Essai de paléontologie philosophique/01

Essai de paléontologie philosophique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 789-814).
ESSAI
DE
PALÉONTOLOGIE PHILOSOPHIQUE

I
MULTIPLIGATION DES ÊTRES,

LEUR DIFFÉRENCIATION ET LEUR ACCROISSEMENT

PENDANT LES TEMPS GÉOLOGIQUES.

Si récentes qu’elles soient sur la terre, les créatures pensantes aspirent à connaître les origines de la grande nature qui les a précédées et les environne. Les philosophes ont longuement discuté sur le développement des êtres. Il est utile qu’à leur tour les paléontologistes apportent leur avis ; car les philosophes n’ont présenté que des vues de leur esprit ; ils n’ont pas eu de bases objectives. Pour saisir l’histoire du monde animé, il faut interroger les êtres fossiles.

La paléontologie a changé de face depuis l’époque où Cuvier en a jeté les bases. L’étonnement causé par les étranges et gigantesques créatures enfouies dans les pierres entraîna à les chercher

[1] de toute part. Mais, comme alors on admettait la fixité des espèces, on n’eut pas la pensée d’étudier leurs évolutions à travers les âges. Elles furent rangées à côté des formes vivantes qui s’en rapprochent le plus ; la paléontologie était considérée comme une annexe des différentes branches de la zoologie. On avait si peu la croyance que les fossiles serviraient à découvrir le plan de la création que, lorsqu’en 1853 l’État fonda dans le Muséum d’histoire naturelle de Paris une chaire de paléontologie, cette chaire rencontra une vive opposition ; les professeurs de zoologie et d’anatomie conservèrent l’administration des fossiles ; aucun objet placé dans les galeries publiques ne fut confié à la garde du nouveau professeur. Même, en 1868, il parut un arrêté ministériel, consacrant le démembrement des fossiles entre les divers services chargés des animaux actuels. Il était donc impossible de constituer une collection qui présentât l’histoire du développement des êtres à la surface de notre globe.

Au jourd’hui on commence à constater que les espèces fossiles n’ont pas été des entités immuables, isolées, mais de simples phases de développement de types qui poursuivent leur évolution dans l’immensité des âges. Mon ouvrage sur les Enchaînemens du monde animal dans les temps géologiques a eu pour but d’appuyer par des preuves patiemment réunies cette manière d’envisager la nature. On vient de construire dans le Jardin des Plantes une galerie de paléontologie qui permettra de suivre les changemens des êtres depuis les siècles primaires jusqu’à nos jours ; les penseurs pourront enfin étudier l’histoire de la vie.

Un plan domine cette vaste et magnifique histoire. Je vais essayer de dire ce que je crois en avoir aperçu. Assurément, je ne me dissimule pas que, dans l’état de notre science qui est à son aurore, un pareil essai sera très défectueux. Quand je faisais mes voyages en Orient, je voyais le matin les horizons cachés sous les brumes bleutées que les poètes aiment tant, et je tâchais d’y découvrir les silhouettes des belles montagnes de marbre. Ainsi, au matin de notre science paléontologique, nous regardons les lointains de la vie esquisses vaguement, et nous nous efforçons de distinguer quelques traits du plan qui la domine. Nous entrevoyons peu de chose ; mais ce peu suffit déjà pour nous charmer, comme charme une éclaircie de soleil dans un paysage obscur.

Il me semble d’ailleurs qu’en dehors de son intérêt philosophique, la recherche du plan de la création a de l’importance pour la géologie pratique. Jusqu’à présent la détermination des âges de la terre a été empirique. Quand on possédera le plan de la création, cette détermination deviendra rationnelle ; les géologues reconnaîtront qu’un des meilleurs moyens pour fixer la date d’un terrain est de savoir le stade de développement des fossiles qu’il renferme.


I

Le monde animé est une grande unité dont on peut suivre le développement comme on suit celui d’un individu. — Lorsque, embrassant l’immensité des temps géologiques, nous en suivons le cours, nous rencontrons des changemens successifs ; notre esprit marche de surprise en surprise. Chaque époque a eu sa physionomie propre, et chaque phase de chaque époque a présenté quelque variation ; les jours du monde se suivent et ne se ressemblent pas.

Si manifestes que soient les différences, elles ne sont pas radicales. La paléontologie n’a fait découvrir aucun embranchement nouveau, aucune classe ou sous-classe nouvelle.

Dès les siècles primaires, la nature animée avait des traits généraux de ressemblance avec la nature actuelle. Déjà les spongiaires et les polypes formaient des colonies, les échinodermes se divisaient en cinq parties, les insectes étaient munis de trois paires de pattes, les arachides en possédaient quatre, les myriades en avaient une multitude. M. Bernard Renault a trouvé dans le terrain houiller un ostracode dont le corps s’est conservé entièrement ; l’étude qu’en a faite M. Charles Brongniart a montré les mêmes détails d’organisation que de nos jours. Plusieurs brachiopodes appartenaient à des genres qui existent dans nos mers : Lingula, Rhynchonella, Terebratula. A côté de poissons de types spéciaux, on en a rencontré qui ont des tendances vers ceux d’aujourd’hui ; M. le professeur Vaillant, en examinant un genre permien, que j’avais autrefois décrit sous le titre de Megapleuron, le juge si voisin des Ceratodus vivans d’Australie qu’il propose de l’inscrire sous le même nom générique. Les reptiles primaires, quoique très différens de ceux de notre époque, ont plusieurs caractères semblables. Par exemple, ayant eu occasion d’étudier en détail les reptiles du permien dont nous avons une belle collection, grâce aux savans d’Autun, je fus très frappé de voir que leurs têtes, soit en dessus, soit en dessous, ont les mêmes os que chez les animaux actuels. En comparant les pattes d’un reptile du même terrain, avec celles d’un varan ordinaire, MM. Marcellin Boule et Glangeaud ont remarqué leur extrême similitude.

Lorsqu’on arrive dans le Secondaire, on découvre beaucoup d’animaux invertébrés qui se rapportent à des genres vivans. Parmi les vertébrés, la plupart sont faciles à distinguer, mais le plus souvent ce n’est point parce qu’ils présentent des particularités inconnues, c’est parce qu’ils réunissent des caractères actuellement répartis entre des classes distinctes. Ainsi l’habile paléontologiste M. Seeley décrit en ce moment des quadrupèdes du Trias de l’Afrique australe qui diminuent la distance entre les reptiles et les mammifères ; l’Ichthyosaurus, cité comme un des fossiles les plus extraordinaires, rappelle les poissons par ses vertèbres, les mammifères marins par ses nageoires de devant, les reptiles par ses autres caractères ; quoique le Pterodaclylus appartienne certainement à la classe des reptiles, sa manière de voler avait de l’analogie avec celle des mammifères ; l’Iguanodon est un reptile où les membres de derrière annoncent ceux des oiseaux ; réciproquement l’Archæopteryx : est un oiseau qui a des souvenances reptiliennes. En réalité les fossiles secondaires, qui ont tant étonné les paléontologistes par leurs singularités, établissent des liens entre les êtres animés, au lieu de révéler des lacunes.

Dans l’ère tertiaire, les genres actuels, rhinocéros, tapir, sanglier, gazelle, éléphant, hyène, chat, ours, etc., apparaissent tour à tour. On trouve non seulement des genres, mais des espèces si voisines des formes vivantes qu’il est difficile de ne pas admettre leur proche parenté.

Enfin, dans les temps quaternaires, les espèces sont pour la plupart identiques avec celles d’aujourd’hui, ou si peu différentes qu’on les considère simplement comme des races. Il est impossible de marquer une limite entre les êtres qui ont existé avant nous et ceux qui vivent près de nous.

Il faut donc reconnaître que le monde fossile n’est pas distinct du monde actuel ; il n’y a qu’un monde unique qui s’est continué depuis les plus anciens âges jusqu’à nos jours. Il peut être étudié comme un individu ; de même que nous suivons le développement d’un individu à travers ses différens âges, nous suivons le développement du monde animé à travers les phases de son existence que nous appelons les époques géologiques.

Lorsqu’un vieillard éprouve le poids des ans, il sent bien que sa jeunesse s’est enfuie ; mais à quel moment a-t-il passé de l’enfance à la jeunesse, puis à l’âge mûr et à la vieillesse ? Il ne le sait point ; les phases de sa vie se sont déroulées peu à peu. Il en a été de même pour l’ensemble des êtres. Le monde n’a plus aujourd’hui la physionomie qu’il avait autrefois ; dans quels instans a-t-il passé de son état primaire à son état secondaire, de celui-ci à son état tertiaire, de celui-ci à son état quaternaire ou actuel ? Nul ne peut le dire ; le changement des êtres a été lent et continu.

Le développement de l’homme, c’est-à-dire de l’être par excellence, dans lequel se résument les merveilles du monde animé, présente les phases suivantes :

1° Multiplication des parties constituantes ; par exemple on voit apparaître de nombreux points d’ossification qui deviendront des os séparés.

2° Différenciation des parties. — A mesure qu’elles se multiplient, elles se différencient : ainsi des points d’ossification semblables au début vont se montrer différens : l’un sera humérus, un autre sera radius, un autre cubitus, etc.

3° Accroissement des parties. — En même temps qu’elles se multiplient et se différencient, elles grandissent.

4° Progrès de l’activité. — A côté des progrès matériels, il y a des progrès d’un ordre plus élevé ; de l’existence passive enfermée dans le sein de sa mère, l’individu arrive à la vie active et il manifeste une énergie propre.

5° Progrès de la sensibilité. — La sensibilité augmente en même temps que l’activité et souvent la détermine.

6° Progrès de l’intelligence. — Enfin l’intelligence apparaît ; venue la dernière, elle s’en ira la dernière avec la sensibilité et consolera le vieillard de l’affaiblissement de ses autres facultés.

L’histoire du monde animé, considérée dans l’ensemble des temps géologiques, est à peu près la même que l’histoire d’un homme dans sa courte vie. Nous étudierons successivement :

La multiplication des êtres à la surface du globe ;

Leur différenciation ;

Leur accroissement ;

Les progrès de l’activité ;

Les progrès de la sensibilité ;

Les progrès de l’intelligence.


II

De la multiplication des êtres. — Qu’est-ce que la vie ? Pourquoi tant d’êtres l’ont-ils reçue avant nous ? Nul ne le comprend, mais c’est un fait. Une quantité immense d’animaux existe aujourd’hui et a existé depuis une antiquité qui surpasse notre imagination. Tous, sans doute, ne sont pas venus à la fois : il est curieux d’apprendre comment le globe a été peuplé.

La multiplication des titres a été facilitée parce qu’à l’origine ils ont été très protégés. — Ainsi que l’histoire de l’humanité, l’histoire du monde animé nous montre en présence le terrible dualisme si connu des philosophes de l’antiquité : la lutte du bien et du mal, de la formation et de la destruction, de la vie et de la mort. Les êtres ont une puissance de multiplication qui a rencontré celle de la destruction. La première l’a emporté : les êtres anciens ont eu des organes particuliers de défense qui leur ont permis de résister et de se multiplier.

Beaucoup de polypes primaires ont été des tabulés, c’est-à-dire des animaux abrités par des murailles et des tables. Un plus grand nombre ont été des rugueux où la substance pierreuse était plus abondante encore que la substance vivante, et l’enveloppait de toute part dans un réseau vésiculeux ; il y en avait qui portaient un couvercle.

Plusieurs des premiers échinodermes ont été tellement enfermés qu’on a imaginé pour eux le nom de cystidés. Ceux qu’on appelle des blastoïdes ont été presque aussi bien enveloppés. Chez les crinoïdes proprement dits, les viscères, au lieu d’être à nu, comme dans les genres des époques plus récentes, ont été couverts par une voûte.

Les brachiopodes articulés, très répandus dans les mers primaires, ont leurs valves engrenées l’une dans l’autre, de telle sorte qu’elles se séparent difficilement. Ces animaux ne pouvaient servir de proie à moins que leur test fût percé.

Les mollusques bivalves, ptéropodes et gastéropodes, ont été et sont encore protégés le plus souvent par une coquille.

Les céphalopodes anciens ont été enfermés, et même chez plusieurs l’ouverture de la coquille, par laquelle l’animal se mettait en rapport avec le dehors, était très contractée. C’est seulement depuis l’époque du Lias qu’il y a des céphalopodes à corps complètement nu comme les seiches et les calmars de nos mers. On observe chez eux un curieux moyen de diminuer les dangers auxquels leur nudité les expose : ils ont une poche à encre, et, quand ils sont inquiétés, ils la pressent de sorte que l’eau, noircie autour d’eux, leur permet de se dissimuler à leurs ennemis. Les poches à encre ne sont pas rares dans le Lias.

Le nom de crustacé indique un être protégé par une carapace ; or les temps anciens ont vu le règne des crustacés : trilobites, ostracodes, mérostomes. Tous ces enfermés ont été dans des conditions favorables pour se conserver.

Plusieurs des premiers poissons ont présenté cette singulière particularité qu’ils avaient des enveloppes aussi dures que les crustacés. Les poissons osseux ont eu pendant longtemps des écailles brillantes, dites ganoïdes, formant une cuirasse impénétrable. Ce n’est que dans la seconde moitié de l’ère secondaire que leurs écailles ont cessé d’être osseuses.

Il est intéressant de noter qu’on rencontre, dans les terrains primaires, des reptiles dont le ventre est protégé par un plastron d’écailles ganoïdes analogues à celles des poissons osseux. Leurs successeurs du Trias ont perdu ces écailles.

Les oiseaux et les mammifères, arrivés tardivement dans le monde, sont pour la plupart dépourvus d’enveloppe défensive. Comme ce sont des animaux à sang chaud, il leur faut des plumes ou des poils pour conserver leurs chaleur ; plus les pays qu’ils habitent sont froids, plus épaisse est leur couverture de plumes et de poils ; mais, sauf quelques édentés, aucun ne porte de cuirasse dure.

L’homme à son corps complètement nu. Pourquoi aurait-il une armure ? Tout nu, il a passé au milieu des mammouths, des grands lions ; il a bien su se défendre ; son génie est sa cuirasse.

La multiplication des êtres a été facilitée parce qu’à l’origine ils ont été moins attaqués. — Les anciens êtres ont été non seulement mieux défendus, mais encore ils ont été moins attaqués ; les carnivores n’étaient pas autrefois aussi nombreux que de nos jours.

Les polypes, les échinodermes, les brachiopodes, les trilobites, les mollusques bivalves n’ont pu être de grands destructeurs. Dans nos mers, il y a beaucoup de gastéropodes carnivores ; il n’en était pas ainsi à l’époque primaire. Les genres caractéristiques de cette époque sont des herbivores que leur bouche entière, sans échancrure ni siphon, a fait nommer holostomes. Les siphonostomes ont été très rares dans le Primaire ; ils se sont multipliés plus tard. La plupart sont des carnivores. Il en est qui, avec leur trompe armée de dents, font dans le test des mollusques des trous ronds par lesquels ils sucent leur chair ; ces traces se voient souvent sur les coquilles tertiaires ; on n’en observe pas sur les coquilles primaires. Il en est d’autres qui sont dans le monde des mollusques ce que sont les vipères dans le monde des reptiles ; ils ont une glande chargée de sécréter du venin avec lequel ils empoisonnent leur proie. Ces genres venimeux, très répandus dans les terrains tertiaires et les mers actuelles, ne se trouvent pas dans les couches anciennes.

Les céphalopodes, qui aujourd’hui ont des becs et des bras garnis de griffes ou de cupules formant ventouses, sont de redoutables destructeurs. Ils n’étaient pas ainsi armés autrefois ; on n’a pas encore découvert des bras avec griffes au-dessous du Lias. Des becs calcaires de nautilidés ont été trouvés dans les terrains secondaires, mais non dans les terrains primaires, quoique les coquilles de ces animaux soient en profusion dans plusieurs gisemens. Il semble même que les ammonitidés n’aient pas eu des becs calcaires, puisqu’on n’en a jamais rencontré.

De tout temps les poissons de mer ont dû manger principalement des animaux ; autrement ils n’auraient pu se nourrir ; toutefois il est à noter que les squales, qui sont les plus grands carnivores, ont apparu tardivement. Si le Carcharodon mégalodon, dont les dents atteignaient 0m,13 de haut, avait les mêmes proportions que les requins, dont les dents ont 0m,05, il devait avoir 13 mètres de long ; ce gigantesque destructeur n’a vécu qu’à partir du Tertiaire moyen.

Les reptiles ont été pour la plupart des carnivores, mais leurs carnages n’ont pas été tels qu’on pourrait le supposer d’après leur nombre et leur grandeur. D’abord, je ferai remarquer que les plus redoutables d’entre eux ne sont arrivés que durant les temps secondaires, alors que le monde organisé était déjà très avancé dans son développement. En second lieu, nous constatons que ceux dont la taille a été la plus extraordinaire ont été des herbivores sans doute inoffensifs. Plusieurs même des carnivores ont dû être peu destructeurs, dévorant des cadavres aussi bien que des bêtes vivantes. Delegorgue prétend que les crocodiles conservent plus de créatures qu’ils n’en détruisent ; il a écrit : « S’il n’existait pas de crocodiles, les débris putréfiés s’accumulant à l’embouchure des rivières... il en résulterait pour les hommes des maladies pestilentielles qui enlèveraient infiniment plus de personnes que tous les crocodiles de la terre. »

On sait d’ailleurs que les animaux à sang froid mangent beaucoup moins que ceux à sang chaud. M. Vaillant a publié d’intéressantes informations sur la ménagerie des reptiles du Muséum dont il a la direction. Il raconte qu’un boa du Brésil, l’Anacondo, long de 6 mètres, bien portant, n’a fait en six ans et demi que trente-quatre repas, soit cinq en moyenne par an. Il m’apprend aussi que les 36 crocodiles du Muséum consomment en moyenne par jour 11 kilogrammes de viande, ce qui fait, pour chaque jour et chaque animal, la somme de 300 grammes ; c’est peu, comparativement à ce que mangent les mammifères. M. Sauvinet me dit que, dans la ménagerie des bêtes féroces du Muséum, il compte chaque jour 3 kilogrammes de viande pour une hyène, autant pour une panthère, et 5 kilogrammes pour un lion.

J’ai été frappé de voir que tous les grands reptiles du Permien d’Autun ont eu, comme les Ichthyosaurus du Lias, des coprolithes d’une forme spirale qui indiquent un intestin muni de valvules. Ces valvules retardent le passage des alimens et leur donnent plus de temps pour introduire dans l’économie leurs élémens nutritifs, avant que le surplus de la digestion soit expulsé. Il semble résulter de là que les animaux dont les intestins ont des valvules spirales n’ont point besoin, pour s’alimenter, d’une aussi grande quantité de nourriture, et que par conséquent ils font moins de victimes.

Enfin nous devons noter que plusieurs reptiles secondaires ont été vivipares. Nous avons dans le musée du Jardin des Plantes un Ichthyosaurus avec un petit dans son ventre, la tête tournée vers l’anus, prêt à sortir. M. Pumpecki m’a fait voir, dans le musée de Munich, un Ichthyosaurus qui a dans son ventre huit petits dont la tête est, au contraire, tournée à l’opposé de la queue. Les musées du Wurtemberg possèdent divers individus d’Ichthyosaurus avec un ou plusieurs petits. Il se pourrait aussi que les dinosaures carnivores eussent été vivipares ; on observe sur le Compsognathus du musée de Munich des débris d’un petit animal placé sous son ventre, et on s’est demandé si ce n’était pas un fœtus de ce dinosaure. Il est manifeste que la viviparité diminue beaucoup la reproduction. L’habile embryogéniste Gerbe m’a montré à Concarneau un Ange (Squatina) qui, pendant neuf mois, portait cinq petits dans son ventre, tandis que, durant le même laps de temps, une Roussette pondait deux œufs tous les huit à dix jours, soit soixante environ pour neuf mois.

Comme l’étude des reptiles secondaires, celle des mammifères tertiaires montre que les bêtes de proie n’ont pas entravé le développement du monde animé. Les mammifères les plus puissans étaient inoffensifs. Les premiers carnivores de grande taille ont été ceux que M. Cope a nommés les créodontes ; ils ont dû, pour la plupart, manger surtout des cadavres, à en juger par l’usure de leurs dents qui rappelle l’état où l’on trouve souvent les molaires des hyènes ; leurs coprolithes sont chargés de substance osseuse comme ceux de ces animaux. Dans la période oligocène, à côté des créodontes, se sont développés les Amphycion, chez lesquels la dentition, plus omnivore que celle de leurs descendans, les Canis, indique des mœurs moins sanguinaires. Les félidés les plus redoutables ne se sont multipliés qu’à partir de la période miocène, c’est-à-dire dans le temps où la classe des mammifères, parvenue à son apogée, a un excédent d’herbivores. Delegorgue, dans ses Voyages en Afrique, raconte que les troupes d’herbivores mangent tout sur leur passage, à tel point qu’à l’arrière garde il y a des sujets plus faibles qui deviennent très maigres parce qu’ils ne trouvent plus d’herbe ; les bêtes féroces, en les dévorant, mettent fin à leurs souffrances ; sans les carnivores, toute végétation serait ravagée et les déserts agrandis n’offriraient plus qu’une nourriture insuffisante au monde animal.

Quant aux êtres qui vivent des produits de la végétation, ils n’ont pu se détruire beaucoup les uns les autres ; car, sauf pour leurs amours, ils n’ont guère eu de sujets de querelles, leur alimentation étant fort variée. Pikermi est une des régions où l’on a observé le plus grand rassemblement de mammifères fossiles sur un espace restreint ; cependant, comme je l’ai expliqué dans mon ouvrage sur l’Attique, les différences de régimes étaient si bien graduées, que chaque genre trouvait son bien sans avoir à envier celui de ses voisins. Au commencement du Tertiaire, les ongulés étaient surtout des omnivores, c’est-à-dire des animaux mangeant de tout et par conséquent si faciles à nourrir qu’ils n’avaient pas besoin de changer de place. Quand ils se multiplièrent et que la plupart d’entre eux devinrent des herbivores, la lutte pour la vie aurait pu être terrible. Mais alors ils devinrent rapides à la course ; tandis que les créatures des temps primaires trouvaient leur salut dans la coquille ou la cuirasse qui les recouvrait, celles de la fin de l’ère tertiaire et de notre époque cherchent le plus souvent leur salut dans la fuite.

On a dit que les êtres des divers âges géologiques ont engagé des luttes où les plus forts ont vaincu les plus faibles, de sorte que le champ de bataille est resté aux mieux doués ; le progrès serait la résultante des combats et des souffrances du temps passé. Telle n’est pas l’idée qui ressort de l’étude de la paléontologie. L’histoire du monde animé nous montre une évolution où tout est combiné comme dans les successives transformations d’une graine qui devient un arbre magnifique couvert de fleurs et de fruits, ou d’un œuf qui se change en une créature compliquée et charmante. Le têtard est certainement très inférieur au crapaud adulte qui se promène sur la terre ferme ; mais il est bien constitué pour remplir ses humbles fonctions de têtard ; grâce à ses branchies, il respire dans l’eau ; sa queue aide ses mouvemens aquatiques ; ses longs intestins conviennent à son régime herbivore. Ainsi en a-t-il été des êtres anciens, leurs fonctions étaient moins élevées, mais leurs organes étaient en rapport avec leurs fonctions : tout était bien ordonné. Il ne faut pas croire que l’ordre soit sorti du désordre ; le monde géologique n’a pas été un théâtre de carnages, mais un théâtre majestueux et tranquille.

Cette manière de concevoir la vieille nature donnera des déceptions à quelques personnes. Lorsque la théorie des soulèvemens brusques a été proposée, elle a captivé beaucoup d’esprits qui aiment le terrible ; on sima gin ait des commotions immenses, des déchiremens du globe, les océans se précipitant sur les continent et détruisant tout. Cela a paru grand. Mais bientôt on a reconnu que c’était très exagéré, et, obligé d’abandonner la géologie des cataclysmes, on s’est rejeté sur la paléontologie, imaginant des luttes violentes dans le monde animé ; on s’est représenté le Machairodus rugissant devant le Dinotherium, le Mégalosaurus aux prises avec l’Iguanodon, etc. En réalité ces combats ont été des exceptions ; il faut se figurer une grande nature où, comme de nos jours, tout était harmonie.

D’après cela, nous allons comprendre comment la multiplication des êtres n’a pas été entravée, et comment, après tant de siècles écoulés. la vie se répand encore de toutes parts, quelquefois triste, plus souvent joyeuse, toujours offrant le spectacle d’un épanouissement merveilleux.

La multiplication des êtres s’est produite successivement pendant le cours des âges géologiques. — Les géologues admettent que notre planète a eu d’abord une température élevée. Sans doute il y eut un temps où la chaleur était trop forte pour que des êtres organisés pussent vivre. Il est donc probable que l’apparition de la vie a eu lieu après celle du règne minéral. Il est cependant permis de penser que l’existence des organismes inférieurs remonte très loin dans l’histoire de la terre, car nous savons aujourd’hui que des algues supportent une haute température. Les eaux des geysers du parc de Yellowstone, qui atteignent 85°, renferment des algues en profusion. comme viennent de le montrer les curieux travaux de M. Weed. M. Lindsay, en Islande, a rencontré des conferves dans des eaux si chaudes qu’un œuf y était cuit en cinq minutes.

On n’a, il est vrai, trouvé encore dans les plus anciens terrains sédimentaires ni algues, ni microbes. Mais ces organismes ne se conservent à l’état fossile que dans des conditions exceptionnelles. Il a fallu tout le génie d’observation de M. Bernard Renault pour découvrir dans le Carbonifère et le Permien les microbes qu’il a dernièrement montrés à l’Académie et dont personne n’avait soupçonné la présence dans ces terrains sans cesse explorés par les industriels et les géologues.

Les Éozoon du Canada, qui ont fait tant de bruit dans le monde scientifique, sont maintenant regardes par plusieurs savans comme de fausses apparences d’êtres organisés : il est loin d’être démontré que ces contradicteurs soient dans le vrai. M. Cayeux vient de trouver dans l’Archéen de Bretagne des radiolaires, des foraminifères avec des spicules d’éponges. Peut-être, dans divers pays, on va, suivant l’exemple de l’habile paléontologiste de l’École des mines, soumettre les roches anciennes à l’examen du microscope et y rencontrer des organismes. En attendant, il faut reconnaître que nous avons peu de traces d’êtres vivans dans les assises inférieures au Cambrien.

Il n’en est plus de même pour ce terrain. Quelques paléontologistes, notamment Barrande en Europe et M. Walcott en Amérique, y ont signalé de nombreux fossiles. Néanmoins nous pouvons dire que leur abondance n’est pas en proportion de l’épaisseur des couches et du temps immense qu’elles représentent.

Dans le Silurien, les vestiges de la vie se multiplient : les calcaires de Dudley sont pétris de fossiles ; M. Barrande m’a conduit dans des gisemens de la Bohème où l’on ramasse des orthocères ainsi que dans nos étages parisiens on récolte des cérites : j’ai vu en Russie des falaises siluriennes remplies aussi d’orthocères ; en Bretagne MM. Édouard et Louis Bureau m’ont montré les cercueils de la Hunaudière dans chacun desquels est un morceau fossile, souvent un trilobite entier. En Suède et en Amérique, les terrains siluriens sont très fossilifères.

Les autres couches primaires ne renferment pas moins d’invertébrés : en outre, nous y trouvons parfois de nombreux vertébrés comme à Lethen-Bar en Écosse, où on a rencontré tant de miches contenant un Pterichthys, et à Muse, près d’Autun, où chaque feuillet de schiste offre des poissons et des coprolithes de reptiles.

Quand nous quittons les assises anciennes pour aborder le Secondaire, nous constatons beaucoup d’absences. Mais en même temps nous apercevons une multitude de formes nouvelles. Les sources de la vie, au lieu de s’épuiser, grandissent toujours. D’Archiac avait pensé qu’à l’époque du Trias, il y avait en diminution, les êtres primaires ayant disparu en partie et les êtres secondaires n’ayant pas encore pris tout leur essor. Mais les vastes ouvrages de Mojsisovics viennent de nous apprendre que le monde des invertébrés triasiques était d’une extrême richesse.

Dans les temps jurassiques, le nombre des animaux devait surpasser celui des créatures primaires. Les récifs du Corallien de la France étaient plus importans que ceux du Dévonien de la Belgique. L’abondance des Exogyra vírgula dans les falaises de Boulogne est prodigieuse. Sur beaucoup de points on trouve des accumulations d’ammonites, de bélemnites, de mollusques de toute sorte. Solenhofen en Bavière et Holzmaden dans le Wurtemberg semblent des mines inépuisables de fossiles. Eudes Deslongchamps a évalué à 450 les squelettes des téléosaures réunis dans la pierre de Caen sur un petit espace. Chacun sait combien de découvertes ont été faites depuis quelques années dans le Jurassique américain. Durant les époques crétacées les êtres ne semblent pas avoir été moins nombreux.

Lorsque nous arrivons dans le Tertiaire, nous ne remarquons pas moins d’absences que lorsque nous avons passé du Primaire au Secondaire. Il n’y a plus d’ammonites, de bélemnites, de rudistes, de dinosaures, de ptérosauriens, d’ichthyosauriens, etc. Si nous pensons à tous ces disparus, nous pouvons croire que les forces vitales diminuent. Mais, si nous regardons les nouveaux venus, nous voyons des êtres de plus en plus serrés les uns contre les autres : la vie grandit encore. Les nummulites, les milioles et d’autres foraminifères forment par leurs accumulations des couches puissantes. L’Eocène de Paris, le Miocène de Bordeaux, le Pliocène d’Asti sont pétris de coquilles de mollusques. Les marnes d’OEningen, l’ambre de la Baltique renferment des insectes de toutes sortes. Monte Bolca est une étonnante réunion de poissons. Pendant les temps oligocènes, le lac de Saint-Gérand-le-Puy et ses rives ont nourri d’innombrables canards, des mouettes, des pélicans, des troupes de flamans, de Palœlodus, d’ibis et de grues, des passereaux, des rapaces diurnes et nocturnes. Il y a eu quelques bandes de Paloplotherium dans l’Eocène, de Prodremotheríum, de Dremotherium, de Cainotherium, etc., dans l’Oligocène. Cependant ce n’est guère avant le Miocène que les grands troupeaux ont été constitués ; les dicrocères de Sansan, les hipparions, les gazelles, les tragocères de Pikermi et du Léberon ont laissé des enchevêtremens d’ossement qu’on ne voit pas dans les terrains d’âge plus ancien.

Durant l’ère quaternaire, les animaux étaient encore nombreux dans notre pays ; M. Sirodot a recueilli les restes d’une centaine d’éléphant au Mont-Dol en Bretagne. Selon M. de Mortillet, Solutré, près de Mâcon, renferme les dépouilles de 40 000 chevaux ; les os de ces animaux ont été rencontrés dans les cavernes de Belgique en telle quantité que le nom d’hippophages a été donné à leurs habitans. Les débris de rennes se rencontrent à profusion dans les abris-sous-roche des Pyrénées, de l’Angoumois et du Périgord, et même auprès de Paris, à Montreuil. A l’époque où j’ai visité la grotte de l’Herm, chaque coup de pioche faisait apparaître une pièce d’Ursus spelæus. Il y a en Allemagne et en Angleterre des cavernes remplies de débris d’hyènes et d’ours.

Pour compléter cette étude de la multiplication des êtres, je vais jeter un regard sur ceux qui vivent maintenant. Ainsi pourrons-nous comparer l’état présent du monde animé avec ses états antérieurs.

Le rôle des organismes inférieurs est immense. La vie est partout. Les microbes sont en nombre indéfini. Des roches que l’on croyait d’abord appartenir uniquement au domaine de la minéralogique, entrent pour une bonne part dans le domaine de la biologie. Par exemple un des plus grandioses spectacles offerts dans le Parc national des Montagnes Rocheuses est celui des terrasses de Travertin des Mammoth Hot Springs ; or voici que M. Weed nous déclare que leur formation est surtout l’œuvre d’algues qui, fixant l’acide carbonique des eaux chargées de carbonate de chaux, amènent la précipitation du calcaire. Quand des Mammoth Hot Springs on se rend dans la région des geysers, on voit, au lieu de dépôts de calcaire, des dépôts de silice qui rendent cette région blanche comme neige ; la silice est fixée aussi par des algues ; ce qu’on prend parfois pour de la silice gélatineuse n’est qu’une matière végétale.

Ainsi que les plantes, les animaux inférieurs sont tellement nombreux sur quelques points qu’ils contribuent à la formation des roches. Plancus, selon d’Archiac, a calculé que trois grammes de certains sables de la mer des Antilles renferment 480 000 coquilles de foraminifères. M. Schlumberger, dans la vase de l’Atlantique, rapportée par l’expédition du Travailleur, constate 116 000 coquilles de foraminifères par centimètre cube.

Les polypes construisent des atolls, des récifs franges et même des îles ; si les fonds des mers étaient mis à découvert, nous verrions sans doute des roches coralliennes non moins étendues que celles de Fétage secondaire appelé Coralrag.

On dit que les coquilles d’éthérées forment au Sénégal de telles couches qu’elles sont exploitées pour la fabrication de la chaux et que, près de la Nouvelle-Orléans, sur les bords du lac Pontchartrain, les Gnathodon constituent un banc de 7 kilomètres de long sur 60 mètres de large et 5 mètres de haut.

M. Sauvage, auquel on doit d’important travaux sur les animaux marins, a bien voulu me donner les renseignemens suivans : le nombre des huîtres enregistrées dans la statistique du ministère de la marine pour une seule année atteint le chiffre prodigieux de 1 407 390 400. Dans la même année, on compte 631 300 hectolitres de moules et 248 000 hectolitres de mollusques autres que les moules et les huîtres. M. Sauvage évalue à 2 200 000 les homards ou langoustes et à 16 milliards les crevettes (crangons et palémons), à 1 milliard, 80 millions les sardines, à 400 millions les harengs (toujours en une seule année). La morue, le maquereau et la marée fraîche représenteraient aussi des quantités considérables. Les cordiers et chalutiers du seul port de Boulogne, pendant une période de neuf années, ont pris 63 millions de kilogrammes de poissons. Assurément. les statistiques d’autres pays, tels que la Grande-Bretagne, la Norvège et Terre-Neuve, ne donneraient pas des chiffres moins considérables. Cela montre quelle richesse de vie se cache sous les flots des mers actuelles.

Bien que les reptiles soient beaucoup moins variés à notre époque que dans les temps secondaires, ils sont encore nombreux sur certains points. Suivant Alcide d’Orbigny, les caïmans sont répandus par milliers dans la province de Moxos. Le voyageur Leguat, parlant des tortues éteintes de l’île Rodriguez, a écrit ce passage qui prouve la prodigieuse quantité des tortues en 1708 : On en voit quelquefois des troupes de 2 000 et 3 000, de sorte que l’on peut faire plus de 200 pas sur leur dos… sans mettre le pied ã terre. M. A. Milne-Edwards a découvert dans les archives du ministère de la marine une statistique d’après laquelle 30 000 tortues furent enlevées en une année et demie de l’île Rodriguez pour l’approvisionnement de Maurice et de la Réunion. Les serpens venimeux sont si communs dans l’Inde que M. Sauvage dit : en comparaison d’eux, les tigres et les panthères ne sont que des êtres inoffensifs ; d’après des documens officiels, plus de 19 000 personnes ont péri dans l’Inde en une seule année par la morsure des serpens.,

Les animaux à sang chaud surtout se multiplient à notre époque. Livingstone, dans le pays des Makolobos, a rencontré plus de trente espèces différentes d’oiseaux, notamment des centaines d’ibis, des files de 300 pélicans, des myriades de canards, beaucoup d’oies, de hérons, de kalas, de becs-croisés, de marabouts, de spatules, de flamans, une énorme quantité de mouettes et de grues. Delegorgue a fait aussi des peintures qui montrent la richesse des oiseaux ; il parle de 500 à 1 000 vautours sur un seul cadavre d’éléphant : Rien, dit-il, n’est plus curieux pour le chasseur que de voir à son approche s’enlever, tournoyant dans l’air, cette masse d’êtres emplumés qui forme au-dessus de lui une espèce d’immense dais mobile. Alcide d’Orbigny, dans son voyage en Bolivie, descendant le Mamore, trouve ses rives animées par une quantité innombrable d’oiseaux de rivage. Le tantale, par troupes de quelques milliers, se promenait à pas lents sur les parties vaseuses, en compagnie de la spatule rose au des blanches-aigrettes, tandis que les bancs de sable étaient couverts de becs-en-ciseaux et d’hirondelles de mer… mêlés à beaucoup d’engoulevens. Dans le pays des Chiquitos, d’Orbigny rencontre le cardinal et le cacique qui possèdent des qualités rarement réunies, la mélodie et l’éclat du plumage. Des toucans font résonner les bois de leurs accens aigus qui se mêlent aux cris désagréables des perroquets d’une multitude d’espèces et des aras rouges et jaunes... Les bois retentissent des cris cadences des pénélopes, des hoccos ; par ses cris à heure fixe le kamichi cornu sert d’horloge aux Indiens.

L’abondance des mammifères est encore plus extraordinaire que celle des oiseaux. Livingstone mentionne une bande de plus de 40 000 euchores ; Delegorgue décrit ainsi une rencontre qu’il fit de ces antilopes : La poussière volait et dans cent directions formait d’épais nuages ; parfois elle s’enlevait en colonnes tournoyantes à 100 et 200 pieds de hauteur... Je ne tardai pas à reconnaître des troupes innombrables de spring-booken qui soulevaient ces tourbillons... Cette vue m’étonna suffisamment pour me questionner moi-même et m’assurer que ce n’était pas une vision ; c’étaient des bandes de 3 000 à 10 000 individus chacune, se croisant à la course sur tous les points à la fois.

Le même voyageur parle aussi de grands troupeaux de gnous, de cannas ; il cite des bandes de 1 000 à 1 500 buffles.

Allen, dans son admirable ouvrage sur les bisons d’Amérique, donne de curieux détails sur l’importance qu’ont eue leurs troupeaux et sur leur extinction. Assurément cette extinction n’est pas aussi triste que celle des pauvres Indiens, qui est une des hontes de l’humanité ; néanmoins c’est grand’pitié de voiries hommes employer leur génie pour détruire tant de précieuses créatures. Entre 1870 et 1875, 2 millions et demi de bisous ont été tués annuellement ; cela ferait pour un siècle 50 millions.

Les solipèdes abondent à notre époque. Delegorgue a vu en Afrique des bandes de 100 à 500 couaggas. M. Blanford dit que le docteur Aitchison a rencontré dans l’Afghanistan un troupeau de 1 000 hémiones. Brehm prétend que, selon Youatt, le nombre des chevaux pour toute la Russie est approximativement de 20 millions de têtes. On sait avec quelle rapidité les chevaux laissés libres se sont multipliés en Amérique.

Les éléphans sauvages finiront par être anéantis par l’homme ; cependant ils sont encore nombreux dans quelques régions. Speeke raconte qu’étant sur les bords du Nil, il se vit au milieu d’un troupeau de plusieurs centaines d’éléphans. Delegorgue a estimé à 600 le nombre d’éléphant rassemblés sur un espace de 3 000 mètres de diamètre, dans le pays des Amazoulous.

Les rongeurs ont une force de propagation surprenante. Voilà longtemps que cette force de propagation est mise à profit pour faire fortune ; on prétend que 24 lapins donnent par an 720 lapins et qu’en doublant ce chiffre on peut avoir 1 000 francs de rente. Peut-être cette assertion est exagérée, mais ce qui est certain, c’est que les lapins se reproduisent avec une facilité singulière. En 1862, M. Austin a porté des lapins en Australie pour le plaisir de la chasse ; cette introduction a été un désastre ; les lapins se sont tellement multipliés que des milliers d’hectares sont ravagés et des milliers d’hommes ruinés. Suivant une statistique faite il y a trois ans, on aurait compté du sud de Victoria au nord de Queen’s land 20 millions de lapins.

Brehm dit qu’on a détruit en quinze jours dans le canton de Saverne un million et demi de campagnols (Arvicola arvalis) et qu’une fabrique de Breslau ayant proposé un centime par douzaine de campagnols, quelques paysans en livrèrent 1400, par jour. Charles Martens a donné de curieux détails sur les troupes immenses des lemmings de Norvège (genre myodes).

Dans les Montagnes Rocheuses, j’ai été frappé de la multitude des écureuils ; nous en rencontrions à chaque pas en traversant les régions boisées.

Alcide d’Orbigny raconte qu’étant à Carmen de Moxos, il faillit être suffoqué dans sa maison par l’odeur du musc ; cette odeur était due à des milliers de chauves-souris qui se tenaient pendant le jour sous les toits.

Les mammifères marins, avant qu’ils eussent été poursuivis activement par l’homme, étaient aussi très nombreux. Buffon dit qu’en 1704, près de l’île de Cherry, à 75° de latitude, l’équipage d’un navire anglais rencontra un troupeau de plus de mille morses.

Malgré la multitude des êtres qui ont disparu aux diverses époques, je pense que la somme des apparitions a surpassé celle des extinctions jusqu’à la fin de la période, miocène. Je n’ose pas assurer que, depuis cette période, il n’y a pas eu quelque diminution ; mais ce qu’on peut affirmer c’est qu’il y a de nos jours une fécondité prodigieuse.


III

De la différenciation des êtres. — Si un artiste compose une série de variations sur un même air, nous pouvons dire qu’il a du talent. Lorsque, au lieu de simples variations, il invente des airs différens les uns des autres, nous pensons que c’est un génie créateur.

En parcourant la série des âges géologiques, les paléontologistes rencontrent beaucoup de différences de genres et d’espèces, comparables aux variations d’une même mélodie ; mais ils trouvent aussi des types distincts les uns des autres ; ces types impriment à l’époque où ils sont réunis un cachet de supériorité, car plus il y a de diversité, plus il y a de force créatrice.

De nos jours, la nature animée présente une étonnante différenciation ; les océans nourrissent des cétacés, des tortues, des poissons, des invertébrés de genres très divers. Sur la terre ferme l’homme rencontre des mammifères, des oiseaux, des reptiles, des insectes de formes variées. Partout se manifeste une diversité capable de satisfaire l’artiste le plus passionné pour le changement. Comment s’est-elle produite ?

La différenciation des êtres a dû avoir lieu plus lentement dans les temps anciens. En voici la raison : les changemens des animaux inférieurs sont moins rapides que ceux des animaux supérieurs. J’en ai été très frappé, il y a longtemps déjà, quand, après avoir étudié les invertébrés tertiaires des bords de la Méditerranée, à peine distincts des espèces actuelles, j’examinai les mammifères de Pikermi, presque tous différens de ceux qui vivent aujourd’hui. Je publiai alors une note intitulée : Sur la longévité inégale des animaux supérieurs et des animaux inférieurs dans les dernières périodes géologiques. Sir Charles Lyell et plusieurs autres savans ont fait également des remarques sur l’inégalité dans la durée des espèces. Le regretté docteur Fischer en a donné une preuve très concluante en découvrant, lors des explorations du Talisman et du Travailleur, des mollusques de mer profonde dont les espèces n’étaient encore connues qu’à l’état fossile. La coquille simple d’un mollusque n’offre pas autant d’occasions de changement que le squelette d’un vertébré et surtout d’un mammifère composé d’une multitude de pièces différentes. Aussi les mammifères sont de tous les animaux ceux qui marquent le mieux l’heure au grand calendrier des temps géologiques. Or, les êtres supérieurs n’ont pris leur développement qu’à une époque assez récente ; par conséquent nous devons croire que la longévité a été plus grande dans les anciens âges ; cela équivaut à dire que la différenciation s’est produite alors avec plus de lenteur.

Bien que les différences des êtres aient mis plus de temps à s’accuser pendant les époques primaires, nous voyons dans le Cambrien, qui est le plus ancien terrain dont la faune soit bien connue, une différenciation déjà bien marquée ; nous trouvons des cœlentérés, des cystidés, des vers,-des bryozoaires, des brachiopodes ; toutes les classes de mollusques et plusieurs de celles des crustacés inférieurs sont représentées. Une telle constatation ne peut se concilier avec la croyance à la théorie de l’évolution qu’en reconnaissant notre ignorance des débuts de l’histoire du monde et en supposant un laps de temps immense entre l’apparition des premiers êtres et l’époque cambrienne. Sans doute aussi il faut rejeter l’idée d’un tronçon unique, se divisant en branches, pour y substituer l’idée de tiges multiples. Comme je l’ai dit dans le résumé de mes Enchaînemens des fossiles primaires, les paléontologistes aussi bien que les embryogénistes, ne sauraient admettre une seule série linéaire, commençant à la monade, se continuant tour à tour sous la forme de polype, d’échinoderme, de mollusque, d’annelé, d’articulé, de poisson, de reptile, d’oiseau, de mammifère, et finissant à l’homme. Il n’y a pas eu un enchaînement unique, mais plusieurs enchaînement d’êtres dont le développement s’est poursuivi d’une manière indépendante.

Tout en reconnaissant, dès l’époque cambrienne, une certaine diversité, nous constatons qu’elle est bien faible comparativement à celle de la nature actuelle. Nous allons voir qu’elle a été toujours en s’accentuant pendant la succession des âges géologiques. A l’époque silurienne, quelques poissons apparaissent. Ils se multiplient singulièrement dans les temps dévoniens, et ainsi ils changent la physionomie du monde aquatique. Sur la terre ferme les insectes commencent à se montrer.

A l’époque carbonifère, les myriades et les arachides se mêlent aux insectes devenus très nombreux. Quelques individus d’amphipodes, d’isopodes, de stomapodes et décapotes préparent l’avènement des crustacés dont le règne va remplacer celui des trilobites. Le genre Soleniscus annonce les gastropodes siphonostomes ; les Pupa du Canada et d’Écosse marquent le début des gastropodes pulmonés. Les Ammonites se développent. Les oursins vont succéder aux cystidés. Les reptiles commencent.

A l’époque permienne, les reptiles se répandent en Asie, en Amérique aussi bien qu’en Europe.

A l’époque triasique, les ammonés prennent la place que les nautilidés avaient dans les temps primaires. Les dinosaures vont étonner les continent par leurs formes étranges et gigantesques que les fossiles primaires ne pouvaient faire présager. Des mammifères petits et rares apparaissent.

A l’époque jurassique, les reptiles deviennent très variés : dans les mers, règnent des Ichthyosaurus, des Plesiosaurus, sur la terre des Brontosaurus, des Mégalosaurus, et dans les airs des ptérosauriens. L’Archœopteryx marque l’aurore de la classe des oiseaux. Les bélemnites et d’autres céphalopodes à coquille interne forment des troupes nombreuses. Les ammonites et les oursins se jouent dans des variations infinies.

A l’époque crétacée, les pythonomorphes présentent de nouvelles combinaisons reptiliennes ; les céphalopodes déroulés et les rudistes augmentent la diversité de la classe des mollusques.

A l’époque tertiaire, les cœlentérés, les brachiopodes, les oursins, les mollusques bivalves, les céphalopodes ont été moins abondans et par conséquent moins variés ; les gastéropodes prosobranches et pulmonés l’ont été davantage. Quoique les insectes aient été déjà nombreux à l’époque houillère, ils n’ont dû avoir toute leur diversité que dans l’ère tertiaire ou à la fin du Crétacé, car c’est alors que les végétaux à fleurs se sont pleinement développés, et l’on sait que beaucoup de coléoptères, d’hémiptères, de mouches et de papillons vivent sur les fleurs. Dans mes voyages en Orient, lorsque, traversant des campagnes brûlées par le soleil d’été, j’apercevais quelque fleur isolée, j’aimais à aller la saluer, car elle m’égayait non seulement par ses jolies couleurs, mais par l’animation d’un petit monde butinant et bourdonnant, dont elle était le centre. A l’époque où il n’y avait pas de fleurs, on ne devait pas voir de tels rassemblement d’insectes variés.

Je ne veux pas prétendre que les poissons cartilagineux des mers tertiaires et actuelles soient plus variés que ceux des mers plus anciennes. Sauf les serpens et les tortues, les reptiles tertiaires ont été beaucoup moins diversifiés que ceux de l’ère secondaire.

D’après ce qui précède, on voit qu’il est difficile de dire si c’est dans les temps secondaires ou dans les temps tertiaires que les invertébrés et les vertébrés à sang froid ont été le plus différenciés. Mais évidemment, c’est dans l’ère tertiaire que les animaux à sang chaud, mammifères et oiseaux, ont présenté le plus de richesse de formes.

Si les insectes aiment les fleurs, les oiseaux aiment les fruits ; les végétaux des temps tertiaires leur ont offert une nourriture qu’ils n’auraient pas trouvée dans les âges géologiques antérieurs ; ce n’est qu’à l’époque de la craie qu’ils ont dû prendre leur développement. Ils sont aujourd’hui répartis en sept ordres, tous représentés dans l’ère tertiaire.

Les mammifères, encore mieux que les oiseaux, fournissent la preuve d’une tardive différenciation. On n’a découvert dans le Tertiaire le plus inférieur ni solipèdes, ni ruminans, ni proboscidiens, ni édentés, ni carnivores proprement dits (non créodontes), ni singes véritables. A la fin de l’Éocène et dans l’oligocène, plusieurs mammifères ont marqué des tendances à prendre les caractères de ces divers ordres, mais c’est seulement à l’époque miocène que la différenciation est devenue complète. Après cette époque, les êtres terrestres ont perdu, tandis que les mammifères marins ont été de plus en plus variés.

On voit par les pages précédentes que la diversité du monde organique a augmenté pendant les temps géologiques. Pour le prouver, j’aurais pu, au lieu de considérer la différenciation des familles, m’attacher à la différenciation des organes. Un jour viendra où, tandis que plusieurs paléontologistes étudieront la généalogie des familles fossiles, d’autres paléontologistes feront l’histoire de l’évolution des organes. On choisira tel ou tel os de la tête pour le suivre d’étages en étages ; par exemple on verra par quelles phases ont passé l’occipital, le frontal, l’ouverture nasale, la mâchoire, le tympanique, etc., ou bien on fera l’histoire du bras ou de la jambe, de la main ou du pied, de l’épaule ou du bassin, de J’atlas ou de l’axis, etc. : on apprendra comment, dans la suite des âges, chaque partie s’est peu à peu développée, depuis ses premières manifestations jusqu’au moment où elle a atteint son maximum de perfectionnement. Ces histoires ajouteront de curieux chapitres à l’anatomie comparée et contribueront à prouver que les êtres ont présenté une différenciation de plus en plus tranchée.


IV

De accroissement des êtres. — Comme un individu grandit en passant de l’état embryonnaire à l’état adulte, les corps des créatures qui ont peuplé notre globe ont grandi à mesure que le monde animé passait de l’état initial à celui de complet développement.

Les fossiles trouvés par M. Cayeux dans l’Archéen sont des foraminifères, des radiolaires et des spongiaires qu’on ne peut étudier qu’au microscope.

Le cambrien jusqu’à présent ne nous montre que des êtres d’une dimension peu considérable ; le plus grand d’entre eux, le Pacadoxides Davidis n’avait pas un demi-mètre. Le crustacé problématique d’Amérique dont les empreintes ont été appelées protichnites ne semble point avoir excédé cette dimension. La plupart des autres fossiles étaient beaucoup plus petits. Dans le Silurien, les invertébrés ont déjà acquis un développement considérable, et même, chose assez inattendue, plusieurs surpassent notablement les espèces du même ordre aujourd’hui vivantes. Ainsi les ptéropodes qui. dans les mers actuelles. sont de chétives bestioles, ont eu des coquilles de 0m,250 de hauteur ; nos ostracodes, difficiles à voir sans le secours de la loupe, ont atteint près d’un décimètre ; des crustacés de l’ordre des branchiopodes ont laissé des pointes caudales tellement grandes qu’on s’est d’abord refusé à croire qu’elles appartinssent à des animaux de cet ordre ; elles ont été prises pour des aiguillons de poissons. On a trouvé aussi, dans le Silurien, un trilobite de 0m, 70 de long, un mérostome d’un mètre, des orthocères de deux mètres et même davantage.

Ces invertébrés, dont la dimension nous surprend, sont de petites créatures comparativement aux vertèbres qui régneront dans les ères secondaire et tertiaire. C’est seulement parmi les vertébrés qu’on rencontre des animaux d’une taille imposante. Or ils étaient à leur début pendant l’époque silurienne. J’ai vu dans le Colorado des couches du Silurien inférieur pétries de débris de poissons ; M. Walcott, qui les a bien étudiés, n’y a reconnu aucun indice de grandes espèces.

A la vérité, nous savons encore peu de chose : l’étude des étranges vestiges des grès armoricains de Bretagne et de Normandie nous en fournit une preuve frappante. On croit rêver quand on voit les empreintes que les paysans des environs d’Argentan appellent des pas de bœufs. Quelles étaient leurs dimensions ? Nous l’ignorons.

La période dévonienne marque de notables progrès. Plusieurs poissons atteignent une assez forte taille. Une aile, trouvée dans le Dévonien du Canada, annonce un insecte qui n’avait pas moins de vingt centimètres d’envergure. Les mers actuelles n’ont pas de crustacé aussi grand que celui du Dévonien auquel les carriers d’Écosse donnent le nom de séraphin.

Pendant les derniers temps primaires, les invertébrés conservent des dimensions considérables. De gros oursins Melonites abondent dans le carbonifère américain. Le roi des brachiopodes. Productus giganteus, large de 0m, 30, est enfoui dans le Carbonifère du Derbyshire. Pour se faire une idée de la taille des insectes houillers, on pourra consulter le bel ouvrage que M. Charles Brongniart vient de publier sur les fossiles découverts par M. Fayol dans les houillères de Commentry ; on y verra la figure du Titanophasma, long de 0m, 25 sans y comprendre les antennes, et un Meganeura qui, avec ses ailes déployées. mesurait 0, 70. Dans ce même terrain de Commentry où se rencontrent des insectes d’une si étonnante dimension. M. Fayol a trouvé un crustacé terrestre était probablement un énorme isopode. Les poissons continuent à grandir ; le savant américain Newberry a signalé dans le Carbonifère le Titanichthys qui pouvait atteindre cinq mètres de long. Les quadrupèdes commencent à se développer ; je suppose que l’Anthracosaurus du houiller avait 1m, 80 et que l’Eryops du Permien avait 2m, 25. La dimension de ce dernier et celle de notre Actinodon d’Europe m’étonnent, car l’imparfaite ossification de leurs individus adultes indique des types qui simulent un état fœtal ou tout au moins un état jeune. Au sein de nos familles humaines, nous rencontrons des enfans qui sont grands pour leur âge ; en langage évolutionniste, on pourrait dire que l’Actinodon d’Europe et l’Eryops d’Amérique sont des enfans sont grands pour leur âge géologique. Il importe toutefois d’ajouter que ce sont des vertébrés bien chétifs comparativement à ceux qui vont leur succéder dans les temps secondaires.

En somme, si nous nous représentons l’aspect de notre globe à la fin de l’ère primaire, nous imaginons des tableaux où le règne minéral et le règne végétal offraient déjà des scènes majestueuses, tandis que le règne animal avait encore peu de prestige. Dès le début de l’ère secondaire, la scène change : il y a eu pendant la période triasique d’énormes labyrinthodontes ; les dinosaures ont commencé. C’est dans la période jurassique que les puissances brutales ont eu leur règne ; les océans ont nourri des Plesiosaurus, des Ichthyosaurus, ont pu atteindre huit mètres de longueur. Les continent ont été habités par les plus grands quadrupèdes qui aient jamais paru sur notre globe. Il est difficile d’en juger en France parce que les restes de dinosaures y sont rares. Ils sont plus répandus en Angleterre ; quand on visite le musée d’Oxford. on ne passe pas sans étonnement devant les os du Cetiosaurus, notamment son fémur qui à la hauteur d’un homme. Mais l’Amérique surtout nous donne une idée des géans de Père secondaire. Rien d’étrange comme les restes des reptiles que MM. Marsh et Cope, au prix de mille sacrifices, ont arrachés des Montagnes Rocheuses. Je garderai toute ma vie l’impression que j’ai ressentie en entrant dans les salles du sous-sol d’Yale College, où sont réunis les os du Stegosaurus, du Brontosaurus et de l’Atlantosaurus. D’après M. Marsh, le 'Brontosaurus avait 15 mètres de long et l’Atlantosaums aurait eu 24 mètres ! Si on faisait les moulages des os d’un membre de ces animaux et qu’on les plaçât dans leur position naturelle, on formerait certainement un des spécimens les plus extraordinaires qu’on puisse imaginer. La période crétacée a conservé l’ampleur de la période jurassique. Les mers nourrissaient encore des Ichthyosaurus, des Plesiosaurus et en outre de nombreux pythonomorphes qu’on a comparés à de gigantesques serpens. Suivant M. Dollo, le Mosasaurus Camperi atteignait 15 mètres. Il y avait sur les continent divers dinosaures, notamment l’Iguanodon.

M. Matheron m’a montré des os énormes qu’il a découverts dans le Var, à Fos d’Amphoux ; un de ces os mesure 1m, 35. Les reptiles volans atteignaient leur apogée ; l’un d’eux, signalé en Angleterre, avait, suivant M. Newton, 6 mètres quand il étalait ses ailes ; M. Marsh en a trouvé un d’aussi grande taille en Amérique.

L’ère tertiaire a vu se produire de profonds changemens. Si on excepte les tortues et un gavial des monts Siwalik, les animaux à sang froid ont beaucoup diminué. Les dinosaures des temps secondaires ont disparu pour faire place aux vertébrés à sang chaud, moins grands, mais plus parfaits : le règne du beau a succédé au règne du grand.

Nous ne saurions dire que la paléontologie révèle un agrandissement progressif des oiseaux, car, dès le début du Tertiaire, elle nous montre des oiseaux gigantesques ; mais elle nous fait assister à l’agrandissement des mammifères.

En effet ces animaux, qui étaient très chétifs dans le Secondaire restent assez petits dans l’Eocène le plus inférieur. Un peu plus tard, dans l’âge des lignites, apparaît le Coryphodon qui a deux mètres de long. Plus tard encore, dans la seconde moitié de l’Eocène et surtout dans la période oligocène les animaux grandissent ; le plus important est le Titanotherium ; il a 3m, 43 sans la queue.

C’est seulement à l’époque miocène que les mammifères sont parvenus à leur apogée ; il y eut à Pikermi un rassemblement de puissans animaux comme on n’en voit plus dans aucun pays de la terre ; le Dinotherium giganteum, d’après mes calculs, devait avoir 5 mètres de hauteur et 5m, 50 de longueur, lorsqu’il n’étendait pas sa trompe.

L’époque pliocène aconnu encore d’imposantes créatures. Le squelette de l’Elephas meridionalis de Durfort que possède le Muséum de Paris, a 4m, 15 de hauteur, 6m, 80 de longueur avec les défenses et 5m, 45 sans les défenses ! Le Mastodon Borsonis n’avait pas une moindre dimension. Cependant les grands mammifères n’étaient pas aussi variés que dans les temps miocènes.

Durant la phase chaude du Quaternaire, il y a eu d’énormes éléphans, ainsi que l’indique l’humérus haut de 1m, 33 qui fut trouvé dans le bas de Montreuil près Paris, et donné au Muséum par le baron Haussmann. Mais, pendant la phase glaciaire, la taille a diminué : j’ai vu le fameux mammouth de la Sibérie, dont on admire le squelette dans le musée de l’Académie à Saint-Pétersbourg ; il n’a que 3m, 42 de hauteur.

A l’époque actuelle, les mammifères marins sont les plus grands qui aient existé. Le rorqual appelé la baleine bleue (Balænoptera Sibbaldii), représenté dans le Muséum de Paris par deux squelettes, a 24 mètres de long. Brehm parle de rorquals de 34 mètres. Si l’on compare la taille de ces cétacés avec celle des animaux primaires, on voit un curieux contraste qui prouve d’une manière frappante l’accroissement des vertébrés marins pendant le cours des âges. Plusieurs des invertébrés ont aussi de nos jours leur maximum de taille : par exemple il y a des oursins et des étoiles de mer plus gros que dans les temps géologiques. Jamais les mollusques bivalves n’ont égalé les Trídaena employées dans les églises comme bénitiers. Quoique les céphalopodes aient atteint une dimension considérable sous la forme orthocère dans le Primaire, sous les formes bélemnite et Leptoteuthis dans le Jurassique, sous la forme ammonite dans la craie, ils sont loin d’avoir les proportions gigantesques du Mouchezia découvert par M. Vélain, du poulpe et de l’Architeuthis actuels dont M. Ward m’a montré les moulages dans son magnifique établissement de Rochester.

Sur les continent, il s’est produit un amoindrissement ; les mammifères actuels sont moins grands que ceux des temps tertiaires et quaternaires. Dans les îles, il n’en a pas été de même ; à une époque très récente, il y avait encore à la Nouvelle-Zélande des oiseaux plus forts que nos autruches, à Madagascar des oiseaux, des tortues et un lémurien d’une taille extraordinaire.

En résumé, l’Auteur du monde étant la puissance infinie, chaque époque a reçu quelque reflet de cette puissance. Dès l’origine, avant les manifestations de la vie, le règne minéral a sans doute offert d’imposant spectacles ; plusieurs ordres d’invertébrés ont eu, pendant l’ère primaire, leurs principaux représentans ; les gigantesques vertébrés à sang froid ont été cantonnés dans l’ère secondaire ; les plus grands mammifères ont vécu durant les temps tertiaires ; l’homme, plus faible de corps, mais plus fort que tous les êtres par son génie, règne depuis l’ère quaternaire.

Nous pouvons donner quelques explications de ces apogées successifs. Ainsi il est permis de croire que, si plusieurs des invertébrés ont pris tant d’importance dans les premiers jours primaires, c’est parce que les vertébrés ne leur disputaient pas l’empire de la terre et des mers. Quand nous voyons les reptiles devenir, pendant l’ère secondaire, les plus gigantesques créatures qui parurent jamais sur les continent, nous pensons que cela résulte en partie de ce qu’ils n’ont pas été gênés par des mammifères, plus agiles, plus adroits, plus intelligens. Le développement magnifique de ces derniers durant les temps tertiaires n’a pas été entravé par les sociétés humaines ; ils ont été les seuls maîtres du monde ; l’accroissement de ceux d’entre eux qui ont été des herbivores et forment leurs espèces les plus nombreuses. a été favorisé par l’extension des angiospermes et notamment des graminées ; l’accroissement des carnivores a été à son tour facilité par la multiplication des herbivores dont ils faisaient leur nourriture. Mais, certainement. À ces causes, il faut en ajouter d’autres que nous ignorons. Nous sommes arrivés à cet état de la science où l’on constate beaucoup de choses, où nous en expliquons très peu.

La progression dans la grandeur du corps des animaux n’a pas été indéfinie ; elle s’est arrêtée chez les articulés dans le Primaire, chez les reptiles dans le Secondaire. chez les mammifères terrestres à la fin du Tertiaire. Cependant le perfectionnement des êtres semble être continu. Il faut conclure de là que le développement de la matière n’est pas la condition essentielle du progrès : le progrès réside dans une sphère plus haute.


ALBERT GAUDRY.

  1. En 1707, Leibniz, après avoir émis la supposition qu’on trouvera des êtres établissant des transitions dans la nature, ajoutait : Je suis convaincu qu’il doit y en avoir de tels que l’histoire naturelle parviendra peut-être à connaître, quand elle aura étudié davantage cette infinité d’êtres vivans que leur petitesse dérobe aux observations communes et qui se trouvent cachés dans les entrailles de la terre et dans l’abîme des eaux. Nous n’observons que depuis hier : comment serions-nous fondés à nier la raison de ce que nous n’avons pas encore eu l’occasion de voir ? Le principe de continuité est donc hors de doute chez moi et pourrait servir à établir plusieurs vérités importante dans la philosophie... Je me flatte d’en avoir quelques idées, mais ce siècle n’est point fait pour les recevoir.