Essai de psychologie japonaise/Chapitre 1

Augustin Challamel (p. 5-12).

AVANT-PROPOS


Il y a le Japon. Les livres sur le Japon. Et le voyageur qui visite le Japon. Le Japon reste ce qu’il est, un très joli pays, vert, doucement accidenté, très pluvieux, harmonieux de ton, menu de proportions, très lointain, très étudié et très peu connu. Les livres sur le Japon sont charmants, ils paraissent décrire avec une minutie toute japonaise les aspects et les coutumes jusque dans leurs moindres détails. Nommer Lafcadio Hearn, c’est évoquer le souvenir d’heures exquises, il n’y a pas besoin de préparer un voyage au Japon pour jouir de ses livres. Si l’on me demandait quels sont mes meilleurs souvenirs du Japon, je répondrais que ce sont les livres de Lafcadio Hearn. Et il n’est pas le seul homme de grand talent qui ait été séduit par le Japon : Chamberlain, Aston, Morse et combien d’autres nous font connaître à domicile un Japon rêvable. Ce n’est presque pas la peine d’aller au Japon après les avoir lus.

Le voyageur est un facteur changeant : il apporte avec lui des éléments d’appréciation divers ; il arrive d’Europe ou d’Amérique ; il a déjà beaucoup vu, ou il n’a rien vu du tout. Il est accessible au divertissement des aspects nouveaux à des degrés différents. Il vient s’amuser (celui-là repart toujours content), ou étudier une branche quelconque du savoir universel (celui-ci n’est pas bon à entendre au départ ; selon son tempérament il éclate ou il soupire, toujours il est désappointé) ; il ne fait que passer (il est ravi), ou il séjourne un peu (il critique alors beaucoup), ou il s’établit (enthousiasme), ou il a passé vingt ans dans le pays (où vont les illusions perdues) ? Juger le Japon est un problème jusqu’à présent insoluble, tout au moins n’a-t-il pas encore été résolu. Le livre définitif n’est pas écrit sur le Japon : la synthèse n’est pas établie. Chacun peut dire son mot ; sans espérer que le mot restera, on peut essayer de fournir à celui qui plus tard trouvera la formule quelques-unes des réflexions sur lesquelles il exercera son jugement. J’ai vu, j’ai lu, j’ai cherché à comprendre, je propose ici mon humble quota d’impressions, d’inductions et d’appréciations.

Je rentre dans la catégorie du voyageur qui a été beaucoup ailleurs, qui connaît et aime l’Orient et les Orientaux, qui a lu avant, pendant et après toute la littérature afférente au sujet et qui a été au Japon avec l’illusion d’y étudier quelque chose (le bouddhisme). J’y ai passé deux mois, j’y ai vu beaucoup de Japonais de la classe lettrée et quelques résidents bien placés pour être informés. On prétend que tout le monde écrit un livre sur le Japon et cela se comprend : ce qu’il y a de vraiment délicieux dans un voyage au Japon, c’est la préparation qui le précède et le souvenir qui le suit. On en rêve avant, on en rêve encore après. Entre ces deux rêves, le moment qu’on passe physiquement au Nippon ne laisse pas que d’être un peu décevant et par moments irritant.

Quand on débarque à Yokohama, si l’on ne connaît pas l’Orient, tout est joie et ravissement ; si l’on a l’habitude de ces arrivées dans un autre monde, il y a moins de surprise, mais il reste le ravissement. Tout est amusant, c’est la première sensation, parce que tout est petit, menu, souriant, silencieux, les femmes gracieuses, souvent jolies, les enfants impayables. On trouve un bon hôtel et des Japonais habitués aux étrangers, le tableau est tout lumière. Au bout de 24 heures, qui a l’habitude de se servir de ses yeux s’aperçoit qu’il n’est pas au Japon et cherche des sensations plus pures. Au bout d’une semaine il est encore enchanté, mais il entrevoit le problème. Au bout d’un mois, il est fasciné — non plus par le pays — mais par le problème. Puis il passe par des alternatives d’ardeur et de découragement ; le problème se creuse pour ainsi dire sous ses pas. Il a la sensation de descendre dans un abîme sans avoir la certitude de trouver quelque chose au fond. Le Japonais qui au premier moment lui a paru une amusante silhouette, fine et propre, un peu jouet articulé, devient une énigme dont il s’épuise à chercher le mot, un terme inconnu dont il cherche à serrer le sens, sans arriver à le définir, un mur lisse derrière lequel il se passe… quoi ? Quelque chose ou rien ?

On peut apercevoir le désert dans les yeux d’un chamelier arabe, toute la philosophie aryenne dans le regard intense et perdu d’un Hindou accroupi au bord d’une route, tout l’Islam, du fanatisme à l’unité de Dieu, dans l’attitude noble et résignée d’un Turc. Que reflètent les petits yeux bridés, le front uni, la peau jaune et tendue d’un Japonais ? Directement, rien, vous pouvez le regarder attentivement pendant des heures sans voir s’entrouvrir un horizon familier ni nouveau. Pour essayer de deviner ce que cache ce masque impénétrable, il faudra chercher une source d’information dans l’observation minutieuse de ses caractères physiques, de ses mouvements, de sa démarche, de sa façon de saluer, de s’asseoir, de manger et de s’amuser. Il faudra étudier son histoire pour tirer des inductions de son origine et de ses transformations : sa langue pour apercevoir le mécanisme de sa pensée ; ses dieux pour juger la valeur de son idéal ; son art et sa littérature pour apprécier son goût et son esprit ; enfin sa morale, ses coutumes, son climat et les productions de son sol. Nous prendrons tous ces items un à un, d’après mes observations personnelles ou d’après les meilleures sources. Saurons-nous après ce qu’il y a derrière le petit front jaune ?

Le Japonais est incompréhensible parce qu’il est avitrement, non seulement par rapport à nous, mais par rapport aux autres Orientaux. L’expérience et les comparaisons ne servent de rien pour l’élucider. Entre lui et nous, on a le sentiment de l’infranchissable : je trouve dans mes notes écrites sur place cette réflexion cruelle : « les rapports d’homme à bête sont plus coulants et plus cordiaux que d’Européen à Japonais ». (Non que le Japonais soit une bête, ni l’Européen supérieur, c’est peut-être tout le contraire). Mais on éprouve en face de lui quelque chose de cet inconnu, de cette inquiétude qui caractérise nos relations avec un animal nouveau qui ne nous appartient pas.

C’est qu’en effet, c’est un animal d’une autre espèce et il ne nous appartient pas. La plupart des pays d’Orient que nous connaissons ont passé sous la domination européenne. L’Occidental y est le maître, haï, méprisé autant que craint, mais le maître. On étudie sa langue et on a intérêt à s’entendre que bien que mal avec lui. Au Japon, il est l’Étranger, redouté, jalousé, à la fois envié et méprisé, il peut être utile, il n’est pas le maître. On lui a déjà fermé la porte au nez pendant deux siècles, on aimerait probablement la refermer de nouveau, maintenant qu’on a appris de lui tout ce qu’on avait besoin de savoir. On étudie une de ses langues pour utiliser ses livres et pour avoir avec lui les communications indispensables, mais non pour l’amadouer et se faire connaître à lui. Jamais un Japonais (sauf de très rares et intéressantes exceptions) ne cherche à se faire comprendre d’un Occidental, il ne s’explique point de lui-même et il ne répond pas aux questions qu’on lui pose. D’autre part, il n’est pas obligé d’ouvrir ses archives et de supporter toutes les enquêtes comme un pays conquis. Et il est défendu contre les curiosités extérieures par une langue presque impossible à manier, par une réserve naturelle impassible et par sa situation d’insulaire voisin seulement de la Chine.

Voilà mon impression. À côté de cela, un résident établi au cœur du Japon depuis de nombreuses années, qui a presque adopté les mœurs du pays, m’a maintes fois affirmé qu’ils sont tout pareils à nous, qu’ils agissent de même dans les mêmes circonstances, et disent les mêmes choses dans les mêmes moments. Je me figure qu’il voulait dire par là qu’ils se marient et ont des enfants comme nous, aiment les gens qui leur plaisent comme nous, travaillent pour se nourrir, préfèrent s’amuser, et se moquent facilement de leur prochain. Toujours comme nous ; mais est-ce là le tout de l’homme ? Et j’aimerais savoir si les Japonais auraient dit de ce résident qu’il était tout pareil à eux ?

Quelque chose de typique et de certain en faveur de ma thèse : Les uns ont porté le Japonais aux nues, les autres l’ont réduit à une espèce de bibelot vivant, mais personne que je sache n’a jamais dit ni écrit qu’il soit sympathique. Il n’y a pas d’exemple connu d’amitié solide et profonde entre Européen et Japonais, quoique les mariages ne soient pas rares. Il n’y a pas même d’association commerciale. Le seul lien entre le Nippon et les « autres pays » comme ils disent, c’est l’emprunt unilatéral. Le Japonais emprunte toujours, questionne toujours, utilise et s’approprie toujours. C’est son génie, c’est à quoi il est propre, c’est où il se montre supérieur. Maintenant qu’il s’est haussé au rang de grande puissance, que va-t-il rendre au monde qui lui a tant fourni ?