rendre les élections interminables. Mais l’expérience a fait voir que cet inconvénient est nul, et que le désir général de mettre fin aux élections réunit bientôt la majorité des suffrages sur un des candidats.

Le choix entre plusieurs propositions relatives au même objet, semble devoir être assujetti aux mêmes règles que l’élection entre plusieurs candidats. Mais il existe entre ces deux cas cette différence, savoir : que le mérite d’un candidat n’exclut point celui de ses concurrens ; au lieu que si les propositions entre lesquelles il faut choisir sont contraires, la vérité de l’une exclut la vérité des autres. Voici comme on doit alors envisager la question.

Donnons à chaque votant une urne qui renferme un nombre infini de boules, et supposons qu’il les distribue sur les diverses propositions, en raison des probabilités respectives qu’il leur attribue. Il est clair que le nombre total des boules exprimant la certitude, et le votant étant, par l’hypothèse, assuré que l’une des propositions doit être vraie, il répartira ce nombre en entier sur les propositions. Le problème se réduit donc à déterminer les combinaisons dans lesquelles les boules seront réparties de manière qu’il y en ait plus sur la première proposition du billet que sur la seconde, plus sur la seconde que sur la troisième, etc. ; à faire les sommes de tous les nombres de boules relatifs à chaque proposition dans ces diverses combinaisons, et à diviser cette somme par le nombre des combinaisons : les quotiens seront les nombres de boules que l’on doit attribuer aux propositions sur un billet quelconque. On trouve par l’analyse, qu’en partant de la dernière proposition pour remonter à la première, ces quotiens sont entre eux comme les quantités suivantes : 1o l’unité divisée par le nombre des propositions ; 2o la quantité précédente augmentée de l’unité divisée par le nombre des propositions moins une ; 3o cette seconde quantité augmentée de l’unité divisée par le nombre des propositions moins deux, et ainsi du reste. On écrira donc sur chaque billet ces quantités à côté des propositions correspondantes ; et en ajoutant les quantités relatives à chaque proposition sur les divers billets, les sommes indiqueront par leur grandeur l’ordre de préférence que l’assemblée donne à ces propositions.

Disons un mot de la manière de renouveler les assemblées qui doivent changer en totalité, dans un nombre d’années déterminé. Le renouvellement doit-il se faire à la fois, ou convient-il de le partager entre ces années ? D’après ce dernier mode, l’assemblée serait formée sous l’influence des diverses opinions dominantes pendant la durée de son renouvellement ; l’opinion qui y régnerait alors serait donc très probablement la moyenne de toutes ces opinions. L’assemblée recevrait ainsi du temps le même avantage que lui donne l’extension des élections de ses membres à toutes les parties du territoire qu’elle représente. Maintenant, si l’on considère ce que l’expérience n’a que trop fait connaître, savoir : que les élections sont toujours dirigées dans le sens le plus exagéré des opinions dominantes ; on sentira combien il est utile de tempérer ces opinions les unes par les autres, au moyen d’un renouvellement partiel.